Cycle III : Le cycle de Nourasie
Le vaisseau de la Coalition Terrienne, à bord duquel l'équipe effectuait le déplacement jusqu'en Nourasie, avait tout d'un véritable palace interstellaire. Chaque voyageur possédait sa propre suite et les parties communes étaient dotées de tout le luxe qu'il était possible d'imaginer. Restaurant, piscine, bibliothèque, salle de jeux... Il ne manquait absolument rien.
- Je peux faire une partie avec toi, p'tite souris ?
Éva se redressa. Affalée sur la table de billard, la queue à la main, elle avait passé plus de temps à se perdre dans ses pensées qu'à jouer. Elle était impatiente d'être en Nourasie, mais elle éprouvait une pointe d'appréhension. Et si elle n'était pas à la hauteur ? Si, sur Arouas, elle s'en était dignement sortie, sur Oban, elle avait perdu plus de courses qu'elle n'en avait gagnées.
- Si tu veux.
Rick la rejoignit et fit tournoyer le bâton longiligne qu'il avait décroché du mur entre ses mains, avant de déquiller la boule blanche. Grâce à son tir, il réussit à pousser deux sphères hors de la surface du tapis. Avec un sourire, il invita Éva à faire mieux que lui.
- Où sont tous les autres ? demanda-t-elle après avoir échoué.
- Le nouveau est avec Don Wei, pour un briefing. Il faut bien le mettre au courant de ce qui s'est passé il y a deux ans. Quant à Stan et Koji, c'est la première fois qu'ils montent à bord d'un vaisseau de ce genre. Ils n'ont pas pu résister à la tentation d'aller faire un tour du côté de la machinerie.
- Qu'est-ce que tu penses de David ? Tu crois que j'ai fait le bon choix ?
- Ce n'est pas moi qui vais piloter avec lui dans la tourelle, répondit Rick. Je ne peux pas juger. Mais si tu tiens vraiment à avoir mon avis, je pense que c'est un garçon sympathique, qui ne devrait pas te causer d'ennuis.
- Est-ce que tu entends par là qu'il ne tirera pas sur le prince Aikka même si mon père donne l'ordre contraire ?
- C'est une définition possible du mot, bien que je ne pense pas que Don Wei commette deux fois la même erreur. À cette époque-là, tout était différent, alors que maintenant...
- Maintenant, il sait qui est réellement sa pilote, acheva Éva avec l'esquisse d'un sourire.
Elle visa la dernière boule qui restait sur le plateau, mais manqua sa cible, au contraire de Rick. Elle songea avec un pincement au cœur qu'il n'avait rien perdu de sa dextérité et qu'il serait probablement encore le meilleur pilote de la Coalition Terrienne, voire davantage, sans l'intervention tragique de Canaletto.
Leur partie terminée, ils remirent tout en place et se dirigèrent vers le bar qui occupait un pan de mur entier de la salle dans laquelle ils se trouvaient. En plus d'avoir mis le vaisseau à leur disposition, le Président leur avait fourni un équipage prêt à satisfaire la moindre de leur exigence. Le matin même, Éva avait bénéficié avec bonheur d'un petit-déjeuner au lit.
Rick commanda au barman un whisky, pendant que l'adolescente se contentait d'un lait grenadine, sa boisson favorite. Les enceintes, disséminées un peu partout dans la pièce, diffusaient une agréable musique d'ambiance, assez douce pour ne pas déranger, mais pas suffisamment pour rendre somnolent.
- À ta future victoire, p'tite souris, trinqua Rick en levant son verre. Tu as une réputation à laquelle faire honneur, désormais.
- Je crois que j'ai surtout envie de m'amuser, révéla Éva, et d'en profiter pleinement. Je ne dis pas que je ne prends pas la compétition au sérieux, mais après la gravité des enjeux d'Oban, la victoire n'est plus une épée de Damoclès suspendue au-dessus de notre tête. Il en va de même pour les autres participants : s'il n'y a rien d'autre au bout que le prestige, ils n'auront pas de raison d'être prêts à tout pour gagner.
- Dans ce cas, vole le cœur léger. Il y aura bien assez de Don Wei pour te mettre la pression.
Éva acquiesça, puis porta son verre à ses lèvres pendant que Rick avalait d'une traite le contenu du sien. Il allait réclamer au barman de le remplir derechef quand l'une des portes du salon coulissa. La jeune fille ne se retourna pas, car elle n'avait rien entendu, contrairement à son ami.
- Tu pars déjà ? lui demanda-t-elle en le voyant quitter son tabouret.
- Ne t'inquiète pas, je ne te laisse pas seule.
D'un mouvement de la tête, il désigna David, qui s'était figé sitôt entré dans la pièce. Il semblait hésiter à faire demi-tour ou à approcher, craignant de les déranger. Rick brisa la glace en lui conseillant de prendre un café. Le tireur acquiesça et traversa la salle pour rejoindre Éva, tandis que l'ancien pilote sortait.
