Oleum et Operam

Chapitre 9

Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 08:42

 

9.

 

Alfred l’attend au Bunker, debout dans l’aire de parking sous la tour.

Quand il met pied à terre et esquisse quelques pas, le vieil homme hausse les sourcils de sa manière si parfaitement expressive et acide.

« C’est manifestement une bonne chose que maître Damian se soit si généreusement porté volontaire le mois dernier pour repeindre le sol. Le sang sur le béton brut est d’un tel désagrément à nettoyer... »

L’adrénaline qui le portait est en train de retomber et l’épaule offerte par Alf n’est pas de trop pour le mener au travers de la salle des ordinateurs, le long du labo jusqu’à l’infirmerie. Dick a retrouvé suffisamment de son bon sens pour se laisser guider sans protester.

« Maître Richard... » murmure Alfred avec réprobation en découvrant l’étendue des dégâts, et Dick en ressent une pointe résurgente de culpabilité.

Il l’aide à retirer l’armure, dévoilant les énormes bleus violacés qui fleurissent sur son torse aux emplacements des impacts de balle, puis les plaies coagulées sur son flanc et sa cuisse. Le majordome lui fait une prise de sang puis l’assoit sur la table d’examen avant de s’attaquer à ses blessures. Dick ferme les yeux et se laisse glisser dans une transe légère, profitant du répit - et de l’interdiction formelle de bouger ne serait-ce que le petit doigt - pour rassembler ses esprits et mettre en place un baume mental.

Il se contente d’un exercice simple, familier, se concentrant sur son souffle et les flux de son énergie intérieure pour les diriger tour à tour vers chacune des parties de son corps, les passant en revue et réaffirmant son contrôle. Il préfère généralement le mouvement à la contemplation, mais dans ce cas précis c’est un soulagement que de pouvoir se permettre d’atteindre un état même peu profond de repos psychique. C’est une véritable bouffée d’air pur, après bien trop de temps passé dans une atmosphère raréfiée, prêt à s’étouffer. Il a le temps de répéter sept fois le cycle, avec une facilité grandissante au fur et à mesure que sa méditation s’approfondit... avant qu’Alfred ne l’en tire en insérant une intra-veineuse pour une transfusion sanguine.

Il se force à expirer tranquillement une dernière fois avant d’ouvrir les yeux.

« C’est bon ?

- Si vous voulez dire “puis-je retourner gambader dehors”, la réponse est un non catégorique pour au moins trois semaines, maître Richard. Toutefois, je peux vous accompagner jusqu’à l’ordinateur, si vous y tenez absolument et que vous me promettez de n’en plus bouger. »

Va pour l’ordinateur, alors.

 

-

 

L’aurore embrase Gotham lorsque Oracle annonce finalement la fin de l’opération : toute la TX3 a a prioriété récupérée et tous ceux susceptibles de l’être sont derrière les barreaux.

 

Le retour progressif des membres du clan au Bunker se passe mieux que Dick ne l’avait craint. Damian rentre le premier et tournicote autour de lui avec une inquiétude agressive, insiste qu’il doit aller se coucher, menace d’injecter des somnifères dans son IV et multiplie les remarques désobligeantes sur son endurance qui n’est plus celle d’un jeune homme. En réponse, il le chope par l’épaule – ce n’est pas parce qu’il est coincé dans son fauteuil sous le regard d’aigle d’Alfred qu’il est impotent - et le félicite de sa gestion de la mission en général et d’avoir su collaborer avec Tim pour l’envoyer se faire soigner en particulier.

Damian rosit d’un plaisir embarrassé, s’efforce de paraître indifférent, et disparaît finalement en direction de son lit sur une dernière exhortation à Alfred de ne pas « laisser Grayson se conduire comme un imbécile ».

Dick le promettrait bien, mais peu importe sa fatigue, il ne sera pas tranquille tant que tous les oiseaux ne seront pas au nid.

Steph fait une brève halte à la tour avant de redécoller, Question et Batwoman annoncent via le com’ qu’elles rentrent au bercail… Ce sont Timothy et Bruce qui rejoignent le repaire en dernier, après avoir supervisé l’entrée des kilos de drogue confisqués dans le système et leur mise sous clé. Seul le commissaire a pour l’instant l’accès au local sous haute surveillance, et Oracle a ajouté son grain de sel en l’agrémentant d’un système de sécurité supplémentaire.

Dick aurait préféré que la TX3 soit éliminée de l’équation tout de suite, mais un grand nombre des arrestations - et des condamnations à suivre – reposent sur la preuve qu’elle constitue… Il existe des procédures accélérées quand les substances saisies sont considérées comme dangereuses et doivent être détruites au plus vite, mais même ainsi la machine judiciaire prend son temps. Il faudra bien deux semaines avant que ce soit possible, et d’ici là ils devront surveiller la drogue comme l’eau sur le feu.

