Cycle III : Le cycle de Nourasie
Contrairement à la demeure du Président, où le silence était roi, le garage de Miguel ne désemplissait pas de bruit. Le ronronnement d'un moteur se mêlait au son strident d'une perceuse, ainsi qu'à celui de l'acier que l'on manipulait. Une odeur de carburant flottait dans l'air et Éva le huma à deux reprises. Si les filles aimaient le parfum, elle préférait cet effluve brut et puissant.
Koji fut le premier à remarquer qu'elle venait de pénétrer dans l'immense entrepôt. Il cessa de pianoter sur la tablette numérique qu'il portait en bandoulière et rajusta ses lunettes sur son nez. Grand et mince, le teint pâle et les cheveux sombres, il était de ceux qui préféraient travailler depuis un écran de contrôle. Bien qu'il s'occupe régulièrement de la mécanique, l'informatique restait son domaine de prédilection.
Il se pencha vers l'avant et saisit Stan par l'épaule pour le secouer. À genoux sur le sol, en train de réparer le réacteur latéral du Star-Racer sur lequel ils s'affairaient, il éteignit sa perceuse, tandis que Koji coupait les moteurs à distance. Stan, au contraire de son collègue et ami, était un métis au corps musculeux.
- Ça alors ! s'exclama-t-il. Ça fait plaisir de te voir, Molly.
L'intéressée leur adressa un signe de la main, accompagné d'un sourire radieux. Les deux mécaniciens n'avaient jamais réussi à la nommer Éva et elle n'avait pas insisté pour qu'il fasse cet effort. Pour eux, elle serait toujours Molly, comme c'était également le cas pour Aikka.
- Tu ne devrais pas être en cours, à cette heure ? demanda Koji. Oh, je vois, tu as encore séché. Remarque, ça tombe bien, car nous avons...
Il s'interrompit et le sourire d'Éva se transforma en une grimace de gêne quand Don Wei fit irruption dans le garage. Stan trouva soudain la mèche de sa perceuse captivante pendant que Koji, écarlate, passait une main dans ses cheveux.
- Comment ça, encore séché ? interrogea Don Wei en dévisageant sa fille, puis les mécaniciens.
- Oh, euh... Eh bien... C'est une longue histoire, mieux vaut en reparler plus tard. Je...
- Wei, espèce de canaille, qu'est-ce que tu me veux, encore ?
Éva poussa un soupir de soulagement lorsque Miguel, un vieil homme au teint mat, au visage ridé et aux cheveux blancs, apparut, permettant à l'adolescente de gagner un sursis. Il fondit sur le manager de course et se dressa devant lui, les mains sur les hanches, dans une posture intimidante, bien qu'il soit largement plus petit que son interlocuteur.
- Un nouveau vaisseau, c'est ça ? aboya-t-il. Où sont passés mes Arrow I et II ? À la casse, comme je l'avais prédit ! Il est hors de question que je te cède mon nouveau prototype. Ça fait des mois que Stan et Koji travaillent dessus et...
- Tu ne ferais même pas ça pour moi, Miguel ?
Rick se tenait avec sa décontraction habituelle contre le montant de l'entrée du garage. Stan et Koji échangèrent des murmures incrédules, car tout comme Éva, c'était la première fois qu'ils le revoyaient depuis qu'il avait quitté Arouas. L'ancien pilote se dirigea vers Miguel, une valise à la main.
- Pour ta peine. La somme est bien supérieure à celle de la dernière fois.
- Et... Je suppose que vous allez encore vouloir m'amputer de mes bras ? couina le vieil homme.
- Tu as tout compris. On embarque tes mécaniciens.
- Ouais ! s'exclamèrent en chœur les deux intéressés, Koji frappant dans les mains tendues de Stan.
- Éva, aide tes amis à préparer le Star-Racer, veux-tu ? exigea Don Wei, moins avec l'intonation d'un père que celle d'un sévère directeur d'écurie.
Trop heureuse de replonger dans un univers qui lui était familier, celui de la mécanique, elle s'empressa d'emboîter le pas aux mécaniciens, pendant que Rick et Don Wei s'attardaient auprès de Miguel. Sitôt qu'ils furent hors de portée de leurs oreilles, Koji demanda à voix basse, pour plus de prudence :
- Que se passe-t-il ? Un rapport avec Oban ?
- Si on veut. La Terre est conviée à participer à un championnat intergalactique qui se déroulera en Nourasie, au cours des prochaines semaines.
- En Nourasie ? J'imagine qu'Aikka n'est pas sans lien avec cette invitation, n'est-ce pas ?
Éva répondit à la question de Stan par un signe de tête affirmatif, car elle venait de s'empourprer. Comme les deux hommes n'étaient guère taquins, ils n'insistèrent pas et la conduisirent plutôt à l'autre extrémité de l'entrepôt, où une masse dormait sous un drap épais.
