Oleum et Operam
8.
« Robin, Epouvantail ! », aboie Dick.
Il sort son masque respiratoire de sa ceinture en même temps : l’appel lui coûte une inspiration de plus, mais au moins Damian est prévenu, va passer le message. Un seul contaminé suffit.
À la manière dont la sueur perle soudainement sur le visage de Lang et au vain mouvement de recul qu’il a au moindre geste de Batman, le gaz commence à faire effet. En une poignée de secondes, toute trace de la détermination agressive dont il a fait preuve à l’entrée fracassante de Batman a disparu. Dick sent son propre pouls accélérer, les bords de sa vision deviennent gris et flous. La rapidité de la réaction pointe vers une nouvelle version du gaz de terreur mis au point par Crane, une pour laquelle ils n’ont pas d'antidote. C’est mauvais mauvais mauvais.
Les détonations de kalachnikov à l'extérieur de la pièce le font tressaillir violemment, mais ont l’avantage de le remettre en mouvement. Dehors, il peut entendre les jurons étouffés de Robin qui protège ses arrières des sbires déterminés à récupérer le parrain - ou peut-être Yun Su Mi, qui sait combien d’hommes au sein de la Triade sont à son service ?
Déjà le faciès de jute de l’Epouvantail devient source d’angoisse, fendu qu’il est d’un sourire sombre et grimaçant. Dick se mord la langue pour se forcer à rester concentré, ne pas laisser la détresse à l’idée d’échouer si près du but le submerger.
« J’espère que vous tiendrez votre part du marché, Su Mi », crache l’Epouvantail d’une voix distordue. « Je m’occupe de la chauve-souris pour vous et je repars avec les échantillons de votre drogue télépathique. »
Le masque qu'elle maintient sur son visage l'empêche de répondre à voix haute, mais elle hoche la tête affirmativement et s’éloigne de lui le long du mur. Dans d'autres circonstances, Dick serait certainement impressionné par l'opportunisme et l'intelligence de Su Mi, surtout si elle a mis son plan en place durant le peu de temps de battement qu’elle a eu... Mais le danger immédiat vient de Crane et du fusil à tranquillisants modifié qu’il tient - il a toujours trouvé les armes à munitions classiques terriblement plébéiennes. Qui sait quelles autres concoctions chimiques dévastatrices peuvent contenir les capsules ?
Crane esquive de peu un batarang, s'abrite derrière le bureau et ouvre le feu une première fois, sans faire mouche. Dick ignore délibérément la pulsion frénétique qui le pousse à se mettre à couvert - ne le laisse pas te mettre en joue, il ne doit pas te toucher, danger, dangerdangerdanger ! - et franchit le bureau d’un bond, s'abat sur l’homme avant qu’il ait eu le temps de réajuster sa ligne de mire. Le projectile se perd contre un mur tandis que Dick bloque la main qui tient l’arme loin de son corps, braquée sur le vide. Crane le chimiste est à craindre, mais sur le plan physique, l’Epouvantail ne fait pas le poids. Il se débat faiblement et malgré les sueurs froides qui glacent à présent Dick et les murs qui se referment sur lui, il n’a aucun mal à l’immobiliser, le forcer à lâcher prise.
Le bourdonnement du communicateur le déconcentre un instant.
« Ici Hood, je crois que ce n’est pas seulement l’étage où sont B. et mini-moi qui est contaminé, un type vient de se défenestrer en me voyant...
- Ici Alpha, je confirme, j’ai un début d’émeute dans les niveaux inférieurs, avec quelques réactions d’hyper agressivité...
- C’est pas le mélange habituel ! » grogne Robin entre deux coups de feu.
« Il faut couper l’air conditionné du casino... Hood, c’est toi le plus proche- »
Son instinct, ou plus probablement une bouffée de paranoïa,poussent Dick à pivoter : la balle qui visait sa tête se loge dans son armure au niveau de l’épaule. Sa cuirasse se déforme, mais tient bon ; la douleur est un instant aveuglante. À si courte portée, l’impact est suffisant pour le faire reculer de quelques pas, l’envoyer bouler dans une chaise, toujours fermement agrippé à l’Epouvantail. De l’autre côté du bureau, Yun Su Mi fait à nouveau feu et un montant explose dans une pluie d’échardes près du visage de Dick : elle a ramassé le pistolet de Lang, et si sa posture indique qu’elle n’est pas une tireuse aguerrie, il n’y a guère besoin de pratique pour descendre un éléphant dans un couloir.
