Oleum et Operam
3.
Dernier cri technologique, l’infirmerie du Bunker est parfaitement équipée. Parfois, quand les dégâts dépassent les compétences en matière de premiers secours, voire chirurgicales, d’Alfred (et maintenant celles de Dick ou Tim), ils sont obligés d’externaliser – Batman entretient un réseau impressionnant d’experts dans un certain nombre de spécialités médicales. Si même cela s’avère insuffisant, les ressources de la Ligue de Justice sont mises à contribution. Ce n’est pas pour rien que Batman a inclus dans ses plans de la Tour de Garde une infirmerie à faire pleurer d’envie n’importe quel docteur.
Mais, bien sûr, pour l’instant la Tour est exclue s’ils veulent garder la réapparition de Bruce secrète. Ce n’est pas que Dick n’a pas confiance en la discrétion de la Ligue, mais… disons qu’il ne se fait pas d’illusions non plus. Dans ce cas précis, l’expression ”mieux vaut prévenir que guérir“ est doublement adaptée.
Bruce reste un patient à peu près aussi réticent que Dick lui-même, cela n’a pas changé, mais Alfred n’a pas (encore) été forcé de le menacer de l’assommer pour le garder à l’infirmerie. Bon gré, mal gré, ils ont mis en place un plan d’examens à moyen terme tout à fait réalisable avec le matériel du Bunker : IRM, tests de réactivité et de coordination au repos et en action, doublés de prises de sang et complétés par une batterie de tests subsidiaires, le tout à effectuer quotidiennement pendant au moins deux semaines.
Les résultats préliminaires montrent une nette détérioration par rapport aux scores de coordination précédant la disparition de Bruce, mais ce n’est rien qu’ils ne savaient déjà. Le but est de pouvoir quantifier et identifier précisément toute évolution, qu’elle soit positive ou négative, au cours des semaines à venir puis à long terme et, une fois de plus, la seule chose dont ils ont besoin est du temps. Et si Dick est au supplice, il n’ose imaginer ce qu’il doit en être pour Bruce, qui ne laisse rien paraître mais ne peut pas être indifférent face à l’incertitude, la question sans réponse : pourra-t-il un jour endosser de nouveau le costume ?
Il semblerait que ses performances s’améliorent quand il est en action ou physiquement stimulé, mais là encore ils manquent de données… Et en attendant, Bruce est cloué au sol, quoique à court terme cela ne soit pas un problème. Comme il l’a dit lui-même, il a beaucoup à rattraper et de nombreux moyens de se rendre indispensable.
Après tout, Bruce a passé sa vie à prouver que la chose la plus dangereuse chez lui est son esprit, pas ses capacités martiales, aussi considérables soient-elles.
Ce soir-là, Damian jette un long regard à son père lorsque c’est Dick qui revêt le costume de Batman et se tient à ses côtés au moment de partir patrouiller, mais il n’émet aucune des nombreuses protestations virulentes et potentiellement insultantes auxquelles s’attendait Dick. Soit il a remarqué que quelque chose n’allait pas avec Bruce la veille, soit il a simplement confiance en la décision de son père et sa déclaration qu’il a des affaires à régler. Mais que ce soit l’un ou l’autre, Dick sait qu’ils seront bientôt obligés de fournir des explications. Après tout, Damian a été formé à bonne école et il est entièrement capable de déduire par ses propres moyens que quelque chose cloche (et pour couronner le tout, plus que susceptible de prendre très mal le fait d’avoir été tenu dans l’obscurité).
Revêtu du costume de Red Robin, masque repoussé sur la nuque et debout près de Bruce devant le mur d’écrans, Tim adresse à Dick un signe de tête. Il rejoindra le secteur qui lui est attribué plus tard dans la soirée, après avoir fini les enquêtes dont il a pris la charge. Dick le soupçonne aussi de chercher l’occasion d’une discussion privée avec Bruce, ce qui n’est guère surprenant. L’année passée a été dure pour lui également et Dick est douloureusement conscient que son propre comportement n’a pas aidé.