 

Tim s’assure simplement que son aîné va bien avant de disparaître. Il sait se faire discret lorsque cela est nécessaire et si Dick ne doute pas qu’il reviendra à la charge plus tard, il ne lui en est pas moins reconnaissant du répit.

Bruce se contente quant à lui de venir s’immobiliser derrière son fauteuil, face au mur d’écrans, de poser une main sur son épaule, le pouce placé juste à la jonction de la nuque et de la colonne vertébrale. Il ne met aucune pression, mais la chaleur de sa large paume rive Dick à son fauteuil.

« Nous sommes tous à la maison », dit-il. « Tu peux aller te coucher. »

Dick acquiesce faiblement et quand il ne bouge toujours pas, Bruce se glisse à ses côtés, l’aide à se relever, le soutient jusqu’à sa chambre.

 

 

---


 

Sa convalescence se passe étonnamment bien.

 

La première semaine, J’onn vient à la tour à sa demande et l’examine en silence dans l’intimité du dojo.

« Il n’y a pas de dégâts importants », annonce-t-il finalement. « Des irritations de surface, mais rien de profond. Tu t’es remarquablement bien protégé, et l’esprit humain est doté d’une résilience considérable. Cela lui permet de se rétablir relativement vite de ce genre de dommages, si tu médites et que tu te laisses le temps de guérir. Mais, Richard-

- Je ne veux pas en parler.

- Comme tu le souhaites », capitule J'onn sans insister. « Mais ces choses ne peuvent être ignorées indéfiniment. Tu ne pourras pas toujours les refuser. »

 

-

 

Malgré son repos forcé, il trouve largement de quoi s’occuper : surveillance de la TX3 entreposée et de l’équipe de policiers triés sur le volet par Gordon et chargés du boulot ingrat de classification des prises ; liaison avec le détective Sawyer et appui dans son enquête sur les intermédiaires qui ont mis Sun Li en contact avec un mercenaire de la classe de Vorakov ; analyse du nouveau gaz de l’Epouvantail et mise au point d’un nouvel antidote…

Par chance, le coup de force contre la Triade rouge a largement échaudé les autres mafias gothamites, et si le territoire de Lang est l’objet de toutes les convoitises, chacun des parrains craint d’attirer l’attention de Batman en étant le premier à passer à l’action de manière trop ouverte. Ils se font discrets, et les divers justiciers de la ville sont suffisants pour couvrir le terrain en l’absence de Dick.

 

Bruce est à la fois omniprésent et étrangement absent.

Ils se voient tous les jours pour son check-up et il suit de manière intransigeante la guérison de Dick comme il l’a toujours fait, exigeant un degré d’immobilité tout à fait déraisonnable du point de vue du jeune homme. Mais il y a aussi une distance étrange, une retenue qui n’était pas là auparavant… Ou peut-être Dick les imagine-t-elles. Rien n’est normal depuis le retour de Bruce et il n’a plus aucune idée de ce qui est un comportement habituel pour lui - pour eux.

Le seul point positif semble être les résultats de ses tests de coordination : ils s’améliorent d’un jour sur l’autre et à chaque nouveau progrès, quelque chose se dénoue un peu plus dans l’estomac de Dick. Il arrive enfin à se convaincre que peut-être tout ira bien, que Bruce ne disparaîtra pas comme par magie dès qu’il aura le dos tourné.

 

La seconde semaine le voit libéré du joug conjoint d’Alfred et de Bruce, même si toute sa liberté de mouvement consiste à se déplacer d’une pièce à l’autre du penthouse, avec descentes occasionnelles au Bunker et exercices physiques prudents.

 

Dès le début de la troisième, il intensifie le régime : les plaies sont douloureuses mais refermées, c’est le moment de faire travailleur les tissus cicatriciels pour les assouplir de manière à ce qu’ils ne réduisent pas son amplitude de mouvement dans le futur. Plus de repos signifierait aussi une perte de densité musculaire qu’il ne veut pas se permettre et - surtout - l’immobilisme de la convalescence le rend fou.

Il va bien ; il va mieux.

Et c’est bien entendu le moment que choisit Jason pour venir donner un coup de pied dans la fourmilière.

 

-

 

Dick a profité de la patrouille des oisillons et du repas d'affaires de Bruce avec Lucius Fox dans le penthouse pour s’installer dans le garage en compagnie de son bébé. Il a honteusement négligé la Blue Bird cette année passée, et il compte bien tirer parti de quelques heures de travail ininterrompu sur sa moto.

