Oleum et Operam

Chapitre 2

Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 04:33

2.

Le lendemain, la journée commence avec Superman dans le salon.

Enfin non. Le lendemain, la journée commence par un réveil confortable, enfoui sous les couvertures, la tête sous l’oreiller pour échapper au soleil déjà haut qui perce à travers les volets. Alfred l’a laissé dormir ce matin, songe Dick avec reconnaissance. Il faut dire qu’avec la nuit qu’il a eue la veille… et subitement les événements de la journée précédente lui reviennent, la confirmation, le soulagement. La discussion avec Bruce.Il se lève, fait un arrêt salle de bain puis suit son estomac vers la cuisine.
Alfred est derrière le comptoir de la cuisine américaine avec un plat de pancakes dans lequel Damian est en train de piocher, Tim a les cheveux dans tous les sens et des céréales plein la bouche, tandis qu’en tête de table Bruce sirote son café. Dick hésite un instant sur le pas de la porte avec un pincement de joie quelque part dans le creux de son ventre.
Il ne se sent que très peu embarrassé après la scène qu’il a faite la veille, ce qui est à la fois une surprise et un soulagement, même s’il sait intellectuellement qu’après une année passée à réprimer férocement ses sentiments, ce genre d’explosion est finalement plutôt bénigne, peut-être même saine. Il s’avance pour rejoindre sa famille.

L’instant suivant, la fenêtre de salon est béante, une bourrasque balaie la pièce, courbe les plantes d’intérieur, enlève les serviettes et démembre l’exemplaire du Gotham Tribune qui attendait d’être lu. Les détecteurs de proximité du Bunker doivent retentir follement et Damian brandit ses couverts comme s’ils étaient des armes létales (une théorie que Dick n’a pas spécialement envie de voir mise à l’épreuve, mais quitte à ce que Damian tente le coup, autant que ce soit sur quelqu’un qu’il ne peut pas blesser…).
Clark est aux côtés de Bruce, qui a instinctivement repoussé sa chaise en bondissant. Le costume est celui de Superman, mais c’est Clark qui ouvre grand les bras, Clark qui attrape Bruce dans une étreinte d’ours sous le regard horrifié de Damian et celui, impavide, d’Alfred. Clark qui dit d’une voix mal assurée : « Je ne m’étais pas trompé, c’est bien toi ! », et semble bien décidé à ne pas lâcher prise de sitôt.

Dick échange un bref regard avec Tim, qui semble tout aussi amusé et ému que lui, avant que son petit frère ne détourne les yeux. Bruce ne cherche pas à se dégager, au contraire, il passe un bras autour des épaules de Clark et lui rend brièvement l’embrassade.
« Oui, c’est moi, » confirme-t-il d’une voix un peu rauque dans laquelle Dick entend un sourire. « Je constate que ton sens de l’observation s’est amélioré en mon absence. Tu peux me lâcher maintenant ? Contrairement à toi certains d’entre nous sont humains et ont besoin de respirer. »
Le sarcasme n’a aucune prise sur prise sur Clark qui s’écarte avec un sourire éblouissant et semble soudain prendre conscience du fait qu’ils ont une audience.
« Oh. Bonjour tout le monde ! Désolé de passer à l’improviste, mais… Je patrouillais et par habitude j’ai cherché le battement du cœur de Bruce et… »
Il a l’air vaguement embarrassé, comme Superman ne l’est jamais, et Dick hoche la tête et sourit. Clark a toujours tendu l’oreille, même avant la disparition de Bruce et il a confié une fois à Dick que, même sachant qu’il ne trouverait rien, il lui arrivait encore de chercher Bruce, malgré tout.
« Non, c’est moi qui suis désolé, j’aurais dû te prévenir qu’il avait… réapparu. Mais on n’a eu la confirmation que c’est bien lui qu’hier, et après ça les choses ont été un peu chaotiques…
- Je comprends, » assure Clark. « Comment es-tu revenu ? Nous t’avons pisté à travers le temps, Rip Hunter, Green Lantern, Booster Gold et moi… Mais à chaque fois nous te manquions de peu, et puis un jour la trace a simplement disparu, même Rip a été incapable de te retrouver…
- C’est une histoire longue et compliquée, » élude Bruce en retrouvant une attitude un peu plus gardée. « Peut-être pour une autre fois. »
Clark penche la tête, écoute un instant dans le vide puis sourit du sourire façon Superman qu’il réserve pour de rares occasions (et généralement pour Bruce) : celui qui signifie qu’il sera parfaitement civil et amical, mais que “non” n’est pas une réponse envisageable.
Dick se surprend à sourire bêtement quand Clark passe de nouveau son bras autour des épaules de Bruce et déclare d’un ton ferme qu’il n’a aucune urgence pour l’instant et que si Bruce a besoin de parler, il est prêt à écouter.