La panique envahit à nouveau Dick, mais elle est familière, celle qui l’envahit toujours un instant face à une menace physique et qui ne disparaît jamais totalement. Il l’a depuis longtemps maîtrisée et même si le poison la rend plus mordante, plus viscérale, il n’en perd pas pour autant ses moyens. Le batarang part à l’instant où elle presse la détente pour la troisième fois.
« Ici Oracle, Batwoman et Question sont en route, arrivée prévue dans trois minutes. Le SWAT est presque là et les pompiers sont prévenus que le Dragon est contaminé : ils n'essaieront pas d’entrer sans casque.
- B., statut ? »
Dick lutte pour reprendre son souffle. La dernière décharge l’a cueilli en plein torse ; la douleur du choc irradie dans toute sa poitrine.
Les hallucinations commencent : il est à peu près certain que les dragons de bois ne sont pas en train de quitter les pieds de la table pour l’attaquer et que le monst- non, le monstre qui se débat, griffe son visage pour tenter de lui arracher son respirateur est réel : Crane.
« Robin, quel est le statut de B. ? Tu as un visuel ?
- Négatif, Alpha ! Je suis coincé dans le couloir, ces connards ne lâchent pas l’affaire... »
Dick roule sur lui-même et attrape dans l’élan la tête de l’Epouvantail, l’écrase de toute sa force contre le plancher, une fois, deux fois.
Crane cesse de bouger.
Dick se hisse à quatre pattes, chancelant mais déjà à la recherche du danger suivant. En vain : Su Mi a disparu. À l’endroit où elle se trouvait gisent revolver et batarang dans une flaque de sang, preuve qu’il a fait mouche. La main, sûrement, ou elle aurait emporté l’arme dans sa fuite.
Toujours épinglé au mur, replié sur lui-même, Lang geint faiblement et Dick est assez lucide pour reconnaître les signes d’une très mauvaise réaction à la toxine. Il ne peut rien pour lui, l’homme devra attendre l’arrivée des secours... Dick se contente de le menotter comme Crane, tressaillant sans pouvoir s’en empêcher à chaque détonation lointaine.
Contre le mur, il découvre le mécanisme qui a propagé le gaz dans le bureau, une petite boîte asymétrique manifestement bricolée maison, dotée d’un réservoir verdâtre et d’un mini ventilateur. La concentration qu’il a inhalée est sans doute beaucoup plus élevée que celle diffusée via le système d’aération. Il coupe l’alimentation de la machine, même si ça revient à verrouiller le coffre après que la banque ait été braquée...
« Batman, tu me reçois ? Ici Alpha. Batman ? »
La voix de Bruce le fait sursauter et se recroqueviller, empli d’une terreur abjecte qui lui noue la gorge.
« Batman ? Batman ? »
Il ne peut pas répondre : il a échoué. Yun Su Mi s’est enfuie et il a une fois de plus prouvé à quel point il était indigne de la cape, du masque. Indigne de Bruce.
« Batman ? »
L’idée même d’ouvrir la bouche et d’annoncer qu’il n’a pas été à la hauteur est physiquement abhorrante, presque suffisante pour déclencher une crise d’hyperventilation. Il lui faut un effort surhumain pour se mettre en mouvement, trébucher jusqu’à l’ouverture qu’il a taillée dans le mur.
Sur sa droite, le couloir. Robin tient l’angle et empêche la sécurité de Lang de les prendre à revers... La fuyarde est certainement partie vers la gauche.
Chaque inspiration est douloureuse, mais le mélange de terreur et de psychotropes est plus que suffisant pour lui permettre de l’ignorer, même à présent que son contrôle sur lui-même s’effiloche. La peine n’est qu’une arrière pensée quand il s’élance dans le couloir à la poursuite de Su Mi, laissant derrière lui son Robin et sa culpabilité déchirante.