Il n’a eu que de brefs contacts avec Red Hood depuis la nuit de la descente, tous liés au bouclage du dossier. Il ne sait toujours pas ce qui s’est dit entre lui et Bruce et il suppose que la trêve à laquelle ils sont parvenus implique pour l'instant une stratégie d'évitement salutaire… Ce qui n’en rend que plus surprenante l’entrée nonchalante de Jason dans le garage, masque rouge à la main comme s’il venait juste de le retirer.

Il arrive des étages, ce qui signifie qu’il a pénétré dans la tour par en haut, qu’il a déjà vu Bruce et qu’il vient spécifiquement parler à Dick… En un mot comme en cent : louche.

« Hello, Bat!

- Jay. Qu’est ce que tu veux ?

- Ho, je n’ai pas le droit de rendre visite à mon presque frangin convalescent ? Tu me blesses, Dick.

- Tes manières laissent à désirer dans ce cas : où sont mes fleurs ?

- Le Big Boss les a confisquées », réplique Jason du tac-au-tac. « Tu sais comment il est, je suis sûr qu’il est en train de les disséquer pour vérifier qu’elles ne sont pas empoisonnées… »

Il y a de la raillerie, mais aussi une pointe de ressentiment dans son ton. Dick soupire et se relève péniblement en s’appuyant sur le siège de sa moto avant de faire face au second Robin.

« À vrai dire, je suis surpris qu’il ne t’ait pas enchaîné à ton lit, mon piaf…

- Manifestement non. Tu veux quoi ?

- Mon petit doigt m’a dit que tu avais fait la bringue avec le télépathe et l’Epouvantail en même temps, je venais voir si j’avais une chance d’avoir de la compagnie dans la catégorie 'taré de la famille'… »

Dick lisse son visage et hausse les épaules avec une indifférence qu’il ne ressent pas.

« Pas encore cette fois. »

Jay le fixe, goguenard et songeur. Il penche la tête et croise les bras, langage corporel délibéré.

« Ha, Dickie... Tu sais ce qui m’étonne ? Toi et Bruce. Tu as incroyablement confiance en lui, tu l’admires, tu l’aimes– n’ayons pas peur des mots - et en même temps tu n’as... aucune attente vis-à-vis de lui, c’est bizarre. Et probablement masochiste. Tu ne trouves pas ça masochiste ? Ta dévotion au pater familiasn’est pas exactement filiale, hein ? »

Même après toutes ces années de séparation, Jason sait toujours très exactement où frapper pour faire le plus de dégâts et il n’a jamais été du genre à retenir ses coups. Les relations entre Robins ne sont pas toujours faciles, et celle de Jay et Dick porte le poids additionnel d’un départ sur le mauvais pied - certes en partie imputable à Bruce. Mais même après, ils ne se sont jamais vraiment entendus et le sentiment de rivalité n’a pas totalement disparu, le plus jeune aiguillonnant sans cesse, cherchant à faire sortir Dick de ses gonds.

Et y parvenant, parfois.

Ordonner à Jay de se taire est peine perdue et Dick n’essaie même pas. Ça ne ferait que confirmer un peu plus à quel point il a touché juste, et malgré son visage qui demeure impassible, malgré sa pose décontractée, Dick sait que l’impact de la provocation est visible sur lui, comme un courant à fleur de peau, quelque chose d’électrique et d’intangible qui crisperait son poing s’il ne se retenait pas de toutes ses forces.

Même au plus fort de sa vendetta psychotique, Jason est rarement parvenu à susciter une telle réaction.

« Tu n’envisages même pas qu’il puisse vouloir essayer », continue ce dernier d’un ton qui parvient à être jubilant tout en étant parfaitement factuel. Il fixe Dick dans les yeux d’une manière qui le met au défi de se dérober, plante ses poings sur ses hanches et ajoute, un parfait coup d’estoc qui frappe Dick au ventre aussi sûrement que s’il avait été physique : « Tu sais ce que je crois ? Je crois que tu es peut-être terrifié à l’idée de le décevoir, mais tu es encore plus terrorisé à l’idée qu’il te déçoive de nouveau, hum ? Tellement terrorisé que tu choisis de ne rien attendre de lui, plutôt que de prendre le risque de lui demander quoi que ce soit. »

Dick sent le sang se retirer de son visage, sa bouche se figer en une ligne mince.

« Jason, ça suffit. »

Jason rit, et au diable la retenue. Le crochet du droit le fait trébucher de quelques pas en arrière et il se redresse la bouche en sang – la lèvre, rien de grave. Il n’a pas cherché à se protéger et il n’essaie pas non plus de répliquer, il se contente de se tenir là avec son putain de sourire ensanglanté, l’air entendu comme s’ils savaient tous deux parfaitement qui a le dessus à cet instant.

