Oleum et Operam
Oleum et Operam
Persos : Dick, Bruce, la Batfamille au grand complet, caméos occasionnels de Superman et autres héros.
chronologie : Se déroule après la mort de Bruce Wayne (RIP, Battle for the Cowl, etc) puis son retour un an après. Suit le canon au mieux tant que cela ne contredit pas le scénario.
genre : gen en mode pré-slash, aventure, action, angst
note 1 : Ce qui était à l'origine censé être un Bruce/Dick se révèle être pour l'instant une aventure de Dick!Batman et Robin et une ode à la Batfamille. Maintenant avec scénario, UST et baston.
note 2 : Cette fic est une suite plus ou moins logique de Cinq choses importantes à propose de Dick, (et qui sans surprise concernent toutes Bruce), que vous pouvez trouver dans mon profil. Ce n'est pas nécessaire de l'avoir lu, mais ça peut aider.
Merci aux gens de DCverse qui ont répondu en long en large et en travers à mes questions sur le canon actuel.
note 3 : L'intégralité d'Oleum et Operam est en cours de beta-lecture par Carthae, qui fait un boulot de titan. Merci à elle.
Avant de commencer : Pour ceux qui auraient des lacunes en Batfamille, ce fantastique comic extrait d'une série actuelle qui résume les grandes lignes avec efficacité, et pour plus de détails sur les personnages et leurs relations : ce post récapitulatif (dans lequel il manque toutefois Steph et Damian) et pour ceux qui se posent des questions sur Dick et Bruce, celui-là.
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1.
Les nuits de pleine lune sont toujours différentes. L'ombre drapée autour de Gotham comme un brouillard recule un peu, les immeubles tout de glace et d'acier reflètent une froide lumière bleutée mêlée à celle des néons. Même les vieilles pierres dans le cœur de la ville ne sont pas tout à fait les mêmes. Les tuiles et les gargouilles rongées par le temps et la pollution accrochent la luminosité différemment, se font plus fantastiques encore.
Les nuits de pleine lune sont différentes et plus dangereuses aussi : ils font de meilleures cibles et d'aussi loin que Dick se souvienne Bruce a toujours été plus prudent ces nuits-là, a toujours insisté pour que Robin reste sous le couvert des bâtiments, discret dans l'ombre plutôt qu'à danser sur le faîte des toits, à travers les terrasses trop exposées. Et à son tour Dick s’est efforcé de faire rentrer la leçon dans le crâne bien trop dur de Damian avec un succès qui reste encore mitigé.
Le réflexe de méfiance instinctive lui est resté et toutes ces années après, il évite encore les sommets trop découverts les nuits de pleine lune, ne s'élance et ne vole que dans l'ombre protectrice de la ville, le long des flancs des immeubles.
Il emprunte les chemins cachés de Gotham, les sentiers aériens et invisibles uniquement constitués de points d'appel incertains, rebords de fenêtre, escaliers de secours désaffectés, gargouilles grotesques et confortablement familières. Une prise après l'autre, toujours en mouvement, il connaît Gotham mieux que lui-même, chaque aspérité dans la brique, chaque recoin.
Il sourit à la nuit, stupidement, toujours en mouvement tandis que dans le creux de son oreille les pulsations de la ville s'écoulent, le brouhaha des klaxons et des voix, les discussions sans importance sur les lignes de la police, les indications concises d'Oracle depuis le manoir.
Il bouge sans effort, prend son appel sur un réverbère à l'ampoule papillonnante, s'élève en bondissant d'un relief de maçonnerie à l'autre, s'élance dans le vide. La gravité est son alliée, le vent le porte et il ne s'est pas senti aussi léger depuis longtemps.
Si longtemps.
Cette nuit de pleine lune est spéciale, différente.
Pour la première fois depuis bien trop longtemps, le vent nocturne brûle son visage découvert, ses mouvements ne sont pas entravés par le poids de la cape sur ses épaules.
Pour la première fois depuis bien trop longtemps, il peut être autre chose que le Chevalier Noir et contempler Gotham en sachant que Batman la protège ; il peut prétendre que l'année passée n'a été qu'un cauchemar horrible et vide dont il s'est finalement éveillé.
Pour la première fois depuis presque un an, il sait que Bruce est vivant.