- Salut, fit-elle d'un ton neutre.
David prit place à côté d'elle pendant que le serveur lui tendait un autre lait grenadine. Elle en but une gorgée, puis ramena son attention vers son nouveau partenaire, qui ne semblait pas décidé à entamer la conversation.
- C'était comment, le briefing avec Don Wei ? demanda-t-elle. Mon père peut se montrer un peu rude, parfois.
- Non... Ça a été. Il m'a remis le compte-rendu de votre mission sur Oban et il a répondu à mes questions, une fois que j'ai eu fini de le lire.
- Tu as tout compris ?
- L'essentiel, je crois. J'étais loin de me douter de ça. Pour tout le monde, la guerre contre les Crogs s'est soldée par une capitulation sans condition des belligérants. Apprendre qu'il s'agit en réalité des conséquences de la plus grande course de tous les temps, ça fait un choc.
- J'imagine, oui.
- Molly, je... Il y a quelque chose que je voudrais te demander, si tu me le permets.
- Pas la peine de tourner autour du pot, tu sais. Tu peux parler franchement.
- Est-ce que... Est-ce qu'il y a des sujets que je dois absolument éviter d'aborder avec toi ?
Tandis que David interrogeait Éva, le barman lui apporta une tasse de café bien corsé. L'adolescente garda le silence un moment, contemplant le fond de son verre déjà vide, puis murmura :
- Je suppose que tu fais référence à Jordan, n'est-ce pas ?
- En partie, oui. Je sais maintenant que tu as traversé beaucoup d'épreuves, lors de la Grande Course d'Oban, et je pensais qu'il y aurait peut-être des points que je ferai mieux de ne jamais mentionner.
- Jordan me manque, avoua-t-elle, et plus encore depuis que j'ai accepté de participer à ce championnat interplanétaire. Sans vouloir te vexer, j'ai du mal à me faire à l'idée que mes futures courses se feront sans lui. Ça n'a pas toujours été très facile entre nous, surtout au début, mais une histoire comme la nôtre, ça crée des liens, au final.
- Je vois. Et je comprends que ça puisse être dur pour toi de changer de partenaire, mais je te promets de faire de mon mieux pour que ça colle. Je me sentirais coupable si tu échouais par ma faute.
- Commence par ne pas tenter d'abattre mon meilleur ami, ce sera un bon début, sourit Éva.
- Le prince Aikka de Nourasie, c'est ça ? Pourquoi voudrais-je l'abattre ? C'est lui qui vous a aidés, non ?
- Nous avions fait un pacte, que Jordan et mon père n'ont pas respecté. Malgré ça, il m'a pardonnée, avant de me trahir sous la menace des Crogs. Ses parents étaient aux mains de leurs envahisseurs, et son peuple subissait leur persécution. Au final, tout est rentré dans l'ordre, et effectivement, c'est l'un des sujets dont il n'est plus utile de parler.
Éva redevint silencieuse et David vida deux sachets de sucre dans sa tasse, dont il mélangea consciencieusement le contenu. Quand il eut reposé sa cuillère, il reprit la parole :
- Tu as toujours su que tu deviendrais pilote ?
- Non. Je n'aurais même jamais dû l'être si Rick n'avait pas eu son accident. Enfin, si Canaletto n'avait tout fait pour que je me retrouve aux commandes de l'Arrow, plutôt.
- Avec un père manager de course, l'idée ne t'a jamais traversé l'esprit ?
- Ah d'accord, je comprends ! décréta Éva. Don Wei a passé sous silence le fait que sa fille chérie a piloté pour lui pendant dix-sept courses avant qu'il commence à soupçonner son identité.
- Pardon ?
- À la mort de ma mère, il m'a placée dans un pensionnat minable et n'a plus donné signe de vie. Je ne l'ai retrouvé que neuf ans plus tard, après m'être enfuie, et il ne m'a même pas reconnue. Pour lui, j'étais juste une... une passagère clandestine qui avait embarqué à son insu pour Arouas. Même Rick a compris bien avant lui qui j'étais vraiment.
La voix d'Éva, d'abord vibrante de colère, se fit plus chagrine à mesure qu'elle évoquait ses souvenirs. Même si elle s'était réconciliée avec son père et qu'elle jouissait désormais de la vie dont elle avait longtemps rêvé, elle éprouvait toujours de la tristesse et de la rancune à la pensée de cette presque décennie qu'elle avait passée au pensionnat Stern, loin de la seule famille qu'il lui restait encore.
- Non, effectivement, Don Wei ne m'a rien dit, et je devine pourquoi. Il n'y a vraiment pas de quoi être fier de son attitude.
