L'Oracle de Gotham

Chapitre 2 : Jalons secrets

4815 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a environ 1 mois

Il était 8 heures et Julia Thorne, ponctuelle, se tenait devant le quartier général de la G.C.P.D. où se trouvait son nouveau bureau. Elle entra, vêtue de sa tenue de ville dont elle avait simplement changé la chemise par une autre bordeaux. Elle monta les cinq marches du parvis et entra par la grande porte. Elle fut soudainement envahie par le tumulte des téléphones qui ne cessaient de sonner, des bruits de voix qui s’interpelaient, des discussions, mais aussi par une agitation vivifiante d’hommes et de femmes en uniforme qui allaient et venaient d’un pas vif entre les bureaux ouverts ou vitrés, ou encore les arrières salles qui devaient contenir les cellules d’isolement et de garde à vue, des policiers y emmenant des détenus plus ou moins coriaces et vindicatifs. Au fond du bâtiment se trouvaient des escaliers ainsi qu’un ascenseur pour accéder aux étages et aux sous-sols.

La jeune femme s’avança lentement au travers de cette effervescence où personne n’avait remarqué sa présence, jusqu’au bureau d’accueil où deux réceptionnistes étaient déjà occupés au téléphone. Elle attendit quelques instants, puis l’un d’entre eux raccrocha son combiné et leva enfin les yeux sur la nouvelle venue :

—    C’est pour déposer une plainte ou une main courante ? demanda-t-il par habitude.

—    Ni l’un ni l’autre, répondit-elle en souriant. Je viens pour le poste d’archiviste à temps partiel.

—    Ah oui, on m’a prévenu de votre arrivée hier en fin d’après-midi, s’exclama-t-il en se levant.

Il fit un signe à l’un de ses collègues qui abandonna sa tâche pour rejoindre l’accueil. Le réceptionniste lui demanda d’accompagner la jeune femme au service des archives, celle-ci fit face au policier. Celui-ci était vêtu en civil, il devait avoir passé la quarantaine, le visage fin, les yeux légèrement tombant et une moustache recouvrait sa lèvre supérieure.

—    Lieutenant James Gordon, se présenta-t-il rapidement. Mais vous pouvez m’appelez Jim, tout le monde le fait ici.

—    Julia Thorne, lui répondit-elle avec une poignée de mains.

L’officier conduisit la jeune femme au fond du bâtiment jusqu’à l’ascenseur, puis ils montèrent de trois étages et empruntèrent une volée d’escaliers. Les archives se situaient dans les combles du quartier général : c’était une vaste pièce emplie de boîtes poussiéreuses sur plusieurs enfilades d’étagères en fer, munie en son centre de deux bureaux avec des ordinateurs qui se faisaient face. La lumière du jour filtrait par des lucarnes arrondies et des lampes jalonnaient les allées d’archives, en plus des deux lampes de bureau aux côtés des ordinateurs. Assise devant l’un d’entre eux, une femme replète habillée d’un tailleur gris perle et de petits talons noirs scrutait l’écran par-dessus ses lunettes à fine monture dorée. Lorsque celle-ci les vit entrer, elle se leva d’un bond en arborant un grand sourire.

—    Vous devez être Mademoiselle Julia Thorne, dit-elle en s’avançant à petits pas vers la jeune femme et en lui serrant la main avec chaleur. Je suis Stéphanie Morrow, l’assistante de Monsieur Peterson, notre archiviste, absent…

Elle avait une voix guillerette et parlait précipitamment. Elle réajusta ses lunettes sur l’arête de son nez tandis qu’elle observait la nouvelle venue.

—    Enchantée, lui répondit Julia d’une voix posée.

—    Oh ! tout va bien, je vais me charger de notre nouvelle recrue, s’exclama-t-elle gaiement en s’adressant au lieutenant Gordon.

Celui-ci lui fit un signe de tête et salua brièvement la jeune femme avant de repartir. Les deux femmes restèrent quelques instants l’une en face de l’autre alors qu’elles se retrouvaient seules dans les combles du bâtiment.

—    Oh ! c’est moi qui vais vous former, m’a-t-on dit, puisque notre archiviste, heu… eh bien, vous comprenez, puisqu’il est absent, bégaya l’assistante archiviste.

—    Oui, je comprends, lui répondit Julia avec un sourire rassurant.