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De son escapade à travers les âges, d'une vie à l'autre à la recherche de l'homme qu'il est - était ? - Bruce n'a pas dit grand chose. En d'autres circonstances, Dick serait dévoré de curiosité - il le sera certainement, plus tard, et alors il lira attentivement les rapports minutieusement remplis par Bruce, ceux qu'il aura fait mine de dissimuler dans la base de donnée et que ceux à qui ils sont destinés sauront trouver sans problème... - mais pour l'instant le comment, le pourquoi lui sont presque indifférents.
Paradoxalement à l'enivrant soulagement, il se sent étrangement anesthésié, comme incapable de penser, de ressentir pleinement. Les rôles si difficilement endossés cette année passée vont de nouveau être bouleversés.
Damian est Robin à présent, sans retour possible. Il appartient à Batman certainement, pas à Dick qui l'a entraîné. Tim ne restera pas Red Robin, ce masque-là n'avait son utilité que lorsqu'il était le Rouge-Gorge renégat, le seul à croire encore que Bruce était en vie… Dick lui-même n'est déjà plus Batman, même s'il n'est pas sûr de pouvoir redevenir Nightwing. Il a changé, vieilli pendant cette année trop longue… Il a aussi pris de la masse musculaire pour pouvoir porter le costume de Batman, et avec un étrange déchirement il s’est rendu compte ce soir avant de sortir qu’il ne rentre même plus dans l’uniforme qui a été une seconde peau et un refuge pendant si longtemps. À la place du costume de Nightwing, il porte avec son domino habituel une tenue d’entraînement noire un peu large, avec suffisamment d’armure pour garantir sa sécurité en cas de coup de feu. Ce n’est qu’une solution de rechange en attendant plus d’options, mais ça fera l’affaire à court terme.
Il y a Jason à considérer également, Jason qui d’entre eux tous est peut-être le plus brisé et dont la réaction est imprévisible, et puis évidemment la Ligue…
Tout va changer, mais il n'arrive pas vraiment à s'en préoccuper, parce que Bruce est vivant. Vivant.
Il atterrit sur un toit un peu plus bas que les autres, le traverse. Au lieu de s'élancer de nouveau, il s'immobilise dans un pan d'ombre, tête baissée, muscles frémissants. Sa main droite se referme sur une rambarde tandis que la gauche vole à son oreille, modifie les réglages de son communicateur.
Il y a trois longues sonneries dans le vide puis la tonalité change.
« B. ? Que me vaut l'honneur d'un appel de ta part ? »
Quelque chose lâche brutalement en Dick et il ferme les yeux, prend une inspiration vacillante.
« Ro- A. Je…
- B. ? Un problème ? »
La voix de Roy se fait inquiète. Il connaît parfaitement Dick et cette simple entrée en matière est plus que suffisante pour lui permettre de savoir que quelque chose ne va pas.
« Je… B. est vivant Roy. »
Un long bruissement de statique est sa seule réponse jusqu'à ce que Roy demande :
« Et tu m'appelles parce que… ? Tu ne devrais pas être en train de danser la danse de la joie dans la Batcave et de partager ce qui vous tient lieu de réunion familiale larmoyante à vous les Bats ? »
Dick ravale un rire.
« La réunion familiale larmoyante était plus tôt dans l'après-midi. Là on est passé au moment d'introspection solitaire. Red est resté à la Cave et B. a insisté pour sortir patrouiller. Retrouver ses marques, avoir une discussion en tête-à-tête avec Robin, de père à fils, ce genre de chose…
- … Tu veux que je vienne ? Je peux être là dans une heure.
- Je. Non… J'en sais rien. C'est tellement brutal, je veux dire… Je suis attendu à la tour de toute manière. » S'il arrive à dormir. « Et puis je ne suis pas le seul à être sous le choc. C'est… une affaire de famille. Je vais bien.
- Tu viens d'employer mon prénom sur une fréquence potentiellement ouverte, N. Sur une échelle de 1 à 10, ta crédibilité quand tu prétends que tu vas bien est à peu près à 0,5. »
Il rit de nouveau, parce que l'autre option n'est pas vraiment envisageable, puis se force à réguler sa respiration.
« Ça va aller. Promis. J'ai juste besoin de m'y faire.
- T'es sûr ?
- Ouais. J'ai besoin de bouger. Je vais évacuer un peu de tension, et ça ira mieux.
- Hooo… Que je n'aimerais pas être un vaurien à Gotham ce soir… J'ai mal partout rien que d'y penser.
- J'y vais. Désolé de t'avoir dérangé. Embrasse L. de ma part.
- Arrête de t'excuser et appelle si t'as besoin de quoi que ce soit.
- Ok.
- Vraiment. Appelle.
