L'Oracle de Gotham

Chapitre 3 : Ascension

5999 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a environ 2 mois

Julia Thorne descendit du métro à la station de l’East city Park, dans le Midtown. Son téléphone portable en main avec le GPS activé, elle recherchait l’adresse d’un nouvel appartement qu’elle devait visiter et qui se situait dans l’Upper East Side, à côté du grand parc Robinson. Elle était emmitouflée dans son manteau et sa large écharpe de laine tandis que le mois de décembre battait son plein. Des giboulées tombaient sans prévenir, recouvrant les trottoirs et les routes de neige qui pourtant ne tenait pas dans le temps, se salissant sous les roues des voitures et les particules fines des échappements. Elle jeta un œil sur les pancartes, les numéros de la grande rue, puis traversa au passage piéton. Elle n’était plus très loin de l’adresse indiquée, et il lui restait encore un peu de temps avant l’heure de son rendez-vous pour la visite de l’appartement. Il était situé sur l’une des grandes avenues du quartier ; les routes étaient larges de quatre voies à double sens et les immeubles dataient des années 1970, en briques rouges entretenues pour certains, en pierre ciselée avec armature d’acier pour d’autres, tous d’à peu près huit à dix étages. Des boutiques et des restaurants jalonnaient les rez-de-chaussée, rendant le quartier commercial et vivant.

La jeune femme aperçut le numéro 82, celui qu’elle cherchait ; elle ralentit sa marche, regarda l’heure sur son téléphone, puis se mit à flâner dans les environs. Plusieurs petits restaurants proposaient leur carte sur leur devanture, de provenances diverses : italien, mexicain, mais aussi indien, grec et srilankais. Il y avait une boutique d’informatique un peu plus loin, et plusieurs magasins de vêtements dont une qui attira l’œil de Julia. Dans la vitrine, les mannequins arboraient des tenues de ville élégantes à un prix tout à fait raisonnable. Elle prit en photo l’enseigne afin de pouvoir y revenir plus tard, car elle souhaitait renouveler sa garde-robe maintenant qu’elle avait un salaire un peu plus décent.

L’heure de la visite approchait, elle retourna devant le numéro 82 et sonna au nom indiqué dans l’annonce. Une voix retentit dans l’interphone, Julia se présenta, puis une sonnerie de déverrouillage indiqua que la jeune femme pouvait entrer. Elle prit l’ascenseur et appuya sur le bouton du septième étage. L’ascenseur ainsi que les couloirs étaient bien entretenus, lumineux et rassurants contrairement à ce qu’elle avait connu dans les quartiers pauvres de la ville. Néanmoins, cela ne l’avait pas empêchée de faire plusieurs rencontres intéressantes dans l’immeuble de l’Uptown où elle résidait. Une fille d’une vingtaine d’années qu’elle avait surprise la main dans le sac de la vieille dame, s’était confiée à Julia Thorne : chassée très jeune de son foyer, la jeune fille, qui se prénommait Maddie, avait dû apprendre à se débrouiller seule et pour combler ses fins de mois difficiles en tant que serveuse, elle commettait quelques larcins ici et là. Elle aimait taquiner la propriétaire du taudis où elle vivait, lui piquant régulièrement un billet dans son coffre que la vieille pensait inviolable. Julia s’en était faite une alliée et une future indique dans les quartiers pauvres.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur un couloir aux murs tapissés de blanc ivoire, les lampes renvoyaient une lumière chaude et le sol restait nu d’un faux marbre gris moucheté. Julia avança le long du couloir jusqu’au numéro 75d dont la porte s’ouvrit avec largesse. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, les cheveux grisonnants mi-longs, vêtu d’un jeans et d’une chemise bariolée qui la reçut dans l’appartement. Ce dernier était jovial et lui fit la visite de toutes les pièces en vantant leur mérite.

