Cycle III : Le cycle de Nourasie
- À tous les passagers, nous amorçons notre entrée dans l'atmosphère nourasienne. Je répète, nous entrons dans l'atmosphère nourasienne.
Éva se réveilla en sursaut, agrippée à oreiller comme à une bouée de sauvetage, et manqua de tomber de son lit pourtant très large dans la panique. Elle se rassura en prenant conscience qu'il ne s'agissait que d'un message d'information, et non d'une alerte. Elle songea d'abord à se rendormir, mais malgré ses paupières lourdes, elle repoussa sa couverture pour se lever.
D'un pas traînant, elle se dirigea vers le hublot de sa suite, fabriqué dans un matériau suffisamment solide pour résister à toutes les conditions spatiales, et y plaqua son front pour observer la planète en contrebas. Ils étaient encore loin du sol, mais déjà, il était possible de distinguer l'apparence de la Nourasie.
Elle ressemblait globalement à la Terre, avec une composition organique presque similaire et, malgré des températures moyennement plus élevées, une atmosphère voisine, ce qui rendait l'air parfaitement respirable pour les humains. Des continents jouxtaient des océans et des nuages fins flottaient dans le ciel.
Des coups frappés à la porte arrachèrent Éva à sa contemplation. Elle invita son visiteur à entrer, qui n'était autre que Don Wei, venu s'assurer qu'elle était réveillée. Il ne s'attarda pas, lui conseillant simplement de s'habiller au plus vite et de les rejoindre dans le grand salon, où ils devaient se réunir.
Elle passa un T-shirt noir et un pantalon par-dessus ses sous-vêtements, avant de donner un coup de brosse à ses cheveux pour les aplatir. Elle enfila ensuite une paire de baskets moins crasseuse que celles qu'elle avait l'habitude de porter, pleines d'huile et de cambouis, puis mit les lunettes de sa mère sur son crâne.
Apprêtée, elle quitta ses appartements pour retrouver tout le monde à l'endroit convenu. L'équipe était déjà là, au complet. Stan et Koji discutaient à voix basse à propos de l'Arrow Star et Don Wei et Rick se tenaient côte à côte, sans échanger un mot. David se trouvait à l'écart. S'il avait un peu sympathisé avec les deux mécaniciens, en plus d'Éva, il avait encore du mal à se faire une place dans le groupe.
- Tu es nerveux, constate-t-elle en se dirigeant vers lui. Tu n'as jamais quitté la Terre, n'est-ce pas ?
- Non, et l'idée que je vais bientôt rencontrer toutes sortes d'extraterrestres me met mal à l'aise. On nous apprend beaucoup de choses, à l'armée, mais pas le protocole interplanétaire.
- Le protocole... répéta Éva en fronçant les sourcils.
Elle n'avait pas songé à cela. Sur Arouas, Aikka était avant tout un concurrent comme les autres, mais ici, en Nourasie, il était un prince, l'unique héritier du roi et de la reine. Il y aurait donc forcément des règles de conduite à observer, or Éva souffrait d'allergie chronique à tout ce qui ressemblait un tant soit peu à un règlement. Qui plus est̀, elle n'avait aucune idée des us et coutumes nourasiens.
- Bah... Ça n'a aucune importance. Les trois quarts des extraterrestres que j'ai rencontrés ont essayé de me pulvériser en même temps que mon vaisseau. On pourra difficilement faire pire qu'eux niveau approche. Je dis ça sans vouloir t'effrayer, bien sûr, ajouta-t-elle précipitamment en voyant David grimacer. Et puis, comparés aux Crogs, ce sont tous des enfants de chœur.
Le jeune homme se détendit et les conversations se turent les unes à la suite des autres, tandis qu'ils se rapprochaient du sol. La descente ne fut pas longue. À travers les vitres, Éva voyait les lacs se rapprocher, si bleus qu'ils paraissaient presque cyan, ainsi que les arbres au feuillage d'or. La Nourasie était tout aussi belle que la Terre, colorée dans tes tons plus vifs.
- Comme c'est beau ! souffla Koji, admiratif. La biodiversité de cette planète doit être passionnante à étudier.
- Si Molly ne casse pas le vaisseau à chaque course, nous aurons peut-être un peu de temps pour nous adonner à cette activité, commenta Stan, ce qui lui valut un sourire d'excuse de l'adolescente.
Ils avaient toujours fait un travail remarquable, parvenant à réparer les Arrow chaque fois qu'elle les ramenait en piteux état. Seul son affrontement contre Spirit l'avait amenée à détruire de manière irréversible le second vaisseau de l'équipe terrienne, dans sa folie furieuse. Tout cela pour rien, d'ailleurs, puisqu'elle avait appris par la même occasion que l'extraterrestre n'était pas responsable de la mort de sa mère, contrairement à ce qu'elle croyait.