Avec un dernier regard en arrière pour les deux têtes brunes tournées vers les écrans dans une même concentration inébranlable, il rejoint la Batmobile en quelques pas bondissants et se coule derrière le volant sous le regard impatient de Robin, sanglé dans le siège passager.
Le rauquement grave et régulier du moteur, un panneau blindé qui coulisse : l’engin prend l’air, s’engouffre dans l’un des tunnels obscurs dissimulés sous les fondations de l’immeuble Wayne, dévore la distance jusqu’à la sortie.
Gotham attend.
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Lorsqu’il est devenu Batman, à part le fait même de devoir remplacer Bruce, ce que Dick a le plus détesté est la cape. Et quand il dit détester, il pèse ses mots : il l’a honnie avec une haine incandescente à peine renforcée par tout ce qu’elle représente.
Il est acrobate de formation et pendant près de dix ans, il a volé, s’est battu sans sur ses épaules ce poids quasi accablant, cet encombrant appendice qui du jour au lendemain est venu modifier son équilibre, ses mouvements, sa manière de gérer l’espace. Il a dû réapprendre en un laps de temps terriblement court des actions qu’il aurait pu effectuer les yeux fermés, forcer de nouvelles habitudes dans ses muscles, de nouvelles postures, de nouveaux réflexes. L’horreur.
Mais une fois qu’il a eu fini de dompter cette fichue cape – non sans l’aide de quelques changements radicaux de design, merci Alfred – il a découvert qu’il pouvait tout autant s’amuser avec que sans. Peut-être pas de manière aussi ouverte cela dit, parce que Damian est un Robin du genre zéro sens de l’humour, et que de toute façon Batman ne peut pas se permettre la jubilation manifeste qui accompagnait Nightwing comme une seconde peau.
Mais ce qu’il peut se permettre, que la cape rend mille fois plus impressionnant, c’est le genre d’entrée fracassante qu’il se prépare à exécuter au bout de deux heures de patrouille.
En réponse à la menace constante de Batman, une partie de la pègre gothamite a évolué en un mélange mouvant de petits truands essayant de creuser leur trou individuel sans trop se faire remarquer et de micro associations économiques à la géométrie variable, prenant bien soin de rester sous le radar. Drogue surtout, mais aussi trafic d’influence, vol ou recel, prostitution parfois. En dessous d’une taille critique - quatre, cinq individus - il est généralement difficile de repérer les organisations qui fonctionnent en vase clos, souvent dans un cercle restreint de connaissances.
Pour ne pas leur simplifier la tâche, deux facteurs se conjuguent pour rendre ces entreprises familiales quasiment impossibles à infiltrer : elles sont difficiles à localiser sans l’aide d’un informateur, et les indics autour des structures de cette taille sont quasi inexistants, du fait même du petit nombre de personnes dans le secret.
Mais parfois aussi, ils ont un coup de chance et Oracle capte un fragment d’e-mail qui attire son attention ; un tuyau percé mène à un autre qui porte sa surveillance sur un secteur apparemment sans histoire.
Le quartier qu’ils scrutent ce soir est résidentiel, calme et plutôt aisé. Si un jeune homme du voisinage n’avait pas été victime d’un accident vasculaire cérébral suite à l’ingestion d’un produit chimique non identifié - ce que l’hôpital a fort charitablement, et un peu vite, classé comme accident domestique - ils ne seraient pas là.
Mais ils le sont, et grâce aux recherches d’Oracle qui a examiné de près les comptes des familles du quartier et surveillé les communications échangées dans la journée, ils savent exactement où frapper.
Il serait plus simple de prévenir la police – à vrai dire elle l’est, la brigade des stupéfiants devrait être sur les lieux d’ici une demi-heure – mais avant ça, Dick veut faire des prélèvements de la drogue : il soupçonne un dérivé de la dernière saloperie à la mode, le meo-meo, et il a besoin de savoir exactement comment elle est fabriquée.
