Assassin's Creed Cilicia

Chapitre 2 : Chapitre 1 - Le pied marin

14291 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 20/06/2017 01:36



Première Partie

Le Perse, la Thrace et l’Italien




Le silence est la parure des femmes

Sophocle, Ajax




Chapitre I 

Le pied marin



 



L'Hippocampe glisse de nouveau sur les eaux Egéennes. A la proue, le Large, réconfortant de par le vide et l’humilité qu’il impose. Et le soleil levant qui réchauffe les corps et les âmes. A la poupe, spectacle beaucoup plus angoissant, l’île de Samothrace dont le sanctuaire s’embrase. Nous nous éloignons de ce foyer titanesque, qui résume à lui seul le triste gâchis de notre expédition.

Bien. Au moins, c’est fait. Homây est vengé. Galatiorix est mort. Je devrais donc me sentir, sinon heureuse, au moins soulagée. Mais au fond, qu’était Galatiorix, sinon un pauvre noble banni par sa propre tribu, recherchant tant de reconnaissance qu’il finit par devenir la simple pièce maîtresse d’un aristocrate en son jeu politique ?

Galatiorix, cela fait plusieurs années que je m’en contrebalançais. Ma cible, cette nuit, était cet aristocrate. Mais il m’a encore échappé. Lucius Cornelius Sylla a réuni ses prétoriens, a pris la mer, et a pu forcer notre blocus à bord de son navire amiral. Selon toute vraisemblance, il regagne à présent la côte macédonienne, pour y réunir ses légions et poursuivre sa marche inique sur Rome.

Tout est à refaire.

           Aussi, malgré les cris de victoire gutturaux retentissant depuis l’entrepont, je trouve notre succès bien amer. Je n’ai même pas pu récupérer le Présent d’Orphée.

*

           Mais je ne rédige pas ces lignes pour me plaindre. J’ai cessé de gémir depuis longtemps, quoi qu’il arrive. Si j’entame aujourd’hui ce rouleau de papyrus, le souillant de mes fautes d’orthographe, c’est pour porter à tous mes frères un… Témoignage. Qui, à mon sens, leur sera des plus utiles pour survivre face à ce qui se prépare.

Je ne suis qu’une Thrace. Je n’ai aucune conscience des artifices propres à rendre une lecture plaisante. Mais à Ephèse, j’ai appris l’importance des mots couchés, gravés sur un support quelconque, et du fait qu’ils font foi de ce qui s’est produit. Face aux mensonges des Romains, et à leur propagande étouffante, je livre ici ma propre version des faits, qui, je l’espère, rétablira un peu de la vérité détruite par la guerre. C’est ce que voulait Galatiorix. C’est lui qui m’a convaincue de m’adonner à cette tâche si ardue. Quel paradoxe ! La voix des Assassins retranscrite par le concours de leur pire ennemi ! Mais au fond, je suis certaine que ce vieil adversaire aurait apprécié ce qui va suivre ; car je doute que son maître, dans les rapports mégalomaniaques qu’il envoie à son Sénat et qui ne sont même pas lus, fasse seulement mention de son plus fidèle serviteur, à qui il a dû si souvent la vie.          

Combien de fois Sylla m’a-t-il échappé ? Et combien de fois a-t-il échappé à la Confrérie de manière générale ? Les compter serait mauvais pour le moral. Et je désespère de pouvoir un jour l’atteindre. Or, si je meurs sans avoir mis un terme à son existence, les pirates de Cilicie vont devoir se préparer. Un Cornelius ne pardonne jamais. Si ce vieillard cacochyme parvient à triompher de ses ennemis en Italie, il reviendra en Asie avec une flotte de plus d’un demi-millier de vaisseaux, s’il le faut, pour venir à bout de notre liberté si durement récupérée.

Aussi, j’estime que n’importe quel enseignement, malgré, dans mon cas, son peu d’intelligence et d’exhaustivité, sera bon à prendre en de telles circonstances.

           Or, que raconter ? L’histoire de la confrérie ? Celle de la guerre des Assassins ? de celui qui s’imagina leur roi ? Celle de mon mentor, le grand Homây az Spasinou ? Celle, plus captivante, des pirates de Cilicie ? Pour Galatiorix, le mieux était de parler de soi. C’était bien un Gaulois. Et, après tout, pourquoi pas ? Autant discuter d’un sujet dont j’ai une totale maîtrise. Qui plus est, nombre de mes frères et de mes compagnons de fortune s’interrogent sur mon passé. Si, meurtrie dans ma chair et mon cœur, je ne puis faire sortir les mots par le biais de la parole, au moins puis-je le faire par celui de l’encre ou de la cire. Ainsi, mon ressenti risquera fort d’entacher le récit des événements détaillés.

