Oleum et Operam

Chapitre 10

7487 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 02:56

10.

 

Dick n’aurait jamais imaginé cela, se trouver face à Bruce pour un coeur à coeur dans un diner miteux aux petites heures de l’aube.

Il n’aurait non plus jamais imaginé que ce dernier soit à l’origine de la confrontation, soudainement décidé à briser le tabou qui pèse entre eux alors que Dick a fini par se résigner à sa présence, à la silhouette en creux de tous les non-dits autour desquels il navigue désormais avec une aisance née de l’habitude.

Il est en colère, se rend-il compte. Sa lassitude est en train de laisser place à la même rage qu’il a ressentie face à Jason et qu’il pensait avoir exorcisée contre le cuir du sac de boxe.

« Que veux-tu, Bruce ? »

À cela, l’homme tressaille et une étincelle de plaisir vicieux se mêle à la hargne de Dick. Il se laisse aller en arrière et ouvre sa posture dans une parodie de décontraction qui n’essaie même pas d’être crédible, appuie ses bras sur le dessus du dossier de la banquette en skaï.

« Puisque tu as écouté une conversation qui ne te regardait pas, j’imagine que tu veux discuter de ce qu’a dit Jason ? Je ne vois pas ce qui a pu particulièrement attirer ton attention pourtant... »

Bruce garde le silence et Dick s'engouffre dans la brèche dont il perçoit instinctivement les contours.

« Etait-ce le rappel que je ferais n’importe quoi pour toi ? Ou peut-être celui que je n’ai aucune attente envers toi ? À moins, bien sûr, que ce soit le fait que ma dévotion ne soit pas exactement filiale ? Mais tout cela, tu le savais déjà, je me trompe ? »

Il y a une certaine satisfaction, à utiliser ses propres faiblesses comme autant d’armes, à les exhiber ainsi, dépouillées de tout faux-semblant. La vérité nue a des angles acérés, surtout pour eux dont les ombres du secret et des non-dits sont autant de boucliers et de défenses.

Tout ce qu’il vient de dire Bruce ne pouvait l’ignorer, mais il n’en a jamais non plus reconnu l'existence et malgré des accrocs de çà de là au fil de leur relation, Dick s’est toujours accommodé de ce déni commun, lâchement soulagé que Bruce ne le force pas à affronter ses manquements...

Mais Bruce est mort ; Dick a manqué de s'asphyxier de deuil, de douleur. Que les brèches dans son armure aient toujours été tues ne lui a été d’aucune aide, alors. Et à présent que Bruce est vivant, il semble à Dick qu’il est béant et dévasté, comme si son chagrin puis sa joie avaient érodé les masques et les calfats de fortune, gangrené le silence jusqu’à ce que le secret ne soit plus une protection mais un point de rupture sur lequel il suffirait de presser pour le faire voler en éclats.

« Que veux-tu que je te dise ? Que Jay a tort ? Que je suis désolé et que ce ne sera pas un problème, que je peux rester pro, faire bonne figure ? »

Son souffle tressaute dans sa gorge et sa voix se fait brièvement rauque ; les lèvres de Bruce sont pincées et blanchies, le marbre de son visage rappelle au jeune homme les pires moments de leurs déchirures.

«  Dick...

- Tout ce qu’a dit Jay est vrai. Je peux rester pro, mais je ne suis pas désolé et je n’en peux plus de faire bonne figure. Tu n’as pas idée, Bruce.

- Alors dis-moi. C’est à cause de ta réaction au gaz de Crane ? »

Ah ! On peut faire confiance à Bruce pour ne pas perdre le nord ! Il en remontrerait à un pitbull : il ne lâchera pas l’affaire tant qu’il n’a pas les réponses qu’il veut...

Mais Dick sait aussi qu’amasser le plus d’informations possible quand il sent le danger est sa manière de procéder, un réflexe aussi profondément ancré que celui de respirer.

Dick est parfaitement conscient qu’en se mettant à nu il blesse et il mord, il met Bruce face à ses propres lignes de failles, ses propres plaies à vif. Car le fait est que les faiblesses de Dick sont à double tranchant, elles ne sont pas des failles que pour lui-même, non. Elles se propagent de proche en proche dans l’armure de Bruce, dans celle de Batman.