La femme a deux bonnes minutes d’avance, mais elle est blessée et la perspective de se racheter en la capturant pousse Dick au delà de ses limites, lui permet de continuer.
« Batman, réponds-moi ! »
Il coupe le communicateur, incapable de supporter l’effet que la voix de Bruce a sur lui, l’inquiétude audible qu’il ne mérite pas.
Une discrète trace de sang sur la porte d’une issue de secours le mène dans une cage d’escalier, où il tombe sur une femme échevelée en robe de soirée. Elle a un mouvement de recul instinctif en le voyant, mais se reprend vite, l’attaque avec un cri aigu et un escarpin au talon aiguille d’apparence redoutable.
Il pare le coup sans hésitation et lui soustrait son stylet improvisé - qui n’est pas une de ses chaussures, remarque-t-il avec une certaine perplexité - avant de s’engager sans ralentir dans les marches, guidé par l’écho de pas précipités qui lui parvient depuis les étages inférieurs. Ce n’est que quelques niveaux plus bas qu’il se rend compte qu’il a encore l’escarpin rose en main, tenu comme un batarang, et le laisse tomber.
Il croise quelques autres clients désorientés durant la descente, mais le flux de l’évacuation s’est tari et aucun d'entre eux ne le ralentit : ils se contentent de se plaquer aux murs sur son passage.
Il émerge de la cage d’escalier sur les talons de Yun Su Mi. Celle-ci a trouvé en route un petit groupe de gardes, qui l’entourent et lui ouvrent le chemin tandis qu’elle se dirige à travers la terrasse vers les jardins et la sortie la plus proche, téléphone à l’oreille. Si sa mémoire ne le trompe pas, il y a dans cette direction un accès de service réservé aux jardiniers - et normalement verrouillé...
À leur langage corporel, il est manifeste que les trois hommes ont été infecté par le gaz. Même à distance, Dick peut voir les frémissements anxieux de leurs épaules, leurs prises convulsives sur leur armes et la sueur luisant sur leur peau dans la lumière électrique. Mais Su Mi est parvenue à les galvaniser, à leur donner un but, une mission sur laquelle se focaliser qui maintient la terreur éloignée et leur permet de fonctionner efficacement. Cette femme est redoutable.
Les éclats bleus et rouges des gyrophares sont visibles par intermittence au-delà de la grille, à l’opposé de la direction dans laquelle se dirigent les fuyards. Les sirènes des pompiers, des ambulances et de la police se mêlent au vrombissement familier de l’hélicoptère du SWAT, en vol stationnaire de l’autre côté du casino, pour lui vriller les tempes.
Les gardes ne se sont pas aperçus qu’ils étaient filés et il profite du couvert d’un bosquet décoratif pour se rapprocher d’eux par le flanc : l’alimentation des lanternes à été arrachée dans la confusion et cette partie du jardin est plongée dans l’ombre. Elle est aussi quasiment déserte et il arrive rapidement à portée. La paranoïa des hommes de main signifie qu’ils prennent toutes les précautions dans leur progression, malgré les gestes pressants de Yun Su Mi qui leur enjoint d’accélérer le rythme.
Un regard en arrière l’assure qu’il n’y a plus à proximité de civils susceptibles de recevoir une balle perdue ou d’être pris en otage. Il passe à l’action, utilise ses deux derniers batarangs pour désarmer coup sur coup les deux cerbères les plus éloignés de lui, avant de fondre sur le troisième.
Il entend vaguement Su Mi crier des ordres indistincts dans son téléphone - pas le temps de se poser de question : aiguillonné par l’effroi, son adversaire utilise la kalachnikov rendue inutile par le corps à corps comme une batte de baseball et tente de le frapper à la tête avec.
Le bougre se débat comme un forcené et Dick a besoin de tout ce qu’il lui reste de concentration pour prendre le dessus. Son crâne lui donne l’impression qu’il va se fendre en deux... À ce point de la soirée, il est dans un tel état qu’il lui faut une très longue poignée de secondes pour analyser cette nouvelle sensation qui l’assaille, l’identifier pour ce qu’elle est.