« Celui-là était offert par la maison, Dickie. Ce n’est pas bon pour toi de réprimer tout ça... »

Et sans rien ajouter de plus, il lance un salut moqueur avec deux doigts au niveau de la tempe et disparaît dans l’ombre, un dernier « Tu sais que j’ai raison » résonnant dans la pièce.

À ce moment précis, Dick pourrait le tuer, songe-t-il. Il pourrait vraiment. C’est peut-être une bonne chose alors que son corps soit en train de lui échapper, que tous ses efforts soient tournés vers une même tentative pathétique et terrifiante de ne pas se désagréger sur place. Il n’a jamais été autant en colère, une rage stupéfiante dont il ignorait jusqu’à l’existence, sortie de nulle part et qui a déferlée en lui, laminant tout contrôle en moins de temps qu’il n’en a fallu à Jason pour prononcer les mots.

Ses mains tremblent et il n’entend plus que le sang qui bat contre ses tempes. Il ne peut pas rester là, pense-t-il vaguement. Il n’est pas sûr qu’il supporterait que quiconque le voit dans un tel état, pas même Alfred ou Tim. Bruce n'en parlons pas.

Il enfile un sweater ; attrape ses clés. Ce n’est qu’une fois que la moto est lancée à toute vitesse à travers les avenues désertées de Gotham qu’il se rend compte qu’il a enfilé machinalement son cuir et son casque, sans même en avoir conscience.

Au début il conduit au hasard, prend les rues qui s’ouvrent devant lui et dévore la distance sans se soucier de sa destination... mais au fur et à mesure que son souffle se régularise, qu’il peut de nouveau penser, il s'aperçoit qu’il sait où il va, qu’il est déjà presque arrivé.

 

L’Ecole des arts du cirque de Gotham a longtemps vivoté dans le bas de classements nationaux. Non seulement à cause du manque de financement chronique, mais aussi parce que le coût de la vie relativement bas à Gotham n’en compense pas le taux de criminalité inversement élevé : qui rêverait d’aller étudier à l’EACG avec le risque d’être pris en otage par le Joker, quand les écoles de Toronto ou de New York sont bien plus réputées et bien moins dangereuses ?

À vrai dire, Dick a justement découvert l’existence de l’école le jour où le Joker a trouvé hilarant de kidnapper la promotion circassienne... et de forcer les élèves clowns à le faire rire, sous peine d’exécuter un à un leurs camarades s’il ne les trouvait pas suffisamment désopilants. Accompagné de Batgirl, Nightwing est intervenu avant qu’il n’ait eu le temps de commencer à mettre ses menaces à exécution... Et Dick a fait la connaissance des professeurs et d’une poignée de jeunes prometteurs : apprentis acrobates, magiciens, écuyers ou danseurs passionnés, issus de familles n’ayant rien à voir avec le petit monde très fermé du cirque et faisant de leur mieux avec un budget à peu près aussi désastreux que leur équipement.

Il ne lui a pas fallu longtemps pour parvenir à une décision, et à présent l’EACG propose chaque année à deux élèves nécessiteux de profiter de la bourse John & Mary Grayson pour payer leurs études, Dick a été le parrain de trois promos et le gymnase de l’école n’a jamais été aussi bien équipé.

 

Il pourrait choisir d’entrer par le toit, s’il le voulait, mais à la place il insère la clé de la porte principale dans la serrure, désactive l’alarme automatique. Le code est toujours le même que la dernière fois qu’il est venu, il y a quelques semaines, pour les répétitions du spectacle de fin d’étude de la dernière promotion.

Sa colère s’est un peu apaisée durant le trajet, mais le bouillonnement émotionnel est toujours là, tout ce qui est juste sous la surface depuis le retour de Bruce et que Vorakov, Crane, puis maintenant Jason ont ramené à la surface, brisant l’ordre soigneusement établi. Dick tape un bref message sur son téléphone puis le coupe, fouille dans le casier qui lui est attribué tout au fond des vestiaires - plus un geste symbolique de la part de la direction qu’une réponse à un véritable besoin - en tire un rouleau de bandages et un pot de talc.

 

-

 

Lorsque le claquement métallique de la porte du gymnase qui s’ouvre puis se referme lui fait finalement relever la tête, l’horloge au mur indique qu’il est trois heures passées et les bandages autour de ses articulations sont entachés de pourpre alors qu’il s’acharne encore et encore sur le sac de boxe qui lui fait face.

La salle immense est déserte, silencieuse à part le bruit laborieux de sa respiration, le son mat de ses poings contre le cuir malmené, l’écho des pas qui se rapprochent. Dick est en train de retirer les bandes quand Roy s’arrête à quelques mètres et dépose les deux cartons de bière à ses pieds.

« Harper Livraison à votre service, m’sieur. Nous fournissons l’alcool et la compagnie qui le rend meilleur. C’est pour consommer sur place ou pour emporter ?

