L'Oracle de Gotham
Julia Thorne attendit encore un peu avant d’annoncer la finalisation du logiciel promis à ses supérieurs hiérarchiques, le commissaire de police et les services de la mairie. Il lui fallait être crédible : créer un logiciel prend du temps. Elle se laissa donc un mois pour le déclarer fin prêt.
Ce laps de temps lui permettrait également de vérifier le bon fonctionnement de ses émetteurs-transmetteurs ainsi que leur degré d’invisibilité. S’il s’avérait que son système fût repéré avant la mise en circuit de son logiciel, cela lui laissait encore la possibilité de rectifier ses faiblesses, voire d’élaborer un autre plan s’il fallait tout en se servant du logiciel si besoin.
Ainsi, les journées de la jeune femme s’écoulèrent dans le calme, proche de l’ennui. Elle devait donner l’illusion qu’elle travaillait sur son logiciel pendant ses heures de bureau, et cette forme d’inactivité forcée l’incommodait fortement. Elle se proposait donc régulièrement pour aller chercher un bon café dans une chaîne dédiée où au bistrot du coin. Lorsqu’elle partait, elle s’arrêtait régulièrement dans le hall et demandait à certains collègues s’ils ne voulaient pas qu’elle leur ramène un café ou une pâtisserie. Sur le retour, elle s’attardait dans les petits bureaux ouverts du grand hall, et se mit à discuter de façon régulière avec Jim Gordon, le lieutenant de police. Celui-ci appréciait le naturel de la jeune femme et lui confiait volontiers des détails d’affaires sur lesquelles il enquêtait.
Un jour, alors qu’elle le voyait particulièrement abattu, elle lui proposa d’aller boire un café ensemble au bar qui se situait à deux rues du quartier général de la G.C.P.D. Il hésita quelques instants, puis accepta l’offre, presque soulagé. Les deux collègues marchèrent silencieusement jusqu’au bar, emmitouflés dans leurs manteaux tandis que le vent froid de février les transperçait. Une fois entrés, ils purent se détendre quelque peu dans la chaleur bienvenue de l’établissement. Ils s’installèrent à une table au fond du bar, à l’abri des regards indiscrets. Jim Gordon commanda une bière brune, Julia un café serré.
— Une affaire délicate ? lui demanda-t-elle alors après un moment de silence.
— Tout est délicat, lâcha Jim dans un soupir d’exaspération.
On aurait dit qu’une tension retenue depuis bien longtemps venait d’éclater soudainement, que le policier ne pouvait plus tenir.
— Bientôt trente ans que je travaille dans la police, et je me sens pieds et poings liés, continua-t-il. Quand j’ai intégré la G.C.P.D. c’était dans l’espoir de pouvoir changer les choses, arrêter les méchants et rendre cette ville plus sûre. Et je me retrouve là avec un équipier corrompu que je suis obligé de supporter. Il ne se cache même plus de travailler pour Falcone…
Julia garda le silence. Elle avait déjà vu passer plusieurs fois ce nom parmi les dossiers des archives, mais aussi dans les affaires en cours. C’était l’un des plus puissants parrains de la pègre de Gotham City. Il détenait le pouvoir dans toutes les sphères de la ville : la mairie, la police, la justice. Personne n’osait s’attaquer à lui. Julia déposa sa main sur celle de Jim, se voulant à la fois rassurante et compréhensive. Jim ressentit aussitôt sa sollicitude, et prit sa main dans les siennes en signe de remerciement. Parfois, les gestes parlent davantage que les mots.
— On ne sait même plus en qui avoir confiance, qui est corrompu et qui ne l’est pas, reprit-il la voix tremblante de tristesse, mais aussi de colère. Je ne sais pas pourquoi vous… vous m’inspirez confiance.