Madame Morrow lui montra alors l’organisation des étagères ainsi que les logiciels et outils informatiques utilisés pour la gestion des archives. Cela parut somme toute très basique pour la jeune femme. L’assistante remarqua tout de suite que la nouvelle recrue était parfaitement à l’aise avec l’ensemble des outils et les logiques d’archivage, jusqu’à arriver à la conclusion qu’à la fin de la journée, le service n’aurait plus aucun secret pour elle. La formation de trois jours allait se réduire à une matinée, ce qui ne déplut pas à Madame Morrow, bien au contraire. Elle avait enfin trouvé une personne qui savait mener un tel service et avec qui elle pourrait prendre plaisir à travailler, car son métier la passionnait.

Les deux femmes décidèrent naturellement de déjeuner ensemble, et lorsqu’elles descendirent au rez-de-chaussée, Julia fut surprise par l’agressivité soudaine de l’agitation et du vacarme qui régnait dans les étages inférieurs. C’était comme si les archives résidaient dans un autre monde, extérieur à la réalité. Une fois sur le parvis, Madame Morrow, qui connaissait le quartier comme sa poche, emmena la jeune femme dans un petit restaurant italien qu’elle affectionnait. Là, elle se mirent à discuter de manière plus informelle. Stéphanie lui raconta alors qu’elle était divorcée, mère de deux enfants maintenant grands, qu’ils avaient intégré tous deux une école de commerce et que son salaire servait en majorité à la financer. Elle apprit aussi à la jeune femme que l’ancien archiviste était une personne fragile qui avait atterri dans ce service grâce au phénomène de copinage, mais qu’il n’avait aucune compétence dans le domaine et qu’elle désespérait souvent de le voir massacrer les bases de données, tandis que la nouvelle recrue l’impressionnait par la vitesse d’apprentissage dont elle faisait preuve et qu’elle se réjouissait de leur collaboration. Julia hocha la tête en souriant, heureuse de s’être faite une alliée dans la maison.

—    Et vous alors, êtes-vous mariée ? demanda Madame Morrow toute excitée.

—    Non, pas du tout, répondit Julia avec un sourire amusé.

—    Vous n’avez pas l’air du coin en tout cas, quand est-ce que vous êtes arrivée en ville ? enchaîna-t-elle aussitôt.

—    Il y a deux jours.

—    C’est vrai ! c’est tout récent, s’écria-t-elle avec enthousiasme. Et pourquoi avoir choisi notre ville ?

—    C’est une question que l’on m’a déjà posée plusieurs fois, fit remarquer Julia.

—    Oui, c’est vrai, c’est une question que l’on pose souvent aux étrangers ces derniers temps, nous les natifs de Gotham, reconnut Madame Morrow. C’est parce que notre ville n’est plus attrayante depuis longtemps, malheureusement. On en arrive même à dire qu’elle est devenue pourrie jusqu’à l’os…

—    C’est-à-dire ? s’intéressa Julia.

Madame Morrow déposa sa fourchette sur le côté de son assiette et réajusta ses lunettes sur son nez, son visage prenant un air à la fois sérieux et navré.

—    Je suis née dans cette ville, expliqua-t-elle alors, quand j’étais petite, elle entamait déjà son déclin, la pègre l’envahissait, s’accaparant toutes ses ressources. On eut un espoir, il y a une vingtaine d’années, grâce à une très vieille famille de cette ville, les époux Wayne. Ils ont investi énormément dans cette ville : le Mercy Hospital, c’était eux, la ligne principale de métro aérien, c’était eux aussi, ils créèrent de nombreuses fondations à but non lucratif afin d’éradiquer la misère qu’avait provoquée la corruption des autres grandes entreprises et des services de la ville. Jusqu’à ce que…

Madame Morrow poussa un profond soupir.

—    Jusqu’à ce qu’ils se fassent tuer tous les deux dans une ruelle par un malheureux voleur qui en avait après leurs effets personnels, laissant derrière eux leur fils unique orphelin. Quelle triste histoire que celle-là. Depuis, la ville a définitivement sombré dans la misère, et la corruption a atteint tous les niveaux : la mairie, la justice, la police, tous, sans exception, qu’on le veuille ou non, nous nous plions à la loi du plus fort, et du plus riche.