« On va vous laisser, » annonce-t-il en se servant une tasse du café divin d’Alfred et en soulageant le plat de quelques pancakes pour la route. « C’est l’heure de l’échauffement. Clark, ravi de t’avoir vu. Bruce, à tout à l’heure ? »
Tim, qui a parfaitement saisi le but de la manœuvre, se lève à son tour et rejoint Dick sur le pas de la porte qui mène vers le dojo.
« J’y vais aussi. Merci pour les pancakes, Alfred. À plus, Clark !
- Damian, dis au revoir», rappelle Dick par habitude avant d’y réfléchir à deux fois et de jeter un coup d’œil du côté de Bruce. Heureusement, Damian ne semble pas avoir remarqué son hésitation et il obéit, avec toutefois fermement plaquée sur le visage une expression qui indique qu’il n’en pense pas moins.
Jusque-là, il n’a jamais semblé réagir à la présence de Clark autrement que par une indifférence teintée d’un vague ressentiment : il a des superpouvoirs, ce que la graine de démon semble considérer comme de la triche, et pour couronner le tout, sa présence signifie généralement que la menace est trop grande pour que Batman puisse la gérer seul, ce qui est bien entendu considéré comme une humiliation par un Damian à la fierté ombrageuse.
Cela dit, il regarde maintenant Clark avec un air calculateur qui indique qu’il est en train de le réévaluer. Dick se demande s’il devrait renforcer la sécurité autour de la kryptonite.
Clark sourit de nouveau largement et Damian semble prêt à se jeter à couvert.
« Damian, ravi de t’avoir vu. » Son regard va du garçon à Bruce, un aller-retour si rapide que même Dick, pourtant habitué aux démonstrations de super-vitesse, a du mal à le suivre. « Je ne m’étais jamais rendu compte à quel point tu ressembles à ton père. »
La rapidité avec laquelle les joues et les oreilles de Damian s’empourprent de plaisir est à la fois terriblement divertissante et un peu symptomatique des problèmes du gamin.
Avec un dernier regard amusé en direction de Clark qui vient de déstabiliser Damian avec une efficacité encore jamais vue, Dick pose une main sur l’épaule du garçon et le pousse hors de la pièce.