— L’instinct souvent ne trompe pas, même si les apparences peuvent changer, être inconstantes, murmura Julia avec un accent d’une sincérité déroutante. Vous êtes un bon flic, Jim, ne l’oubliez jamais. Restez droit, car si vous, vous abandonnez…
Julia ne termina pas sa phrase. Sans s’en rendre compte, elle s’était immiscée dans la peau de ce policier désespéré. Elle ressentait sa peine, sa colère, son immobilité forcée. Une vague d’injustice la traversa, la submergea. Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle se leva brusquement et s’excusa, prétextant devoir aller aux toilettes. La jeune femme s’enferma rapidement. Elle se répétait de manière lancinante de respirer lentement, calmement… elle n’y parvenait pas. Elle tapa alors son poing droit contre le mur avec une force surhumaine à cause de l’adrénaline. Son sang se mit à couler sur les carreaux laiteux. La douleur l’aida à reprendre possession d’elle-même. La peau de ses premières phalanges s’était ouverte en plusieurs endroits et un hématome s’étendit lentement sur le dessus de sa main et de ses doigts. Elle finit par s’asseoir sur le couvercle des toilettes des dames. Sa respiration s’était enfin calmée et son cœur, qui s’était emballé, ne bondissait plus aussi fort dans sa poitrine.
Cela faisait bien longtemps que la jeune femme n’avait pas vécu une perte de contrôle aussi forte. C’est d’ailleurs ce qui l’avait obligée à quitter son ancien travail. Trop empathique, lui avait-on dit. Elle le savait. Cela lui avait coûté sa santé à cette époque-là. Julia refoula les souvenirs de son ancienne vie et se focalisa sur la mission qu’elle avait ici et maintenant, dans cette ville. Elle regarda à nouveau son poing ensanglanté, puis chercha fébrilement de quoi cacher l’incident. Elle trouva ses mitaines au fond d’une poche de son manteau qu’elle avait gardé sur ses épaules. Elle se dirigea jusqu’au petit lavabo, se rinça les doigts et la main, appliqua de l’essuie-main afin d’éponger les filets de sang qui s’écoulaient encore un peu, puis recouvrit ses mains de ses mitaines. Heureusement, leur couleur sombre camouflait le sang qui aurait pu encore suinter.
Julia ressortit des toilettes et s’assit à nouveau en face de son ami Jim qui lui demanda si tout allait bien. Elle hocha de la tête en souriant, tout en s’excusant encore. Elle feignit de s’être repoudrée le nez. Jim sourit : c’était l’excuse que prenait sa femme lorsqu’elle était trop longue aux toilettes. Ils se mirent tous les deux à rire. Le policier remarqua néanmoins les mitaines de la jeune femme sans toutefois le lui notifier.
Le soir, une fois rentrée chez elle, la jeune femme put enfin prodiguer les soins nécessaires sur sa main. Elle retira son manteau qu’elle déposa sur l’un des crochets blancs du porte-manteau à l’entrée, puis ôta ses bottines à talons qu’elle rangea proprement sur un petit tapis à côté de la porte d’entrée. Elle s’avança jusque dans l’espace du salon et apprécia de marcher sur le large et moelleux tapis gris perle qui recouvrait tout l’espace. Une table à manger accompagnée de deux chaises en bois ciré d’un marron clair occupait le centre de l’espace. Elle passa à côté de la table, déposa sa sacoche et se dirigea vers la salle de bain. Elle retira ses mitaines qu’elle jeta dans le panier à linge sale aux côtés du lavabo et souleva délicatement le papier essuie-main qui recouvrait ses plaies. Le sang avait séché et elle dut réhumidifier le papier afin de le retirer sans arracher les croûtes qui avaient commencé à se former. Elle nettoya les plaies, désinfecta et y déposa de la gaze. Les ecchymoses allaient sûrement rester une bonne semaine. Elle en profita pour se laver et se changer, revêtant un legging noir et un large sweat avec un t-shirt blanc en-dessous. Elle resta pieds nus car la journée passée en talons les avait rendus sensibles. Elle se prépara un repas rapide qu’elle pouvait facilement manger à son bureau, puis emporta son assiette et sa sacoche dans la mezzanine.
Julia alluma les deux écrans et ouvrit le programme « Oracle ». Tous les soirs, elle avait pris l’habitude de parcourir les données et d’observer les nouvelles informations qui apparaissaient. Toutefois, elle avait très vite remarqué que son système n’était pas encore optimal. Elle avait recensé de nombreuses anomalies, non pas dues à son matériel, mais aux données elles-mêmes : elle n’avait pour l’instant accès qu’aux services publics, tous les services privés lui étaient encore fermés. Il lui fallait donc réfléchir à une manière d’accéder à l’ensemble des entreprises privées comme les banques ou encore les gazettes, par exemple. Elle lorgnait également sur les réseaux de caméras de la ville et de la circulation qui lui fourniraient une surveillance vidéo globale.