Julia garda le silence face à la tristesse de cette femme qui semblait réellement attachée à sa ville, et qui l’avait vue sombrer dans la déchéance.

—    Et qu’est devenu leur fils ? demanda-t-elle finalement, après un instant de silence.

—   Le pauvre, il a mal tourné. Il s’est fait renvoyer de plusieurs universités, puis soudain, il y a bientôt 7 ans maintenant, il a disparu. Il est tout simplement parti… Certains disent qu’il a dû toucher à la drogue et qu’il en est mort, d’autres qu’il a quitté la ville parce qu’il y avait trop de mauvais souvenirs pour lui ici. Il a été déclaré officiellement mort il y a 2 ans, laissant derrière lui un empire tout entier sans héritier, à la merci de cette corruption qui ronge notre ville.

Les deux femmes finirent de manger en silence, puis se partagèrent l’addition. Elles retournèrent dans leur service et reprirent leur travail. Stéphanie Morrow se leva de son bureau pour aller chercher une vieille boîte qu’elle déposa à côté de son ordinateur et en sortit tout un dossier jauni par le temps.

—    Si cela vous intéresse, dit-elle simplement en tendant le dossier à la jeune femme.

Julia le saisit, lut le nom de Wayne et la date de 2001, puis l’ouvrit avec précaution. Il y avait les coupures de journaux relatant l’histoire que l’assistante archiviste lui avait racontée ainsi que le rapport de police sur l’affaire, le jugement du malfrat et sa mise en liberté conditionnelle après 17 ans derrière les barreaux. Une autre coupure de journal annonçait la mort subite de ce dernier le jour même de son audience au tribunal pour sa mise en liberté conditionnelle : une femme sans casier judiciaire lui avait tiré une balle à bout portant. Julia s’attarda sur les coupures de journaux. Celle annonçant le meurtre des époux Wayne avait fait les gros titres de la Gazette et une photographie en noir et blanc montrait un jeune garçon d’une dizaine d’années seul, recueilli par la police, le regard empli de chagrin et d’incompréhension. Julia se focalisa sur le regard du garçon, car elle croyait y déceler quelque chose d’autre.

Elle lut l’article avec attention, puis les rapports de police, les jugements, pour enfin revenir à cette photographie. Elle ne put s’empêcher de plonger à nouveau dans ce regard, comme si elle essayait d’y lire les pensées du jeune garçon à cette époque-là. Sa respiration restait parfaitement calme, ralentissait même un peu, tandis que son cœur battait un peu plus fort dans sa poitrine. Le vide se fit dans son esprit, tout ce qui l’entourait disparut dans une brume qui étouffait ses sens. Elle se glissa alors un court instant dans la peau du jeune orphelin, reconstitua dans son esprit la scène qui avait marqué l’enfant, et ressentit ce qu’il avait pu ressentir cette nuit-là.

—    Il se sent coupable, murmura-t-elle alors sans s’en rendre compte tout en fronçant les sourcils.

—    Que dites-vous ? lui demanda Madame Morrow en relevant la tête.

Julia sursauta. Elle jeta un regard hagard autour d’elle, mais très vite reprit sa contenance.

—    Rien, je me disais en effet que c’était une triste histoire, répondit-elle en reprenant les mots de l’assistante.

—    Oh oui, une bien triste histoire, répéta encore Stéphanie en récupérant le dossier et en le rangeant dans sa boîte, puis dans l’étagère d’où elle l’avait prise.

En milieu d’après-midi, Madame Morrow proposa à Julia d’aller leur chercher un café, la laissant seule dans les archives. La jeune femme avait déjà vérifié l’absence de caméras dans la pièce, et, aussitôt que l’assistante avait refermé la porte, elle sortit une clef USB noire, sobre, et qui ressemblait au relai USB d’un appareil connecté. Julia s’agenouilla sous le bureau et tourna la tour de l’ordinateur de quelques centimètres. Elle repéra un port USB disponible, brancha la clef et remit en place la tour, s’assit à nouveau dans le fauteuil à roulette devant l’écran puis sortit son propre ordinateur. La clef lança automatiquement ce pour quoi elle avait été programmée, à savoir créer une backdoor sur l’ordinateur. Elle vérifia la création de cette ouverture qui lui donnait alors l’accès illimité au réseau de la police sur son ordinateur portable, puis satisfaite, le referma et le glissa dans sa sacoche avant de récupérer la clef USB.