Mais surtout – et Damian peut en témoigner – il est un fervent croyant en l’apprentissage par l’exemple, et la trouille qu’ils vont filer à cette famille de fabricants/dealers en herbe devrait leur couper de manière radicale toute envie de se trouver dans l’illégalité pendant un bout de temps. Et à défaut de stopper ceux qui sont déjà sur le marché, ça va faire sérieusement réfléchir ceux qui penseraient se lancer.
Donc, pendant que Damian est dans la salle de bain transformée en laboratoire à rassembler des preuves, Dick s’en va explorer la partie du grand appartement qui est réservée à l’habitation. La porte de la chambre principale est entrouverte et son détecteur de chaleur révèle deux formes immobiles de l’autre côté. La seconde chambre est fermée, mais également occupée : une personne au lit avec une tache rougeoyante qui doit être un ordinateur portable mal isolé, s’il chauffe autant.
Olivia Wright, 26 ans, diplômée de biochimie, est le cerveau et la technique derrière l’opération et Warren Pilgrim, 27 ans, son compagnon, est sans doute chargé de trouver les clients. La victime (Andrew Lloyd, 26 ans), était un ami proche de ce dernier. Il est possible qu’il ait été impliqué dans l’affaire de plus ou moins loin.
Le rôle de Dwayne Wright, frère aîné d’Olivia (28 ans, pas de diplôme ni de job régulier), est moins clair. Il est probable qu’il se charge d’une partie du travail de technicien et de se procurer les matières premières, si on en croit les relevés de ses achats en ligne.
Hé bien, cette affaire qui roule est sur le point de faire un sérieux tête-à-queue, songe Dick en se déplaçant silencieusement dans le salon, étudiant la meilleure manière d’attirer tout ce beau monde hors des chambres pour-
Pour-
Soudain, une douleur fulgurante envahit son esprit. Ses muscles se verrouillent instinctivement tandis qu’il s’arc-boute mentalement. Au-delà de la pression brutale qui bat entre ses tempes, il entend le cri venu de la salle de bain, Damian, surprise-choc-douleur, et le fracas d’une table bousculée, renversée, du verre qui se brise.
Mais il n’a pas d’attention à lui prêter, pas alors que sa conscience est prise d’assaut, que quelque chose pousse et tente de s’introduire avec autant de finesse qu’un coup de bélier contre des fortifications. C’est puissant, mais non maîtrisé, et il a suffisamment d’entraînement contre les télépathes pour parvenir à fermer son esprit, pour dérouter la compulsion confuse de céder tout libre arbitre qui accompagne la tentative d’intrusion. Mais c’est tout juste, et il vacille, un goût acide dans la bouche, tandis que le télépathe presse sans merci l’avantage provoqué par la première agression. Dans son communicateur, Dick entend la voix de Bruce, lointaine, inquiète, et il se force à lever sa main, à couper la communication avant que ses idées ne se tournent vers des informations sensibles.
C’est une main qui comprime son esprit, des doigts qui fouillent et déchirent sans discrimination à la recherche d’une prise, d’une faille dans le relief de ses émotions, de son intellect. S’il avait du temps, il pourrait reconstruire une barrière adéquate, mais il n’en a pas, pas avec Damien qui lutte contre la même attaque dans la pièce voisine – oh oui, il lutte, jurons orduriers et imprécations haletantes, mais aussi de la détresse, son Robin qui n’est absolument pas formé contre ça, merde merde merde, Damian, mais qui combat malgré tout bec et ongles contre la violation, la volonté qui tente de faire plier la sienne… Le harcèlement ne lui laisse aucun répit pour se recentrer, lever ses défenses, mais il y a d’autres solutions, des astuces provisoires pour isoler le flux affleurant de ses pensées, dévier l’offensive.