- Dac. Nightwing, out. »
Il n'a pas vraiment menti à Roy. Il se sent débordant d'énergie nerveuse, à fleur de peau. Il a besoin de bouger, de voler. De frapper quelque chose. Il ira beaucoup mieux après.
C'est à ce moment qu'un cri retentit dans la nuit, quelque part sous lui. Les affaires reprennent.
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Lorsqu'il pénètre dans le Bunker de la Tour Wayne de longues heures plus tard, Bruce et Damian sont déjà rentrés de patrouille depuis longtemps. Bruce est seul, masque repoussé, debout devant le mur d'écrans. L’image est à la fois douloureusement familière, réminiscente de tant de nuits passées, et entièrement nouvelle, dans ce quartier général flambant neuf qui n’a même plus le nom de Cave, loin du manoir… C’est autant un point central de son existence qu’un fragment de promesse pour le futur, et l’espace d’une seconde Dick voudrait pouvoir capturer cet instant, cette vision, les cristalliser.
Bruce ne se retourne pas immédiatement quand Dick émerge de l’ascenseur en boitillant, mais le temps qu'il atteigne l'aire principale, il est à ses côtés, lui offre son bras. Dick pense un instant à refuser - ce n'est qu'une coupure superficielle, rien de gravissime - mais se laisse finalement mener jusqu'à la table d'infirmerie. Il a eu ce qu'il voulait et mis à part la douleur bénigne de sa blessure il se sent enfin calme, à peu près stable, même si ce n'est sans doute qu'un résultat de l'adrénaline en train de disparaître et de l'épuisement soudain qui en découle.
Bruce ne dit toujours rien, un regard appuyé sur l'horloge est son seul commentaire sur l'heure qu'il est - même pour eux, cinq heures du matin commence à faire tard.
« Tu as envoyé les Rouges-Gorges au lit ? » demande Dick en s'asseyant sur la table et en regardant Bruce farfouiller au-dessus du compartiment réfrigéré. « Si tu cherches le kit de premiers soins, il est dans l’armoire sous le scanner. Quitte… quitte à tout recréer on n’a pas gardé la même organisation.
- Je vois, » dit simplement Bruce, et le cœur de Dick se brise un peu, que Bruce soit revenu pour trouver la Cave en ruine, le manoir abandonné. Comme s’ils avaient trahi son héritage en abandonnant l’endroit qui leur a servi de base si longtemps, l’endroit où Batman est né.
Il voudrait expliquer, dire comment c’est arrivé, se défendre qu’il était Batman, que le déménagement était nécessaire après que Double Face fut remonté jusqu’à la Batcave et l’eut si gravement endommagée. Que c’était l’idée d’Alfred. Qu’il n’aurait pas supporté de rester dans une Cave qui aurait été le mausolée inchangé du Batman que Bruce a été - est…
Mais c’est trop compliqué, trop révélateur, et il se tait.
« Comment ça s’est passé avec le sale go- avec Damian ? »
Bruce lui fait un signe et il présente sagement sa jambe. Le contour de la plaie a un peu gonflé et il a besoin d’aide pour peler le tissu de son costume sans abîmer plus la blessure.
« Bien, » répond Bruce au moment où il ne s’y attendait plus. « C’était une patrouille calme. On est passé voir Barbara au manoir… Il m’a raconté les grandes lignes de son entraînement, ce que vous avez fait cette année. Je crois qu’il essayait de m’impressionner. »
Dick sourit en retour de l’expression de vague surprise indulgente sur le visage de Bruce. Évidemment que Damian a essayé de l’impressionner. Son père est son héros, placé sur un piédestal tel que Dick lui-même ne lui arrive pas à la cheville.
« C’est une prérogative de Robin vis-à-vis de Batman, je crois. Et alors ? Il a réussi ? »
Bruce nettoie la plaie avec attention et applique du désinfectant avant de répondre.
« Tu as fait du bon boulot avec lui. La dernière fois que je l’ai vu, il aurait été incapable de rester en embuscade plus de cinq minutes… Il est beaucoup plus calme, plus retenu, et je dois dire que son style de combat non-létal s’est considérablement amélioré.
- Hum, ho… J’ai fait de mon mieux, » répond Dick une fois que son cerveau s’est remis du choc provoqué par le compliment inattendu et est de nouveau capable de formuler des pensées cohérentes. Peut-être que l’année de voyage dans le temps a plus changé Bruce que ce qu’il croyait.