A ce moment, Madame Morrow revint avec deux grands gobelets de café chaud qu’elle déposa sur les deux bureaux respectifs avec un grand sourire. Julia la remercia et sirota son café d’un air parfaitement naturel.

La journée toucha à sa fin : les deux femmes avaient sympathisé et la nouvelle recrue avait assimilé tous les rudiments à connaître pour la gestion du service. Madame Morrow fit son rapport au co-responsable du recrutement qu’elle fit parvenir par mail avec un avis très positif sur la jeune femme. Une fois rentrée dans la chambre qu’elle louait, Julia sortit son ordinateur ainsi qu’un disque dur externe plutôt massif qu’elle connecta au portable. Elle lança un programme de collecte de données, se connecta à l’ordinateur des archives grâce à la backdoor créée, puis appuya sur le bouton « démarrer » : un flot de données se déversa dans la fenêtre noire. Elle se contenta alors de transférer les données enregistrées sur le disque dur externe, puis laissa tourner le programme toute la nuit.

Les deux jours suivants se déroulèrent comme le premier, sans encombre et dans une routine qui fut installée dès le premier jour. Julia Thorne passait inaperçue et s’était fondue dans le département de la police sans que ses collègues ne s’en rende compte : elle faisait déjà partie du paysage. Son mois d’essai s’écoula de la même manière, en une routine bien réglée dans son service où rien d’extraordinaire n’arrivait, tandis qu’elle, au contraire, percevait l’agitation policière du haut des combles de la police. La jeune femme s’était enfin habituée aux nombreuses sirènes et alarmes des voitures, aux casseurs et aux vols qu’elle entendait la nuit depuis la fenêtre de sa piteuse chambre. Et tous les soirs, elle répétait le rituel de transfert des données sur son disque dur externe, qu’elle gardait toujours avec elle au fond de sa sacoche, de même que son ordinateur et tout son matériel d’informatique a priori anodin.

Elle avait toutefois noué quelques liens avec certains officiers de police avec qui elle discutait devant la machine à café. Elle avait observé la plupart d’entre eux et avait réussi à cerner ceux qui étaient très certainement corrompus et ceux qui travaillaient par conviction. Ce fut le cas notamment de Jim Gordon, le lieutenant qui l’avait conduite la première fois aux archives, avec qui elle avait réussi à sympathiser, sans pour autant attirer l’attention sur elle. Julia possédait l’entière confiance de Stéphanie Morrow et celle-ci répondait à toutes les questions qu’elle lui posait de manière innocente et calculée afin de ne pas éveiller ses soupçons. Ainsi, la jeune femme avait appris que les archives des différents départements ne communiquaient pas entre eux, et qu’il était de ce fait difficile de croiser des informations, ou même d’obtenir des informations d’un autre département lorsqu’on n’y travaillait pas soi-même. Elle put également constater l’obsolescence des logiciels et de la gestion des dossiers de la police, ce qui constituait un frein non négligeable dans leur travail d’enquête.

Un mois pile après son embauche dans le service des archives, Julia Thorne fut convoquée dans le bureau du responsable de recrutement. C’était un jeudi de la fin novembre. Elle avait rendez-vous à 10h dans le bâtiment vitré appartenant à la ville. Toutes les feuilles étaient tombées et l’air se faisait froid. Il pleuvait de plus en plus souvent et les journées grises et mornes s’étaient succédé durant tout le mois automnal. Julia s’était ainsi procurée un imper sombre et un parapluie, accessoires indispensables à tous les habitants de Gotham à cette saison.

La jeune femme arriva dans le bureau du responsable, un homme d’une cinquantaine d’années en costume gris souris, ses cheveux châtains gominés sur son crâne.

—    J’ai une bonne nouvelle pour vous, Mademoiselle Thorne, lui annonça le bureaucrate. Monsieur Peterson, l’archiviste de la police, a démissionné il y a un peu moins d’une semaine. Cela signifie que, si vous êtes intéressée, vous êtes toute désignée pour prendre sa place !