Après un passage en revue des données exploitables, elle sortit de sa sacoche un nouveau numéro de la Gazette de Gotham. Depuis qu’il avait fait son grand retour, le fils Wayne faisait régulièrement la une des journaux locaux. Monsieur Bruce Wayne donnait de lui l’image d’un multimilliardaire inconsidéré et dépensier, qui enchaînait les frasques d’homme vaniteux dans les plus grandes réceptions de la haute société. Il paradait et se faisait photographier par la presse une nouvelle femme à chaque bras, choisies parmi les plus belles et les plus intéressées par sa fortune.
Pourtant, il avait semblé que ce dernier avait cédé ses parts il y avait de cela sept ans, le reste étant réparti entre les membres du conseil d’administration. Il n’avait donc plus la majorité sur sa propre entreprise. Les journaux le disaient ruiné dans le pire des cas, écarté du pouvoir dans d’autres, ou encore démuni face à la gestion d’une entreprise telle que celle de ses défunts parents. Toutefois, la jeune femme se rendit dans les pages économiques. Elle cherchait une série d’informations précises, qu’elle trouva dans la rubrique dédiée à la bourse. La jeune femme observa attentivement les chiffres et les noms d’entreprises, puis se mit à sourire :
— Ah, il n’est pas si bête qu’il voudrait le faire paraître.
A peine trois semaines après l’entrée officielle en bourse de la Wayne Enterprise, une série de transactions des parts de la société avait eue lieu : plusieurs sociétés inconnues s’étaient évertuées à racheter les actions de l’entreprise, et si les simulations de la jeune femme s’avéraient justes, le conseil d’administration avait perdu leur majorité. Le plus probable selon elle était que Monsieur Wayne, au travers de diverses sociétés écrans, avait racheté les parts de l’entreprise, devenant ainsi son actionnaire majoritaire. Une croisade financière que Julia trouvait astucieuse. Toutefois, cela restait des spéculations qu’elle avait faites à partir d’observations personnelles.
La jeune femme referma les pages du journal et observa la nouvelle Une où ils avaient placardé une photographie du jeune trentenaire volage accompagné d’une mannequin à la robe courte et échancrée des deux côtés, ses jambes filiformes allongées par des talons de douze centimètres, et qui s’accrochait à son bras, une coupe de champagne dans l’autre main. Le petit garçon avait bien changé, se dit Julia en observant la photographie où il se tenait de face, le regard posé sur la bouteille de champagne qu’il avait à la main, avec laquelle il remplissait la coupe de la mannequin. Tous les jours, Julia avait droit aux lamentations de son assistante à ce sujet : il allait devenir la honte de sa famille, il gaspillait leur héritage, etc.
Elle rangea le journal sur une pile d’autres exemplaires plus anciens à côté de son bureau, puis fit une dernière vérification sur Oracle. Elle tapa dans une barre de recherche le nom d’Adeline Devaux. C’était devenu un rituel, tous les soirs, elle entrait ce nom dans le programme et lançait une recherche à spectre large. La première fois, elle avait trouvé un dossier médical qui datait d’il y avait plus de huit mois, dans lequel il était noté qu’elle avait été admise aux urgences une nuit avec de nombreuses contusions sur le visage et les flancs, une côte fêlée et une entorse du poignet droit. Des photographies devaient accompagner le rapport, mais celles-ci avaient été effacées. Depuis, elle n’eut plus aucune autre trace qui ressortit avec ce nom. Julia avait alors effectué plusieurs recherches de femmes correspondant à sa description, et elle trouva un grand nombre d’affaires classées sans suite de femmes non identifiées soit retrouvées noyées, soit mortes dans des circonstances inconnues mais dont on avait toujours conclu à un suicide ; l’une d’entre elle avait été retrouvée avec un jeu de cartes à l’intérieur de sa veste. Malheureusement, la plupart de ces dossiers étaient incomplets, comme si on y avait retiré toutes les informations qui auraient pu être compromettantes pour une personne ou un groupe particulier. Ce soir-là encore, Julia ne trouva aucune nouvelle information. Elle ferma le programme et éteignit les deux écrans avec un sentiment de frustration grandissant.