« Je ne m’en serais probablement pas aussi bien tiré que toi, pour être honnête. Damian est un enfant difficile… » Putain, ouais, approuve Dick dans son for intérieur. « Et je regrette que tu aies eu à t’en charger. Mais personne d’autre n’aurait été à la hauteur. » Il hésite. « Je n’aurais eu confiance en personne d’autre pour être son mentor… »
C’en est vraiment trop.
« Je crois qu’on s’est réjoui trop vite. » parvient à rétorquer Dick d’un ton presque parfaitement normal. « On aurait dû effectuer plus de tests, parce que tu es manifestement un imposteur. Trois compliments et une excuse en moins d’une minute ? Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait de Bruce ? »
Il est certain à 99% que l’homme qui lui fait face est Bruce Wayne. Lorsqu’il est réapparu, avant même que Dick ne réagisse assez pour lancer les protocoles delta-B d’identification, l’homme récitait les codes de reconnaissance de niveau 1, puis 2. Même si Dick l’aurait fait de toute manière, il a insisté pour utiliser tous les tests d’identification mis en place de manière obsessive par Batman pour ce genre de cas – c’est–à-dire à peu près tous les tests disponibles au genre humain permettant d’identifier avec certitude un individu, et quelques uns d’origine extraterrestre aussi, pour faire bonne mesure. Les résultats physiologiques comme psychologiques concordent et l’homme dans le costume de Batman – l’autre homme dans l’autre costume de Batman – est bel et bien Bruce et non pas un quelconque imposteur.
C’est Bruce et la remarque n’est qu’une mauvaise plaisanterie, mais cela ne l’empêche pas de se sentir coupable devant la crispation infime de son expression, comme s’il encaissait un coup. Il continue de bander la jambe de Dick en silence un instant, le visage fermé, range le matériel de premiers soins avant de se retourner vers Dick.
« Je sais que j’ai souvent été dur avec toi, et nous avons eu nos différends. Mais ce qui est vrai aujourd’hui, quand je vois tout ce que tu as accompli pendant ma disparition, l’était déjà avant. Je suis fier de toi, Dick. »
Sans bien savoir comment, Dick se retrouve debout, tremblant d’une fureur contenue. Les ciseaux et le scalpel qui étaient posés sur un plateau de fer s’écrasent au sol dans un vacarme métallique.
Ses mains s’ouvrent et se referment, et il est incapable de savoir s’il est en colère contre lui-même pour s’être laissé désarçonner, pour avoir réagi par un trait d’humour irréfléchi aux dommages imprévus, ou s’il est furieux contre Bruce. Bruce qui était mort, et qui prononce les mots qu’il a passé tant de temps de sa vie à pourchasser sous une forme ou une autre, dont il croyait avoir réussi à s’affranchir.
Les mots qui ne sont pas mérités.
Rétrospectivement, il se dira qu’il aurait dû saisir l’échappatoire quand Bruce propose d’un ton parfaitement raisonnable de continuer la discussion le lendemain : il est tard et ils sont fatigués… Mais bien entendu il fait le mauvais choix, et réplique que non, non, les cœurs à cœurs sont tellement rares ; il ne voudrait pour rien au monde rater l’occasion et être obligé d’attendre trente ans de plus pour le prochain.
C’est probablement un coup bas, et il le regrette presque instantanément parce que l’expression sur le visage de Bruce se fige, redevient le masque parfaitement illisible qui est celui de Batman. Dick a une expression du même genre dans son répertoire, et il pourrait même l’utiliser maintenant, détourner la conversation et battre en retraite, s’il n’était pas certain que l’accusation a plus touché Bruce que ce qu’il ne laisse paraître.
Il se trouve que Dick… Dick connaît Bruce. Pas comme s’il l’avait fait, parce que l’ironie de cette tournure de phrase particulière serait tout simplement dévastatrice, mais oui, il le connaît. Il voit l’homme et ses masques mieux que quiconque sur Terre à part peut-être Alfred et Tim, toute une partie son cerveau est dédiée à la traduction Bruce/reste du monde ; et il sait aussi que la plus grosse erreur qu’il puisse commettre serait de croire que parce qu’il connaît Bruce, il peut comprendre ce qui se passe dans son esprit.
C’était déjà le cas avant qu’il ne disparaisse pour un an et soit propulsé à travers les âges sans se souvenir de son identité… À présent… À présent, Dick n’a aucune idée de ce qui peut bien se passer derrière le regard bleu acier, mais il sait que si Bruce a recours au masque, il se passe quelque chose. Beaucoup de choses, probablement.
