Cycle III : Le cycle de Nourasie
Aucun bruit ne troublait le silence paisible de la salle de classe, à l'exception de la litanie du professeur qui faisait les cent pas devant le tableau, où étaient projetées des images de la Terre datant du début du XXIème siècle. La plupart des élèves, du moins ceux qui ne somnolaient pas, considéraient presque comme préhistorique cette période où les voitures ne volaient pas encore.
Au troisième rang, une jeune fille aux cheveux teints en rouge s'ennuyait à mourir. Pour la vingtième fois depuis le début du cours, elle leva les yeux vers l'horloge numérique suspendue au mur. Elle avait l'impression que les minutes avaient ralenti leur rythme juste pour l'agacer, car il en restait encore quarante, soit à peine une de moins que lors de son dernier regard.
Éva Wei avait dix-sept ans et son année de Terminale lui apparaissait comme la plus longue de sa scolarité, à cause de l'accord qu'elle avait passé avec son père. Fille de la renommée et regrettée pilote de Star-Racer Maya et elle-même vainqueur de la Grande Course d'Oban, elle n'avait pas l'intention de se faire de vieux os sur les bancs de l'école.
D'instinct, elle tritura les lunettes qui ne quittaient jamais sa tête et qui avaient appartenu à sa mère, disparue dans un accident provoqué par le terrible Canaletto alors qu'Éva n'avait que six ans. Elle l'avait affronté sur Oban, quand il était prêt à tout pour retrouver le titre de d'Avatar, titre qui lui avait été ravi de justesse par Jordan Wilde, le tireur de l'équipe terrienne.
Ces événements, aussi sombres soient-ils, avaient permis à Éva de se réconcilier avec son père, dont elle n'avait pas eu de nouvelles pendant près d'une décennie. Elle formait de nouveau une famille avec Don Wei, le célèbre manager de course.
Si cela n'avait tenu qu'à l'adolescente, elle aurait intégré son écurie en temps que pilote dès leur retour sur Terre, mais Don Wei s'y était opposé. Il avait insisté pour qu'Éva passe d'abord son baccalauréat avant d'envisager pour elle une carrière dans la compétition dès qu'elle aurait dix-huit ans, ce qui se produirait en septembre prochain.
Éva soupira. La sensation grisante de la vitesse, l'odeur du carburant et les longues heures passées à bricoler les Arrow, les Star-Racers à bord desquels elle avait concouru sur Arouas, lui manquaient. Parfois, lorsque la nostalgie devenait trop forte, elle se rendait au garage de Miguel, où travaillaient Stan et Koji, ses amis mécaniciens, et passait l'après-midi avec eux devant une tasse de café, à évoquer ce qu'ils nommaient « le bon vieux temps ».
Il n'y avait qu'entre eux qu'ils pouvaient aborder leurs aventures survenues à l'autre bout de la galaxie, car toute cette histoire avait été classée secret-défense par le gouvernement de la Coalition Terrienne. Si le moindre détail venait à s'ébruiter, ils seraient aussitôt accusés de trahison, car le Président estimait que nul n'avait besoin de savoir ce qui s'était réellement passé deux ans et demi plus tôt.
Éva leva les yeux vers l'horloge. Trente-neuf minutes. Une seule s'était écoulée. Une minute, c'était beaucoup, en course. Cela suffisait souvent à faire toute la différence entre une victoire et une défaite, entre un exploit et le crash d'un vaisseau. En classe, en revanche, une minute équivalait à une éternité.
Elle s'affala sur son cahier ouvert, où elle n'avait rien noté. Si encore elle avait étudié la mécanique, elle aurait pu briller par son génie, mais le reste ne l'intéressait pas. Elle se remémora ce fameux jour où, au cours d'une leçon d'Histoire qui portait sur les ennemis intimes des Terriens, l'empire Crog, elle avait éclaté de rire en se rappelant la façon dont elle avait vaincu le colonel Toros, puis le général Kross, dans des épreuves décisives qui l'avaient menée jusqu'à la victoire ultime.
Des coups toqués à la porte interrompirent le discours monotone du professeur. Éva, surprise, sursauta. Elle esquissa un sourire espiègle, heureuse qu'un événement vienne enfin troubler sa lassitude. Son regard, comme celui de tous les autres élèves, convergea vers l'entrée de la salle.
L'enseignant ouvrit à un homme, qui n'était autre qu'un surveillant. Ils échangèrent quelques paroles à voix basse, puis rivèrent tous deux leurs yeux sur Éva, qui se raidit. Avaient-ils découvert qu'elle n'était pas étrangère à cette affaire de tag dans les toilettes ? Son père serait loin d’être ravi si elle écopait de nouvelles heures de retenues.
Elle n'y pouvait rien, c'était plus fort qu'elle ! Elle avait besoin d'action et de prendre des risques, ce qui lui permettait de compenser le frisson de la course. Elle se livrait donc à toutes les frasques possibles et imaginables, attirant par la même occasion sur elle les foudres des professeurs et du directeur du lycée.
- Mademoiselle Wei, voulez-vous bien venir, s'il vous plaît ?
Éva tenta de feindre un parfait naturel, mais elle n'avait jamais été très douée pour mentir. C'était à se demander comment elle avait pu se faire passer pour Molly, une ruse qui aurait probablement échoué si Don Wei ne s'était pas montré si aveugle. Rick n'avait d'ailleurs pas mis longtemps à la percer à jour.