Elle descendit de la mezzanine, déposa son assiette et ses services dans l’évier de la cuisine puis éteignit les lumières avant de se rendre dans sa chambre à coucher où elle avait fait aménager un grand lit américain. Elle se faufila sous les couvertures et posa sa tête au milieu des deux gros oreillers moelleux. Cela faisait maintenant un mois qu’elle avait terminé sa campagne de numérisation. Un mois durant lequel elle eut la confirmation de la validité de son programme, mais aussi ses limites, qu’elle avait d’ailleurs envisagées dès sa conception. Elle devait maintenant passer à la deuxième phase de son plan : pour cela elle devait annoncer la finalisation de son logiciel à ses supérieurs.
Le lendemain, Julia se rendit toute pimpante dans le bureau du commissaire Loeb qui, lorsqu’elle lui apprit que le logiciel était enfin prêt, en informa le palais de justice et la mairie. L’après-midi même, la jeune archiviste fut convoquée dans les locaux de la mairie. Munie de de son ordinateur portable et de ce qui avait l’air d’être une simple clef USB, la jeune femme fut priée de présenter le résultat de son labeur. Le maire lui-même avait demandé à être présent. Elle connecta son ordinateur au vidéoprojecteur et installa la clef USB sur laquelle se trouvait le programme d’installation du logiciel. La présentation débuta, Julia leur montra sa création qui se révéla simple et intuitive, ce qui conquit son public. Elle invita ensuite le commissaire et les autres représentants à tester le logiciel à partir d’un ordinateur de la mairie du département de leur choix. Ils choisirent l’urbanisme, se rendirent dans les bureaux correspondants et réquisitionnèrent l’ordinateur d’un employé. Julia installa le programme qui détecta automatiquement la base de données augmentée des archives du service d’urbanisme, puis se mit en lien avec celui de la police. L’employé, fasciné par l’outil, proposa une recherche et trouva les informations recherchées directement croisées avec celles de la police. Julia leur montra alors les possibilités d’accréditation selon les services et les grades des employés, et que tout cela pouvait être défini dès l’installation du logiciel. Elle leur expliqua qu’une fois le logiciel installé dans les différents services, cela permettait la mise en réseaux des informations. Le commissaire la félicita, ainsi que le maire lui-même. Il fut décidé de lancer l’installation du logiciel dans tous les services et départements qui avaient participé à la campagne de la jeune archiviste au plus vite. En deux jours, le logiciel était en position, pérenne.
La jeune archiviste, après avoir passé un mois dans l’inaction, fut soudainement prise d’assaut par tous les services municipaux. Elle dut former les chefs de chaque service à l’utilisation du logiciel et en montrer les avantages, ceci après avoir supervisé son installation. En trois semaines, l’ensemble de l’administration publique se servait du nouveau logiciel surnommé le programme Thorne, du nom de sa créatrice. Et dans ce même laps de temps, le nombre de contrôles fiscaux, d’interpellations, d’arrestations allant jusqu’à des jugements ne pouvant être remis en cause pour faute de preuve, augmentèrent de manière significative. Un regain d’espoir atteignit le quartier général de la police ainsi que le palais de justice. Le logiciel avait donné une impulsion que les membres de la pègre virent d’un très mauvais œil.
Face à la réussite du projet de la jeune archiviste, le maire, pour récompenser la jeune femme, décida d’organiser une cérémonie d’inauguration parmi les employés de la fonction publique, cérémonie qui se déroulerait dans les locaux de la mairie. Celle-ci se déroula un après-midi de la fin du mois de mars ; la presse fut invitée à immortaliser l’événement et le maire prononça un discours en l’honneur de Julia Thorne qui fut photographiée alors que celui-ci lui donnait une poignée de main. Pour l’occasion, elle avait revêtu la petite robe noire qu’elle s’était achetée. Ensuite, il annonça officiellement la création d’un nouveau poste conçu pour la jeune femme par lequel elle pourrait continuer de superviser et de développer son projet informatique au travers de l’ensemble des services de la ville. Julia l’en remercia humblement, puis un buffet fut mis à disposition avec champagne et petits hors-d’œuvres.