La panique est en bonne voie pour laisser place au désespoir.
« Oh, c’est une blague », gémit-il en essayant de remettre en place ce qui reste de ses protections télépathiques martyrisées.
Un point de pression vicieux le débarrasse de son opposant et il tente de se remettre en mouvement, tombe à genoux avec un râle et vomit de la bile sur l’herbe sombre.
Devant lui, Su Mi a atteint la porte de service qui a été forcée de l’extérieur, trou béant dans lequel se tient une silhouette indistincte - Vorakov, songe Dick au travers de sa résistance véhémente, du voile de douleur qui empoisse son esprit, Vorakov...
À ses côtés, les deux hommes qu’il a désarmés se reprennent. Il ne peut plus se fier à sa vision, qui se résume à présent à un mélange fauviste de formes et d’impressions mouvantes dans un camaïeu de bleu-gris et d’ombres agressives.
Il est à peu près certain d’avoir touché le fond.
Il est vite détrompé quand la tâche plus claire qu’est Su Mi trébuche et tombe, qu’une silhouette obscure s'abat sur les séides en train de se relever.
Oh Seigneur, c’est Bruce BruceBruceBruce et le spasme de recul de Dick est incontrôlé, viscéral. La présence dans sa tête perçoit son effroi, tente de le canaliser,Danger, attaque, attaque ! Tue ! Mais aussi paniqué que soit Dick, c’est bien insuffisant pour qu’il se retourne contre Bruce - Alpha, il devrait penser Alpha... À la place, sa main se referme sur le batarang logé dans le mécanisme d’un des AK-47 abandonné à terre. La pression entre ses tempes se fait urgente, insupportable, mais malgré tout il parvient à rassembler suffisamment de coordination pour s’enfoncer le batarang dans la cuisse. La pointe fulgurante de douleur ne dure pas bien longtemps, mais elle interfère, juste assez pour lui permettre de reprendre un instant le contrôle de lui-même.
« Vorakov », parvient-il à articuler entre des lèvres qui ne lui semblent pas être les siennes.
Bruce n’a pas besoin de plus. La vision distordue de Dick le laisse entrevoir une fraction de seconde sa grimace dangereuse, puis il charge,de toute sa vitesse et sa masse, droit vers le télépathe.
La soirée n’a pas été tendre non plus avec le mercenaire et avec une vague de soulagement Dick peut le sentir se retirer précipitamment de son esprit, juste avant l’impact. Bonne chance à lui, s’il veut se mesurer aux protections de Bruce, songe-t-il avec une satisfaction mauvaise.
Ses propres facultés mentales sont bien meilleures sans la présence destructrice dans sa tête. Enfin, tout est relatif : il n’est plus que drogué jusqu’aux yeux et hors de lui de douleur et de peur, plutôt que drogué jusqu’aux yeux, hors de lui de douleur et de peur etsous attaque télépathique qu’il n’a aucune chance de contrer. En vérité son esprit est un fouillis indicible et il ne fonctionne plus que par instinct, poussé par la nécessité de capturer Yun Su Mi. C’est la seule chose qui l’oblige à se relever une nouvelle fois, lui donne la force et la concentration nécessaires pour assommer définitivement le dernier garde déjà bien malmené par Bruce, puis pour tituber jusqu’à la femme, qui est en train de se remettre debout.
Elle tente de lui échapper, mais elle est à court de stratagèmes et ne peut se mesurer à lui, même dans le piètre état dans lequel il se trouve. Il la menotte avec plus de brutalité qu’il n’en userait en temps normal avec une non-combattante, frénétique à l’idée qu’elle puisse peut-être encore se dérober.