-

« Qu’est ce que c’était que ça ? » fulmine Damian en échangeant son pyjama contre une tenue d’entraînement. L’appartement situé sur les deux derniers étages de la tour Wayne est équipé d’un dojo merveilleusement haut de plafond (gymnase serait un terme plus approprié), dont Dick a personnellement supervisé l’installation et choisi l’équipement.
« De quoi parles-tu ? » demande-t-il en commençant sa routine par un jogging bondissant, histoire de lancer la machine.
« Ça ! Père et… et Superman ! Il l’a laissé le serrer dans ses bras !
- Je ne vois pas ce qui te choque, » réplique Tim. « C’est normal que Clark soit soulagé de le retrouver vivant.
- T’es sourd, Drake, » tempête Damian. « Il l’a laissé le serrer dans ses bras ! Grayson ! Dis-lui que c’est bizarre. »
Dick interrompt un instant son échauffement et secoue la tête.
« Ça n’a rien de bizarre, ils sont amis tu sais. » Devant l’air buté et dubitatif du plus jeune, il élabore. « Ça fait très longtemps qu’ils se connaissent, vraiment très longtemps, ils étaient presque les seuls super-héros quand ils ont commencé. » Damian n’a toujours pas l’air convaincu et, tout en s’élançant sur le cheval d’arçon, Dick repense à la manière dont il a formulé sa plainte. « Oh. Ce n’est pas que Superman considère Bruce comme un ami qui te gêne. C’est que ce soit réciproque.
- C’est une perte de temps et d’énergie et c’est une faiblesse ! » proclame Damian d’un seul souffle. « Père devrait le savoir ! » Et voilà le cœur du problème…
Le gamin a beau être hautement intelligent, il a des carences sociales et émotionnelles graves. Ça vient de son éducation, bien sûr, et Dick a beau faire de son mieux, il a parfois peur qu’il soit trop tard pour ne serait-ce que mitiger les dégâts causés par Talia et la Ligue des Assassins. Et le piédestal inhumain sur lequel il a perché son père n’aide pas. Dick serait prêt à mourir pour Bruce, mais ça ne veut pas dire qu’il est aveugle à ses défauts et ses manquements. Damian s’expose à un retour sur terre plus que douloureux.
« C’est humain, Damian. Ton père est humain comme tout le monde, et comme tout le monde il a des amis. » (Même s’il n’en a pas beaucoup, ajoute-t-il in petto, parce qu’il faut quand même être honnête.) « Il respecte Clark pour ses accomplissements et ses choix, et Clark le respecte en retour, même s’ils ne sont pas toujours d’accord. »
Il grimace tout en effectuant quelques passes sur le cheval. Comment expliquer les choses d’une manière qui fasse sens pour Damian ? Du coin de l’œil, il saisit le mot que Tim est en train de signer discrètement à son attention, pendant que leur cadet regarde ailleurs… Oh, et pourquoi pas, c’est une technique qui a donné de bons résultats avec Damian jusqu’à présent… Ou du moins elle a donné des résultats, ce qui est déjà pas mal. Maïeutique mon amie, nous revoilà…
Il espère simplement que Bruce lui pardonnera de se servir de lui comme objet de leçon.