- Vous n'avez jamais voulu montrer cette merveille, se lamenta Éva. Pourquoi ?
- Nous te la réservions pour ton retour à la compétition, assura Koji. Nous l'avons confectionné spécialement pour toi, et il était exclu que quelqu'un d'autre s'installe aux commandes. Molly, j'ai l'honneur de te présenter...
- ... L'Arrow Star, compléta Stan.
La jeune fille resta sans voix. Le vaisseau qu'ils venaient de dévoiler était tout simplement sublime. Dans la lignée des trois premiers Arrow, il avait un design à la fois plus fluide et plus agressif, qui laissait rêver d'un mélange parfait entre vitesse et maniabilité. Loin des couleurs vives de ses prédécesseurs, violet et orange, celui-ci avait une teinte plus harmonieuse, composée de rose et de grenat.
- Je crois que je suis amoureuse, souffla Éva.
- Pas de ça entre nous, je t'en prie ! plaisanta Stan. Nous sommes trop bons amis, ça gâcherait tout.
- Je l'adore, vraiment ! Avec ça, les Nourasiens et tous les compétiteurs n'auront qu'à bien se tenir !
Folle de joie, Éva bondit au cou des deux mécaniciens. Un bras passé autour de l'épaule de Stan et la tête blottie contre celle de Koji, c'était sa manière de leur témoigner sa reconnaissance. Plus encore que l'Arrow III, ce Star-Racer avait été conçu sur mesure pour elle.
- Évidemment, nous avons amélioré tout ce qui était à notre portée, indiqua Koji. Réacteurs, stabilisateurs, boosters-drive... Si avec ça tu ne gagnes pas, nous n'aurons plus qu'à pointer à l'agence pour l'emploi à notre retour.
- Miguel ne le permettra pas. En tout cas, merci, les gars. Il est vraiment magnifique. Vous ne pouvez pas savoir combien j'ai hâte de l'essayer.
- Et surtout de t'entraîner. J'espère que ces deux années d'inactivité ne t'ont pas trop rouillée.
Stan s'esclaffa, mais le coup de coude qu'Éva lui infligea dans les côtes le dissuada de continuer. Elle n'avait jamais piloté un Star-Racer avant de se lancer dans la compétition sur Oban, or cela ne lui avait pas mal réussi pour autant. Elle avait la course dans les gènes et elle possédait le talent de sa mère. Maya était sa bonne étoile, c'était le plus important.
Il fallut plus d'une demi-heure à Stan et Koji, malgré son aide, pour installer l'Arrow Star à bord du camion avec tout le matériel nécessaire. Ils ignoraient ce qu'ils trouveraient en Nourasie pour effectuer des réparations au besoin et souhaitaient se montrer prévoyants, afin de ne pas réitérer l'incident d'Arouas où ils avaient été totalement démunis après le crash de l'Arrow II. Sans l'aide de Flint et Marcus, les pilotes locaux, l'équipe terrienne aurait dû renoncer à la compétition, faute de vaisseau.
- C'est parfait, annonça Don Wei lorsqu'ils eurent terminé. Deux agents du gouvernement vont vous escorter jusqu'à la navette qui nous conduira en Nourasie, pour que vous fassiez embarquer le Star-Racer. Quant à nous, nous avons encore une dernière étape à faire, avant de quitter la Terre.
Éva acquiesça sans enthousiasme. Ils étaient attendus à un centre d'entraînement des Forces Terriennes, où ils devraient sélectionner un nouveau tireur. Si l'adolescente avait eu le temps de se faire à cette idée depuis leur entretien avec le Président, elle ne s'en réjouissait pas pour autant.
La limousine mise à leur disposition par le chef de la Coalition Terrienne les conduisit, elle, son père et Rick, à une base militaire située à une quarantaine de kilomètres au sud, et qui était présentée comme la plus importante de toute la région. Ils furent accueillis par un général qui avait déjà été averti de leur visite.
C'était la première fois qu'Éva pénétrait dans une installation de ce type et elle s'aperçut bien vite que l'armée ne lui plaisait pas. Tout était bien trop rigide, bien trop hiérarchisé. Comment Jordan avait-il pu être ce qu'il était, joyeux et imprévisible, en sortant d'un endroit comme celui-ci ? Pour un peu, elle aurait presque regretté le pensionnat Stern.
Ils assistèrent à des démonstrations de tir, effectuées par les meilleurs éléments dont disposait la base. Éva n'était pas présente, le jour où Jordan avait été recruté, mais elle s'ennuyait fermement. Tout ce qu'elle voyait, c'étaient des costauds en uniforme qui s'asseyaient sur une chaise et qui visaient une cible « mouvante ». Rien à voir avec une situation de course.