- Laisse-moi prendre une douche, et on montera sur le toit. »

Roy lui emboîte le pas sans protester en direction des vestiaires.

“Bonne idée. Tu as manifestement besoin d’une étreinte virile et réconfortante, mais mec, ça va attendre : tu dégoulines de sueur... »

Dick s’approprie un pommeau dans les douches communes et ferme les yeux sous le jet.

« Sympa ton coin de repli. La salle de gym du Bunker est en travaux ? », appelle Roy depuis le banc sur lequel il s’est laissé tomber. Il n’attend pas de réponse et poursuit en donnant des nouvelles de Donna et des autres tandis que Dick se savonne rapidement.

« Tu vis dangereusement, Grayson », fait remarquer son ami en désignant ses récentes blessures de guerre lorsqu'il sort des douches et va chercher une serviette dans le casier.

« Ça guérit bien.

- Mais ce sont quand même de sacrés bleus... Coups de feu à courte portée ? Vous les Bats avez toujours les meilleures armures, je suis jaloux. Et c’est quoi au flanc ? Arme blanche ? Tu ne devrais pas tirer dessus en boxant...

- Je fais attention.

- Ho, dans ce cas... C’est juste que je voudrais pas devoir annoncer à Mya que son oncle Dick est mort d’une infection parce qu’il s’est comporté comme un idiot.

- Roy...

- Très bien ! Je ne dis rien ! Tu la veux, cette bière ? »

Plus que jamais, oui, et une fois qu’il est de nouveau habillé, il guide Roy jusqu’à l’escalier de service qui débouche sur le toit du gymnase. Ils s’installent les jambes dans le vide sur le point le plus haut de la terrasse et entament le premier pack de bière en silence, contemplant les lumières nocturnes de la ville. Roy connaît trop bien Dick et il le laisse ruminer jusqu’à ce qu’il soit prêt à parler, ce qui arrive au début de sa troisième canette - ce n’est pas tant une question d’alcool que de niveau critique d'ébullition.

Il commence par la nuit où Bruce lui a demandé de rester Batman - sans s’étendre sur les raisons de cette décision. C’est peut-être Roy, mais certains secrets ne sortent tout simplement pas du clan et son ami est de toute manière depuis longtemps résigné aux récits parsemés de trous narratifs. Il enchaîne sur la découverte de la TX3, puis retrace les dernières semaines, l’opération. Vorakov, les égouts et le Dragon Rouge, l’Epouvantail.

Jason.

« Et voilà », conclut-il avec morosité avant de finir cul sec sa quatrième bière. « Pas besoin d’ennemis quand on a la famille.

- Hum hum », fait Roy. « Sacrées semaines.

- M’en parle pas.

- Pas de séquelles du télépathe ?

- A priori non. Quelques migraines qui vont en s’amenuisant.

- Ho, bon. Ça aurait pu être pire. »

Un regard en coin l'invite à continuer...

« Tu aurais pu crever », commence Roy en énumérant sur ses doigts. « Tu aurais pu être gravement blessé ; Voramachin aurait pu briser tes défenses et découvrir tous vos secrets et/ou faire de toi un légume ; il aurait pu y avoir l’Epouvantail et Poison Ivy ; Su Mi aurait pu s’échapper, seule ou pire, avec Vorakov ; il aurait pu rester de la TX3 en circulation ; tu aurais même pu péter la mâchoire à Jason… »

Dick éclate de rire malgré lui.

« Aurait-ce été si terrible ?

- Je ne sais pas… À toi de me le dire. »

Son amusement face aux clowneries de son ami n’est que de courte durée et il se rembrunit rapidement. Avec un soupire, il gratte du bout des ongles le béton en train de s’effriter de l’un des angles de la rambarde et contemple l’aiguille illuminée de la tour Wayne, visible au loin d’où ils se trouvent.

« Je sais bien que ça aurait pu être pire, sur le plan matériel.

- Mais… ?

- Mais j’ai l’impression qu’il ne manque qu’une goutte pour que le vase déborde.

- Pour ce que ça vaut, je dois dire que je suis surpris que tu sois toujours là. Et que tu m’aies appelé, pendant qu’on y est. Il n’y a pas si longtemps, tu aurais tout lâché et pris le large en moins de temps qu’il n’en faut pour dire ‘bat’, histoire d’aller lécher tes blessures dans un coin reculé.

- Je suis Batman, je ne peux pas-

- Comme si ça avait arrêté B. par le passé… Je me souviens que ça te rendait fou, quand il disparaissait pendant des semaines, ou prétendait se porter comme un charme alors que ce n’était pas le cas…

- Qu’est ce que tu veux que je te dise ? Que j’ai changé ? J’ai Damian, maintenant, des responsabilités…

- Plus que quand tu étais à la tête des Titans ou des Outsiders ? » Il y a quelque chose de dur dans sa voix, soudain, et Dick entend parfaitement l’accusation implicide. Roy doit la percevoir également, après coup, parce qu’il attrape Dick par le bras.