Quand il relève enfin la tête, c’est juste à temps pour voir Vorakov jouer du couteau avec une dextérité franchement injuste venant d’un type qui est sensé avoir au moins une bonne commotion cérébrale. Son coeur soubresaute dans sa poitrine lorsque l’éclair blanc de la lame frôle la forme dansante qu’est Bruce. Pour sa vision défaillante, le combat dans la pénombre prend des allures de lutte cauchemardesque, titanesque. Il ne peut que rester figé où il se trouve, ramassé sur lui-même aux côtés de Yun Sun Mi, tremblant et finalement au bout de ses ressources, le coeur au bord des lèvres.
Malgré ses réflexes émoussés, Bruce est toutefois plus frais que Vorakov : dans un enchaînement que Dick a du mal à suivre, il parvient à pénétrer sa garde, couronne deux touches au plexus par un coup parfaitement placé sur le front, qui l’achève finalement. Le mercenaire tombe face contre terre et Bruce- non, Alpha, Alpha est immédiatement sur lui. Il entrave ses bras dans son dos avec des fers spéciaux qui feraient pâlir d’envie les équipementiers de la police de Gotham, le soulage de son arsenal en un temps record.
Ensuite, seulement, se tourne-t-il vers Dick.
Sa peur de Bruce et sa peur pour Bruce l’ont momentanément figé, mais Vorakov hors service, il bat en retraite précipitamment quand Bruce amorce un geste vers lui. Il chancelle en arrière, le souffle court, continue de reculer à croupetons, incapable de penser au delà de la seconde suivante, au delà du fait qu’il n’a pas été à la hauteur et qu’il ne faut pas que Bruce le voit comme ça, qu’il ne peut pas endurer sa déception une fois de plus.
« Batman, du calme, c’est moi, Alpha. »
Bruce esquisse un geste vers lui, tente de l’apaiser, mais sa proximité ne fait qu’aviver la terreur de Dick qui se débat sans plus aucune apparence de maîtrise, rue et frappe l’autre homme à l’épaule quand ce dernier tente de s’approcher.
Il peut l’entendre parler dans son communicateur, mais est incapable de donner un sens aux mots, lutte désespérément pour s’éloigner un peu plus.
« Batman, c’est moi, concentre-toi sur ma voix, tu as été drogué, écoute-moi...
- Non, non... »
Un crochet erratique manque de cueillir Bruce au visage, paré à la dernière seconde, et Dick profite de l’ouverture pour tenter de se redresser, ramper plus loin et-
Et soudain Bruce bouge, si rapidement que Dick le voit à peine, l’éclair d’un batarang vers Yun Su Mi qui s’effondre, assommée, puis il est sur Dick, le pousse au sol d’une prise contre laquelle il se convulse, au delà des mots, ne laissant plus échapper que des sons de détresse inarticulés.
Bruce utilise son poids pour l’immobiliser, absorber les coups désordonnés.
« Batman- Nightwing, écoute-moi... »
Il parvient à le retourner et à le plaquer face contre terre, bras maintenus dans le dos par une clé ferme, dont l’élancement se perd presque au milieu du déluge d’informations contradictoires que lui délivrent ses sens. Il continue de se débattre, visage dans l’herbe froide, aveugle et tremblant d’une terreur irrationnelle.
« Shh, c’est moi. Concentre-toi, Dick, tu es en sécurité... »
Il saisit à peine les mots, mais il distingue son prénom, prononcé d’une voix basse, normale.
« Ça suffit, Dick, ne bouge plus, je suis là... »
Plus que la sensation de la main refermée sur sa nuque au travers du casque, c’est la présence de Bruce qui l’ancre... La masse du corps contre le sien, l’ordre murmuré dans son oreille le ramènent à lui-même, le forcent à l’immobilité. C’est un réflexe si profondément enraciné, confiance et obéissance mêlées... Et d’un coup il arrête de lutter, laisse ses muscles se détendre. Il est toujours parcouru par des frissons intermittents, mais la frénésie de son souffle s'apaise et il peut de nouveau se concentrer, tenter de reprendre contrôle par lui-même.
Quand le son de plusieurs personnes atterrissant non loin le fait tressaillir, Bruce accentue un peu la pression avec un murmure de réconfort, déplace son centre de gravité pour pouvoir se redresser et faire face aux arrivants tout en continuant à le maintenir.