Pourtant, si je devais suivre ma ligne de conduite initiale, je ne devrais pas même y faire référence. J’ai vingt-sept printemps, et ne suis pleinement investie dans le brigandage que depuis neuf ans. Mais pour que tous saisissent qui je suis et pourquoi j’écris, je ne puis faire l’impasse sur ma prime jeunesse, qui a pris fin aux alentours de la 172ème Olympiade[1]. Et puis, la mauvaise saison approchant à grands pas[2], je ne pourrais poursuivre Sylla pendant de longs mois, et il me faut bien m’occuper ! Plus j’écrirai, moins je m’ennuierai, entre les parois de l’Antre ou dans les rues mal famées d’Ephèse !

           Avant de débuter, j’aimerais tout de même préciser un point : d’abord, les parties les plus « palpitantes » de mon existence l’emporteront ici largement sur le quotidien et mes vertes années. Soit ces derniers éléments ne présentent que peu d’intérêt, soit je les ais rayé de ma mémoire et n’en n’ai plus souvenance. Aussi puis-je résumer, de ce côté-là, les choses assez rapidement. Ou tout du moins, en essayant d’être le plus concise possible.

*

Mon nom ne fut pas toujours Scia. Ce patronyme éloquent me fut donné par mon premier mentor, qui s’inspirait de la langue maternelle d’un autre de ses élèves. Au départ, donc, mon nom était Tanaïs. Tanaïs des clans du Rhodope, issus du monde des Odryses de la Thrace orientale[3]. Mes premières années se sont déroulées en une petite bourgade que les « civilisés » ne se sont toujours pas donné la peine de nommer. Elle était située au bord de la mer Euxin[4], à l’embouchure d’une petite rivière, adossée à de grandes étendues d’herbes grasses, prisées dans toute la région pour leurs vertus agrariennes. Je serais bien incapable de vous en dire plus.

Alors qu’il cherchait à connaître mon parcours et mes aspirations, l’une des premières questions d’Homây fut « d’où viens-tu » ? Réflexion de Perse, réflexion d’homme de pouvoir… Quel intérêt avais-je à pouvoir placer mon village en ce vaste monde ? Je savais faire partie du peuple Thrace, mais cela ne correspondait pour moi, à l’époque, à aucune limite géographique précise- par ailleurs, je ne maîtriserai l’idée même de « géographie » que tardivement. Petite, on m’enseignait à reconnaître « la colline à droite du torrent», la « montagne au fond de la vallée », sans pour autant me faire perdre du temps à dénommer tout cet ensemble naturel. Pourquoi vouloir classer un cosmos[5] à la si grande diversité ? Pour les barbares, c’est choses impossible. Et, de toutes manières, jamais une femme n’eut pu avoir à l’esprit ce genre de questions.

*

           Très souvent, les Grecs voient les peuples du Nord comme des êtres totalement autarciques, incapables de comprendre le monde, et se laissant gouverner par leurs mères et leurs épouses. Combien de stupidités n’ai-je pas entendu à propos des amazones de Scythie, si fantasmées et si peu étudiées !

La vérité, c’est que le monde dans lequel je suis née était tout sauf matriarcal. Et pour tout dire, la tranquille existence que je coulai jusqu’à ma quatorzième année ne m’a laissé aucun regret. Bien sûr, je n’en connaissais pas d’autre, et ne pouvais me douter de ce qui nous était imposé à nous, les femmes de Thrace, plus soumises encore à nos maris que ne l’est une Athénienne. Mais, par tous les dieux, comme je me sens idiote, aujourd’hui, en repensant à ces pseudo-concours que nous organisions, entre jeunes filles, pour savoir qui vaudrait la plus chère au mariage, ou aurait l’honneur de finir égorgée à la mort de son mari !

           Fort heureusement, je me désintéressais vite de ces jeux là… je ne gagnai jamais. Je ne fus jamais ni la plus belle, ni la plus soignée. Bendida, à sa manière, me préparait déjà pour ce qui m’attendait. Je ne disposais que de peu de choses pour vivre ; alors, pour m’amuser… Certes, mon père était l’un des orfèvres les plus réputés de la région, ainsi qu’un combattant reconnu, et je n’ai jamais manqué du nécessaire vital. Ceci dit, ma mère était loin d’être sa femme favorite, et, si nous nous connaissions bien, si nous nous aimions mutuellement, comme j’aurai l’occasion de le démontrer par la suite, mon géniteur passait plus de temps avec le reste de la fratrie – en particulier les futurs guerriers – qu’avec moi.