Il utilise la première inspiration qui lui vient, le refrain entendu une heure plus tôt en passant devant la fenêtre entrouverte d’un appartement, et il invoque délibérément la chanson, la déploie en première ligne, l’entonne comme un étrange cri de guerre dans sa tête, le plus fort qu’il peut, tandis qu’il se rassemble derrière le barrage momentané, I want your leather-studded kiss in the sand, I want your love, se met en mouvement.
De la grande chambre émanent à présent des voix inquiètes, à demi réveillées par le fracas ; cela confirme ce qu’il pensait : le télépathe est dans l’autre - Dwayne Wright - et il s’élance, profite de la trêve dérisoire offerte par la mélodie, qui agit comme une zone tampon entre son esprit et l’envahisseur. C’est probablement la tactique de déstabilisation la plus improbable qu’il ait jamais utilisée, mais hé,il fait avec ce qu’il a.
La porte de la chambre du couple fait mine de s’ouvrir - mais le batarang a déjà quitté sa main, pénètre profondément dans le bois, à cheval sur le battant et le montant. Cela ne gardera pas le vantail fermé bien longtemps, mais c’est une poignée de secondes de gagnées, juste le nécessaire tant qu’il n’est pas en état d’affronter plusieurs adversaires à la fois. Il ne perd pas de temps à essayer d’ouvrir la porte qui le sépare du télépathe, l’enfonce simplement et atterrit dans la chambre avec un fracas de bois arraché et une pluie d’échardes, enveloppé du tourbillon menaçant de la cape.
La pièce est plongée dans la pénombre, seulement éclairée par l’écran du portable resté ouvert sur le lit. À son entrée, le jeune homme en caleçon a un mouvement de recul instinctif, bascule en arrière hors du lit avec un gloussement inintelligible et la pression contre l’esprit de Dick explose dans une frénésie de va-t’en ! de meurs ! qui le mettent presque à genoux, balayent la musique qui lui servait de bouclier, All your love is revenge, You and me could write a bad romance, comme un fétu de paille.
Mais il est lancé et l’instant suivant il est sur le lit, sa main contre la carotide du jeune homme, un automatisme vicieux. Il doit se faire violence à la dernière fraction de seconde pour assommer et non tuer.
Wright s’effondre comme une poupée désarticulée, mais contrairement à ce à quoi s’attendait Dick, la charge contre son esprit ne cesse pas pour autant. C’est moins puissant, moins concentré que les attaques de Wright, mais il n’y en a pas moins une seconde présence qui tente maladroitement de vaincre sa résistance déjà éprouvée, qui se glisse dans les brèches provoquées par le dernier assaut de Dwayne Wright.
Un télépathe seul est une rareté. Deux sous le même toit…
Il titube, fait volte-face au moment où le batarang cède et où les deux complices font irruption dans le salon, pénètrent dans la chambre.
Olivia est une grande jeune femme au visage autoritaire et derrière elle Warren Pilgrim est plus petit mais râblé. Ils se tiennent dans l’encadrement défoncé de la porte et il leur faut un seul regard, une fraction de seconde pour saisir la scène dans son ensemble : le corps pâle à demi-nu de Wright sur le plancher, la silhouette sombre ramassée sur elle-même, le relief menaçant des oreilles. L’ombre de la chauve-souris projetée sur le mur.
Pas tout à fait l’entrée que Dick avait prévue, mais oh, elle fera l’affaire.
L’invasion mentale cesse finalement quand Pilgrim fait volte-face, prend la fuite, et Dick s’élance de nouveau.
Le silence soudain dans son esprit est presque aussi déstabilisant et la douleur rémanente pulse contre ses tempes, accompagnée d’une sensation de nausée atroce qu’il lui faut quelques secondes pour refouler. Sa vision est brouillée, mais cela ne l’empêche pas de saisir d’une main de fer le poignet de la jeune femme qui résiste faiblement, de dégainer un batarang à toute vitesse pour arrêter le fuyard.