« Alpha, tout va bien ?
- B. ? »
Dick ne discerne que des silhouettes, mais les voix sont celles de Tim et Steph. Red Robin et Batgirl.
« Je m’occupe de lui », gronde Bruce. Su Mi et Vorakov sont appréhendés, assurez-vous que le GCPD les arrête. Qu’ils prennent toutes les précautions nécessaires avec Vorakov. Il ne faut pas le sous-estimer. »
- Je m’en charge », promet Tim sans hésiter, sans poser plus de questions. Dick lui en est infiniment reconnaissant. Stéphanie s’attarde un instant, manifestement inquiète, jusqu’à ce qu’un « Du vent ! » autoritaire aboyé de Bruce ne la fasse détaler pour rejoindre son cadet auprès des criminels inconscients.
Il peut les entendre entraver les gardes, avant de se charger de Su Mi et Vorakov pour les ramener vers le casino. Il se concentre un long moment sur sa respiration, s’efforce de la calquer sur celle, ample et calme, de Bruce. Ce dernier se rend très vite compte de ce qu’il fait et la garde régulière, tout en continuant de lui murmurer des mots d’apaisement, autant d’ancres que Dick peut utiliser comme points focaux, comme lignes le guidant vers la surface.
« Ça va », rauque-t-il finalement. « Je... »
Bruce laisse doucement aller la clé de bras, avec précaution pour ne pas aggraver la douleur dans son épaule, puis le libère de son poids.
« Crane avait un fusil à tranquillisants. Tu as été touché ? »
Dick roule sur son dos, secoue faiblement la tête avant de détourner le visage vers l’ombre protectrice.
« Juste le gaz et Vorakov.
- Robin est avec l’Epouvantail et Lang en attendant que le GCPD ne vienne les récupérer. Il y a un bon kilo de drogue dans le bureau, le DA ne manquera pas de chefs d’inculpation. Ni lui ni Su Mi ne s’en tireront.
- Bien. Des blessés ?
- Quelques bosses et bleus chez les civils ; Hood a pris une décharge d’un peu trop près, mais rien de grave. Les renforcements pare-balles de sa veste l’ont protégé. »
Sa main est toujours sur la nuque de Dick et dans sa gorge pulse une nausée brûlante, le goût âcre de la honte qui supplante à présent la peur.
Il se redresse avec précaution et jette un regard en coin vers Bruce, reconnaissant des lentilles blanches qui masquent la direction de son regard. Sa vision reste vacillante et la pénombre nocturne n’aide pas, mais il peut distinguer le pli dur de sa bouche, la tension crispée de sa mâchoire. La déception silencieuse est presque pire que s’il avait prononcé les mots à voix haute.
Il ferme les yeux, juste un instant, puis se force à les rouvrir. Ça suffit.
Ses gestes sont encore imprécis quand il se lève, mais il parvient à le faire d’un seul mouvement. La dextre de Bruce retombe et il fait un pas en arrière, laisse Dick se tenir debout sans assistance. Inspiration, expiration. Il réactive son communicateur. Il peut le faire.
« Oracle, ici Batman. Gordon est déjà arrivé ? »
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De longues heures s’écoulent avant que le cirque autour du Dragon Rougene s'apaise finalement.
Dick est resté suffisamment longtemps pour s’assurer que le GCPD collectait tout ce qui devait l’être et voir Vorakov disparaître dans un des transports spéciaux de prisonniers du DEO. Le GCPD n’est ni formé ni équipé pour contenir les metahumains, et même le FBI aurait eu du mal avec un télépathe de la classe de Vorakov... Ce n’est pas une solution totalement satisfaisante et malgré les assurances de Batwoman, il n’est pas certain que leDepartment of Extranormal Operations ne va pas tenter de se mettre le mercenaire dans la poche et conclure un marché pour sa liberté en échange de sa coopération... Mais le DEO est leur meilleure alternative. L’autre option est simplement inenvisageable.