Il mourrait pour lui sans hésiter s’il le fallait, et il sait à quel point cela terrifie Bruce, l’impact que cela a sur sa manière de se comporter face à lui. À quel point cela a parfois manqué de détruire leur relation.

Cela d’autant plus qu’il est l’une des personnes les plus proches de Bruce, l’un des rares à le voir tout entier, masque après masque, secrets dépouillés. Son partenaire. L’admission que Dick n’attend plus rien de lui en tant qu’homme - en tant qu’ami - doit brûler, malgré les épaisseurs protectrices du Devoir, le point focal de la Mission...

Quant à ses sentiments... il n’a aucune idée de ce qu’ils inspirent en Bruce, mais il sait que ça ne peut être positif.

 

Il a beau être vindicatif, satisfait d’avoir tiré le premier sang, savoir tout cela est suffisant pour l'adoucir un peu, pour le pousser à répondre avec autant d’honnêteté que possible.

« Le gaz de l’Epouvantail, oui, parce que... »

Même s’il s’est décidé à être franc, qu’il est de toute manière trop tard pour essayer de prétendre qu’il ne s’est rien passé, c’est paradoxalement difficile à dire. L’instinct est trop profondément ancré… Même à présent, alors qu’il est justement en train de l’exprimer à voix haute, une partie de lui craint encore le poids du jugement de Bruce, son rejet s’il ne se montre pas à la hauteur et admet qu’il y a là un obstacle qu’il ne peut surmonter.

Il passe une main nerveuse dans ses cheveux, cherche le regard de Bruce et le trouve. Ne le lâche plus.

« Parce que je ne voulais pas que tu me voies comme ça, que tu penses que je n’étais pas digne de toi, du costume. Je n’ai pas besoin d’être sauvé. Mais ça a aussi été un catalyseur… Vorakov, et Jay... et avant ça, encore. Même avant que tu sois mort, avant Blüdhaven. Depuis trop longtemps... Je n’en peux plus.

- Que veux-tu ? »

C’est du Bruce tout craché : problème, solution ; mais aussi le renvoi de sa question, sans y avoir répondu. Un vrai pro de l'interrogatoire.

Dick hausse les épaules, se frotte le visage.

« Tu ne m’as pas écouté ? Je ne veux rien, je n’attends rien. Je ne voulais même pas spécialement que tu ne puisses plus prétendre ignorer tout ça, c’est toi qui insiste pour tout déballer... »

L’espace d’un instant, quelque chose de dévasté passe dans le regard de Bruce, dans les frémissements de son expression, avant d’être promptement étouffé.

« Ce n’est pas la même chose, vouloir et attendre. Réponds-moi, Dick, que veux-tu ?

- Permets-moi de te retourner la question. C’est toi qui a initié ce jeu de massacre après tout, ne me fais pas croire que tu n’avais pas un objectif en tête... » Il lève la main avec une pointe de défiance, interrompt d’un geste la protestation naissante de l’autre homme. « Qu’est-ce que tu attends de cette discussion, Bruce ? Qu’est-ce que tu veux ? »

 

Avant même de la poser, Dick sait que c’est une question difficile, que Bruce est peut-être incapable d’y répondre : il a toujours considéré ses désirs comme secondaires, ne s’autorisant que le strict minimum, les rares indulgences qui n’interfèrent pas avec l’existence ou la raison d’être de Batman. Alors les exprimer… C’est déjà un miracle qu’il accorde tant de considération à l’interrogation.

Il bascule en arrière contre le dossier raccommodé au gaffeur, bras croisés, regard bleu pensif et acéré.

« Crois-moi ou non, mais je n’ai pas de plan, Dick, je ne suis pas venu ici avec un objectif parfaitement arrêté en trois points, je n’espère rien de plus qu’une discussion, une occasion- une occasion de parler, peut-être. Je suis... désolé que mes actions par le passé t’aient amené à penser que j’agis dans un but particulier, que le fait de m'inquiéter pour toi n’est pas suffisant.