Mais le projectile n’a pas le temps de quitter sa main que Robin jaillit de l’obscurité du salon tel un diable sur ressort et vient percuter Pilgrim. Damian n’est pas tout à fait assuré sur ses jambes et l’élan les entraîne tous deux à terre dans un mélange indistinct de membres.
« Robin ? »
Il y a un instant de flottement, le son d’une lutte au sol, puis celui d’un poing ganté rencontrant la chair et Pilgrim s’affaisse brutalement, inanimé. Contre Dick, Olivia Wright se débat avec une panique grandissante et, après une brève hésitation, la main libre de Dick fuse, vient presser un nerf contre sa nuque. Elle s’effondre à son tour.
Dans l’immédiat, il y a des choses plus importantes que la perspective d’un interrogatoire, aussi séduisante soit-elle.
« Robin ? » répète Dick.
« Je vais bien, » grogne Damian en essayant de se redresser, avant de se contredire en basculant sur le côté pour vomir tripes et boyaux sur le plancher.
« Oh, bordel, » halète-t-il, et Dick ne le reprend pas, se retrouve sans trop savoir comment agenouillé à ses côtés, une main sur ses épaules, l’autre sur son flanc pendant que les spasmes secouent le petit corps et qu’il se vide en convulsions sèches.
« Shh Robin… ça va aller.
- Gray- Batman. Qu’est-ce que c’était ?
- Une attaque mentale. Ne bouge pas.
- J’ai l’impression que ma tête va se fendre en deux.
- Je sais, je sais.
- C’était- ark- c’était censé être des fabricants de drogue, pas des putains de télépathes ! »
Oui, effectivement.
D’un geste négligent, Dick lance le batarang qu’il a encore en main et celui-ci va se ficher dans l’interrupteur près de la porte, allumant le plafonnier et lui permettant de mieux voir Damian.
Ce dernier tressaille sous la lumière soudaine et couvre instinctivement ses yeux. Ses traits sont tendus et il est d’une pâleur à faire peur, mais il lève le menton avec un regard de défi, finit de dégager ses jambes de sous le corps de Pilgrim – et si ses semelles rencontrent un peu durement le visage de l’homme dans le processus, Dick n’a pas vraiment d’objection.
Damian s’affaisse contre lui et ils restent ainsi un long moment, front contre front, jusqu’à ce que les nouveaux hauts-le-coeur passent. Puis, Dick se redresse, se remet en mouvement.
« Ne bouge pas, » ordonne-t-il à Robin, tout en tirant les bras de Pilgrim en arrière pour le menotter. « Tu as senti la seconde vague, ou juste la première ? »
Damian ne proteste pas qu’il va parfaitement bien et qu’il peut aider, ce qui est particulièrement significatif, et il se contente de rester assis la tête entre les mains, à contrôler sa respiration tandis que Dick menotte Olivia Wright puis son frère.
« La première. J’ai vaguement perçu la seconde, mais elle était moins forte et dirigée entièrement sur toi, je crois… » Il s’interrompt un instant. « Reconnecte-toi, B. veut te parler. »
Avec un peu de retard, Dick se rend compte que oui, son communicateur est toujours hors-ligne et qu’entre son silence pendant l’attaque et Robin hors d’état de répondre, Oracle et Bruce doivent se faire un sang d’encre.
« Ici Batman, » s’identifie Dick.
- Red est en route. Il sera sur place dans moins de cinq minutes. Statut ? » La voix de Bruce est son grondement habituel, ses questions directes. La mission avant tout.
« Hostiles neutralisés et inconscients. Deux télépathes identifiés, un au moins de classe A.
- Je préviens la police. Ils prévoiront les moyens de détention appropriés.