« Robin ! » aboie-t-il en atterrissant face à Damian. « J’ai un exercice pour toi. Fais-moi deux cents pompes dans la position que je t’ai montrée la dernière fois, celle qui garantit que tu auras encore des disques dorsaux dans quinze ans. Et pendant ce temps-là, je veux que tu t’appuies sur ce que tu sais de la psyché humaine et que tu réfléchisses à voix haute aux causes qui pourraient avoir poussé Bruce à réagir comme il l’a fait face à Superman. À moins que tu ne sous pas assez polyvalent, bien entendu. »
Et voilà, c’est plié. Un brin d’exercice physique (si peu, vraiment), un poil de psychologie inversée et c’est dans la poche, songe Dick avec complaisance. Il commence à être plutôt bon à ce petit jeu.
Damian grimace, mais toute remarque sur l’(in)utilité de l’exercice est désamorcée par la mention préalable de la polyvalence et il obéit.
« Allez, je t’écoute, » ordonne Dick sans se départir de sa voix de commandement, tout en corrigeant un peu la disposition des pieds de son élève. Dans l’absolu, sa posture est presque parfaite. On peut dire ce que l’on veut sur Damian, mais le morpion apprend très vite.
« Tu ne perds rien pour attendre, Grayson, » avertit ledit morpion qui a commencé ses pompes, sans toutefois mettre tant de conviction que ça dans la menace. « Alors. Superman est un allié utile et pour conserver son allégeance, Père lui a concédé cette démonstration émotionnelle. Elle place Superman dans le rôle de demandeur, ce qui n’est pas un mauvais calcul. » Dick, qui est en train de se hisser sur les barres parallèles, échange un regard navré avec Tim.
« C’est une possibilité. Quoi d’autre ?
- Parce que répondre à ce genre d’embrassade est la réaction sociale attendue.
- Pourquoi pas. Cela dit ça n’a jamais empêché B. d’envoyer les gens se faire f- heu, paître, par le passé. Une autre ?
- Parce que le contact physique est un moyen pour Superman de se rassurer de la survie de Père et de sa présence. Et si on accepte le présupposé qu’ils sont amis, alors on peut théoriser que le bien-être mental de Superman compte pour Père et qu’il l’a laissé faire par prévenance envers lui. »
Damian est encore bien trop jeune pour les orgies du genre Dieu-merci-on-est-encore-en-vie, aussi Dick ravale-t-il tout commentaire licencieux et le laisse continuer. Il les découvrira par lui-même bien assez tôt de toute manière, probablement le jour où il rejoindra une équipe de super-héros de son âge, bourrés d’hormones (d’ailleurs, il ne peut s’empêcher d’être préemptivement un peu effrayé et vraiment désolé pour ce que ladite équipe aura à subir avec un Robin comme Damian).
« Peut-être. Une autre.
- Graysoooon…
- Robin ? Je suis toute ouïe.
- … Les humains sont des animaux sociaux, et le contact physique est un moyen d’établir un lien non verbal et d’exprimer le soulagement ainsi que d’autres émotions dites positives.
- Et ?
- Peut-être que Père est… satisfait que Superman soit soulagé qu’il soit en vie.
- Pourquoi ?
- Parce que ça veut dire que sa présence en tant que Batman a été regrettée et que personne d’autre n’était à la hauteur. »
Dick ignore la pique avec un large sourire, inverse sa position sur les barres, et continue son interrogation.
« Ou ?
- Parce que… sa présence en tant qu’ami a été regrettée, et que l’avis de Superman compte pour lui ? » Damian n’a pas l’air d’aimer spécialement cette théorie-là et il la profère entre des dents serrées. Dick sourit pour lui-même, effectue une double vrille inversée et atterrit sur le tapis avec un son mat avant de profiter de son élan pour bondir et saisir au vol les anneaux. Le morpion n’est pas mauvais du tout à cet exercice, une fois qu’il joue le jeu et qu’il outrepasse ses propres a priori sur la question.
« Ou encore ? »
Damian hésite. Il doit commencer à être à court de scénarios.
« Hum… J’ai… lu dans un de ces stupides bouquins de psychologie dans la bibliothèque du manoir que les contacts physiques non hostiles avec d’autres êtres humains sont un besoin psychologique non essentiel, mais néanmoins nécessaire à un fonctionnement optimal, » récite Damien sans que sa respiration ne vacille de manière notable malgré le rythme… énergique avec lequel il dévore ses pompes. Poseur.
« Père est parti longtemps, et du peu qu’il nous a dit, je ne crois pas qu’il ait eu beaucoup de contacts non hostiles. S’il a confiance en Superman, peut-être… peut-être que le toucher lui a fait du bien. » Sur les anneaux Dick se fige un instant, bras bloqués en croix, la brûlure brève de l’immobilité dans ses muscles, avant de se remettre en mouvement. Il repense à la veille au soir, à la manière dont Bruce a réagi quand il l’a étreint, à ce qu’il lui a dit sur son sentiment de décalage. Un frisson familier traverse sa colonne vertébrale.
Oh, Bruce.
« Ca y est, j’ai fini mes pompes, » proclame Damian avec un air de défi en se remettant debout d’un saut de carpe parfaitement exécuté. « Je peux retourner à mes exercices habituels maintenant ? Tu es content Grayson?
- Pas mal Robin. Quelques suppositions un peu biaisées, mais pas mal. Et qu’est ce que tu en tires ?
- Qu’il y a tout un tas de raisons valables pour lesquelles Père peut avoir réagi comme ça, » concède Damian sur un ton boudeur. « Mais aussi que ce n’est pas forcément seulement parce qu’ils sont amis.
- Voilà qui est mieux. Et aussi que ce n’est pas parce que tu ne vois pas la logique d’une chose -ou que tu refuses de l’accepter- que cela signifie qu’elle n’en a aucune. C’est la base de tout travail de détective. Il faut rester ouvert à toutes les possibilités, quelles qu’elles soient.
- Gnanana… » raille Damian de manière à peine audible.
« N’oublie pas non plus que ce ne sont que des théories, et que les motivations de quelqu’un peuvent êtres complexes et se superposer. La seule personne qui pourrait éventuellement te dire laquelle de tes hypothèses approche de la réalité est Bruce… Oh, et à propos de théories, tu en as oublié au moins une pourtant très évidente… » ajoute Dick avec un ricanement intérieur alors que Robin prend son appel vers le cheval d’arçon. « Ils sont amants et l’embrassade n’était que le prélude de retrouvailles passionnées. »