Julia l’en remercia, soulagée que l’ancien archiviste ait décidé de démissionner de lui-même. La discussion s’orienta sur la nature du contrat et le salaire ; la jeune femme demanda alors si on pouvait lui fournir au plus vite une attestation de son CDI ainsi qu’une attestation de rémunération afin qu’elle puisse commencer ses recherches pour un nouvel appartement. Cela lui fut accordé sans discussion. Enfin, une fois les menus détails du poste éclaircis et actés par un contrat en bonne et due forme, Julia Thorne se permit une demande qui sembla à la fois naïve et intelligente :

—    J’ai pu observer le fonctionnement du service et la gestion des dossiers au sein de la G.C.P.D. et je me disais, maintenant que je suis responsable du service, que je pourrais moderniser ce dernier à des fins d’optimisation de l’ensemble du département. A qui devrais-je adresser mon projet ?

—    Eh bien, vous pouvez vous adresser au commissaire Stevens, lui répondit lentement le bureaucrate. Adressez également votre demande au bureau du procureur, il pourrait certainement être intéressé par vos idées d’amélioration.

Le responsable de recrutement semblait toutefois un peu gêné. Julia le remercia pour ces informations et allait quitter son bureau lorsqu’il l’arrêta soudain :

—    Je me dois malgré tout de vous prévenir : beaucoup de personnes se satisfont du système actuel… et des changements pourraient être considérés comme des nuisances. Faites attention.

Julia l’écouta sans toutefois lui répondre. Elle hocha de la tête pour signe qu’elle avait compris le message, puis sortit du bureau.

De retour dans les combles des archives, Julia reçut un chaleureux accueil de Stéphanie qui était officiellement devenue son assistante personnelle. Elle avait préparé deux flutes en plastiques dans lesquelles elle avait versé un petit fond de champagne, une bouteille qu’elle avait pu récupérer d’un départ à la retraite d’un collègue et qui n’avait pas été ouverte. Madame Morrow lui confia qu’elle était au courant de sa promotion depuis déjà deux jours, et qu’il avait été difficile de maintenir le secret tellement elle s’en réjouissait. Julia la remercia, puis lui confia son premier projet :

—    On va commencer par numériser toutes ces archives physiques, dit-elle posément.

—    Mais cela va prendre des mois ! s’écria Stéphanie. N’oubliez pas qu’il y a encore toute la salle 108 du premier sous-sol… Ils refuseront que nous engagions du personnel externe, même en contrat à durée déterminée : certaines archives sont classées et ne peuvent être dévoilées au public.

—    Je le sais, lui répondit calmement Julia. Mais vous verrez qu’ils ne pourront pas refuser un financement, que ce soit pour de la main d’œuvre ou pour du matériel supplémentaire.

Madame Morrow resta silencieuse, inquiète que sa nouvelle cheffe ne se voit rabrouée par la hiérarchie dès ses premiers jours dans son nouveau poste.

Le lundi suivant, une présentation complète de ce premier projet fut déposée sur le bureau du commissaire Gillian Loeb. La nouvelle responsable du service des archives de la police fut convoquée l’après-midi même dans son bureau :

—    Mademoiselle Thorne, c’est bien cela ? commença le commissaire. J’ai lu avec attention votre projet de numérisation, et je trouve vos intentions louables, mais malheureusement notre financement est déjà plus que précaire, et nous ne pouvons donner suite à votre projet.

L’archiviste ne broncha pas d’un cil, au plus grand étonnement du commissaire. Elle avait revêtu sa tenue de ville qui lui donnait une certaine prestance malgré sa discrétion ; elle glissa l’une de ses mèches de cheveux derrière son oreille droite avant de prendre la parole d’une voix posée et ferme :

—    Monsieur le commissaire, sauf votre respect, je vous demanderai de convoquer un représentant de la mairie ainsi qu’un représentant du procureur, car en effet, ma demande va vous sembler plus urgentes qu’il n’y paraît une fois que je vous aurai expliqué pourquoi.

Le commissaire haussa un sourcil, intrigué par l’audace de cette petite archiviste fraîchement débarquée dans son département.

—    Tout d’abord, je me dois de vous rappeler que la bonne gestion de ses archives est une obligation légale pour l’ensemble des administrations, collectivités, établissements publics et associations de service public, en vertu des articles L 212-1 à -3 du Code du patrimoine. Leur non-respect peut donc occasionner des sanctions.