L’appartement était lumineux grâce aux deux larges portes-fenêtres du salon qui donnaient sur un balcon étroit de deux mètres. Il possédait deux larges pièces, l’une pouvant servir de chambre à coucher, l’autre de bureau, en plus du hall qui faisait salon, d’une cuisine toute aménagée ouverte sur le salon et d’une salle de bain spacieuse avec baignoire, lavabo et WC. Le hall, par lequel on accédait depuis l’entrée par un étroit couloir, était suffisamment haut de plafond pour abriter une large mezzanine, juste au-dessus de l’espace du salon, les portes-fenêtres étant surmontées d’une vaste lucarne en demi-lune. Des travaux venaient d’être effectués dans la cuisine et l’ensemble des murs avaient été fraîchement repeints en blanc.

Julia inspecta les moindres recoins, repéra les différents placards des chambres, remarqua un placard dissimulé dans le mur sous l’escalier qui donnait accès à la mezzanine assez grand pour qu’un homme puisse s’y tenir debout et étendre les bras de chaque côté. Elle ouvrit les portes-fenêtres à double-vitrage et le brouhaha de l’avenue chargé de bruits d’échappement, de sirènes, d’entremêlement de voix, de motos vrombissantes, envahit le large espace, mais cela restait supportable. Elle fit quelques pas sur le balcon, observa la vue, puis retourna dans l’appartement et ferma les portes-fenêtres.

—    Rappelez-moi le loyer, s’il vous plaît, demanda-t-elle à l’agent immobilier.

—    1450 dollars par mois, charges comprises.

—    Où dois-je déposer mon dossier de candidature ?

L’homme lui sourit avec chaleur et répondit qu’elle pouvait le lui donner directement si celui-ci était déjà prêt. Elle le lui confia, ainsi qu’une lettre de recommandation de la part du commissaire de police.

En ressortant de l’immeuble, Julia se dirigea vers la boutique qu’elle avait repérée plus tôt. Lorsqu’elle y entra, une vendeuse se mit à son service, l’aidant à trouver ce qu’elle recherchait. La vendeuse lui proposa alors plusieurs tenues de ville, pantalons, tailleurs, jupes, robes, ainsi que des collants plus ou moins chaud, des vestons et blazers, ainsi que des chemisiers, tout dans les tons noir, bordeaux, blanc et mauve. La jeune femme fit plusieurs essayages, sélectionna un ensemble pantalon et blazer, une jupe avec laquelle elle pouvait remplacer le pantalon, des collants, mais aussi des bas noirs et d’autres couleur chair. Elle sélectionna un chemisier dans les tons violet pastel, puis une petite robe noire pour laquelle elle eut un coup de cœur. Celle-ci était à manches courtes, la coupe droite, s’arrêtait au-dessus des genoux et le décolleté carré embellissait sa poitrine déjà bien menue et sa gorge fine. Elle trouva également chaussure à son pied avec une nouvelle paire d’escarpins noirs dont les talons de huit centimètres soulignaient un peu plus la courbe de ses mollets et allongeaient davantage ses jambes.

Malgré une facture qui, somme toute, lui parut un peu salée, Julia ressortit de la boutique avec un sentiment de satisfaction. Elle alla les déposer à son travail, dans les combles des archives car elle n’avait aucune confiance en la vieille propriétaire de l’Uptown où elle ne devait plus résider pour longtemps, elle l’espérait.

Elle n’eut d’ailleurs pas à attendre longtemps la réponse pour l’appartement qu’elle convoitait : la semaine suivante, elle reçut un appel l’invitant à signer le bail dans les locaux de l’agence immobilière. Le jour même de la signature, elle récupéra ses affaires dans la petite chambre miteuse du numéro 4bis, régla les comptes avec la vieille dame qui n’eut pour elle qu’un reniflement suivi d’un « au revoir » des plus froids. Elle promit à Maddie qu’elles resteraient en contact, et que si elle avait un jour des problèmes, qu’elle n’hésite pas à l’appeler. La jeune fille le lui promit avec sincérité. Enfin, Julia repartit en tirant derrière elle sa petite valise comme elle était venue il y avait maintenant deux mois de cela.