De nombreux agents du service public vinrent féliciter la jeune femme pour son nouveau poste. Elle eut même la surprise d’y voir Monsieur Lucius Fox de la Wayne Enterprise qui vint la saluer avec chaleur :
— Toutes mes félicitations, mademoiselle Thorne ! s’exclama-t-il en lui serrant la main. J’ai eu l’occasion de jeter un œil sur votre programme, et il est magnifiquement codé : l’interface est très intuitive et simple d’utilisation, et je sais ô combien une telle prouesse demande de finesse en codage.
— Je vous remercie sincèrement, lui répondit Julia touchée. Venant de vous, c’est un compliment qui vaut de l’or !
— Vous le méritez amplement.
Monsieur Fox s’excusa néanmoins auprès de la jeune femme car il n’avait pu passer qu’en coup de vent. Elle le remercia encore d’être venu pour elle, puis elle fut accostée par le commissaire de police qui la félicita à son tour avec solennité, et en vint même à regretter son départ de son département de la G.C.P.D.
— Je ne pars pas très loin, le rassura-t-elle en souriant. Et vous risquez de me voir plus tôt que prévu ! J’espère en effet pouvoir apporter certaines améliorations à mon programme.
— Vous ne perdez pas de temps, vous ! s’exclama le commissaire avec une moue difficile à définir. Si seulement davantage d’entre nous pouvaient prendre cet exemple…
Julia le remercia chaleureusement pour son soutien, quand soudain la fête fut interrompue par un grand fracas. Du verre brisé gicla de tous côtés et l’on entendit un officier de police crier « A terre ! ». Un vent de panique envahit alors tout le hall et les invités qui, pour la plupart, se couchèrent au sol. Le commissaire de police avait déjà attrapé la jeune femme et l’avait allongée à terre, la protégeant de son corps, car des coups de feu retentirent dans la salle, brisant les autres vitres, verres et mobiliers alentours. Les forces de police s’activèrent et évacuèrent l’ensemble de la salle par les portes de secours et le parking souterrain. Il y eut des échanges de coups de feu, mais on ne distinguait pas les attaquants dans la cohue. Le commissaire confia la jeune femme à Jim Gordon qui les avait rejoints pour s’assurer qu’elle allait bien. Le lieutenant prit la relève et emmena Julia à couvert.
— Je crois bien que ce feu d’artifice vous est destiné, lui lança Jim aux aguets.
— Vous croyez ? répliqua-t-elle nerveusement.
Jim la prit par le bras et tous deux coururent au travers de la salle pour atteindre la sortie la plus proche. Il tira plusieurs coups de feu pour couvrir leur fuite. Une fois dehors, il l’emmena directement au quartier de la G.C.P.D. pour mettre la jeune femme en lieu sûr.
— Jim ! s’écria Julia lorsqu’elle le vit repartir. Vous êtes sûr que je serai en sécurité ici ?
Le lieutenant marqua un temps d’arrêt, il avait parfaitement saisi l’inquiétude de la jeune femme. Il lui lança les clefs du bureau du commissaire et la somma de s’y enfermer et de s’y cacher jusqu’à ce qu’il revienne. La jeune femme attrapa au vol les clefs et courut s’enfermer dans le bureau qui dominait le grand hall du rez-de-chaussée, dont la moitié supérieure était malheureusement vitrée. Elle ferma vivement la porte à clef derrière elle et fonça se mettre à l’abri assise le dos contre le mur, juste en dessous des larges vitres. Son cœur battait à tout rompre, propulsé par l’adrénaline, et elle tenta de se calmer en respirant le plus lentement possible.
Elle sursauta lorsqu’elle entendit la porte principale sauter de ses gonds et une dizaine d’hommes pénétrer le bâtiment. Une sueur froide se mit à couler le long de son dos ; elle se recroquevilla sans faire de bruit et glissa sa main sous le jupon de sa robe, puis en retira une arme de poing qu’elle avait dissimulé au haut de sa cuisse grâce à une jarretière spécifique. C’était un glock G17 9mm, une arme à feu sobre mais de haute précision que l’on retrouvait le plus souvent comme arme de service dans la police. Elle arma la culasse et se maintint prête à toute éventualité. La peur avait disparu elle parut parfaitement maîtresse d’elle-même alors que quelques instants plus tôt, en présence du lieutenant de police, elle était désemparée et au comble de la peur.