Elle étouffa un discret soupir à la pensée de son ami et mentor, Rick Thunderbolt. Autrefois l'un des meilleurs pilotes de la Coalition Terrienne, il avait été victime d'un sabotage sur Arouas dès la première course et son système nerveux, endommagé, ne lui permettait plus de supporter un stress intense. Sans cela, jamais Éva n'aurait pris les commandes de l'Arrow II.
Elle était sans nouvelles de Rick depuis qu'il avait décidé de regagner la Terre plutôt que de les accompagner sur Oban. Par respect pour son silence et songeant que sa reconversion devait être difficile pour lui, pour qui la course était toute sa vie, elle n'avait pas tenté de rentrer en contact avec lui. Elle préférait laisser faire le temps, même s'il arrivait parfois à Éva de se demander ce qu'il devenait.
- Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle une fois à hauteur des deux hommes.
- Mademoiselle Wei, quelqu'un vous attend dans le hall, indiqua le surveillant.
Au contraire du professeur, qui était grand et mince, lui-même était petit, trapu et paraissait âgé d'une vingtaine d'années de moins. Les cheveux en bataille, la chemise froissée, il possédait une allure décontractée.
- Quelqu'un ? répéta Éva. Qui ?
- Je l'ignore, il ne m'a pas dit son nom. Seulement que c'était urgent et que je devais vous avertir immédiatement.
L'adolescente fronça les sourcils. Que pouvait-on lui vouloir ? Et surtout, qui se permettait d'exiger sa présence alors qu'elle était en plein cours, non que cela la dérange ? Tiraillée par la curiosité, elle accepta sans hésiter d'emboîter le pas du surveillant. Elle aurait très vite la réponse aux questions qu'elle se posait.
Les couloirs étaient déserts, tout comme les escaliers qu'ils descendirent pour rejoindre le rez-de-chaussée. Le silence qui régnait sur l'établissement était presque surnaturel. Seules quelques paroles étouffées s'échappaient des salles devant lesquelles ils passaient. Ils franchirent une dernière volée de marches, puis atteignirent enfin le hall.
Un homme se tenait en plein milieu, si bien qu'il était difficile de le manquer. Il était engoncé dans un manteau noir et portait un chapeau enfoncé jusqu'aux sourcils. Il semblait âgé d'entre quarante et cinquante ans, selon les rides qui striaient son visage et ses cheveux grisonnants. Éva ne croyait pas l'avoir déjà rencontré auparavant, mais lorsque l'autre posa ses yeux inquisiteurs sur elle, il donna l'impression de l'avoir reconnue.
- Merci, monsieur, dit-il au surveillant. Vous pouvez disposer, à présent.
- C'est que... Ce n'est pas très déontologique, tout ça. Mademoiselle Wei est sous la responsabilité du personnel du lycée et je me dois de...
- Je suis un agent au service de la Coalition Terrienne, monsieur, répliqua l'autre en dégainant un badge, qu'Éva eut à peine le temps d'apercevoir. J'ai reçu un ordre du Président en personne me demandant de venir chercher cette jeune fille et de la conduire à son bureau dans les plus brefs délais.
Le regard du surveillant passa d'Éva, qui avait du mal à contenir son fou rire, à son interlocuteur. Si l'adolescente se demandait en quoi elle pouvait de nouveau être utile au gouvernement, lui semblait ne rien comprendre à cette histoire, ce qui n'avait rien d'étonnant. Cette situation était abracadabrante pour quelqu'un qui ignorait toute l'affaire de la Grande Course d'Oban.
- Eh bien... Je suppose que... Il vaudrait mieux que vous en discutiez avec le principal. Voyez-vous, je ne suis pas habilité à...
- Mademoiselle Wei ? l'interrompit l'agent. Je vous saurais gré de bien vouloir m’accompagner.
- Désolée ! lança-t-elle au surveillant avec un large sourire, avant de suivre l'homme qui se dirigeait déjà vers la sortie.
Les questions pourraient attendre. L'important, pour le moment, était de quitter le lycée. Éva aurait volontiers suivi un Crog si cela lui avait permis d'échapper à la monotonie de son quotidien ici.
L'entrée principale de l'établissement donnait sur un large boulevard, le long duquel s'alignaient des dizaines de places de parking. Quatre d'entre elles étaient occupées par une limousine blanche garée en diagonale, qui portait des fanions à l'effigie de la Coalition Terrienne à l'avant.
- Mademoiselle, installez-vous à l'arrière.
L'agent s'inclina légèrement en lui ouvrant la portière avec galanterie et Éva arrangea sa jupe, froissée par le temps qu’elle avait passé assise, avant de pénétrer dans l'habitacle.
Un homme était déjà à l'intérieur. D'une extrême minceur, il portait un costume noir coupé sur mesure qui soulignait sa rigidité naturelle. Ses cheveux, noirs également, étaient parsemés de mèches blanches et son visage exprimait une certaine autorité, même s'il s'éclaira quand Éva prit place à côté de lui sur la banquette.
- Papa, souffla-t-elle en l'étreignant brièvement. Tu as une idée de ce qui se passe ?
- Pas la moindre, répondit Don Wei. Ces hommes sont venus me chercher à l'écurie et ont exigé que je les suive, mais ils ne m'ont rien dit de plus.
Éva jeta un coup d'œil en direction du lycée, qui s'éloignait déjà, car la limousine venait de se remettre en mouvement. Quoi que le Président attende d'eux, ils le sauraient très bientôt.