- Ça ne l’a jamais été auparavant », réplique Dick. « Que veux-tu que je crois ? Tu es un coffre-fort émotionnel, Bruce, il faut un miracle ou que quelqu’un manque de crever pour que tu consentes à admettre le moindre sentiment... »

Il est interrompu par l’arrivée de la serveuse qui tend un menu à Bruce et s’enquière avec insistance de ce qu’il veut commander. Il demande finalement un café et une bouteille d’eau avec des manières brusques qui ne lui ressemblent guère.

« Et un deuxième pour moi, double, s’il vous plaît », complète Dick avec un sourire tiré avant que la femme ne fasse demi-tour. À cet instant précis de la nuit, les avantages de la caféine l’emportent sur ceux de la bière. « Tu aurais pu être poli », ajoute-t-il sur un ton de reproche. « Elle n’a pas un job marrant... »

Bruce, qui surveillait du coin de l’oeil la serveuse en train de s’éloigner, se tourne de nouveau vers lui avec une infime grimace, mais choisit de ne pas relever.

« Quelqu’un a “manqué de crever” », répond-il à la place. « Tu t’es admirablement bien sorti d’une situation difficile face à Vorakov, mais il n’en reste pas moins que tu as subi des dégâts non négligeables. Et que tu aurais pu mourir.

- Ce n’est ni la première fois, ni la dernière. Et tu es mal placé pour parler de mourir.

- Mais peut-être était-ce une fois de trop... Le premier soir où je suis revenu, on a dit- on a dit que l’on parlerait.

- Et aussi miraculeuse l’idée soit-elle venant de toi, je ne vois pas ce que tu espérais. Ce que je ressens... Si ça n’avait tenu qu’à moi, je m’en serais débarrassé il y a longtemps... Mais ce n’est pas le cas, et parler n’y changera rien... Et à part nous lancer dans une thérapie familiale, je ne vois pas-

- Dick », coupe Bruce, de son ton qui signifie qu’il va trop loin, et Dick voit brièvement rouge, ne le laisse pas poursuivre.  

« Non. Je sais que je n’ai pas été à la hauteur, que je ne suis pas ce que tu attends de moi... Mais je ne suis pas désolé Bruce, je ne le serai jamais et il va falloir commencer à t’y faire. Je suis-

- Tu n’as aucune idée de ce que j’attends de toi.

- Ha non ? Rien à voir avec le parfait petit soldat, la Mission avant tout et le reste après ? Sauf qu’il n’y a pas d’après... »

Dick a haussé la voix malgré lui et se reprend en plein milieu de phrase, baissant le ton et posant ses paroles de manière à ce qu’elles ne portent pas plus loin que Bruce, que les clients du diner ne puissent saisir la conversation. Il lui vient à l’esprit à quel point il est étrange que la paranoïa de Bruce les laisse avoir cette discussion ailleurs que dans un bunker parfaitement sécurisé. Mais s’il n’y voit pas d’inconvénient, ce n’est certainement pas Dick qui va battre en retraite.

Bruce a brièvement l’air à la fois irrité et touché par sa réplique, et quand il répond finalement, sa voix est basse et intense.

« Tu me demandes ce que je veux ? Je ne suis pas infaillible, Dick, je ne suis pas- Bien sûr que la Mission est importante, mais ça ne signifie pas pour autant que je suis aveugle à ce qu’elle me coûte, à tout ce que je lui ai volontairement sacrifié, mais aussi ce qu’elle vous prend à vous tous, ce qu’elle te prend à toi... Et il faut que tu comprennes Dick... Je sais que tu n’as jamais voulu être Batman, que ce n’est pas-

- Pas voulu ? Bruce, ce n’est pas que je ne voulais pas l’être, c’est que j’ai toujours été terrifié de le devenir, d’être comme toi, froid et détaché, incapable de m’autoriser à ressentir quoi que ce soit, faisant passer la Mission avant tout le reste !

- Et pourtant, quand j’ai disparu tu as pris ma place.

- De ton point de vue, tu as peut-être disparu. Du mien tu étais mort, Bruce, et j’avais peut-être le choix, mais c’était la seule décision possible. Les autres étaient... pires encore. Inenvisageables.