La colère disparaît comme une chandelle mouchée, ne laissant place qu’à la fatigue, et surtout la honte et l’irritation tournée contre lui-même.
« Je… je suis désolé. Je suis… » Il fait face, se recompose une expression qui ne laisse pas paraître à quel point il est secoué et perdu, prend conscience du fait qu’il n’y a probablement aucune chance que Bruce s’y laisse prendre, la maintient malgré tout. L’apparence du calme et de la maîtrise sont parfois presque aussi importants que le calme et la maîtrise -mêmes. Et à cet instant précis, ce sont à peu près les seules choses se dressant entre lui et une crise de panique.
« Bruce. »
Bruce est debout à côté de la table d’examen, à la limite de l’ombre et de la lumière crue de l’unique lampe qu’ils ont allumée. Dick a souvent soupçonné que se placer dans l’ombre est devenu une telle seconde nature pour son mentor qu’il s’y fond sans y accorder de pensée consciente.
« Je ne voulais pas…
- Mais ce n’est pas faux.
- C’est… injuste de ma part. Je… Mon sens du timing et de l’à-propos ne sont pas exactement à leurs niveaux habituels. Je m’excuse. Tu as raison, ça ira mieux demain.
- Ce qui signifie que nous prétendrons que cette conversation n’a jamais eu lieu ?
- Je… » Et Dick s’autorise à le regarder, pour se découvrir scruté avec une intensité qui elle au moins n’a pas changé en un an. Bruce a toujours été un homme capable de commander l’immobilité d’un regard, d’imposer sa domination sur une assemblée uniquement de par son langage corporel, sa présence unique dont le costume n’est qu’un composant non essentiel.
Parce qu’il a été à bonne école, Dick sait exactement comment obtenir ce résultat ; il est capable de faire de même. Mais cela ne l’empêche pas, quelque part au fond de lui, d’y être sensible malgré tout. « Ne fais pas ça, tu veux ? »
Il n’a pas besoin d’expliquer de quoi il s’agit pour que Bruce penche la tête de côté, que la ligne de ses épaules et le pli de ses lèvres changent un peu. Et l’aura pétrifiante disparaît presque entièrement.
Presque parce qu’à part lorsqu’il s’efforce consciemment d’être un coureur de jupon écervelé bourré au champagne, une partie de ce langage est le sien. Pas celui de Batman, ni de Matche Malone, ni même celui de l’un de ses nombreux alias. Simplement celui de Bruce, ou de l’homme qu’il est devenu.
« Merci, » murmure Dick en attrapant un pantalon de coton laissé dans la réserve dédiée par Alfred. (Il ne peut pas imaginer ce qu’ils deviendraient sans Alfred…)
Il l’enfile avant d’entreprendre d’enlever le haut de son uniforme et profite du répit pour réfléchir à une réponse qui ne soit ni stupidement impulsive ni accusatrice tout en restant honnête. « Je ne sais pas… Je suppose qu’en parler ça dépend d’abord de toi, en partie. Tu sais que je ne pousserai pas, mais que je ne me déroberai pas non plus. » C’était comme ça avant, un équilibre imparfait, mais fonctionnel malgré tout, réglé non pas sur ce que Dick voudrait, mais sur ce que Bruce peut donner. « Mais ce sont mes psychoses personnelles, tu sais. Ça fait longtemps qu’elles sont là, elles ne partiront pas en une nuit et il y a sans doute plus pressant…
- Comme ?
- Toi, je suppose. Tu rentres… d’un long voyage. Comment te sens-tu ?
Bruce penche la tête et l’expression dans ses yeux dit qu’il ne laissera pas filer le sujet, mais il consent à répondre.
- Déconnecté. Physiquement en forme, mais… Pas tout à fait là. Comme un décalage horaire peut-être. J’ai… voyagé très vite, de manière brutale et principalement non maîtrisée entre les époques. Les précédents en la matière laissent penser qu’il est normal que le psychisme soit déphasé, du moins pour un temps. » Dick prend une note mentale de creuser du côté des précédents en question.
« Quels sont les symptômes ?
- Un sentiment d’irréalité principalement : mon corps est là, je suis intellectuellement conscient d’être à la bonne époque. Mais il y a… décalage entre ce que je sais, et ce que mon corps perçoit, comme si toutes les connexions ne s’étaient pas encore rétablies. Cela se traduit par un temps de réaction plus élevé que d’habitude, et un léger déficit de coordination musculaire. Rien d’immédiatement handicapant, mais je sais que c’est là.