Mon neuvième anniversaire n’apporta pas d’évolution favorable à cette situation. Au contraire. Car dès lors, tous les étés, les envoyés du Roi des Odryses, auxquels nous étions rattachés, exigeaient le départ des hommes les plus forts, afin de nous défendre des envahisseurs venus du Sud. Des envahisseurs, qui, si l’on prêtait foi à leurs paroles, étaient dotés d’une force militaire inouïe.

           Ces émissaires jouaient beaucoup sur la crainte de voir nos terres nous êtres odieusement confisquées, néanmoins, ils pesaient leurs mots pour parler de cette nouvelle puissance qui se déployait en Mer Egée. Mon père partait de plus en plus longtemps, sans doute de plus en plus loin, et ce n’est pas tant le départ que le retour qui s’avérait douloureux. Généralement, une vingtaine de guerriers étaient chaque saison « prélevés » sur la tribu. Et, toujours généralement, il n’en revenait pas la moitié. Les survivants se traînaient lamentablement, blessés, contusionnés et épuisés, leurs falx brisés pendant sur leurs épaules branlantes. Ils n’avaient rien des combattants d’Arès qui, même vaincus et déroutés, buvaient à la santé de leurs camarades tombés. Comme si une inexorable force, tôt ou tard, nous condamnerait.

Forte de cette existence presque ascétique et du manque de présence paternelle, encore renforcée en son absence par l’effervescente concurrence qui régnait entre ses épouses, je développais très tôt un caractère taciturne et réfléchi. Je ne jouais guère avec les autres enfants, préférant me contenter d’observer les gens à distance, décryptant leurs humeurs et leurs appréhensions à chacun de leurs pas, de leurs actions… Le tout avec une aisance incroyable ; par instant, il m’apparaissait même possible de pouvoir lire en autrui. J’en parlai à ma mère. Elle n’y entendait rien, mais considérait cela comme un don plutôt que comme une tare. Mon père, à son énième retour, considéra les choses de la même façon, et ajouta que si en prime je me montrais suffisamment fertile, je ferais un excellent parti pour un fils de chef.

Malgré mon manque de sociabilité, j’avais passé toute mon enfance à me préparer à cette vie, et, sans y exceller, j’étais prête à m’y lancer, à m’y fondre et à ne jamais regarder au-delà des murailles de ma communauté.

           Bendida[6] avait d’autres desseins pour moi. A mon quinzième printemps, j’ai été enlevée.

*

           Cela eut lieu, si je me réfère au calendrier grec, environ trois ans avant la 172ème Olympiade[7]. Nous étions alors à la fin de l’été, et, comme de bien entendu, tous, femmes comme hommes restants, étaient sollicités pour les travaux des champs. Qui donc peut bien s’intéresser au devenir de la récolte, me demandai-je en haussant les épaules. Irresponsable que j’étais, je me figurais pratiquement, sur ces terres d’abondances, que le blé pouvait tomber tout cuit sur notre pain. Je me défiais sans cesse des travaux des champs. L’aspect ingrat et collectif de la tâche me rebutait. 

           Aussi, pour échapper à cette triste corvée, j’avais pris l’habitude de fuir à travers les champs, campée sur l’un des chevaux que nous avait laissé mon père. Voilà bien le seul point de mon éducation qui ne différait pas de celle des hommes : dans les vastes plaines du Danube, chacun doit être en mesure de savoir monter.

Je galopai ainsi jusqu’à la côte, le plus loin possible de cette communauté qui m’étouffait par ses détails triviaux, et, sans le moindre sentiment de culpabilité, passai le reste de la journée à végéter le long du rivage, ramassant les coquillages… Pour les jeter ensuite aux mouettes.

 

           J’avais dans ces jeux remplis d’insouciance et d’égoïsme la sensation de maîtriser l’univers tout entier. Plus rien ne pouvait me forcer à rentrer, un désert humain s’étendait par-delà la terre et la mer… Je laissai au vent et à la faune le soin de me parler. Qu’il m’en souvienne, pas une seule fois je n’ai tourné la tête vers cet horizon qui se dessinait par les jours de beau temps. C’était un tort. Je n’allais pas tarder à le repousser, contre mon gré.

 

           Je serais bien incapable de me remémorer toutes les étapes de mon enlèvement, ou, pour user du jargon de la flibuste, de ma « perte d’autonomie ». La première irruption de la violence dans ma vie s’est accompagnée d’un tel sentiment d’humiliation que je n’en ai gardé qu’un maigre souvenir. C’est idiot, à bien y repenser ; l’humiliation aurait pu être bien davantage prononcée.