- Mais même ainsi tu n’es pas comme moi, Dick. Tu n’es pas le Batman que je su- que j’étais. Tu n’as pas laissé la Mission te dévorer, te prendre ton feu et ta spontanéité... »

Il y a quelque chose d’infime dans l’expression de Bruce qui trahit à quel point il est difficile pour lui de prononcer les mots, comme s’ils étaient physiquement douloureux à faire sortir, résistaient de toute leur force. D’après l’expérience de Dick, c’est chez lui un signe à peu près certain de sincérité. « Et c’est un soulagement, tu n’as pas idée à quel point j’en suis reconnaissant.

- Tu n’as pas à l’être, c’est ça le truc », réplique-t-il, peut-être plus acerbe que ne le méritent les paroles de Bruce. « J’ai choisi, j’assume. Je ne mentirai pas en disant que mon choix n’avait rien à voir avec toi, avec les… circonstances et ta mort… Mais il est fait, à ma manière et au final, ça ne te concerne pas. Ta bénédiction a posteriori ne change rien, parce que même si tu désapprouvais, je saurais malgré tout que j’ai fait ce qui devait l’être, de la seule manière possible pour moi.

- Et je suis heureux de cela aussi. Et même si cela ne change rien tu l’as malgré tout, mon approbation.”

Ce sont des mots qu’il a passé la moitié de sa vie à attendre et il a beau dire qu’il s’est affranchi de cela, il n’en était pas entièrement certain jusqu’à ce que Bruce les prononce. Mais c’est pourtant le cas : la reconnaissance de Bruce est plaisante, une étincelle au creux de son ventre, mais elle n’est plus vitale. Elle n’est que la confirmation de quelque chose qu’il savait déjà.

“Certes. Tu me m’as toujours pas répondu. Qu’est-ce que tu veux ? »

Bruce hésite, passe une main sur son visage.

Dick soupire. Sa colère est en train de retomber, ne laisse qu’une lassitude profonde et ce sentiment compliqué qu’il ressent toujours en présence de Bruce, mais qu’il s’est résigné depuis si longtemps à ignorer. Il poursuit.

« Tu dis que je n’ai aucune idée de ce que tu attends de moi… Mais parfois j’ai l’impression que tu... que tu es resté figé sur ce que j’étais quand j’avais douze ans et que tu as cette espèce d’image d’innocence et de pureté qui n’a rien à voir avec l’adulte que je suis. Que dans un coin de ta tête, tu es persuadé que tu m’as corrompu, ou que tu as merdé quelque part... Mais je ne suis plus un enfant Bruce. J’ai choisi d’être Robin, et je ne m’en suis jamais repenti, pas un instant. Et ce serait débile de nier l’influence que tu as eu sur l’homme que je suis aujourd’hui, mais ça ne veut pas dire pour autant que c’est tout ce qu’il y a à voir, que je ne l’aie pas intégrée ou dépassée pour en faire quelque chose qui soit mien… »

Il soutient le regard de Bruce, menton relevé et muscles tendus, le mettant au défi de nier ce qu’il a si difficilement gagné pour lui-même, si chèrement payé. Il regrette à présent sa position dos au mur, qu’il remplacerait volontiers par une occasion de bouger, n’importe quel mouvement plutôt que la pression trop familière qui grandit le long de ses nerfs et dans ses mains, sur la base de sa nuque…

L’arrivée des cafés allège un instant la tension, mais la serveuse ne s’attarde pas, manifestement consciente qu’elle interrompt une conversation tendue. Puis Bruce s’étire soudainement, fait jouer ses épaules et referme ses larges mains autour de la coupe de papier qui contient son café, jusqu’à la couvrir entièrement ; inspire, expire. Son regard fuit un instant, puis revient affronter celui de Dick, qui se refuse opiniâtrement à baisser les yeux.

« Tu as raison », dit-il calmement. « J’ai toujours désiré des choses contradictoires, j’aurais voulu t’épargner le coût de la Mission, mais j’aurais tout aussi été incapable de te laisser partir. Et plus tu… t'obstinais à t’approcher de moi, à t’accrocher, plus j’étais horrifié à l’idée de t'entraîner avec moi vers le fond, vers l’ombre. Et- tu as raison, je savais déjà tout ce que Jay a dit - tout ce que tu viens de me dire - je l’ai toujours su. Mais tu n’étais qu’un adolescent, un jeune homme, et j'espérais que ce n’était qu’une passade, parce que ta loyauté était telle… est telle... Je ne voulais pas que tu aies un motif de plus de la gâcher sur moi alors que tu étais déjà si étroitement lié à la Mission ; que j’étais déjà terrifié par l’emprise que j’avais sur toi. Je ne voulais pas d’une entrave de plus, te mettant en danger par ma faute.