- Et je vais finir les prélèvements. J’ai peur qu’ils ne soient plus que de simples trafiquants de drogues. Si c’est bien de la drogue qu’ils fabriquent. Il va me falloir aussi une IRM et le bilan sanguin complet du type qui a eu une attaque cérébrale. Préviens Gordon d’être particulièrement attentif à tout ce qu’ils saisiront ici.
- Red s’en chargera.
- Affirmatif, » confirme Red Robin depuis la fenêtre. « Je m’en occuperai, ne t’inquiète pas. »
Il pénètre dans le salon d’un saut léger et même s’il ne peut pas voir les yeux de Tim sous les lentilles du masque, Dick lit parfaitement sa question dans l’inclinaison de sa tête, d’abord tournée vers Robin, puis vers lui. Il opine du chef en réponse et son langage corporel doit le trahir, parce que Tim fait le détour, vient frôler son épaule brièvement avant de se mettre au travail et d’explorer les lieux, de récupérer les deux batarangs enfoncés dans les murs. Il se chargera d’effacer toute trace matérielle de leur passage - y compris le vomi.
À la vue de son rival, Damian fait mine de se relever, vacille, et seule la main de Dick sur sa nuque le maintient debout. Lui-même n’est pas au sommet de sa forme : la migraine enserre sa tête dans un étau et rester concentré, planifier le stage suivant, lui demandent un effort alarmant.
« Vas-y doucement, » conseille-t-il en se plaçant entre Damian et Tim dans une tentative probablement vaine de préserver la fierté déjà bien écornée de son Robin. « Surveille ces trois-là et assure-toi qu’ils restent dans le coltar pendant que je donne un coup de main à Red. On débarrasse le plancher dans moins de trois minutes.
- Bien reçu, » marmonne Damian.
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À la seconde où ils pénètrent dans le Bunker, Dick peut sentir Damian se raidir de manière inconsciente, et à vrai dire il fait de même - à la différence près que lui est tout a fait conscient de la raison pour laquelle il s’efforce de faire bonne figure, mais aussi de la futilité de l’exercice : Bruce verra de toute manière au travers de n’importe quel artifice.
Bruce se lève quand ils arrivent, rejoint Dick dans le laboratoire où il s’est dirigé avant toute chose et, sans qu’il ait besoin de rien dire, l’aide à décharger soigneusement leur butin, drogue et sang, à le classer. Il est simplement vêtu d’un jean et d’un pull noir tendu sur la ligne massive de ses épaules, et le voir sans costume dans ce décor est toujours aussi troublant. Dick n’arrive pas tout à fait à se départir de l’impression déroutante d’avoir atterri Dieu sait comment sur une Terre alternative – il n’en serait même pas si surpris à vrai dire. Ils n’en sont plus à une Crise près.
Sans qu’il ait besoin d’en dire plus, Bruce est au travail, labelle les échantillons, met la centrifugeuse en marche. Il est silencieux, mais malgré sa propre distraction, Dick devine sa tension sous-jacente, l’inquiétude peut-être, ou l’irritation de n’avoir pu être là ce soir.
Finalement Bruce tourne la tête vers Dick, sans interrompre sa tâche.
« Robin ? » demande-t-il, et oui, songe Dick, c’était de l’inquiétude après tout, du moins en partie.
« Je vais bien, » proteste Damian depuis l’aire principale, ce qui est un mensonge éhonté.
« Ça faisait longtemps que je n’avais pas rencontré un télépathe aussi puissant, » remarque Dick en guise de réponse, parce que c’est quelque chose que Damian a besoin d’entendre, de comprendre, et qu’accessoirement Bruce doit être mis au courant de l’étendue du problème. « Dieu merci, nous avons été les premiers sur les lieux. Je crois qu’un flic non entraîné n’aurait pas pu résister à ce genre d’attaque, il y aurait eu des morts… Damian, tu devrais aller prendre une douche et essayer de méditer un peu avant de dormir, c’est le meilleur moyen d’atténuer au maximum les séquelles d’une attaque psychique. Il faut donner à l’esprit l’espace et le calme nécessaires pour qu’il guérisse, » ajoute-t-il en abandonnant le masque et la cape sur une balustrade avant de rejoindre le mur d’écrans. Si ses doigts tremblent de manière imperceptible sous le couvert de ses gants tandis qu’il défait soigneusement les points de fixations de l’armure, ça ne regarde que lui.