Lorsqu’elle arriva dans son nouvel appartement, elle eut un sentiment de soulagement, même si ce dernier n’était pas encore meublé. La première chose qu’elle fit fut de récupérer les affaires qu’elle s’était offertes, puis de s’acheter quelques denrées alimentaires car ce qui lui avait particulièrement manqué était le fait de pouvoir se cuisiner un plat équilibré et goûtu. Elle remplit le réfrigérateur de salade, de légumes, de quelques beaux morceaux de viande rouge et de volaille, mais aussi les placards de sel, poivre et condiments divers, ainsi que des herbes aromatiques. Elle s’était même achetée un bac de glace au citron façon meringuée qu’elle put mettre dans son congélateur.

Julia avait beau savoir qu’elle allait devoir dormir à même le sol ce soir-là, et que le lendemain elle avait rendez-vous dans la Wayne Enterprise pour la location de la machine qu’elle convoitait, elle se sentait enfin un peu plus à l’aise. Elle se prépara une belle salade de tomates et d’un mélange de jeunes pousses en entrée, puis fit griller une entrecôte saignante, à peine salée et poivrée, qu’elle accompagna d’une mayonnaise au poivre qu’elle monta elle-même. Elle s’était achetée un lot d’assiettes en carton en attendant de se procurer assiettes et services, et mangea, assise en tailleur en haut de la mezzanine pour admirer la vue nocturne de la ville. Repue, elle se confectionna un lit avec un plaid qu’elle possédait dans sa valise, prépara sa tenue pour le lendemain, se brossa les dents et s’allongea sous la mezzanine ; elle sourit naturellement lorsqu’elle se rendit compte qu’elle n’entendait plus autant le bruit des sirènes de police ou d’ambulance.

Au petit matin, Julia Thorne se sentait en pleine forme malgré la nuit qu’elle avait passée sur le plancher de son appartement. Elle se lava, se prépara et revêtit l’ensemble noir composé de la jupe droite, d’un blazer noir et du chemisier pastel, une paire de collants un peu chauds, couleur chair, ainsi que ses petits escarpins. Son maquillage fut discret mais mettait toujours en valeur son regard et ses yeux verts. Elle attacha sa chevelure en un chignon bouffant dont plusieurs fines mèches relâchées encadraient son visage, puis prépara son porte-documents avec son ordinateur et sa présentation. Ce jour-là, elle devait soigner les moindres détails afin de convaincre les membres du conseil d’administration qui allaient la recevoir.

Son rendez-vous avait été fixé à 10 heures ; Julia se retrouva devant la haute tour Wayne à 10 heures moins le quart. Celle-ci se situait au centre du quartier des affaires car il côtoyait à la fois la vieille ville de Gotham, le quartier des diamantaires et avait vue sur le quartier financier. C’était un building à base carrée, entièrement vitré et dont le sommet, imitant une pyramide de verre, arborait l’immense initiale de ceux qui avaient bâti leur empire : les membres de la famille Wayne. Toutefois, ceux-ci n’étaient plus, comme le lui avait appris Stéphanie Morrow lors de son premier jour à la G.C.P.D., et l’entreprise était dirigée par un conseil d’administration d’une dizaine de membres. Julia avait rendez-vous avec trois d’entre eux, ceux qui possédaient une grande partie des parts de l’entreprise.

La jeune femme fut très bien accueillie à l’entrée ; on la conduisit au 21e étage jusqu’à une vaste salle d’attente aux moelleux fauteuils rouges, de plantes parfaitement entretenues, les baies vitrées déversant un flot de lumière naturelle dans l’ensemble de la pièce. Une porte à double battants donnait accès à la salle de réunion, fermée en attendant les membres du conseil. L’hôte qui avait guidé la jeune femme l’invita à s’asseoir et la prévint que les membres du conseil auraient un peu de retard. Julia le remercia et se choisit un siège près des baies vitrées afin d’admirer la vue. Le ciel était couvert de nuages gris et sombres, menaçant de pleuvoir à tout moment. D’autres gratte-ciels entouraient la tour Wayne, démontrant qu’elle avait dû être l’une des premières à s’ériger et que le reste de la ville s’était étendu à partir de ce centre névralgique.