Malgré sa surveillance, Dick ne s’est montré que le temps d’échanger quelques mots avec le commissaire, qui lui a jeté un regard soucieux derrière ses lunettes d’écailles. Il a fait mine de ne pas le remarquer et s’est fondu dans l’ombre dès que l’attention de l’homme a été détournée par un de ses officiers. Robin, Batwoman et Question se sont chargés d’interagir quand il le fallait avec les forces de l’ordre : Robin hargneux et impatient, les deux femmes professionnelles et efficaces, avec à peine un instant d’hésitation quand leurs chemins se sont croisés. Batgirl et Red Robin sont repartis en chasse des derniers dealers encore dans la nature et Dick s’estime heureux que Red Hood se soit simplement volatilisé avant de rencontrer le moindre flic. C’est moins de problèmes pour tout le monde.
Bruce aussi a joué les ninjas. Dick est à peu près certain qu’il a discuté brièvement avec Gordon, mais après cela plus trace de lui. Il ne devrait pas s’en sentir si soulagé.
La voix désincarnée d’Oracle l’accompagne quand il se met en route vers la localisation des derniers clients identifiés. Il est depuis longtemps habitué à reconnaître ce qui est Barbara sous les inflexions mécaniques, dans les hésitations et le débit, la manière de peser les mots… Son inquiétude est audible quand elle lui demande s’il est sûr d’être d’attaque.
Ses blessures le lancent et il se sent aussi peu frais qu’un morceau de barbaque abandonnée au soleil, mais il l’assure sèchement que oui. Il n’a pas été à la hauteur, le moins qu’il puisse faire est de suivre l’opération jusqu’au bout. Laisser le moindre gramme de TX3 derrière eux au point où ils en sont rendrait tous leurs efforts caducs.
Il n’est pas certain qu’elle le croit, mais il n’a pas l’énergie de lui mentir efficacement.
Robin le rejoint à mi-chemin, le long des unités de climatisation sur le toit d’un immeuble, grimace désapprobatrice fermement en place.
« Tu m’as laissé », accuse-t-il. Dick devrait probablement se sentir plus coupable que cela, mais il a déjà utilisé toutes ses réserves d’auto-flagellation cette nuit. Il n’éprouve plus qu’une fatigue immense et anesthésiée.
« J’ai respiré le gaz de Crane », répond-il seulement.
Robin relève le menton.
« Ce qui prouve que ton jugement n’était pas des plus fiables. Et pourtant tu as trouvé que c’était une bonne idée de repartir tout seul sans même nous prévenir, encore plus blessé qu’avant.
- Robin, boucle-la. »
Mais évidemment Damian ne sait pas quand s’arrêter. Il hausse la voix pour se faire entendre par dessus le vacarme des compresseurs.
« Tu t’es à nouveau battu contre Vorakov ? Père m’a dit que sa télépathie était vraiment très puissante... » Il se racle la gorge et se rapproche un peu, ignorant la crispation de Dick. « Je peux finir la mission tout seul, tu sais...
- Il reste du travail.
- Que d’autres peuvent faire », intervient la voix de Tim. Il atterrit sur une margelle puis descend d’une marche supplémentaire pour être à la même hauteur que Dick. Le regard qu’il pose sur lui s’arrête très délibérément sur les impacts de balles qui marquent son costume (les chercheurs de la R&D de Wayne Entreprise méritent une sacrée prime pour leur nouvel alliage pare-balles) ; sa blessure sommairement bandée à la cuisse, là où il a planté le batarang.
À la grande surprise de Dick, Robin ne prend pas son aîné à partie. Il acquiesce au contraire avec ferveur.
« C’est ma responsabilité », réplique sèchement Dick en se détournant, mais Timothy l'agrippe par le bras avant qu’il n’ait pu prendre suffisamment d’élan.
« Si j’étais dans ton état, tu serais déjà assis sur moi en menaçant de m’assommer si je ne rentre pas soigner mes blessures. Vorakov est un télépathe de Classe 8, et pour couronner le tout tu as inhalé une sacré dose d’une variation du gaz de peur dont on ne connaît pas tous les effets secondaires... » Il désopacifie les lentilles blanches qui dissimulent ses yeux. « C’est déjà un miracle que tu tiennes encore debout.