« Écoute, ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu sais que-

- Non, tu as raison. Et j’imagine que je ne suis pas tout à fait le même… » Il a porté le deuil de Bruce pendant un an, il est Batman. Comment pourrait-il en être autrement ? « Tu as raison pour ça aussi. Mais je ne vois pas ce que tu veux prouver. J’ai évolué, peut-être que ma tolérance aux trucs merdiques est plus grande que quand on était jeunes. Le vase est plus profond, qu’est-ce que ça change ? »

Roy hésite avant de répondre, ce qui ne lui ressemble pas et est suffisant pour mettre Dick aux aguets.

« Tu ne vas pas aimer ce que je vais te dire…

- … Mais tu vas le dire quand même ?

- Seulement si tu promets de m’écouter jusqu’au bout avant de me péter la mâchoire. Et ne te carapate pas une fois que j’aurai fini.

- Voilà une entrée en matière qui n’est pas inquiétante du tout.

- Je fais de mon mieux, tu me connais… Bon… Ok, le truc c’est que tu as manifestement changé. Tu l’as dit toi-même… Et tous ceux qui te connaissent peuvent le voir…

- J’attends le ‘mais’.

- Mais tu n’as pas changé en ce qui concerne Bruce, pas fondamentalement. Tu es resté coincé sur le mode “avant” et tu préférerais mourir plutôt que d’en bouger. Je… hum. Je pense que Jason n’a pas totalement tort. Sur plus d’un point. »

 

Il se passe quelques instants avant que Dick ne réponde, la voix un peu rauque.

« Tu as raison, je n’aime pas vraiment ça. Mais rassure-toi, je n’éprouve pas non plus l’envie irrépressible de te casser la gueule.

- Tu m’en vois ravi.

- … »

Ils boivent en silence pendant un long moment, jusqu’à ce que la dernière bière de Dick tinte sur le revêtement du toit en rejoignant ses consoeurs.

« Hypothétiquement… Admettons que tu aies raison, ça m’avance à quoi ?

- Arrête-moi si je me trompe, mais tu n’as pas vraiment parlé avec B. depuis qu’il est revenu, non ? »

Ce n’est pas totalement vrai, mais si on exclut sa crise de panique du premier soir, il faut reconnaître qu’il a très largement évité toute interaction d’ordre personnel avec Bruce. Ils se sont côtoyés, comme avant ils ont partagé des moments de complicité… Mais ils n’ont pas parlé, pas des choses importantes. Ils n’ont même pas réabordé le sujet du pétage de câble de Dick ou de sa peur panique, drogué au gaz de l’Epouvantail, à la vue de Bruce. Encore moins le fait que ce dernier était mort…

« Pas vraiment, non.

- Alors tu sais ce qui te reste à faire. Tu es peut-être resté bloqué, mais B. non, il lui est arrivé des choses, il a probablement… Écoute. Je ne dis pas qu’il est différent, peut-être qu’il est exactement le même salaud terrifiant et asocial qu’avant, mais au moins tu seras fixé, tu sauras à quoi t’en tenir. Et tu pourras peut-être passer à autre chose, parce que si mourir ne l’a pas changé, rien ne le fera. »

Dick ne répond pas, mais vole la canette à demi entamée de Roy et lui fait un sort.

« Ok, ça suffit. Harper Livraison se charge aussi de vous remplir le bide après que vous ayez siphonné vos bières en un temps record. Viens, on va se trouver un truc bien gras à bouffer. »

 

 

Il leur faut remonter quelques pâtés de maison avant de trouver un dinerencore ouvert. Toutes les façades du quartier sont depuis longtemps éteintes et, par contraste, l’intérieur du restaurant est parfaitement visible depuis la rue, à peine obscurci par un feston de dentelle qui échoue lamentablement dans ses fonctions décoratives comme occultantes. Une serveuse aux traits tirés tient le comptoir et se lève à contrecœur lorsqu'ils poussent la porte.

C’est une seconde nature pour eux que d’analyser la configuration des lieux et la position de ses occupants, de localiser les points d’entrée et de sortie, les abris potentiels. Il n’y a que deux autres clients : un quadragénaire bien entamé – dans les deux sens du terme - attablé non loin de la porte et, à l’extrémité la plus éloignée du comptoir, une femme morose et trop maquillée qui contemple le fond de son verre vide comme s’il contenait les réponses à toutes les questions qu’elle peut se poser.