Pour la cinquième fois, Julia consulta l’heure sur son téléphone portable : elle attendait depuis trente minutes, assise, les jambes croisées, enfoncée dans le confortable fauteuil rouge. Elle se fit la réflexion en cet instant qu’heureusement que la firme avait privilégié le confort face à ce manque de ponctualité.

Les deux battants de la porte s’ouvrirent tout à coup sur une femme proche de la trentaine, se présentant comme la secrétaire, qui l’invita à entrer. La salle de réunion était située dans une vaste pièce tout aussi lumineuse que la salle attenante, avec en son centre une longue table ovale marquetée d’ébène et d’acajou cirés. Une enfilade de sièges l’entourait, dont trois étaient occupés par deux hommes et une femme en costume impeccable. Ils semblaient discuter de manière tout à fait anodine d’affaires qui concernaient l’entreprise, mais lorsqu’ils aperçurent la jeune archiviste entrer dans la salle de réunion, ils se redressèrent sur leurs sièges et la saluèrent d’un signe de tête lorsque la secrétaire les présenta. Tous trois faisaient partie des plus anciennes familles de Gotham City et de ses plus grandes fortunes. Celui du milieu parut être le plus influent des trois selon sa gestuelle et la manière dont les deux autres avaient de se tenir et de lui adresser la parole. La femme, d’une cinquantaine d’années, avait le visage dur, mais le regard bienveillant, Julia sentit qu’elle pourrait s’en faire une alliée, tandis que le troisième, le visage fermé, semblait réfractaire à toute transaction avec les services municipaux.

Julia s’installa à l’autre bout de la table, sortit son ordinateur portable qu’elle put connecter en HDMI avec le vidéoprojecteur, puis lança sa présentation qu’elle avait préparée deux semaines durant. Son powerpoint comportait des graphiques, des statistiques, mais aussi des budgets et des simulations. En effet, son objectif était d’obtenir la location de la machine de numérisation de masse à moindre coût, afin de numériser non seulement les archives de la police, mais aussi celles de la mairie et du palais de justice, et suggéra également d’élargir le projet aux hôpitaux de la ville et au département de l’urbanisme. Elle mit en valeur le projet d’habilitation de cette masse de documents qui se détérioraient, mais expliqua aussi dans les grandes lignes son projet de mutualisation des données, sans toutefois entrer dans le détail.

La membre du conseil hochait de la tête, tandis que le plus influent restait muré dans le silence, sous un air d’impassibilité. Elle avait gagné un membre sur trois grâce à sa cause, elle joua alors sur l’aspect financier pour convaincre le troisième membre à l’air renfrogné. Elle mit en avant le fait qu’il n’y avait aucune perte de leur côté, et que faire un geste auprès des services municipaux ne pouvait que faire briller davantage l’image de la firme. Et après tout, il ne s’agissait que d’archives, il n’y avait pas d’enjeux qui puissent mettre mal l’entreprise. La manière dont le troisième membre manipula son stylo entre ses doigts indiqua à la jeune archiviste qu’elle avait touché son point sensible, et qu’elle l’avait gagné à sa cause. Il restait maintenant à connaître l’opinion du plus influent des trois, qui restait toujours impassible :

—    Votre projet est vraiment intéressant, commença-t-il en s’appuyant sur la large table, mais ce qui m’intrigue est ce programme dont vous avez parlé…

Julia tiqua intérieurement, mais n’en fit rien paraître. Elle eut peur que celui-ci ne s’y intéresse de trop près, voulant se l’accaparer et l’écarter de ce fait de son projet.

—    Ce n’est pour l’instant qu’à l’état d’ébauche, répondit-elle avec prudence, et je n’ai pas encore reçu l’aval des différents départements pour réaliser ce projet, mais l’idée est vraiment de faciliter le travail de la police, de la justice et de tous les autres services de la ville.

—    Je comprends, et c’est tout à fait louable, poursuivit le membre du conseil. Et si vous arriviez à m’en dire plus sur ce projet, nous pourrions peut-être même vous financer.