- Ce ne sont pas tes affaires », gronde-t-il, et Tim penche la tête.
« On croirait entendre Bruce », dit-il simplement, d’une voix si basse que Dick lit plus sur ses lèvres qu’il ne l’entend. Ce n’est pas prononcé comme une accusation, bien sûr, mais cela ne l'empêche pas de le percevoir comme tel.
Tim ne commente pas la manière dont Dick se contracte instinctivement à la mention de Bruce, mais il ne peut l’ignorer. Bruce a un historique plus qu’avéré quand il s’agit de prendre le poids du monde sur les épaules et d’envoyer chier la famille qui s’inquiète pour lui et propose son aide... C’est une tendance que Dick partage en partie, mais Tim sait fort bien qu’il s’efforce de ne pas tenir de manière arbitraire son Robin à distance, sans rien expliquer...
« Il y a pas mal de données à compiler », continue-t-il l’air de rien. « Oracle est bloquée sur la coordination et le suivi des équipes sur le terrain, elle aurait bien besoin d’une deuxième paire d’yeux pour examiner la situation dans son ensemble et s’assurer qu’on a pas manqué une piste au milieu des multiples rapports. »
Babs a effectivement mentionné quelque chose de ce genre, mais Dick était trop concentré à apaiser de nouveau son esprit et à bloquer la douleur pour lui prêter beaucoup d’attention.
« Il ne reste plus que de la traque basique à faire pour choper les derniers dealers et clients, tous les membres importants de la triade sont tombés, et tu t’es chargé des éléments dangereux...
- Il est hors de question que je laisse Robin gérer ça seul. »
Tim ne relève - charitablement - pas qu’il a laissé le dit Robin se débrouiller comme un grand une bonne partie de la soirée et qu’il s’en est parfaitement tiré.
« Si tu veux, je peux faire équipe avec lui », propose-t-il à la place, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde.
Plus surprenante encore est la réaction du Robin en question. Plutôt que de vouer Timothy aux gémonies pour cette suggestion et jurer qu’il préférerait l’égorger plutôt que de se plier au moindre ordre de “l’Ursupateur”, Damian s’agite d’un pied à l’autre, visiblement mécontent, mais finit par laisser échapper un « Ouais, pourquoi pas, c’est une bonne idée... » qui laisse Dick stupéfié.
Voyant que sa prestation n’a pas été très convaincante, Damian se redresse un peu plus et croise les bras sur sa poitrine.
« Ce sera l’occasion de lui montrer ce qu’est un vrai Robin.
- Et tu suivrais ses ordres ?
- … s’ils ne sont pas stupides au possible... Après tout, il a été entraîné par Père, il doit être un minimum compétent.
- Alors c’est réglé », sourit Tim sans laisser à son aîné le temps d’en placer une. « On s’occupe de ton dealer, et tu retournes à la Cave. » Il lui lance un trousseau de clés que Dick attrape au vol par automatisme. « La Red Bird est garée au pied de l’immeuble, ne t’inquiète pas pour moi, je me débrouillerais pour rentrer ! »
Et sur ces mots, les deux Robin disparaissent comme un seul homme par-dessus le rebord du toit, le laissant planté là les clés à la main.
Saletés de petits rouges-gorges manipulateurs.
Au bout d’un petit moment il soupire, et porte la main à son communicateur.
« Bien joué, O.
- De rien », répond Barbara, « Tu ne m’écoutais pas, donc j’ai été forcée de prendre des mesures plus radicales.
- Comment as-tu réussi à convaincre Robin de jouer le jeu ?
- Secret professionnel. Mais tu peux t’estimer heureux, si ça n’avait pas marché mon second choix était Alpha.
- …
- C’est bien ce qu’il me semblait.
- Je...
- Pas la peine de me remercier. Par contre tu peux bouger tes délicieuses petites fesses en direction de la Cave, et plus vite que ça.
- Tu sais que ça se paiera. Je ne peux pas laisser passer ça.
- Hum hum. Rentre à la maison, B. »
Et c’est ce qu’il fait.