- D’accord... Tu as essayé de méditer ? » C’est probablement comme demander à un mécanicien s’il a vérifié le plein quand la voiture ne démarre pas, mais la question vaut la peine d’être posée. Il a besoin de se faire une idée claire de la situation avant de décider s’il doit commencer à paniquer -de manière très retenue et digne-, ou pas.
« Oui. Je pense que ça aide, mais l’impact est pour l’instant très minimal. » Sa bouche se plisse dans un demi-sourire sarcastique. « Il semblerait que la seule chose qu’il me faille, c’est du temps. »
C’est effectivement très ironique, considérant son passé proche.
« D’accord, » répète Dick, occupé malgré la fatigue à remplir frénétiquement un fichier mental. « Quoi d’autre ? »
Bruce hésite et Dick sent quelque chose se serrer dans son ventre.
« Tant que je ne serai pas dans mon état normal, il vaut mieux que tu restes Batman. Tu connais les affaires courantes, tu as une dynamique d’équipe qui fonctionne… Tu fais du bon travail, et il va me falloir du temps pour me mettre à jour sur tout ce que j’ai manqué en un an, en attendant que mon corps se soit remis en phase. C’est la solution la plus logique. »
Celle-là, il ne l’avait vraiment pas vue venir.
« Tu es sûr ?
- J’ai confiance en toi Dick, je sais que Gotham est entre de bonnes mains.
- Je…
- Pour l’instant du moins je n’ai pas besoin d’être Batman pour me rendre utile, je- »
Bruce lui fait face et tout à coup c’en est trop. L’apparence du calme et de la maîtrise peuvent aller se faire foutre. Dick trébuche de deux pas en avant, et sans aucune décision consciente de sa part ses bras sont autour de Bruce, sa tête est mussée contre le creux de son épaule, il le serre convulsivement.
« Je m’en fous de Batman. L’important c’est que tu sois là, c’est que tu sois vivant. Tu… » Et ça y est, il tremble, secoué par des sanglots secs. Choc post-traumatique retardé, diagnostique dans un coin de son esprit une voix qui ressemble beaucoup à celle du Dr Thompkins.
Bruce se fige un instant, et sous l’épaisseur de l’armure Dick peut sentir sa raideur instinctive, mais même ainsi, il est incapable de lâcher prise, peu importe le rejet, il ne peut simplement pas. Mais au bout d’un moment sa posture se relâche, sa main droite vient se poser un peu maladroitement dans le dos de Dick, son bras gauche entoure ses épaules dans un geste vaguement protecteur et c’est toute l’autorisation dont Dick a besoin pour arrêter de lutter contre la vague indistincte de soulagement et de deuil mêlés, tandis qu’il se cramponne à Bruce comme si sa vie en dépendait. Il lutte pour avaler des goulées d’air entre deux spasmes.
« Tu étais mort. Tu… Tu étais mort… »
Et c’est tout ce qu’il peut dire pendant un long moment, jusqu’à ce que les tremblements s’espacent, qu’il retrouve son souffle et son calme, que la prise convulsive qu’il a sur Bruce se relâche progressivement.
Seulement alors il se rend compte que la respiration de Bruce n’est pas le métronome ample et profond qu’elle devrait être, que son souffle est légèrement haché et qu’au fur et à mesure que Dick se calmait, il a synchronisé sa respiration avec la sienne jusqu'à ce qu’elle soit revenue à un rythme à peu près normal.
Dick est trop épuisé pour essayer d’y chercher une explication. Il lâche Bruce, négocie prudemment un pas en arrière pour retrouver un peu d’espace.
La main gauche de Bruce repose encore contre son flanc et le contact ne provoque pas en lui-même l’instinct de repli et d’évasion auquel il s’attendait vaguement. Au contraire, c’est étrangement rassurant.
Il réussit un demi-sourire embarrassé.
« Je suppose que je devrais être désolé pour ça.
- Tu n’as pas à l’être.
- Je sais. » Et la chose merveilleuse c’est que c’est vrai : il sait, il n’a pas honte, pas peur. La prise de conscience est presque aussi apaisante que la réponse de Bruce. « On en reparlera demain à tête reposée, d’accord ?
- Et Dick, tu n’es pas obligé d’accepter.
- Je sais. Bonne nuit, Bruce. »
Comme s’il y avait la moindre chance qu’il refuse, songe-t-il en s’effondrant sur son lit, juste avant que le sommeil ne le prenne.