Cycle III : Le cycle de Nourasie
Éva et Don Wei n'étaient plus à bord de la même limousine. La première les avait menés à un hélicoptère dans lequel on les avait fait monter, tandis que la seconde les attendait à l'héliport pour les conduire auprès du Président. Le père et la fille n'avaient pas prononcé un mot au cours du trajet et nul n'avait pris la peine de leur fournir des explications.
Le nez accolé à la vitre, Éva sirotait un soda qu'elle avait trouvé dans le minibar. Elle vit bientôt apparaître dans son champ de vision les immenses murs d'enceinte qui protégeaient la résidence du chef de la Coalition Terrienne. Le chauffeur s'arrêta aux abords d'un portail à la pointe de la technologie, doté d'un scanner vocal et rétinien. Le protocole de sécurité respecté, les deux battants s'écartèrent pour permettre au véhicule de s'engager dans une allée.
Longue d'environ un kilomètre, elle menait à un bâtiment moderne, de taille impressionnante. Il était trois fois grand que le lycée où étudiait Éva, mais comportait un étage en moins. De grandes baies vitrées et de larges fenêtres permettaient aux rayons du soleil de s'engouffrer dans l'édifice. Ils alimentaient également les panneaux solaires installés sur le toit.
La limousine déposa Éva et Don Wei devant l'entrée principale, accessible par un escalier. Un majordome patientait, vêtu d'un uniforme grisâtre à la sobriété exemplaire, qui rappelait désagréablement à l'adolescente ceux du pensionnat Stern. Elle réprima une grimace de dégoût tandis que l'homme les escortait à l'intérieur. Malgré tout ce qu'elle avait pu voir sur Arouas et sur Oban, elle se sentit tout de même intimidée.
Ils pénétrèrent dans un hall proportionnel au reste de la demeure et si haut de plafond qu'il fallait pencher la tête vers l'arrière pour l'apercevoir. Le domestique les conduisit vers une double porte en merisier, en précisant que le Président les recevrait dans la salle du conseil. Même Don Wei eut un choc en apprenant qu'ils étaient conviés dans la pièce où seuls les dirigeants de la Coalition Terrienne avaient coutume de se réunir.
Après avoir suivi un long couloir, ils atteignirent leur destination. Le majordome toqua, puis les invita à entrer. Lui-même prit congé d'eux sur le seuil. Don Wei hésita une fraction de seconde, puis franchit l'encadrement, Éva sur ses talons. La pénombre les happa aussitôt. La seule source de lumière émanait d'une table ovale, capable d'accueillir une trentaine de personnes. Elle était cernée par des sièges noirs au dossier rigide et aux accoudoirs rembourrés. Le Président était assis sur l'un d'eux.
- Mademoiselle et monsieur Wei, les salua-t-il d'une voix forte. Installez-vous, je vous en prie.
Ils s'exécutèrent et prirent place dans les fauteuils qui faisaient face à celui du dirigeant. Éva tritura nerveusement l'ourlet de sa minijupe pendant que son père se raclait la gorge. Il semblait vouloir prendre la parole, sans oser le faire. Le Président le devança :
- Je suppose que vous vous demandez pour quelle raison je vous ai convoqués ici, n'est-ce pas ?
- C'est en effet la question que nous nous posons, admit Don Wei.
- La réponse est simple. La Terre a reçu de grandes nouvelles, dont il me faut vous faire part, car elles vous concernent en priorité.
- Est-ce... Est-ce en lien avec les événements de la Grande Course d'Oban, monsieur le Président ?
- Oui, en quelque sorte. La galaxie ne s'est jamais aussi bien portée qu’au cours de ces deux dernières années, grâce à ce que vous avez accompli. Depuis que les Crogs ne sont plus à la frontière de notre atmosphère, nous avons pu relancer notre système d'échanges intergalactiques.
Éva esquissa un sourire. Tout ceci, la Terre le devait à Jordan Wilde, le nouvel Avatar. Il avait l'autorité et le pouvoir nécessaires pour déclencher ou arrêter des guerres. C'était sans doute lui qui maintenait les Crogs loin de leur belle planète bleue, après que leur dernière offensive eut été déjouée par le résultat final de la Grande Course d’Oban.
- C'est remarquable, monsieur le Président, reconnut Don Wei, mais je vous avoue ne pas comprendre quel est le rapport avec nous.
- J'y arrive. Il y a quelques jours, un message nous est parvenu, ou plutôt devrais-je dire une invitation. La Terre est conviée à prendre part à une compétition qui se tiendra à une demie-année-lumière d'ici.
- Yahou !
Éva bondit sur son siège, le poing en l'air, avant de baisser la tête, écarlate. Le Présidant la fixait avec des yeux ronds comme des soucoupes, tandis que Don Wei, gêné par sa réaction, passait un doigt entre le col de son costume et sa peau.