Instinctivement, Éva porta une main à ses lunettes et les tritura. Le dernier championnat interplanétaire auquel avait participé la Terre avait été organisé sur leur planète, et c'était au cours de la finale contre le Phils que Maya avait perdu la vie. La jeune fille songea que, malgré ce qu'elle avait dit à Rick au sujet de sa volonté de s'amuser, elle devrait peut-être tout faire pour gagner, comme sur Oban, en mémoire de sa mère.
« Non », songea-t-elle en secouant la tête. La pression, c'était terminé. Si elle pouvait gagner, elle le ferait. Si elle échouait, elle aurait sûrement une autre occasion d'y parvenir. Elle avait la chance d'avoir déjà remporté la plus grande course de la galaxie, et aussi de pouvoir encore prendre les commandes d'un vaisseau. Le sort d'autres pilotes, comme sa mère ou Rick, avait été beaucoup moins heureux que le sien.
- Ah ! s'exclama David. C'était quoi, ça ?
D'un geste, il désigna la créature qu'il venait d'apercevoir. C'était un scarabée géant, de la même espèce que Gdar, mais légèrement différent. Son bleu était plus pâle et les motifs de ses ailes n'étaient pas indigo, mais argentés. L'insecte était chevauché par un Nourasien qui portait une tenue identique à celle du maître d'arme qui avait accompagné Aikka sur Arouas.
- Rien d'autre que notre comité d'accueil, répondit Éva. Ce sont les montures typiques de ce peuple. Leurs Star-Racers, en quelque sorte.
Davis ouvrit des yeux ronds, mais rendu muet par la surprise, il n'ajouta rien. L'adolescente, quant à elle, songea à son arrivée sur Arouas, où ils avaient été accueillis par le regretté Satis. Si elle l'avait trouvé un peu agaçant au début, à toujours mettre son nez partout, elle avait vite appris à l'apprécier pour son extravagance. Si elle n'avait pas déjà été sous le choc des révélations que lui avaient communiquées les Créateurs, elle serait probablement tombée des nues en découvrant que ce petit bout d'extraterrestre était en réalité l'Avatar.
Un second Nourasien rejoignit le premier et, ensemble, ils ouvrirent la voie au vaisseau de la Coalition Terrienne. Ils le menèrent jusqu’à un espace dégagé qui semblait faire office de piste d'atterrissage. Trois autres navettes étaient déjà présentes, en provenance d'autres planètes.
L'atterrissage se fit en douceur et seule une légère secousse ébranla la carcasse lorsqu'elle toucha le sol. Dès qu'elle se fut immobilisée, l'équipage invita l'équipe terrienne à descendre. Éva jeta un regard interrogateur à son père et à Rick, qui hochèrent la tête. Puisqu'elle était l'invitée principale d'Aikka, il était normal qu'elle les précède.
Elle traversa le sas du vaisseau, qui était en train d'être déverrouillé. Un escalier métallique se déplia, lui permettant de rejoindre le sol. Les marches la conduisirent sur une terre d'un rouge vermillon, qui déposa une pellicule de poussière sur ses chaussures. Les deux gardes nourasiens, descendus de leur monture, la saluèrent d'une révérence.
- Je suis Molly Wei, pilote de l'équipe terrienne. Voici mon père, Don Wei, notre manager, et Rick, notre coach. Stan et Koji, les mécaniciens, et David, mon partenaire.
Les trois derniers cités adressèrent un signe de la main timide aux extraterrestres. Ceux-ci étaient armés d'une lance, qu'ils tenaient parallèle à leur corps. Non sans une certaine rigidité, ils les invitèrent à les suivre. Éva leur emboîta le pas, imitée par le reste du groupe.
La chaleur était douce et la brise légère qui faisait voleter les cheveux de la jeune fille la rendait plus agréable encore. Les gardes les menèrent jusqu'à un chemin, également constitué de terre rouge, qui s'éloignait de la zone d'atterrissage pour se diriger vers une ville située sur les hauteurs d'une colline.
Les bâtiments, qui étaient visibles d'ici, possédaient des façades blanches, avec des toits dorés. Le soleil de ce système, étonnamment plus pâle mais aussi plus chaud que celui qui éclairait la Terre, miroitait sur les grandes fenêtres. Tandis qu'ils avançaient, l'un des membres de leur escorte déclara :
- La cité que vous pouvez apercevoir est Bahil, notre capitale. C'est ici que se trouve le palais de la famille royale.