Julia marqua un temps d’arrêt. Certes, une manne d’argent telle que celle de l’entreprise Wayne offrait des possibilités considérables pour la jeune femme, mais elle savait pertinemment qu’ils confieraient le projet à quelqu’un d’autre et qu’elle perdrait de ce fait tout le travail pour lequel elle œuvrait depuis qu’elle était arrivée dans cette ville. La jeune femme voulait et devait agir seule. L’archiviste joua sa carte joker :

—    C’est une offre très généreuse de votre part, mais je ne pense pas que cela soit pertinent pour la Wayne Enterprise que de commencer à financer un projet tel que celui-ci à l’aube d’une entrée en bourse.

L’homme d’affaires haussa un sourcil tandis que ses deux collègues le regardèrent d’un air soudain gêné.

—    Comment savez-vous que nous préparons notre entrée en bourse ?

—    Je lis la presse économique à mes heures perdues, répondit innocemment la jeune archiviste. Et au vu des dernières transactions que vous avez effectuées, il est évident que vous préparez une entrée en bourse pour votre entreprise.

Comme elle l’avait prévu, l’argument fit mouche. Ils demandèrent à la jeune femme de se retirer quelques instants le temps qu’ils délibèrent. Julia remballa ses affaires et suivit la secrétaire dans le petit salon attenant. Quelques minutes plus tard, on la reçut à nouveau pour accepter sa demande de prêt, au prix demandé. La membre du conseil lui proposa de rencontrer le responsable du département des nouvelles technologies le temps que l’un de leurs notaires rédige le contrat de location. Julia la remercia et accepta son offre. On la conduisit alors dans le premier sous-sol du bâtiment, dans un espace qui ne semblait pas être souvent visité. La secrétaire frappa à la porte d’un petit bureau et fit entrer la jeune femme.

—    Monsieur Fox, voici Mademoiselle Julia Thorne, la présenta la secrétaire. Elle aimerait louer l’une de nos machines.

—    Je vous remercie Sarah, lui répondit un homme à la peau noire comme l’ébène, d’une cinquantaine d’années, les cheveux poivre et sel. Il arborait un sourire bienveillant et son regard était plein de malice.

Monsieur Fox invita la jeune femme à s’asseoir en face de lui dans l’étroit bureau.

—    Je viens de lire le mémo, dit-il tandis que la secrétaire refermait la porte derrière elle. Ainsi, vous souhaitez nous emprunter la « numériseuse » ? Comment en avez-vous entendu parler, dites-moi ?

—    Vous l’aviez présentée à l’exposition des nouvelles technologies de 2016, répondit derechef la jeune archiviste.

—    Ah, vous suivez alors ce genre de manifestation ! s’exclama Monsieur Fox d’un air réjoui.

—    En effet, je m’intéresse beaucoup à toutes sortes de technologies, confirma Julia.

—    Navré, je ne me suis pas présenté, s’excusa-t-il, Lucius Fox, responsable du département des nouvelles technologies.

Il accompagna ses paroles d’un geste des bras qui désignèrent l’ensemble du petit bureau. Julia jeta un rapide coup d’œil autour d’elle : la pièce ne devait pas faire plus de 5 mètres carré et ressemblait étrangement à un cagibi où l’on rangerait les vieux documents arrivant en phase de prescription.

—    Vous ne vous attendiez pas à cela j’imagine ? reprit-il avec un air amusé.

—    J’avoue que non, pour une entreprise de cette envergure, je pensais que le département des technologies serait bien plus… développé.

—    Disons que la Wayne Enterprise a revu ses priorités il y a quelques décennies, expliqua Monsieur Fox avec tristesse. Mais venez avec moi, il devrait me rester la machine originale juste à côté.

Lucius Fox se leva de son fauteuil et emmena la jeune femme en dehors de son bureau, puis au fond du couloir vide du premier sous-sol. Il déverrouilla une large porte grise et alluma l’interrupteur. Plusieurs lampes s’allumèrent dans un coin d’un vaste entrepôt où l’on pouvait distinguer de nombreuses machines mystérieuses, à demi cachées dans la pénombre. Monsieur Fox avança de quelques pas, tourna à droite et s’arrêta devant un large caisson gris métallique. Il souleva un capot, révélant une large vitre, ainsi qu’un bac de distribution tout deux reliés à un écran tactile. Julia s’approcha, fascinée. Monsieur Fox enclencha la machine dont l’écran s’illumina, des bruits d’étalonnage retentirent : la machine était prête à fonctionner.