Derrière lui, il peut entendre Robin se délester de son matériel et obtempérer sans mot dire. Dick combat l’instinct qui le pousse à le suivre et à s’assurer qu’il va bien, mais il a dit vrai : l’eau chaude et le calme sont les meilleurs baumes pour ce genre de blessures et presser Damian n’apportera rien de plus.
Ses doigts volent sur le clavier, rouvrent les dossiers que Bruce a commencé à constituer pendant qu’ils revenaient, affichent les photos de Warren Pilgrim et Dwayne Wright.
« Ils étaient puissants mais absolument pas formé. J’espère que je me trompe, mais je ne crois pas que c’était de la télépathie innée. Je pense qu’ils n’avaient leur pouvoir que depuis peu, et pas encore la moindre idée de comment vraiment l’utiliser. » Il secoue la tête, dans une tentative futile de se débarrasser du son de cloche qui vrille son esprit à vif, hésite un instant à la recherche de mots qui ne viennent pas.
« Il faut examiner leur sang et les échantillons de drogue que j’ai ramenés, » dit-il finalement, dans un effort malhabile de meubler le silence.
Bruce reste muet, et Dick espère fugacement que cela ne constitue pas un jugement sur ses manquements.
« Damian n’était pas préparé à affronter un télépathe de cette puissance, » admet-il soudain. « Je ne pensais pas- je ne l’ai pas- Il sait monter des protections mentales, je l’ai entraîné à la méditation, mais… Mais ce n’était pas suffisant. Pas contre ça. Ce soir aurait pu être bien pire, même moi j’ai eu du mal... » Il détourne le visage, se force à réguler sa respiration contre la panique rétrospective qui menace de le submerger, le sentiment persistant de violation. Son équilibre est compromis.
Juste à la limite de son champ de vision, Bruce va et vient dans le laboratoire, à pas feutrés.
« Si Wright avait eu plus d’entraînement, plus de subtilité, je crois que je n’aurais pas pu résister non plus. » Il s’ébroue, se concentre sur les écrans. « Mais bon, tout est bien qui finit bien, merci Lady Gaga. »
À cela, Bruce s’arrête, une question muette dans le regard, articule « Lady Gaga ? » en haussant les sourcils. Dick se met à rire, impulsivement, sans vraiment pouvoir s’en empêcher.
« Ho, mon Dieu, tu n’as aucune idée de qui elle est, n’est-ce pas ?
- Manifestement pas, » réplique Bruce avec raideur et miracle, serait-ce un demi-sourire ?
« Je te laisse faire tes recherches dans ce cas, » répond Dick. « Et avant que tu ne poses la question, non, ce n’est pas une nouvelle supervilaine. Même si elle a le nom et les costumes pour. »
Bruce pianote des résultats dans un fichier, puis entreprend de transférer des gouttes de sang centrifugé sur des lamelles avant de les examiner au microscope. Dick se coule dans le large fauteuil, remonte une jambe contre son torse, et s’efforce de rester concentré sur son étude des fichiers. Malgré les douloureuses séquelles de la soirée, il se sent étrangement bien où il se trouve, avec à ses côtés la présence silencieuse de Bruce qui abat sa tâche avec son efficacité coutumière.
« Nous aurons des échantillons supplémentaires au retour de Tim. Il va s’arranger avec Gordon pour faire transférer Wright et Pilgrim au Met’ pour des examens plus poussés. On devrait avoir notre IRM d’ici demain. » Il va sans dire qu’il s’assurera aussi que le personnel chargé de l’encadrement des prisonniers est au courant du danger spécifique posé par ces derniers, et Dick doute qu’il soit de retour avant le petit matin.