Les hommes s’interpellaient entre eux, ils la cherchaient. Julia les entendit renverser des chaises, des meubles de bureau, et ils avançaient progressivement jusque vers le fond du hall où elle s’était cachée. Elle tenait son arme de ses deux mains, toujours dos au mur, prête à agir s’ils devaient passer la porte ou briser la vitre au-dessus d’elle. Tout à coup, toutes les lumières s’éteignirent comme sous l’effet d’une coupure de courant. Malgré le sang-froid dont la jeune femme faisait preuve à l’instant, l’absence soudaine de toute lumière la déstabilisa.
La coupure de courant avait tout de suite fait réagir les agresseurs qui se questionnaient les uns les autres, ne comprenant pas plus que la jeune archiviste ce qui était arrivé. Soudain, l’un des hommes poussa un cri étouffé, comme si on lui assénait un violent coup de poing dans le ventre. Les autres hommes se turent et s’immobilisèrent, tous en alerte. Un deuxième coup étouffé se fit entendre, puis un bruit de fracas près de la cage d’escaliers qui menait aux étages. L’un des hommes qui restaient appela ses acolytes qui ne répondirent pas, puis tous se mirent à tirer à l’aveugle. Julia se recroquevilla à nouveau et couvrit sa tête de ses bras nus car la vitre au-dessus d’elle venait de se briser en mille morceaux. Parmi les bruits de tirs, deux autres hommes furent mis K.O., puis elle entendit un bruissement de tissu proche de sa position. Les hommes restants commencèrent à paniquer et tentèrent de se réunir, mais en vain : Julia perçut à nouveau le même bruissement avant que deux d’entre eux ne tombent également inertes.
La jeune femme finit par se risquer à jeter un œil au grand hall pour voir ce qu’il se passait. Dans la pénombre, elle ne put distinguer grand-chose, mis à part que l’ensemble du hall était sans dessus-dessous ; elle aperçut le mouvement lent de deux hommes armés et cagoulés, et soudain elle entendit à nouveau le bruissement d’étoffe, crut entrevoir une silhouette qui se fondait dans l’obscurité, puis l’un des deux agresseurs fut violemment frappé et tomba à terre. Le dernier, définitivement effrayé, tenta de s’enfuir, mais il fut rattrapé par une masse sombre qui l’emporta dans l’ombre. Le silence se fit entier dans le grand hall. Julia se leva lentement, son arme étroitement serrée entre ses deux mains, prête à cibler et tirer. Une voix sortit de l’ombre à sa gauche ; elle pointa son arme dans la pénombre, mais sans visibilité, elle ne tirerait pas.
— Vous êtes en sécurité, dit la voix d’un timbre rauque et profond.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle à l’inconnu qui restait hors de vue tout en abaissant son arme.
Elle s’avança dans la pénombre, mais l’inconnu semblait avoir disparu. D’un coup, la lumière revint dans l’ensemble du bâtiment. La jeune femme se dépêcha de ranger son arme sous sa robe, puis une escouade de policiers débarqua dans le commissariat général, braquant leurs armes dans les moindres recoins pour sécuriser la zone. Le commissaire de police ainsi que le lieutenant Gordon accoururent auprès d’elle avec inquiétude.
— Que s’est-il passé, ici ? l’interrogea le commissaire.
Julia secoua la tête, incapable de répondre.
— Elle est sous le choc, commissaire, s’exclama Jim en prenant la jeune femme par les épaules.
Le commissaire Loeb acquiesça d’un bref signe de la tête et s’enquit de la situation auprès de ses hommes.
— Ça va ? lui demanda alors Jim concerné.
— Jim, il y avait quelqu’un ici, dit-elle alors tout bas pour que seul le lieutenant entende.
— C’est-à-dire ? l’interrogea Jim en baissant lui aussi la voix.
— Je ne sais pas, c’était… c’est allé très vite, je ne l’ai pas vu, mais… il m’a sauvée.
— D’accord, finit par répondre le lieutenant de police. On va vous escorter chez vous, et on fera surveiller votre immeuble, le temps qu’on comprenne d’où ça vient.