- Comme je le disais, reprit le chef de la Coalition Terrienne, c'est une invitation diplomatique, et prendre part à ce championnat nous permettrait d'établir de nouvelles ententes et de créer de nouveaux liens avec les différents peuples de la galaxie.
- Les enjeux sont importants, certes, mais beaucoup moins critiques que sur Oban, remarqua Don Wei. N'importe quel manager et n'importe quel pilote pourraient participer.
- Papa ! Nous...
- Éva, nous avons un accord. Tu dois d'abord passer ton bac. Il n'est pas question que nous repartions pour l'espace alors que ton examen doit avoir lieu dans quelques mois. Tu as accepté d'attendre jusqu'à tes dix-huit ans.
- Oui, mais c'est une proposition unique ! avança-t-elle. Nous ne pouvons pas passer à côté. Sans oublier que nous avons déjà eu l'occasion de faire nos preuves.
- Votre fille a raison, M. Wei. À tout cela, j'ajouterai deux autres arguments. Le premier, c'est que seule votre équipe est dans la confidence de la Grande Course d'Oban, et je préfèrerais qu'il en demeure ainsi. Le second est que l'invitation est nominative.
- Vous voulez dire qu'elle nous a été adressée spécifiquement ?
- Pas à vous, M. Wei. À votre fille. Sauf erreur de ma part, vous pilotiez bien sous le nom de Molly ?
- Oui, mais... Qui est à l'origine de tout ça ? Qui...
- Vous voulez savoir qui nous a fait parvenir l'invitation ? Le message provenait de Nourasie. Il a été émis par le prince Aikka en personne, et il a d'ailleurs précisé qu'il serait très déçu si vous n’étiez pas présente. Selon lui, vous lui devez une revanche.
Les joues d'Éva s'empourprèrent aussitôt, comme à chaque fois qu'il était question de l'extraterrestre. Il était le premier avec qui elle avait tissé des liens sur Arouas, son charme ne l'ayant pas laissée indifférente. Aikka était poli, séduisant, expert en arts martiaux nourasiens et surtout excellent pilote. À plus d'une reprise, il lui avait donné du fil à retordre.
Leur relation s'était quelque peu complexifiée à cause des Crogs, auxquels le peuple de Nourasie était allié par la contrainte. Sous la menace du général Kross, sur Oban, Aikka avait dû trahir Éva, perdant ainsi sa confiance. Il s'était ensuite repenti en l'aidant à remporter la dernière épreuve et ainsi rafler à leur ennemi le titre d'Avatar.
- Une revanche, si on veut... bredouilla-t-elle. Le prince Aikka est un ami.
- La diplomatie nous impose d'accepter cette invitation, M. Wei, insista le Président. Puisque les Nourasiens ne sont plus sous le joug des Crogs, la Coalition Terrienne peut saisir l'occasion pour raffermir ses relations avec eux.
- C'est que...
- J'accepte, coupa l'adolescente avant que son père poursuive. Je suis d'accord pour représenter la Terre lors de ce championnat intergalactique.
- Éva ! la réprimanda Don Wei. Tu ne peux pas...
- J'étais sûr que tu dirais ça, p'tite souris.
La jeune fille écarquilla les yeux, abasourdie, et son géniteur en fit de même, tandis que l'un des sièges pivotait lentement. Un homme d'une bonne trentaine d'années y était assis, la posture nonchalante.
Grand et musculeux, il était vêtu d'un simple T-shirt noir et d'un pantalon de couleur identique, une tenue décontractée qui contrastait avec l'élégance de Don Wei et du Président. Ses bras étaient couverts de tatouages, ses yeux dissimulés derrière des lunettes de soleil, malgré la pénombre ambiante, et ses cheveux long, aussi sombres que l’ébène, reposaient dans son dos.
- Rick ! s'écria Éva.
Oubliant totalement la bienséance, elle se leva d'un bond et contourna la table pour se jeter dans les bras de son ami, qui s'était lui aussi mis debout. Un sourire moqueur aux lèvres, l'ancien pilote lui rendit son étreinte, avant que le Président les rappelle à l'ordre d'une quinte de toux.
- Rick, que fais-tu ici ? interrogea Don Wei, encore sous le coup de la surprise. C'est bien le dernier endroit où je m'attendais à te retrouver.
- Ça n'a pas été facile, à mon retour d'Arouas, révéla l'intéressé pendant qu'Éva regagnait sa place. J'ai essayé de donner un nouveau sens à ma vie, mais la course, c'est la seule que je connais, et que j'aime. Je me suis senti perdu et, comme après mon accident, j'ai recommencé à partir à la dérive. Je ne sais pas ce qui se serait passé si, au même moment, le Président ne m'avait pas contacté.
- Mon conseiller en matière de courses intergalactiques a décidé de se retirer de la vie politique peu après la fin de votre aventure sur Oban, poursuivit le chef de la Coalition Terrienne. Il m'a donc fallu en recruter un autre, mais après avoir étudié plusieurs dossiers, aucun ne me convenait. C'est alors que j'ai songé à Rick Thunderbolt.