La suggestion est parfaitement chronométrée, et de saisissement Damian en loupe son atterrissage, glisse sur le bord du cheval d’arçon et s’écrase lamentablement à plat ventre par terre.
« GRAYSON ! » glapit-il d’une voix rendue aiguë par l’indignation et l’embarras tout en se relevant.
Malgré toutes ses bonnes résolutions, Dick ne peut retenir un éclat de rire et prend la fuite, poursuivi par une pluie de shuriken vengeresse. Il passe d’une barre à l’autre, rebondit sur la poutre puis sur un mur dans lequel les shuriken se logent sans parvenir à le toucher et atterrit finalement avec le sac de sable entre lui et un Damian furibond. Ses joues et ses oreilles ont la couleur brûlante de tomates bien mûres, et son indignation est telle qu’il ouvre et referme la bouche sans parvenir à proférer la moindre phrase complète.
Dick ne devrait sans doute pas le provoquer ainsi, cela fait presque onze mois que Damian n’a pas sérieusement attenté à sa vie et il n’a pas spécialement envie qu’il recommence… Mais, d’un autre côté, on peut considérer la provocation comme faisant partie de son plan machiavélique au long cours destiné à instiller un peu plus de souplesse, d’humilité et de sens de l’autodérision en son protégé.
« Il faut que tu travailles ta concentration, Robin. Tu ne peux pas laisser ce que disent les gens te déconcentrer suffisamment pour que tu perdes de vue où tu mets tes pieds. Si on avait été dehors, tu aurais pu faire une chute de trente mètres de haut plutôt que d’un et demi.
- Je… Tu… Grayson ! »
Pris de pitié, Dick adresse un sourire à son élève.
« T’inquiète pas, Damian, c’est une théorie peu probable. Pour autant que je sache, Clark est malheureusement aussi cent pour cent hétérosexuel qu’il est possible de l’être. » Et c’est sans parler du fait que Lois n’hésiterait pas une seule seconde à le castrer avec des cisailles de kryptonite si Clark commettait un jour l’acte franchement inimaginable de la tromper.
« Je… Je vais m’entraîner à la salle de muscu, » marmonne finalement Damian avant de se volatiliser avec une célérité et une discrétion impressionnantes.
« N’oublie pas, pas plus de quatre disques pour commencer ! » rappelle Dick dans son dos. Le gamin a tendance à se pousser trop fort et Dick a été obligé de mettre en place des limitations drastiques à ses routines d’entraînement. Le risque est trop grand qu’il mette en danger sa croissance avec des exercices musculaires trop violents ou mal adaptés. Heureusement, Damian est accessible à la raison, et c’est l’une des rares mesures prises par Dick qu’il n’a pas contestée de toutes les manières possibles et imaginables, voire défiée ouvertement. Dick aime à croire que sa remarque l’air de rien sur le fait que, s’il continue comme ça, Damian ne sera jamais plus grand que Tim a porté ses fruits. (Non pas que Tim soit petit à proprement parler, il a gagné une bonne tête et demie cette dernière année et il a encore l’espoir d’une dernière poussée de croissance, mais il ne sera jamais aussi grand que Dick, ou encore moins Jay ou Bruce.)
D’ailleurs, en parlant de Tim…