Julia fit une courte pause afin d’évaluer l’impact de cette première information sur son interlocuteur. Voyant qu’elle avait capté son attention, elle continua :

—    Je vous rappelle ensuite que le respect des règles d’archivage des documents administratifs joue aussi un rôle en cas de litige avec un tiers, par exemple. Disposer de ces documents, c’est pouvoir apporter une preuve précise en cas de différend. En l’occurrence, dans un département tel que celui de la police, cela me paraît primordial, surtout que cela vous prémunirait de lourdes démarches juridiques et de coûts qu’elles impliquent en cas de mauvais entretien de ces archives.

Le commissaire se redressa dans son siège, les mains croisées sur son bureau : Julia avait maintenant toute son attention, elle savait qu’il en avait saisi les principaux enjeux. Elle reprit :

—    Evidemment, mon projet ne s’arrête pas à la numérisation des archives physiques du département, mais comprend également le développement d’un logiciel spécifique qui permettrait de faciliter la gestion de tous les dossiers, qu’ils soient archivés ou en cours, du département de la police. Sachant que vous avez malgré tout des contraintes budgétaires, je me propose d’élaborer moi-même le logiciel en question pour vous économiser cette part-là du travail. Je le ferai sur mon temps de travail par exemple.

Le commissaire hocha très légèrement la tête de manière involontaire, indiquant à la responsable des archives que sa proposition était la bienvenue. Elle poursuivit encore :

—    Maintenant, je vous demande de convoquer un représentant du procureur ainsi que de la mairie car je pense que la ville, et surtout les services de la police, auraient tout intérêt à mutualiser leurs archives et à communiquer davantage entre eux. J’ai pu voir à plusieurs reprises pendant mon mois d’essai ici que nombre d’enquêtes étaient ralenties, voire entravées par une impossibilité quasi-totale de communiquer des informations entre les différents services. Le département de la justice en pâtit de ce fait. Je vous propose donc d’élaborer un logiciel commun de gestion qui pourrait être utilisé par la police d’un côté, mais aussi par la mairie et le palais de justice afin de faciliter ces démarches. Vous pourriez ainsi croiser des informations qui, actuellement, ne peuvent pas l’être ce qui vous pénalise, j’en suis sûre.

Le commissaire ramena ses mains sous son menton tout en s’enfonçant dans son fauteuil. Il ne s’était pas attendu à avoir une jeune femme aussi convaincante et déterminée face à lui. Son regard se détourna de la jeune femme qui arborait un léger sourire de ses lèvres rouge rosé, pour feuilleter à nouveau le dossier posé sur son bureau. Il prit ensuite un stylo dans sa main droite, joua avec quelques instants par nervosité, puis prit enfin la parole :

—    De quoi auriez-vous besoin dans un premier temps ?

Julia sourit, victorieuse, puis lui exposa ses besoins : le premier, fort simple, était de toucher un mot de son projet au maire et au procureur de la ville, afin de préparer le terrain auprès des autres départements. Le deuxième, plus délicat, était de l’autoriser à se rendre dans la Wayne Enterprise afin de négocier le prêt d’une machine de numérisation sophistiquée qui lui permettrait de travailler en autonomie avec son assistante, Madame Morrow. Elle assura au commissaire Loeb qu’elle connaissait la machine en question, créée par le département des nouvelles technologies de l’entreprise et qu’il n’était question que d’un prêt afin de numériser, dans un premier temps les archives de la police, dans un deuxième temps celles de la mairie et du palais de justice. Toutefois, elle ne révéla pas encore que son dessein fût d’élargir encore ses vues aux hôpitaux de la ville ainsi qu’aux services d’urbanisme.

Le commissaire prit note de ses demandes, puis lui notifia qu’elle devrait attendre son aval avant de lancer la première partie de son projet. Julia Thorne le remercia, se leva et le salua avant de sortir de son bureau d’un pas assuré. Madame Morrow était descendue de ses combles et était restée assise devant le bureau tout en tendant l’oreille. Elle avait saisi quelques bribes de leur conversation et fut impressionnée par l’aplomb de la jeune femme. Julia s’arrêta à ses côtés et lui sourit tout naturellement :

—    Venez, Stéphanie, nous devons préparer les documents à la numérisation.

Madame Morrow sauta de son siège, bouche bée, mais débordant de joie. 

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