Trois tireurs se démarquèrent des autres en réalisant les performances les plus convaincantes. Ils étaient âgés de vingt-deux à trente-neuf ans et possédaient des profils très divers. Tandis qu'ils s'alignaient face à eux, Rick posa sa main sur l'épaule d'Éva.
- Ils conviennent tous à Don. Maintenant, c'est à toi de faire ton choix. Prends le temps qu'il te faudra.
Éva acquiesça et fit un pas vers eux. Elle les observa à tour de rôle, les mains sur les hanches, presque comme s'il s'agissait de marchandises. Elle essaya de se montrer un peu plus amicale, en vain. Comment allait-elle les départager ? Sur quels critères ? Ils étaient tous d'excellents tireurs, mais seraient-ils de bons partenaires pour autant ?
- Jason, dit-elle en posant son regard sur le premier, un colosse qui la dépassait de trente bons centimètres. Dites-moi, que pensez-vous des Nourasiens ?
Pendant un long moment, Jordan avait éprouvé de l'antipathie à l'égard d'Aikka à cause des liens que son peuple entretenait avec l'empire Crog. Pour le moment, les tireurs potentiels ignoraient tout de leur destination, et Éva s'attendait donc à recevoir une réponse franche de son interlocuteur.
- Je pense que ce sont des couards qui ont juré allégeance aux Crogs parce qu'ils étaient les plus forts, et après leur défaite, ils les ont abandonnés. À présent, ils se tournent vers la Terre pour établir des ententes soi-disant diplomatiques.
- Merci, nous nous passerons de vos services. Quelqu'un a-t-il un autre avis ?
- Moi, lança son voisin, un blond à l’abondante chevelure. Je pense que les Nourasiens ne se sont pas alliés aux Crogs par gaieté de cœur, mais qu'ils ont agi pour sauver leur planète. L'empire n'aurait eu aucun mal à les exterminer, tant leurs forces étaient supérieures.
- Voilà quelqu'un de sensé. Albin, c'est ça ? Si, au beau milieu d'une course, je me mettais en tête de tuer le pilote adverse, est-ce que vous me laisseriez faire ?
- Certainement pas !
- Et de nous exposer à une mort probable en prenant beaucoup de risques ?
- Eh bien, c'est-à-dire que...
- Au revoir.
Éva entendit Rick pouffer dans son dos, alors que Don Wei émettait un grognement. À cette allure, elle aurait rejeté tous les candidats et il devrait se résoudre à choisir de force un partenaire pour sa fille, ce qui ne l'enchantait guère.
- Et vous, vous êtes ?
- David, miss Molly.
Puisque, dans le monde de la course, tout le monde la connaissait sous ce nom-là, elle avait décidé de le reprendre pour l'occasion et s’était donc présentée ainsi. Après deux années passées dans la peau d'Éva sur les bancs de l'école, elle n'était pas mécontente de redevenir Molly pour un moment.
- Est-ce que ça vous plairait de devenir tireur de Star-Racer ? demanda-t-elle.
- Absolument, miss. Ce serait une expérience passionnante. Plus jeune, j'assistais souvent aux compétitions de la Ligue B. Mon père appréciait beaucoup ce championnat.
- Qu'est devenu votre père ?
- Il est mort il y a deux ans, miss. Mais tout va bien. Comme on dit, il faut aller de l'avant.
- C'est une devise appréciable pour un pilote, admit Éva.
Le dénommé David lui adressa un sourire, qu'elle lui rendit sans même en avoir conscience. Âgé de vingt-sept ans, il avait un visage juvénile, éclairé par des grands yeux verts, et des cheveux châtains en bataille. S'il était nettement moins robuste que ses deux collègues, il inspirait plus de sympathie, et surtout d’empathie, puisque lui aussi avait perdu l'un de ses parents.
- Je t'engage, décréta Éva. À partir de maintenant, tu peux m'appeler Molly.
Elle offrit sa main à David, qui la serra franchement. C'était peut-être un peu rapide pour se faire une idée, mais elle appréciait la spontanéité de ses réponses et l'honnêteté qui émanait de lui. À défaut d'être Jordan, elle osait espérer qu'il serait un partenaire à la hauteur de la compétition qu'ils avaient à disputer, car il était hors de question qu'elle se ridiculise au royaume d'Aikka.
- Tu vois, Don, commenta Rick au moment où Éva revenait vers eux. Il ne faut jamais désespérer.
Il accompagna ses paroles d'un clin d'œil à l'attention de l'adolescente. À présent que l'équipe comptait tous ses membres et que les préparatifs étaient achevés, il ne leur restait plus qu'à se mettre en route pour la Nourasie.