—    Voulez-vous la voir en fonctionnement ? demanda-t-il poliment.

—    Avec plaisir, répondit Julia qui eut peine cette fois-ci à cacher son intérêt.

Lucius Fox prit une liasse de papiers qu’il trouva non loin de là et en étala une partie sur la vitre. Il sélectionna plusieurs options par le biais de l’écran, puis la machine numérisa l’ensemble en moins de 2 secondes. Le résultat apparut directement sur l’écran tactile.

—    J’imagine qu’on peut la brancher sur tout type d’ordinateur ou d’éléments de stockage direct ? demanda la jeune femme, fascinée.

—    Evidemment, répondit Monsieur Fox.

Julia prit d’autres documents et les mit en une pile dans le bac de distribution. Elle observa quelques secondes l’écran tactile, puis sélectionna plusieurs options et lança la numérisation. L’ensemble des documents disparut à l’intérieur de la machine, on l’entendit trier, numériser et faire ressortir la liasse de documents sur le côté droit de la machine.

—    Je vois que vous comprenez vite, fit remarquer Monsieur Fox un peu impressionné.

—    Jusqu’à combien de documents peut-elle numériser en même temps ? demanda Julia qui analysait la machine avec intérêt.

—    Je dirais qu’avec une pile de 20 documents maximum par passage, une vitesse de numérisation de 10 secondes, et si l’on compte deux à trois minutes pour la vérification et le classement sur l’espace de stockage… 400 par heure, décrivit Monsieur Fox avec fierté.

—    Bien, bien, murmura la jeune archiviste.

Ils passèrent plus d’une heure à discuter ensemble, Monsieur Fox lui montrant les différentes possibilités de la machine qu’il avait créée, et partageant avec un certain plaisir ses connaissances avec la jeune femme. Julia, de son côté, se laissa aller à un engouement qu’elle n’avait pas ressenti depuis longtemps, ravie d’avoir l’occasion de manipuler une technologie de pointe et d’avoir son fabricant comme professeur.

—    Possédez-vous l’espace de stockage nécessaire ? finit-il par lui demander.

—    J’en fais mon affaire, répondit-elle négligemment.

—    Je dis cela seulement parce que je dois avoir de quoi monter un serveur de 5000To qui traîne quelque part, répondit alors Monsieur Fox sur un ton badin. Je me dis que peut-être ce matériel aurait plus d’utilité entre vos mains qu’à prendre la poussière ici…

La jeune femme se tourna vivement vers Lucius Fox, le regard brillant. Un tel matériel coûtait très cher et lui prendrait du temps à se le procurer petit à petit parce que ses moyens la limitaient. Mais pouvait-elle lui faire confiance ? Allait-il lui demander une compensation ? Le responsable du département des nouvelles technologies sembla lire en elle comme à livre ouvert :

—    Cadeau de la maison, et les gens d’en haut n’auront pas à le savoir.

Lucius Fox sourit en voyant le visage de la jeune femme s’illuminer encore une fois. Ils ressortirent de l’entrepôt et rencontrèrent la secrétaire qui venait chercher la jeune archiviste pour signer le contrat. Monsieur Fox confia à Julia sa carte personnelle avec son numéro de téléphone, officiellement si jamais elle devait rencontrer un problème avec la machine, mais le clin d’œil qui accompagna le geste signifia bien plus pour la jeune femme.

La machine fut livrée la semaine suivante dans les quartiers de la G.C.P.D. ; pour l’ensemble de la police, ce n’était qu’une opération de mise à niveau des dossiers et archives, cela ne touchait en aucun cas leur propre travail. Ils laissèrent donc les deux archivistes s’affairer à leur besogne sans s’en préoccuper.