- Bruce-

- Et à chaque fois que je pensais que les attaches entre nous étaient finalement rompues, que tu avais pris tes distances, ta loyauté m’était toujours aquise malgré tout, tu étais toujours prêt à te jeter dans le feu, à cause de moi.

- À cause de moi, Bruce, parce que c’est ce que je suis, et il y a des choses que je regrette, mais ça, non. Jamais.

- Je le sais, à présent. Mais je m’en suis senti responsable, pendant longtemps. Même maintenant je le suis encore, parce qu’à chaque fois que tu souffres, si l’on remonte assez loin c’est par ma faute. Parce que je t’ai adopté, parce que tu es devenu Robin, parce que c’est moi qui t’ai entraîné, dans tous les sens du terme. »

Tant de culpabilité. Assez pour abattre un homme et ce que ressent Dick en retour est un mélange de compréhension et de compassion, mais aussi un instant de rage explosive et de douleur empoisonnée qui balayent tout le reste, parce que Bruce est en train de lui expliquer qu’il se sent coupable de lui.

Avant d’avoir eu le temps d’y réfléchir à deux fois il est debout, dégagé de la barrière de la table et en train de tirer Bruce hors de sa banquette par le revers de son pull. Ce dernier ne résiste pas et Dick sait que c’est volontaire, parce que tout ce que fait Bruce est un choix délibéré. Mais même ainsi la brusquerie du mouvement est suffisante pour faire vaciller la table sur son pied lesté, envoyer cliqueter à terre les couverts en inox et une des assiettes.

« Tu sais ce qui me serait arrivé si tu ne m’avais pas recueilli ? Hum ? » Dick ponctue la question d’une secousse, forçant Bruce à reculer d’un pas pour garder son équilibre. Malgré son calme, il reste roide, figé, presque comme si l’agression l’avait pris par surprise. La différence de taille entre eux est suffisante pour forcer Dick à lever les yeux pour le regarder, défiant et absolument furieux.

« Je vais te le dire. J’aurais été pris par la cour des Hiboux et je serai devenu un assassin. Ou, si on veux jouer aux univers alternatifs, dans le meilleur des cas j’aurais été placé dans une famille d’accueil, avec des gens payés pour s’occuper de moi jusqu’à ce que je sois majeur… Mais j’aurais perdu le cirque, j’aurais perdu la justice et la chance de pouvoir aider, de pouvoir changer quelque chose. J’aurais perdu ma deuxième famille et ce que je suis aujourd’hui. Et peut être même que ça aurait été des gens bien, peut-être que je ne m’en serais pas trop mal sorti et que j’aurais un boulot que je détesterais pas trop et qui mettrait le pain sur la table, peut-être même que j’aurais un chat, une femme et deux enfants... Mais je n’aurais ni Alfred, ni Babs, ni Tim; ni Damian. Je n’aurais ni Kory, ni Roy, ni Steph et Cass et Clark. Ni même Jason… Et je ne t’aurais pas toi. Alors tu peux regretter beaucoup de choses mais pas ça. Je t’interdis de regretter ça, de me regretter moi. »

Quelque chose d’incompréhensible passe sur le visage de Bruce et il pose ses mains sur les poings de Dick, crispés dans le tissu de ses vêtements. L’invitation à lâcher prise est manifeste mais le jeune homme secoue la tête de manière saccadée, met silencieusement Bruce au défi d’utiliser la force pour le faire obtempérer.

« Tu m’as entendu ? Je t’interdis. »

Et Bruce cède, un détail infime dans sa posture, l’angle subtilement différent de son visage tourné vers celui de Dick, le poids plus franc de ses mains sur les siennes.