D’un commun accord scellé par un bref échange de regards, Roy et Dick les dépassent, vont s’installer dans le box tout au fond de la pièce. C’est la table la mieux protégée des regards extérieurs, qui a en outre l’avantage non négligeable d’offrir non pas une, mais deux places avec dos au mur, ce qui signifie que personne ne doit se sacrifier et tourner le dos à la salle.  L’éclairage cru des néons enflamme les cheveux de Roy et souligne des cernes naissants, rappelant à Dick qu’il l’a fait venir depuis Central City à une heure totalement indue.

Une fois commandés de nouvelles bières, un burger et une pizza, la conversation reprend dans une tout autre direction. Roy ne presse pas le sujet de Bruce et Dick se satisfait d’écouter le récit des derniers exploits de Lian et de sa récente croisade pour être autorisée à avoir un chien. Elle a apparemment un argumentaire extrêmement développé et un plan de bataille digne de Sun Tzu pour obtenir gain de cause.

« Un chat est moins dépendant », observe-t-il quand Roy confie qu’il songe à céder. « Mais c’est vrai que la responsabilité pourrait lui faire du bien… Je me demande si ça marcherait avec Damian…

- Tu parles, je suis prêt à te parier mon arc que la Punaise essaierait de le dresser pour en faire une machine à tuer...

- Même si c’était un chihuahua ? », renchérit-il en essayant de visualiser la scène. Roy manque de s’étouffer sur sa part de pizza et rigole avant de secouer la tête.

« Je ne sais pas comment tu fais avec ce gosse, franchement. »

Dick hausse les épaules.

« Il faut savoir le prendre. Il est compliqué, et il n’a pas eu beaucoup de chance avant ça, mais il essaie tellement fort… »

Roy sourit, avec un mélange d’attendrissement et cette expression presque vulpine qu’il a lorsqu'il sait quelque chose que Dick ignore.

« Aww, Dick, si tu voyais ta tête. Il t’a bien attrapé, hein.

- Je suppose que oui. »

Il lève sa bière et la fait cliqueter contre celle de Dick.

« Aux gamins qu’on n’attendait pas et qui changent notre vie. »

Et c’est une partie de sa réponse, suppose Dick. Parce que dit comme ça, il n’y a aucun doute. Peu importe que Damian reste ou non son Robin, peu importe qu’il soit le fils de Bruce. Il est sa responsabilité, d’une manière fondamentale dont il n’avait pas conscience jusque-là. Et il se battra pour le garder si le moment vient.

« Tu aurais dû me dire que Harper Livraison donnait aussi de la psychothérapie », plaisante-t-il.

« Que puis-je dire, je suis un homme aux multiples talents, tu devrais le savoir depuis le temps…

- Merci d’être venu.

- Tu en aurais fait autant. Et on te voit tellement peu souvent, je n’allais certainement pas laisser passer l’occasion de venir me biturer en ton auguste compagnie.

- Menteur, si tu avais voulu qu’on se bourre la gueule, tu n’aurais pas amené des blanches et insisté pour qu’on aille manger.

- Que veux-tu, c’est le lourd poids de la responsabilité et de l’expérience…

- Maintenant que Bruce est… » Il ponctue d’un vague geste de la main pour indiquer résurrection et tout le tintouin, « je devrais avoir plus de temps pour venir vous voir.

- Ce serait cool, parce que- ha, Dick, on a de la visite. »

Roy s’est interrompu, fixe l’entrée et avant même que Dick n’ait tourné la tête, il devine à son ton tout ce qu’il y a à savoir.

Le grelot de la porte tinte gaiement et Bruce se tient dans l’encadrement, vêtu d’un manteau mi-long et encore auréolé de la vapeur de son souffle dans l’air froid. Puis il s’avance de quelques pas à l’intérieur, referme derrière lui et refuse d’un geste courtois le menu tendu par la serveuse.

Le regard de Roy navigue entre eux deux le temps que Bruce traverse la salle. Il se lève et attrape sa veste.

« Je pense que vous avez des choses à vous dire.

- Tu n’es pas-

- Obligé ? Ne soit pas ridicule, Grayson... Il y a toujours une chambre d’ami de libre à la tour ?

- Prends mon badge, tu es sur la liste des invités autorisés. Tu es sûr que-

- Dinah s’occupe d’amener Lian à l’école demain matin. Et comme ça tu sais où me trouver si ça se passe mal.

- Roy- »

Le rouquin serre l’épaule de Dick puis s’éloigne. Il salue Bruce en le croisant et échange avec lui quelques mots à voix basse, des platitudes sur le fait qu’il ne soit pas mort, si Dick en croit les réponses qu’il lit sur les lèvres de Bruce. Roy ajoute quelque chose de plus, épaules soudain tendues dans une posture presque belliqueuse et Bruce se contente de hocher la tête une fois, puis de le suivre des yeux jusqu’à ce qu’il soit sorti du diner.