Les deux femmes avaient passé leur temps à trier, rafraîchir et préparer les documents à la numérisation, puis les avaient descendues dans la salle 108 du sous-sol où se trouvait le reste des archives. Une fois la machine en place dans la pièce, Julia la brancha, la calibra comme le lui avait montré Monsieur Fox, puis la connecta à l’ordinateur de bureau afin de compléter la base de données de la police. Julia montra les manipulations très simples à faire pour la numérisation : tout était calibré pour que Madame Morrow n’ait qu’à déposer les documents par pile de vingt dans le bac de distribution, puis les récupérer dans le bac de réception sur le côté. Julia s’occupait de toute la partie informatique. Ensemble, elles instaurèrent une routine de travail qui leur permirent de terminer la numérisation de toutes les archives de la police en moins d’une semaine. Julia, avec l’accord du commissaire, y ajouta les dossiers en cours afin de compléter la base de données.

Entretemps, Julia Thorne avait fait meubler son appartement et s’y était confortablement installée. Comme promis, Monsieur Fox lui avait fait parvenir en toute discrétion tout le matériel nécessaire pour créer son serveur privé. Elle l’avait installé dans le cagibi sous l’escalier de la mezzanine, caché à la vue des curieux, et seul un double écran d’ordinateur posé sur son bureau dans la mezzanine était visible. Chaque soir, elle rentrait, déposait ses affaires, se changeait en tenue plus détendue et, pendant qu’elle mangeait son repas préparé avec soin, elle travaillait sur le logiciel promis au commissaire de police et aux représentants des différents services de la ville.

En effet, grâce au commissaire de police, elle eut l’accord du palais de justice et de la mairie non seulement pour les archives, mais aussi pour le département de l’urbanisme, ainsi que les différents hôpitaux et centres de soins publics de la ville. Elle passa donc les trois semaines suivantes à faire déplacer la machine de numérisation dans les différentes archives des départements et à numériser l’ensemble des documents à l’aide de sa fidèle assistante pour les intégrer aux bases de données respectives. Toutefois, Madame Morrow n’avait jamais remarqué que sa cheffe de service, dans chaque département qu’elles investissaient pour leur travail, installait sa clef USB sur chacun des ordinateurs gérant les serveurs informatiques et lançait automatiquement la création d’une nouvelle backdoor, lui ouvrant l’accès aux différents réseaux.

Début février, les deux archivistes étaient arrivées au bout de leur immense travail de numérisation, et ce sans même devoir faire une seule heure supplémentaire grâce à la machine de la Wayne Enterprise. Celle-ci récupéra son bien, permettant aux services municipaux, par le biais de Julia Thorne, de mettre fin au contrat de location. Pour fêter cela, Julia et Madame Morrow allèrent déjeuner ensemble dans un restaurant grec du vieux Gotham.

Julia n’avait encore jamais eu l’occasion de visiter la vieille ville. Celle-ci avait été fondée vers 1630 par des colons anglais sur la côte Atlantique, et était très vite devenue une place forte et de commerce entre le Vieux Monde et le Nouveau Monde. Son histoire fut également marquée par la présence de nombreuses sectes plus ou moins extrémistes, pour enfin devenir une ville de grande envergure malheureusement infestée de gangs rivaux et des mafias. L’architecture de la vieille ville semblait retracer son histoire, de la cathédrale néogothique aux bâtiments urbains à l’influence Art Déco qui donnait un aspect très massif avec un rappel de l’architecture classique à larges colonnes, puis Art Nouveau, affinant les bâtisses en des formes élancées et lumineuses, croisant le fer et les vitraux.

Lorsqu’elles arrivèrent devant le restaurant, Madame Morrow demanda à Julia de lui faire confiance : c’était une adresse qu’elle connaissait bien. En effet, lorsqu’elles entrèrent dans le restaurant, un serveur vint faire la bise à l’assistante archiviste qui présenta sa cheffe. Le serveur les plaça près d’une fenêtre et leur dit :

—    Comme d’habitude, Madame Morrow ?

—    Oui ! se réjouit celle-ci. Faites-moi confiance, c’est vraiment très bon !