« D’accord », murmure-t-il simplement, alors que Dick sait bien que c’est tout sauf simple. « D’accord. Mais - »

Un raclement de gorge l’interrompt et ils se tournent vers la serveuse pour découvrir que les trois autres occupants du diner les observent avec ce mélange familier de méfiance et de curiosité morbide que cultivent certains gothamites pour les situations susceptibles de dégénérer.

« Il y a un problème ? », demande la femme avec un aplomb remarquable pour quelqu’un face à deux types physiquement plutôt balaises, dont l’un est manifestement enclin à la violence. « Je ne voudrais pas avoir à appeler les flics.

- Et vous n’aurez pas à le faire », tempère Bruce de sa voix conciliante. Il laisse ses mains glisser de celles de Dick et écarte les bras dans un geste d'apaisement plus aisé à interpréter pour leurs spectateurs que celui qu’il a offert au jeune homme. « Excusez-nous du dérangement. »

Dick le lâche finalement et se détourne, attrape son cuir et son casque, traverse le diner en quelques longues enjambées tandis que Bruce prend le temps de laisser un billet de cinquante sur leur table.

Le moment est passé et avec lui sa chance de tirer quoi que ce soit de Bruce. Il n’a aucune idée de ce qu’il ressent, s’il est encore en colère ou non, s’il-

« Attends. »

Il est trois pas hors du restaurant, dans l’ombre et le froid nocturne, quand Bruce le rattrape, une main sur son épaule. Il fait volte-face et noue ses poings contre ses cuisses, tiraillé entre fuite et affrontement.

« Dick, je n’ai pas fini. Je ne te regrette pas, jamais. Et c’est le pire, même si je me dis parfois que je devrais, j’ai toujours été trop- trop égoïste pour ça. Trop égoïste et trop fier de toi, et trop confit dans mes propres doutes et mes angoisses pour accepter à un moment donné que tu étais là où tu voulais être, pour me rendre compte que tu n’étais plus ni un enfant ni un ado qui avait besoin d’être guidé, mais un adulte qui savait ce qu’il faisait. Ce qu’il- ce qu’il ressentait. Et j’ai été trop aveugle pour me rendre compte que te tenir à distance ne changerait pas tes choix, ne te protégerait pas plus ; ne ferait que te faire souffrir. »

Dick déglutit.

« Je ne suis pas sûr de voir où tu veux en venir.

- Je suis désolé, Richard. De t’avoir sous-estimé, d’avoir nié et ignoré ce que tu ressentais et de... de t’avoir poussé à un point où tu ne- » Il s’interrompt, semble chercher ses mots.

Le réverbère en état de marche le plus proche est à une bonne quinzaine de mètres. La lumière qui vient du diner est dans le dos de Bruce : un halo froid dans ses cheveux, le long des lignes de son manteau, rendant visible la vapeur de son souffle, le dégradé en clair-obscur sur les aplats de son visage. C’est à peine suffisant pour que Dick puisse discerner le pli frustré de sa bouche, le mouvement d’impuissance avorté qui trahissent la difficulté que représente pour lui ce simple aveu d’imperfection. N’importe quelle autre fois, cela aurait pu l’adoucir, mais il est encore bien trop à vif, se découvre fort peu disposé à tirer Bruce de son embarras.

« Je suis désolé de t’avoir poussé à un point où ce que tu-... ressens pour moi - ta loyauté et tout le reste - est source de souffrance ; et je suis désolé de t’avoir poussé à un point où tu n’as plus... où tu n’espères rien de moi, où tu n’oses plus rien espérer. Tu veux savoir ce que je désire… » Sa prise sur l’épaule de Dick se ressert un instant, fait naître un frisson qui remonte le long de la colonne vertébrale du jeune homme, jusque dans sa nuque. « J’aimerais que tu puisses me demander de nouveau des choses, que tu souhaites me demander de nouveau des choses, et que tu puisses le faire sans arrière-pensée. Je voudrais regagner ce qui a été perdu à cause de moi, réparer… » Il hausse les épaules, hésite de nouveau. « Je sais que je n’ai aucun droit de te demander cela, que peut-être ce n’est qu’une preuve de plus de mon égoïsme, mais tu es- tu es une des personnes les plus importantes, tu me connais et tu n’as jamais-

- Non. »

Dick sent l’impact de sa réponse dans le tressautement infime de la main de Bruce à leur point de contact.