De tous les Robins, Tim a toujours été celui avec les meilleures protections mentales. D’une certaine manière, ce n’est pas vraiment surprenant, vu son affinité naturelle pour les secrets. La seule personne que connaisse Dick dont l’hermétisme obsessionnel dépasse celle de son petit frère est Bruce, mais Bruce est hors compétition.
Ils ont une chauve-souris au plafond, tous autant qu’ils sont – quand il ne s’agit pas carrément d’une colonie – et parfois Dick se demande comment ils peuvent bien survivre sans des doses industrielles de Prozac.
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« Tu devrais suivre l’exemple de Damian et aller te coucher. »
La voix de Bruce et le contact de sa main sur son épaule arrachent Dick à la transe légère dans laquelle il a glissé sans même s’en rendre compte. Il sursaute et sa main est à mi-chemin d’une prise instinctive le temps qu’il revienne entièrement à lui.
Il se fige, laisse retomber sa main contre le bras de Bruce qui se trouve debout à ses côtés. Ce dernier n’a pas esquissé le moindre geste pour se protéger et fugacement le jeune homme se demande si c’est parce que ses réflexes l’ont un peu plus abandonnés, ou parce qu’il savait que Dick se reprendrait à temps. Que ce soit l’un ou l’autre, son visage attentif est tourné vers Dick.
Bruce a vieilli en une année, découvre-t-il soudain. Ou du moins une année pour Dick, mais Dieu sait combien en temps linéaire pour lui. Plus ? Moins ? Il serait le seul à pouvoir le dire.
Dick ne s’en est pas rendu compte tout de suite parce que Bruce est aussi athlétique qu’il l’a toujours été, son visage aux traits classiques qui faisait chavirer le cœur des héritières de Gotham est toujours animé par la même énergie sous-jacente, la même qualité de focalisation pétrifiante. Mais il a au coin des yeux et sur le front des marques qui n’étaient pas là il y a encore un an, les rides d’expression autour de sa bouche sont plus marquées, creusées par l’adversité et la douleur. Elles ajoutent au charme, suppose-t-il, pour ceux qui ne savent pas ce qu’elles représentent.
L’impulsion de toucher les fins sillons, de les lisser du bout des doigts le prend par surprise, avec une intensité qui le laisse stupéfait, la main crispée sur l’avant-bras massif de Bruce.
Ho, ho, ho. Ho. C’est mauvais.
Il croyait avoir maîtrisé son mouvement de recul, mais Bruce doit lire quelque chose sur son visage, deviner sa nervosité ; la main qui pesait sur son épaule s’allège, il recule d’un pas.
« Il n’y a rien de plus que tu ne puisses faire ce soir, Dick. Suis tes propres conseils et va te coucher. »
Dick acquiesce, ne proteste pas. Il se lève en mode automatique, marmonne quelque chose, souhaite bonne nuit. Prends la fuite vers les douches.
Une fois sous le jet brûlant, il appuie son front contre le carrelage froid entre ses bras levés, ferme les yeux. Il pensait s’être débarrassé de ça il y a des années, l’avoir enterré suffisamment profond pour ne jamais le voir réapparaître, à défaut de l’avoir surmonté.
Il n’est plus le jeune homme qu’il était, il a changé, il est Batman. Et il semblerait qu’à défaut de l’approbation de Bruce, il veuille Bruce lui-même.
Mais ce qui était impossible il y a dix ans, il y a cinq ans, ne l’est pas moins aujourd’hui, parce que lui a peut-être changé, mais Bruce est le même, Bruce est Bruce et quoi que Dick désire, c’est plus qu’il ne peut donner.
Seigneur. Il serait peut-être temps de sortir le Prozac finalement.