Julia acquiesça avec un grand sourire. Une quinzaine de minutes plus tard, on leur servit deux magnifiques assiettes composées de mezze typiques de la cuisine grecque : des petits rouleaux de feuilles de vigne farcis, des keftas à l’agneau, des blinis accompagnés de caviar d’aubergine, de tzatziki et de ktipiti, deux sauces à base de yaourt, l’une au concombre l’autre au poivron, et des olives à l’huile parfumée au citron.

Ce fut un régal. Une fois leurs assiettes terminées, on les débarrassa et on leur apporta un café noir accompagné du journal de la Gazette que Stéphanie aimait lire en sirotant son mug. Julia en profita pour observer les passants au travers de la vitre, tous encore emmitouflés dans leurs manteaux d’hiver.

Soudain, Madame Morrow poussa un cri strident qui fit sursauter l’ensemble du restaurant.

—    Que se passe-t-il ? s’enquit Julia éberluée.

—    Regardez ! s’écria Stéphanie en tendant le journal à Julia. En première page ! Il est de retour ! Il est vivant !

Julia saisit le journal et se mit à lire le gros titre « L’HERITIER DE LA FAMILLE WAYNE DE RETOUR A GOTHAM » affublé d’une photographie en couleurs d’un homme de profil aux habits sombres, les cheveux brun foncé coiffés en arrière dont quelques mèches retombaient sur le devant de son front, mains dans les poches, qui sortait d’une voiture de luxe pour entrer dans la haute tour de la Wayne Enterprise. Le début de l’article indiquait : « Monsieur Bruce Wayne, déclaré porté disparu il y a 7 ans, puis mort il y a 2 ans, revient soudainement en ville : il ne s’est pas encore adressé à la presse sur sa longue absence. Vient-il pour reprendre la tête de l’empire de ses parents ? »

—    Vous vous rendez compte ! s’exclama encore Stéphanie toute excitée. Je me demande ce qui lui est arrivé tout ce temps… Monsieur Wayne, de retour à Gotham !

Madame Morrow se comportait alors comme une jeune fille toute excitée par la venue de sa star préférée, ce qui fit sourire Julia. Puis, lorsqu’elle observa à nouveau les passants ainsi que les autres clients du restaurant, elle remarqua l’effervescence que la nouvelle avait créée. On considéra cela comme le grand événement de l’année 2022.

A la fin de la journée, Julia rentra dans son appartement du Midtown. Elle prit une douche revigorante, se changea en tenue décontractée et se prépara un repas léger, son ventre encore plein du déjeuner. Elle s’assit avec son assiette de tomates assaisonnées devant son ordinateur dans la mezzanine et alluma les deux écrans combinés.

—    Bien, se murmura-t-elle, voyons si cela marche.

Elle ouvrit un programme intitulé « Oracle » et appuya sur le bouton « connexion ». A ce moment-là, toutes les petites clefs qu’elle avait discrètement dissimulées dans chacun des services et départements de la ville s’activèrent simultanément. Un flot de données se mit défiler dans plusieurs fenêtres à fond noir : elle avait dorénavant un accès illimité à l’ensemble des serveurs de la ville. En temps réel, elle voyait les transactions de données, les appels à la police, les nouvelles admissions aux urgences, les affaires en cours de jugement, les listes des jurés sur chaque dossier, les infractions au code de la route, les alarmes silencieuses de bâtiments publics, tout était à sa portée.

Le logiciel dont elle avait officiellement présenté le projet était terminé depuis longtemps et ne concernait que les services d’archive, ainsi que les dossiers en cours. Il était somme toute très simple donnant la possibilité de croiser les informations des divers services, ce qui était considéré comme une grande avancée comparée au système actuel de cloisonnement. Non, son véritable plan, la jeune femme l’avait soigneusement dissimulé, et ce projet de modernisation des services d’archive et de logiciel de mutualisation n’avait été qu’une façade pour lui permettre d’accéder aux serveurs centraux de chaque établissement. Maintenant que c’était fait, elle avait un œil ouvert sur l’ensemble de la ville.

—    Première étape terminée, murmura-t-elle avec satisfaction. Oracle est opérationnel.


Laisser un commentaire ?