« Non, effectivement, tu n’as aucun droit », crache-t-il. « Tu ne peux pas arriver comme une fleur et me demander ça, je ne peux pas- je ne peux plus être celui qui pousse et initie dans l’espoir de t’arracher quelques miettes, quelques minutes de conversation correcte, d’humanité soustraite à la Mission. Ça ne te concerne pas, Bruce, le problème c'est moi, ce que je peux faire et ce qui est au dessus de mes forces. Tu ne peux pas simplement me demander une chose comme ça, je m’y suis brûlé trop souvent. J’irais dans le feu pour toi, que tu le veuilles ou non, et je serai toujours là pour la Mission… Mais ça… tu n’as pas idée de ce que tu exiges de moi. Du risque que ça représente. Je sais ce que tu es susceptible de donner, Bruce, et tout ce dont tu es incapable. Je sais très bien que vouloir plus, demander plus, serait nous blesser tous les deux. Je suis parfaitement conscient que c’est à sens unique, mais si tu veux que je vienne vers toi, que je te demande des choses, n’importe quoi, que je continue à venir te chercher, à toujours faire le premier pas, c’est un faux espoir et je- » Sa voix se brise. « Je ne crois pas que je puisse encaisser ça.

- Dick...

- Stop. Tais-toi, s’il te plaît, un instant. »

Bruce obéit sans hésitation, s’immobilise à ses côtés, trop proche, tandis que Dick prend de longues goulées d’air.

« Je crois que je vais rentrer », murmure-t-il finalement en faisant un pas en arrière, en rompant le contact de la main de l’autre homme sur son épaule. « Ma moto est au gymnase de l’école, marcher me fera du bien.

- Dick. »

Il a commencé à se détourner mais quelque chose dans la manière qu’a Bruce de prononcer son prénom le pousse à regarder en arrière, juste à temps pour saisir la multitude d’expressions qui traverse son visage puis le durcissement de ses traits, le pli soudainement buté au coin de sa bouche, toutes les marques d’une décision prise dont on ne le fera plus bouger.

« Tu as raison, c’est injuste de ma part d’exiger que tu prennes tous les risques parce que je suis incapable de sortir de mes retranchements pour faire le premier pas. Injuste et lâche. Je ne veux pas te donner de faux espoirs... Mais- » Il réduit de nouveau la distance entre eux, un mouvement de traction océanique auquel Dick est incapable de résister, qui les ramène l’un contre l’autre et Bruce baisse la tête, ses lèvres viennent frôler le front du jeune homme, d’abord un contact hésitant, une erreur, presque, qui laisse Dick tétanisé. « Tu n’as pas à faire le premier pas, pas cette fois. C’est moi. Je demande. »

Et ses lèvres descendent un peu plus, quittent son front et toute possibilité d'interprétation platonique pour venir se poser contre celles de Dick, un baiser bref mais indéniable.

 

Au fil des années Dick a été électrocuté ; attaqué à la hache ; on lui a tiré dessus, parfois à bout portant. Une fois Killer Croc l’a saisi par surprise, l’a soulevé de terre, ses mâchoires refermées autour de son torse comme un étau. (Il peut encore sentir la pression individuelle de chaque croc contre le blindage de son armure, sentir son bras casser.)

Les mots de Bruce sont un peu comme tout cela, le même impact physique qui le fait vaciller sur ses appuis, la fraction de seconde de surprise puis de compréhension lucide avant la vague de douleur, de ressenti.

La tétanie dans ce genre de cas est la pire des réactions, c’est une leçon qu’il a apprise à la dure, l’entraînement puis l’expérience en ont totalement éradiqué le réflexe en lui. C’est pour cela qu’il est en mouvement avant même d’avoir fini de comprendre ce que Bruce vient de dire, vient de faire.

Une poussée brutale, trois pas en arrière et l’air froid de la nuit est de nouveau entre eux, il prend le large, gagne du temps pour assimiler, pour réagir.