- Pourquoi Aikka n'est-il pas venu nous accueillir en personne ? demanda Éva.
- Ce n'est pas du ressort d'un prince. Il vous attend au palais, où vous serez reçus par lui en même temps que par leurs Majestés.
La jeune fille étouffa un grognement. Elle n'était pas arrivée depuis plus de dix minutes qu'elle avait déjà le sentiment qu'elle ne se plairait pas dans cet endroit, à moins de provoquer quelques incidents diplomatiques. La rigueur des gardes ne lui inspirait rien de joyeux à retirer de son séjour en Nourasie. Seule la compétition lui permettrait de s'amuser un peu.
- Amical, ce type, commenta Rick, si bas que personne d'autre qu'elle put l'entendre. On aurait peut-être dû lui apporter une corbeille de fruits pour l'amadouer un peu.
Éva s'abstint d'éclater de rire et se réconforta en songeant qu'elle pourrait toujours compter sur ses amis pour lui apporter un peu de simplicité dans cet environnement monstrueusement protocolaire.
Leur progression se poursuivit en silence. Ils atteignirent bientôt les fortifications de la ville, surveillée par d'autres gardes. Les portes en bois massif étaient ouvertes, prêtes à les laisser entrer. L'architecture nourasienne était très élégante, avec un style qui aurait pu être considéré comme oriental sur la planète d'Éva. Un peu trop clair à son goût, mais pas laid pour autant.
Tous les habitants ou presque s'étaient réunis dans la grand-rue pour observer les nouveaux venus, et ceux qui n'avaient pas pu se faire une place étaient installés à leur fenêtre. Les enfants gambadaient joyeusement, les adultes bavardaient entre eux, les plus âgés patientaient calmement.
Lorsque l'équipe terrienne s'engagea au cœur de la foule, à la suite de son escorte, quelque chose d'inattendu se produisit. Les conversations cessèrent immédiatement et un silence profond s'imposa. Il aurait été possible d'entendre une mouche voler, à condition pour cela qu'il y ait des mouches ici.
Comme un seul homme, ou plutôt comme un seul extraterrestre, ils ployèrent tous le genou et s'accroupirent. Éva, d'abord mal à l'aise à cause d'un accueil aussi théâtrale, comprit que rien de tout ceci n'avait été planifié. En effet, les gardes semblaient tout aussi surpris que ceux qu'ils conduisaient auprès des souverains.
- Je crois que tout ceci est pour vous, dame Molly, murmura l'un d'eux.
- Pour... moi ?
- Si vous n'aviez pas remporté la course, jamais la Nourasie n'aurait été libérée du joug des Crogs.
- Mais jamais je n'aurais gagné sans l'aide d'Aikka.
- C'est pourquoi le peuple vous honore au même titre que notre prince.
Éva s'empourpra. C'était la première fois qu'elle se sentait aussi importante. Même lorsqu'elle s'était présentée au départ de la course contre Grooor sur Arouas et qu'elle avait eu tous les regards braqués sur elle, elle n'avait jamais ressenti cela.
- Que dois-je faire ? bredouilla-t-elle.
- C'est à vous de voir, dame Molly. Quelques signes de la main à leur attention, peut-être ?
Elle acquiesça, et entreprit d'agiter le bras en l'air. Les Nourasiens se relevaient à son passage et, bientôt, le silence fut brisé par des acclamations étourdissantes. Un regard par-dessus son épaule lui indiqua que Don Wei saluait mécaniquement la foule, pendant que Koji, Stan et David paraissaient toujours aussi intimidés. Seul Rick semblait parfaitement à l'aise.
Ces effusions se poursuivirent jusqu'à ce qu'ils atteignent enfin l'enceinte du château. De hauts murs blancs l'entouraient, aux angles desquels avaient été érigées des tourelles longilignes. Les archers, chargés de la sécurité, pouvaient sans doute contempler toute la capitale depuis le sommet.
Le palais était gigantesque, quoique toujours moins que la résidence du Président de la Coalition Terrienne. Pour y accéder, il fallait traverser une longue cour et gravir un escalier, une configuration qui évoqua désagréablement à Éva le Temple du Cœur. Elle s'interdit d'y penser, mais pressa l'allure, obligeant les gardes qui la précédaient à en faire de même.
Enfin, parvenus au sommet des marches, ils s'immobilisèrent. Les six membres de l'équipe terrienne se placèrent les uns à côté des autres, tandis que les Nourasiens saisissaient chacun l'un des immenses battants en bois qui les séparaient de l'intérieur du château. Ils les écartèrent, puis invitèrent les humains à entrer dans une dernière révérence. Éva prit une grande inspiration et franchit le seuil.