— Nous savons très bien d’où ça vient, rétorqua Julia d’un air entendu.
— Je sais, mais nous n’avons pas de preuve, soupira Gordon.
— Sauf les hommes mis K.O. là, fit Julia en désignant d’un bref signe de tête le grand hall.
Jim hocha de la tête de manière mécanique.
— Le problème sera de les faire parler, répondit-il enfin.
Julia poussa un soupir. Le lieutenant Gordon ôta alors son manteau et le déposa sur les épaules de la jeune femme avant de l’accompagner à l’étage supérieur où il prit sa déposition. A la nuit tombée, il se chargea lui-même de la ramener chez elle, tandis que le commissaire détacha plusieurs hommes pour sa sécurité. Arrivée devant l’immeuble, une fois que les officiers de police lui assurèrent que l’immeuble était sûr, elle prit seule l’ascenseur et se dirigea vers la porte de son appartement. Elle glissa la clef dans la serrure, l’ouvrit, puis referma la porte derrière elle.
Elle prit enfin le temps de respirer. Elle déposa le manteau de Gordon sur le dossier d’une chaise du salon puis se rendit directement dans la salle de bain. Dans le miroir, elle se vit pâle et exténuée. Elle se démaquilla afin de pouvoir se rincer le visage à grande eau, puis décrocha la jarretière noire qui retenait son glock à sa cuisse. Elle en retira le chargeur, puis délogea la balle restée armée dans le canon, réinstalla la balle dans le chargeur et réintégra celui-ci dans la poignée de l’arme. Une fois l’arme posée sur le côté du lavabo, elle se déshabilla et prit une longue douche pour se détendre.
Alors que l’eau ruisselait sur sa peau, elle repensa à ce qui s’était passé dans le quartier général de la G.C.P.D. Elle n’arrivait pas à comprendre qui ou ce qui l’avait sortie de ce mauvais pas. Julia n’aimait pas ce qu’elle ne comprenait pas. Cela continua de la travailler lorsqu’elle sortit de la douche et lorsqu’elle se rendit devant ses deux écrans. Elle resta un instant immobile face au programme Oracle, ne sachant quoi écrire pour chercher ce qu’elle voulait trouver. Julia finit par entrer plusieurs mots-clefs, mais si vagues que sa recherche n’aboutit pas. Enfin, elle décida de parcourir les plus récentes affaires sur lesquelles la police travaillait. Là, elle trouva plusieurs témoignages d’une « masse sombre », d’un « agresseur masqué », voire d’un « homme chauve-souris ». Le premier témoignage semblait remonter à trois semaines tout au plus. Julia s’enfonça dans son fauteuil, dubitative. Ce fut à ce moment qu’elle se maudit de ne pas avoir encore investi les réseaux de caméras de surveillance. Elle aurait peut-être pu obtenir des images de ce qui s’était passé. Puis elle se rappela de la panne de courant. Elle n’aurait donc eu aucune image. Cette pensée l’agaça d’autant plus. Elle repensa alors à cette fameuse coupure de courant, si nette et si précise, puis le retour d’énergie une fois que l’inconnu était parti.
— Peut-être un générateur d’impulsion électromagnétique, se murmura-t-elle à elle-même.
Mais ce genre de technologie n’était pas à la portée du premier venu. Enfin, elle décida de rendre visite à Monsieur Fox afin de connaître son avis sur une telle technologie.
Le lendemain matin, elle s’était levée aux aurores. La nuit avait été mouvementée et elle avait eu de la peine à trouver le sommeil. Elle s’habilla pour se rendre à son travail comme à son habitude, sauf qu’elle glissa le glock dans son dos, ainsi tenu par la ceinture de son pantalon et caché sous son blazer, puis allait ouvrir la porte d’entrée lorsqu’elle remarqua un morceau de papier griffonné qui gisait sur le seuil. Elle se baissa pour le ramasser, puis le lut à voix basse :
— « Ceci était un avertissement de ce qui pourrait vous arriver si vous refusez notre offre. F. ».
Julia sourit, puis se mit à rire.
— Ils agissent exactement comme je l’avais prévu, se dit-elle alors avec un air satisfait.