Il dirait que c’est une mauvaise plaisanterie, si ce genre de chose n’était pas impensable venant de Bruce… L’option suivante est le contrôle mental et il passe en revue les symptômes tout en continuant de s’éloigner ; il aboie une demande d'identification, l’un des codes mentalement compartimentés pour être hors de porté de la plupart des formes de domination psychique.

Bruce a amorcé un pas dans sa direction mais la demande l’arrête net, une expression difficile à interpréter sur le visage.

« Vraiment ? », demande-t-il de sa voix grave. « Ta première réaction est de penser que je suis contrôlé ?

- Ou que tu t’es cogné la tête très fort », répond Dick, toujours hors de portée, avec une bravade qu’il ne ressent pas. « Mais je pense que je me serais rendu compte si quelqu’un t’avait donné un coup de pied-de-biche sur le crâne dans l’heure qui vient de se passer, donc… le code, s’il te plaît.

- Delta-Oblivion-53 », récite Bruce. Il ne fait pas mine de chercher à s’approcher plus, tient sa position, jambes fermement plantées et posture presque défiante, épaules rigides tandis que Dick arpente un cercle prudent autour de lui. « Est-ce si inconcevable que cela, que je puisse vouloir- te vouloir ? Que je demande ?

- Oui et oui », répond Dick du tac au tac, fébrile. « Je ne- Je sais que tu n’es pas strictement hétérosexuel, ou du moins je l’ai toujours fortement soupçonné… Il y a ton dossier sur Harvey Dent, si on sait lire entre les lignes, et plein d’autres petits détails, des impressions au fil des années… mais jamais je n’ai pensé que tu pouvais me vouloir moi… et pourtant tu peux me croire, j’ai cherché… »

Bruce hausse les épaules.

« Je suis plutôt bon à garder les secrets », souligne-t-il dans une tentative manifeste d’alléger l’ambiance et Dick éclate d’un rire qui tient plus de la panique que de l’amusement ou de la joie.

« Laisser échapper quoi ce soit n’est effectivement pas quelque chose qu’on peut te reprocher », murmure-t-il avec une pointe d’amertume quand il a repris son souffle. “Depuis combien de temps ? Pourquoi maintenant ?

- Tu as toujours été important », dit Bruce de son ton factuel, comme il débiterait les pourcentages de la baisse des agressions avec violence dans les différents quartiers de la ville, ou les propriétés de l’alliage qu’ils utilisent pour les batarangs. « Et tu sais pourquoi, sans compter le fait qu’il y a nécessairement quelque chose d’inconfortable à se rendre compte qu’on a développé des sentiments pour quelqu’un que l’on connaît depuis qu’il a treize ans. C’est- »

Il se tait brutalement et porte la main à son oreille, grimace avant de retrouver son masque impassible. « Oui », dit-il. Puis « Non. Très bien, je te le passe. »

Au tout relatif silence urbain est en train de s’ajouter progressivement le bourdonnement familier des rotors en approche et il fait finalement quelques pas, tend le communicateur à Dick qui le glisse dans son oreille.

« Désolée d’interrompre votre tête à tête », annonce Barbara en guise de salut, « mais j’ai une urgence. Il y a eu une émeute à Arkham. Le Joker vient de s’évader. »

 

Et tandis que le Batplane s’immobilise en vol stationnaire au dessus d’eux et que l’échelle se déplie, Dick échange un regard avec Bruce.

L’air brassé par les rotors siffle à ses oreilles et ébouriffe ses cheveux, fait voler les pans du manteau de Bruce et soulève autour d’eux poussière et papiers, vient un instant jeter contre les jambes de Dick les pages d’un Gotham Tribune démembré avant de l’en arracher de nouveau. Il dirait bien quelque chose, s’il avait la moindre idée de quoi dire, mais il reste muet, incapable de se décider, et c’est seulement le geste de la main de Bruce, un “vas-y” qui n’a pas besoin d’être articulé pour être parfaitement clair, qui le met en mouvement.

Le bond pour attraper les échelons les plus bas n’est qu’une formalité et le Batplane reprend immédiatement de la hauteur tandis que Dick se hisse à la force des bras, rejoint l’écoutille sous le ventre de l’appareil.

Il ne se retourne pas pour voir la silhouette de Bruce disparaître sous lui.

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