 

« Bruce, » soupire Dick quand ce dernier s’arrête face à lui, de l’autre côté de la table. « Toi ici, quelle surprise. Le monde est vraiment petit, tu ne trouves pas ?

- Jason n’a rien de cassé, » répond Bruce sans préambule, choisissant d’ignorer le sarcasme. « Il aura un beau bleu, mais rien qui ne disparaisse d’ici la semaine prochaine. »

Dick hausse les épaules.

« Il l’a bien cherché. Puisque tu as fait tout ce chemin pour me donner de ses nouvelles, tu prendras bien un siège ? »

Bruce hésite un instant puis enlève son manteau, révélant un pull noir en dessous. Prêt-à-porter de bonne qualité, note Dick, mais pas tant qu’il dépare totalement dans le décor un peu miteux. Et puis après tout, c’est la nature des diners24/24 que d’être le point d’échouage des citadins à la dérive, quelle que soit leur classe.

« Je m’inquiétais », admet Bruce en se glissant sur la banquette en skaï avant de repousser l’assiette à demi entamée de Roy. « Ce n’est pas ton genre de te laisser provoquer par Jason.

- Ce n’est pas mon genre non plus de paniquer au point de me retourner contre toi. »

Une étincelle de surprise vite étouffée traverse le visage de Bruce et Dick se rend compte qu’il en a trop dit. Il n’est pas ivre, mais se confier à Roy a en partie érodé sa retenue et maintenant que les vannes sont ouvertes, il est difficile de les refermer.

« C’est ce qui s’est passé ? », demande l’autre homme d’une voix neutre, « Contre moi spécifiquement ? »

Rien ne sert de mentir.

« Oui. »

Bruce encaisse.

« Ha. Et qu’a dit Jason ? »

Dick lève les yeux au ciel.

« Tu as vu l’enregistrement, non ? Tu veux vraiment que je le répète ? On ne joue plus l’évitement ? »

Bruce hésite, puis pose les mains à plat sur la table.

« L’évitement ne nous réussit pas, je crois. J’ai essayé de te laisser de l’espace et du temps, mais… ça n’arrange rien, non ?

- Et après toutes ces années, tu choisis maintenantpour retourner ta veste, ça ne pouvait pas attendre demain ? Et moi qui croyais que tu étais le stratège de la famille… »

Quoique techniquement, si son but est de tirer les vers du nez de Dick, Bruce a au contraire parfaitement choisi son moment. C’est un coup bas peut être, mais certainement un coup de maître. Dick n’arrive même pas à lui en vouloir.

« Si tu préfères, on peut rentrer, et en reparler demain.

- Et repousser la conversation d’une nouvelle dizaine d’années ? » Dick inspire, expire doucement. « Non, tu as raison. Au point où on en est, autant percer l’abcès. On fait ça comment. Questions-réponses ? Chacun son tour ? On a un temps de parole déterminé comme dans un débat politique ? »

Bruce est un instant déconcerté par sa défiance abrasive, ce qui provoque une petite étincelle de satisfaction vindicative chez Dick. Après tout, il s’apprête à déposer ses tripes sur la table de formica mal nettoyée du diner, la moindre des choses est que l’inconfort soit partagé.

Il prend un instant pour réellement observer Bruce sous la lumière peu flatteuse des néons, d’effacer toutes les années entre eux et de le considérer comme s’il était un inconnu. Un homme aux traits volontaires et durs, au regard intelligent, séduisant lorsque son visage s’anime. Il ne fait pas ses presque quarante ans. Pour un bon observateur, sa largeur d’épaule et sa manière de se tenir quand il ne se soucie pas de l’image qu’il projette trahiraient des racines militaires.

S’il ne le connaissait pas, c’est un homme par lequel Dick pourrait être attiré, malgré ou peut-être en partie à cause du danger évident qu’il dégage. Mais s’il ne le connaissait pas, il ignorerait tout de ses secrets et de ses faiblesses, de ses blessures qui ne guériront jamais, de sa douceur réticente. Il ne saurait pas qu’être en sa présence est parfois comme être emporté par une avalanche, il n’aurait jamais été témoin de son charisme formidable, de sa volonté, de son intransigeance, aussi. Ne l’aurait jamais vu faire le silence dans une pièce rien qu’en y pénétrant, ne l’aurait vu ni souffrir, ni triompher. N’aurait jamais pu voir son sourire, la manière rare dont il se détend parfois.

Il repousse à son tour son assiette, ouvre ses mains en miroir de la position de Bruce, cherche son regard.

« Roy a raison », dit-il, « il est plus que temps que nous parlions. »

Laisser un commentaire ?