« Des fois, je suis content de ne plus être Robin, » murmure son cadet en s’appuyant contre le sac de sable. Il a eu le bon sens de se faire discret pendant l’exercice et la débandade qui s’en est suivie, mais malgré ses paroles il y a un pli amusé au coin de ses lèvres et il n’a pas l’air plus affligé que ça par les traumatismes infligés à Damian. « Tu es affreux.
- Je suis désolé, » s’étrangle Dick. « Je n’ai pas pu résister. Tu as vu sa tête !
- Et dire que la semaine dernière encore tu me disais d’être mature et de ne pas le provoquer…
- C’est pour son bien.
- Je me demande ce que Bruce dirait de tes méthodes pédagogiques…
- Ce ne serait probablement pas sa manière de faire, mais la fin justifie les moyens en l’occurrence, » fanfaronne Dick. « Et a priori il était plutôt content de mes résultats hier. »
A ce commentaire, Tim relève la tête, soudain sérieux. Ses cheveux sont de nouveau trop longs, remarque Dick, et quelques mèches lui tombent devant les yeux.
« Tim », murmure-t-il en passant un bras autour des épaules du jeune homme, qui se raidit instantanément. « Je voulais te remercier.
- Pourquoi ? »
Dick ferme les yeux et ébouriffe un peu plus les cheveux de son petit frère qui a depuis longtemps appris l’inutilité de protester contre ce genre de démonstration d’amour fraternel.
« Pour avoir su que Bruce était en vie et m’avoir convaincu de t’écouter.
- Tu ne m’as pas facilité la tâche.
- Non, vraiment pas, » convient Dick, les yeux toujours fermé. Contre lui, il sent Tim faire l’effort conscient de relâcher ses muscles et passer un bras autour de sa taille. Damian n’était pas si loin de la vérité avec ses théories de réconfort physique et d’expression non verbale d’affection. Dick n’y peut rien s’il est quelqu’un de tactile.
« Ça va ? » demande Tim de manière inhabituellement vague.
« Je vais bien. »
Tim soupire et appuie son menton contre la clavicule de son aîné.
« Question stupide de ma part. Après tout, tu as déjà prétendu aller bien avec un bras cassé et une barre d’armature en acier au travers de la cuisse. Je ne sais pas à quel genre de réponse je m’attendais. »
La réplique acide fait poindre un peu de culpabilité, bien que son petit frère ne soit pas non plus un modèle d’expressivité. La question de Tim était honnête et il s’inquiète réellement pour son aîné -non pas qu’il en ait la moindre raison : Dick maîtrise tout à fait la situation. Il soupire et concède.
« Je vais bien. Aussi bien que je puisse aller, ce qui est mieux qu’hier et probablement moins bien que demain. Et toi ? »
Tim considère la question un long moment, et apparemment l’essai tout relatif de Dick à l’honnêteté émotionnelle le pousse à répondre de manière plus directe qu’il ne l’aurait fait d’habitude. Si Dick avait su, il aurait utilisé cette technique bien plus tôt et peut-être que Tim lui aurait parlé, au lieu d’aller essayer de cloner Conner au fond d’une cave. (On peut toujours rêver.)
« Je suis… soulagé, » avoue-t-il finalement après une longue hésitation. « Incroyablement soulagé. Je ne sais pas comment les choses vont évoluer, et le plus terrifiant, c’est que je m’en fous presque, tant que Bruce est là.
- Ça fait bizarre hein ?
- M’en parle pas.
- Bruce m’a demandé de rester Batman, » annonce soudain Dick, et si rien dans sa posture ni dans la tension de ses muscles ne laisse filtrer le moindre soupçon de la surprise qu’il doit ressentir à la nouvelle, les yeux de Tim se plissent. Dick peut presque voir les rouages se mettre en branle dans son crâne. Il n’a pas besoin de verbaliser toutes les implications sous-tendues par la demande inattendue, parce que sur cela au moins, Tim et lui sont parfaitement sur la même longueur d’onde, aussi habitués l’un que l’autre à décrypter Bruce et ses non-dits.
« Vraiment ? À ce point là ?
- Hum, hum… Il dit qu’il n’est pas encore en état de reprendre le masque.
- Tu penses que c’est grave ?
- Difficile à dire. Il est trop tôt.
- Qui sait. Peut-être qu’il est devenu raisonnable
- Si seulement, » soupire Dick, avant de finalement laisser aller Tim. « Il faut qu’on se renseigne sur les précédents de voyage temporel dynamique. D’après B., les symptômes qu’il expérimente sont minimes-
- Ben voyons.
- et réversibles avec le temps.
- Il faut espérer. Je m’occupe des recherches, tu as assez à faire avec la graine de démon et le cas Weigmester, sans compter le retour de Bruce.
- Merci.
- Ce n’est rien. »
Tim fait un pas en arrière, sa posture se rigidifie, et Dick peut presque voir la cape de Robin imaginaire envelopper son corps.
« C’est pas tout ça, mais on a encore deux heures d’entraînement devant nous. Tu sais bien qu’à ton âge tu ne peux plus te permettre de te laisser aller, Dick …
- Sale petit-… C’était un cheveu blanc, un ! »
Visage de marbre, Tim attrape son bô et le fait tournoyer autour de lui.
« Allez, au boulot l’ancêtre, ramène tes vieux os de Presque Trentenaire sur le tatami…
- Sale petit piaf, tu vas me le payer ! »