- Je suis de ton avis, mais bon... Peut-être que si nous avions été à sa place, nous n'aurions pas agi autrement.
- Bien sûr que si, objecta David. Quand on perd quelqu'un qui nous est cher, mieux vaut se raccrocher les uns aux autres que de se diviser. À la mort de mon père, nous avons tous été solidaires. Je me suis appliqué à adoucir le chagrin de ma mère et j'ai pris soin de mon petit frère, qui a ton âge, d'ailleurs.
- J'aurais bien aimé avoir un frère, rêvassa Éva. Si nous avions été deux, ç'aurait sûrement été plus facile à supporter.
- Au moins, maintenant, tout est rentré dans l'ordre. C'est le plus important, non ?
- C'est vrai. Les jours sombres sont derrière nous. J'ai retrouvé mon père, j'aurai bientôt retrouvé mon poste de pilote et mon meilleur ami... J'aurais tort de me plaindre.
Éva renonça à réclamer un troisième verre de lait grenadine, car c'était une boisson lourde à digérer, en particulier lorsqu'on en abusait, comme elle l'avait découvert sur Oban après avoir tenté de noyer sa fureur à l'égard de Don Wei.
- Est-ce que tu veux qu'on fasse un billard, tous les deux ? proposa David.
- Non merci. Rick vient de me ridiculiser et je crois que ce n'est pas une activité faite pour moi.
Le jeune homme parut déçu et Éva supposa qu'il lui avait fait cette suggestion moins parce qu'il en avait vraiment envie que pour partager quelque chose avec elle, comme ce serait bientôt le cas en course. Elle sauta de son tabouret avec énergie et, lui adressant un clin d'œil, demanda :
- Est-ce que tu aimes les jeux vidéo ?
- Eh bien, ce n'est pas à l'armée que j'ai souvent l'occasion de me divertir, mais... Oui. Ça me plaisait beaucoup lorsque j'étais ado, surtout les simulations de tir. C'est ce qui a fait naître ma vocation.
- Parfait ! approuva Éva. J'en connais un excellent, tu vas l'adorer. Et puis, j'en profiterai pour te raconter le mauvais tour que Paradice nous a joué sur Arouas, à Jordan et à moi.
- Paradice ? répéta David.
- Une chatte humanoïde complètement fêlée. À cause de ses manigances avant la course qui nous opposait à elle, nous avons bien failli ne pas prendre le départ.
Tandis qu'Éva se lançait dans un récit détaillé de cet épisode dont elle conservait, avec du recul, un souvenir amusé, elle entraîna David à sa suite. Dans ses appartements, elle avait un écran plasma avec une console à la pointe de la technologie, et plusieurs manettes à sa disposition. L'un des jeux fournit avec mêlait tir et pilotage, un peu comme celui conçu par Paradice... à ceci près que, cette fois, l'Arrow ne prendrait pas feu dans son hangar.
David écoutait attentivement ce qu'Éva lui racontait, mais elle s'interrompit lorsqu'elle remarqua la présence de Rick dans le couloir. Elle s'excusa précipitamment, puis se dirigea vers son ami, qui prit un air faussement innocent. Son sourire en coin, cependant, trahissait sa culpabilité.
- Alors ? fit l'adolescente. C'est toi qui écoutes aux portes, maintenant ?
- Je voulais juste m'assurer que ma p'tite souris ne tente pas de mordre. Je connais ton caractère, Molly, et il ne s'agirait pas d'effrayer notre nouvelle recrue dès le premier jour.
- Te voilà donc rassuré ?
- En effet. Je veux croire que mon entraînement sur Arouas concernant ta maîtrise de toi a fini par porter ses fruits.
Éva lui répondit par un sourire crispé. Ses professeurs ne seraient sans doute pas de son avis, ni la plupart de ses condisciples avec lesquels elle était incapable de s'entendre. Même sur Oban, sans Rick pour l'aider à se canaliser, il lui était arrivé de faire quelques écarts. Elle n'osa cependant pas le lui dire.
- Que je ne ferais-je pas pour mon coach préféré ? se contenta-t-elle de minauder, ce qui lui ressemblait si peu que l'ancien pilote ne manqua pas de soupçonner son hypocrisie.
- Tu es incorrigibles, p'tite souris. File, à présent, et n'oublie pas : ne le mords pas.
- Ne t'inquiète pas. Je crois... Je crois que j'ai fait le bon choix.
Éva se retourna et jeta un regard par-dessus son épaule à David, qui attendait patiemment qu'elle ait terminé sa conversation, à une distance raisonnable pour ne pas l'entendre malgré lui.
- Je crois aussi, confirma Rick.
Il lui ébouriffa les cheveux comme de coutume, puis tourna les talons, tandis qu'Éva retournait auprès de David en tentant de remettre de l'ordre dans sa chevelure. Avec entrain, elle lança :
- Bon, on y va ?