- Waouh ! souffla Éva, admirative. Conseiller personnel du Président. Moi qui me demandais ce que tu devenais, je te félicite !
- Merci, p'tite souris. Et maintenant, si nous en revenions à nos Star-Racers ? Don, rassure-moi… Tu n'as pas vraiment l'intention de refuser une invitation officielle du prince de Nourasie alors que tu as à tes côtés la meilleure pilote de toute la planète ?
- Rick, Éva est encore jeune et...
- Et tu préfères attendre qu'elle pousse un déambulateur pour la remettre aux commandes d'un vaisseau ?
C'en fut trop pour Éva qui s'esclaffa, ce qui lui valut un nouveau regard désapprobateur de son père. Elle tenta de recouvrer son sérieux, mais après la réplique de Rick, elle avait du mal à y parvenir.
- Nous avons du pain sur la planche, Don, avant ce championnat, et mieux à faire que de tergiverser. Ta fille a déjà pris sa décision.
- Je suis son père et elle est mineure, j'ai mon mot à dire.
- Considère que tu viens de le faire, et que personne n'en a tenu compte.
Éva plaqua ses doigts sur sa bouche pour dissimuler le rire qui la secouait. Chaque seconde qui passait la rendait plus heureuse encore de retrouver Rick. Si elle-même avait toujours su tenir tête à Don Wei, son ami avait l'avantage de parvenir à obtenir le dernier mot. Elle pouvait compter sur lui pour lui faire entendre raison.
- C'est que... Il faut rassembler une équipe et... commença Don Wei.
- Ça t'a pris vingt-quatre heures, la dernière fois, et je suis prêt à parier que Stan et Koji accepteront à nouveau de te suivre au bout de la galaxie, sans poser de question ou tenter de négocier leur salaire. Le plus compliqué, ça va être de trouver un autre tireur.
Le visage de Rick se fit plus doux et Éva sentit que, derrière ses lunettes, ses yeux venaient de se poser sur elle. S'attendant à se lancer à dix-huit ans dans une carrière de pilote sur Terre, l'idée de devoir remplacer Jordan par un nouveau partenaire ne lui avait pas traversé l'esprit, puisque les vols se faisaient en solo, sans armes.
Le cœur de l'adolescente se serra. Après toutes les courses auxquelles ils avaient participé ensemble, elle s'imaginait mal faire équipe avec quelqu'un d'autre que lui. Même s'ils n'avaient pas toujours été d'accord sur la façon de procéder, notamment vis-à-vis du prince Aikka, que Jordan n'avait jamais tenu en très haute estime, il y avait entre eux une alchimie qu'elle ne retrouverait jamais avec un autre tireur.
- Tu es donc au courant de ça aussi, murmura Éva, tentant de masquer sa peine.
- J'ai eu accès au récit complet de votre aventure sur Oban que vous avez fait au Président, confirma Rick. C'est toujours dur de devoir repartir à zéro avec un inconnu, mais si tu as réussi à te faire accepter comme pilote par cette tête de mule, rien ne t'est -impossible, p'tite souris.
Éva esquissa un sourire, tandis que Don Wei se renfrognait, mécontent d'être qualifié de « tête de mule » en présence du Président. Rick n'avait jamais ménagé sa franchise, ni mâché ses mots lorsqu'il s'exprimait.
- Monsieur Wei ? Mademoiselle Wei ? fit le chef de la Coalition Terrienne. Accepterez-vous oui ou non d'être nos ambassadeurs en Nourasie ?
- Oui, répondit Éva, avant de jeter un regard insistant à son père.
- Je... Oui. C'est d'accord, capitula-t-il.
- Un vaisseau vous attendra dans trois jours, au centre aérospatial, et le trajet jusqu'en Nourasie durera une semaine. Navré, notre technologique est encore loin d'être aussi rapide que les moyens dont dispose l'Avatar. Bien sûr, tous vos frais seront pris en charge par le gouvernement, aussi ne lésinez pas sur la dépense pour obtenir le meilleur matériel et les meilleurs hommes – ou femmes – dont vous aurez besoin.
Don Wei inclina la tête pour remercier le Président, puis se mit debout. Éva l'imita et Rick leur emboîta le pas alors qu'ils étaient sur le point de prendre congé.
- Tu... Tu viens avec nous ? s'étonna la jeune fille, qui n'osait pas le croire.
- Eh oui. Ça fait partie de mes nouvelles fonctions officielles.
- Jordan... Jordan aurait sûrement été très heureux de te voir réintégrer l'équipe, même à un poste différent que celui de pilote. Il t’adorait.
La voix d’Éva trembla légèrement au moment de prononcer ces paroles et Rick, pour la réconforter, lui ébouriffa les cheveux comme il le faisait autrefois. La peine de l’adolescente parut s'estomper un peu tandis qu'ils quittaient la salle du conseil, en route vers de nouvelles aventures intergalactiques.