---

Trois heures, un certain nombre de litres de sueur et une douche plus tard, Dick est dans la cuisine pour un déjeuner tardif.
L’après-midi est déjà bien avancé et avant de se retirer pour sa sieste quotidienne, Alfred a laissé dans le frigo géant un repas suffisamment copieux pour nourrir une armée. Tim a disparu pour vaquer à des projets personnels (soit planifier la domination du monde, soit aller voir Conner)
et Damian a momentanément remisé sa frustration matinale en faveur d’un comportement exemplaire et planche sur un problème de cryptographie signé Oracle, que Dick lui a assigné pour occuper son temps libre. (Par “exemplaire”, Dick entend évidemment ce qui compte comme tel pour lui, à savoir : une politesse toute relative envers Alfred - il apprend, cela dit -, un langage ordurier raisonnablement réduit, et une absence presque totale de violence physique ou verbale envers Tim.) Ça ne durera probablement pas, mais Dick est bien décidé à profiter de l’accalmie.
Dick est en train de se servir une tranche de rôti quand Bruce pénètre à son tour dans la cuisine. Il a échangé le t-shirt des Gotham Knights qu’il portait ce matin contre une chemise blanche à col mao de coupe exquise et un pantalon de costume tout droit sorti d’un podium Armani, l’image même du milliardaire décontracté.
« Tu sors ? » interroge Dick en prenant dans la huche une baguette fraîche, tout juste livrée par le meilleur boulanger français de Gotham.
« À vrai dire, non : je rentre juste. Je suis allé rendre visite à Lucius. »
Si quelqu’un mérite d’être mis au courant que Bruce est toujours vivant, c’est bien Lucius Fox, approuve silencieusement Dick.
« Officielle ou-
- Officieuse. Mon retour est un atout qu’il vaut mieux garder dans notre manche en attendant le bon moment.
- Si tu le dis. Ça s’est bien passé avec Clark ?
- Bien entendu. Il a eu une urgence, des inondations en Inde et il a dû partir-
- Laisse-moi deviner, il a promis qu’il reviendrait. »
Bruce lui adresse un regard plein de reproche auquel Dick répond en s’appropriant innocemment le quignon encore tiède de la baguette.
« Quoi qu’il en soit, je lui ai demandé de rester discret concernant mon retour tant que-
- Tu es conscient que la LJA n’est pas le public, n’est-ce pas Bruce ? » proteste Dick qui s’attendait vaguement à quelque chose du genre et qui, à défaut d’être surpris, n’en est pas moins exaspéré. « Je ne parle pas de prévenir la Ligue dans son entier, mais certains d’entre eux sont tes amis, ta disparition les a durement touchés… Je comprends que tu tiennes au secret, mais leur faire savoir que tu n’es pas mort est la moindre des choses !
- Je lui ai demandé d’être discret concernant mon retour, » répète Bruce, « et c’est une instruction qui ne souffre aucune objection. Mais, » ajoute-t-il d’un ton adoucit, « il sait qu’il peut prévenir Diana. »
C’est une concession, suppose Dick en ajoutant des cornichons au sandwich qu’il est en train de se confectionner. C’est même plus qu’il n’aurait osé espérer, connaissant Bruce. Même sans la paranoïa féroce qui est son mode de fonctionnement par défaut, il est inimaginable de révéler qu’il est toujours en vie sans pour autant reprendre le costume de Batman : ce serait clamer au monde entier qu’il est affaibli. La force de Batman réside autant dans la peur irraisonnée qu’il inspire à amis comme ennemis que dans ses capacités réelles ; le secret est la meilleure stratégie.
« Hum. Il est possible que j’aie mentionné ton retour à Roy, » confesse-t-il. « Mais tu peux lui faire confiance, il ne dira pas un mot tant que je ne lui aurais pas confirmé qu’il le peut.
- Je n’en doute pas, » réplique Bruce, pince sans rire, « d’autant que je lui ai envoyé un message très poli lui rappelant les bienfaits du silence. »
Dick ouvre la bouche pour demander comment diable il est au courant, avant de se raviser. Bien entendu, Bruce a craqué l’encryptage -si Oracle ne le lui a pas tout simplement donné les codes- et vérifié les communications de la veille au soir. Dick était vraiment à côté de ses pompes s’il n’a pas envisagé cette possibilité quand il a appelé Roy.
« Ho, bon, tant mieux, » dit-il finalement, en espérant que Roy n’ait pas été trop traumatisé par l’expérience, « ça m’évite de le faire. Tu veux un sandwich ?
- Merci, j’ai déjeuné avec Lucius. Je veux bien un fruit par contre. »
Dick attrape une pomme dans la coupe posée sur le comptoir à côté de lui et la lance à Bruce qui est toujours appuyé contre le cadre de la porte. Ce dernier tend la main pour l’attraper au vol… et la manque.

Le fruit rebondit contre le revers de sa main et roule sur le carrelage avant de s’arrêter finalement au pied d’un placard. Dick enregistre l’expression de frustration qui envahit l’espace d’un instant le visage de Bruce avant qu’il ne se détourne pour ramasser la pomme. Dans le même instant sa propre stupeur, le sentiment d’horreur qui explose en lui, se trahissent sur sa figure avant qu’il ne puisse tout à fait le retenir. Si Bruce en est à un point où son temps de réaction et ses réflexes sont insuffisants pour qu’il saisisse un objet au vol…
Quand Bruce se redresse et se tourne vers lui, Dick est prêt, de nouveau impassible.
« Je t’accompagne pour les tests.
- Non.
- Je t’accompagne pour les tests, » répète Dick avec sa propre version de la voix intraitable.
« Ce ne sera pas nécessaire.
- Ça l’est. C’est non négociable.
- Dick, » prononce Bruce comme une menace, un avertissement.
L’air dans la cuisine vibre presque de tension contenue ; Bruce est un mur, expression indéchiffrable, regard mordant, bras croisés sur sa poitrine. Par le passé, Dick n’aurait eu aucun espoir de le faire céder, mais l’équilibre est différent aujourd’hui. Il se prépare mentalement, prend une inspiration, et se laisse glisser dans le rôle. Il n’a qu’une seule chance de faire plier l’homme qui lui fait face, une seule.
« Ce n’est pas une demande, Bruce, c’est un ordre. Je suis Batman et ton état de santé est une information essentielle. Si nos positions étaient inversées tu insisterais pour superviser tous les examens toi-même.
- C’est hors de question. »
Dick fait un pas en avant, juste un.
« Tu ne m’as pas compris. C’est un ordre. Donné par Batman. Je t’accompagne pour les tests.
- Tu peux avoir accès aux résultats, il n’y a pas besoin que tu assistes aux tests.
- Tu ne peux pas les réaliser seuls.
- Alfred…
- N’impose pas ça à Alfred, Bruce, » murmure Dick en laissant filer le masque de Batman pour redevenir lui-même. Si Bruce négocie c’est qu’il a cédé, même s’il ne l’admet pas encore. « Ta disparition l’a plus durement touché que ce que tu peux imaginer, il mérite d’être ménagé. »
Et juste comme ça, quelque chose d’infime change dans la non-expression de Bruce ; il incline la tête de quelques centimètres et murmure un « Bien. » avant de faire demi-tour. Il s’immobilise un instant dans le cadre de la porte, le temps d’ordonner : « Le Bunker, dans un quart d’heure, » et disparaît finalement dans les méandres du duplex.
Dick demeure seul et soudainement vidé, debout dans la cuisine, poings serrés pour empêcher ses mains de trembler. Il a fait plier Bruce.
Mais ça n’a rien d’une victoire.
 

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