Alors, que me reste-t-il ? Je me revois très bien retourner au feu familial, au bout de toute une après-midi d’amusement puéril, au petit trot, afin d’être certaine d’y parvenir assez tard pour n’avoir que la cuisine à gérer. Et soudain, voilà ma monture qui hennit. Le quadrupède se cabre, touché au flanc par un projectile. Il me projette au sol. Et moi, dans l’instant, suis ceinturée. Violemment. Embarquée. Je hurle. J’appelle au secours. Mais je me suis trop éloignée du village. Et personne ne vient.

Il me semble inutile de devoir en rajouter en termes de pathos, pour faire ressortir la détresse de ma situation. De toutes manières, s’appesantir sur ce genre d’éléments à l’écrit serait déconseillé par tous notable grec.

 

Bref. Trimbalée sur une épaule puissante, telle un vulgaire ballot, jusqu’à la côte, les yeux brouillés de larmes et hurlante, je n’ai alors pu retenir de cet irascible moment la couleur des touffes d’herbes parsemant le chemin terreux, et celle des cothurnes de l’un de mes agresseurs.

*

Echouée sur la côté, le rostre enfoncé dans la plage, une trirème faisait de l’eau sur le rivage. On m’y fit monter. Je n’avais bien entendu jamais mis les pieds sur un tel fatras de bois, et fut alors définitivement paralysée par la terreur. Tout bougeait autour de moi, sans parler de ces cohortes d’individus hirsutes et puants – des marins, tu penses bien – qui, à mon approche, se gargarisèrent d’hurlements féroces, propres à me faire exploser la boîte crânienne. Je croyais qu’ils m’étaient destinés, jusqu’à ce que mes ravisseurs se mettent à s’enguirlander en des dialectes pontiques, dont j’étais à l’époque bien incapable de saisir le moindre mot, mais que je puis aujourd’hui restituer à peu près comme suit :

-          Vous êtes dingues ? On s’arrête pour se ravitailler, et vous en profitez pour transformer ma galère en pouponnière !

-         C’est une prise ! Du butin !

-         Fort maigre, votre butin ! Où êtes-vous allé le chercher ?

-         On est tombé dessus par hasard, lorsque nous étions en quête d’une source ! On peut en tirer rançon !

-         Bande d’incapables ! Avez-vous seulement observé les vêtements de cette morveuse barbare ? Comment avez-vous pu la confondre avec la fille d’un archonte ? On n’en tirera rien, d’une pouilleuse comme celle-là !

-         Ben, de ce point de vue-là, non, évidemment. Mais elle est plutôt gironde, ses formes vont s’arrondir, on pourra en tirer un bon prix à Héraclée ou Phasis... Ou alors, la garder pour nous !

-         Dans ce cas, vous pouvez la désaper dès maintenant ! Mais autrement, qu’elle reste intacte ! On ne retourne pas chez les barbares ! Les Grecs, eux, préfèrent les vierges !

-         Euh… Si elle pose tant de problème, on peut la baiser, et la relâcher ensuite ?

-         Pour qu’elle aille chercher les autorités de ce pays ? Sais-tu seulement ce qu’on raconte sur la justice thrace, imbécile ? Nous sommes au cœur du royaume des Odryses, et leur roi ne plaisante pas avec la marchandise ! Alors, on va te me l’embarquer ! Et vous en serez responsable ! De toutes manières, des gamines de cet âge, sans aucune expérience, ça doit juste être bon à travailler dans les mines, et encore ! On pourra peut-être en tirer cinquante drachmes. Alors, cette eau, elle vient, oui ?

L’échange dura plus longtemps en réalité, mais je serais incapable de le restituer plus exactement. Je me retrouvais donc bien vite enchaînée à fond de cale, aux côtés des vivres et de quelques prises misérables.

En constatant à quel point j’étais à l’étroit, je repris quelque peu mes esprits. Même si je n’avais eu l’occasion d’étudier la situation, je me rendais bien compte de la terrible réduction imposée par le manque d’espace. Même avec les genoux repliés contre la poitrine, je me sentais oppressée, étouffée, et aveuglée par le manque de lumière, quelques fins rayons dardant seulement l’entrepont. Je n’avais jamais été enfermée, et passai jusqu’alors la majeure partie de mes journées à l’extérieur. Alors, forcément, finir au fond d’une trière, à la cale presque inexistante, et au câble raidisseur te meurtrissant le menton…

           Et comme je me remettais à sangloter, une voix lasse et chevrotante entreprit de me sermonner. En dialecte Thrace. Je n’étais pas seule.

-         Arrête de pleurer, barbare, ça n’arrangera rien, et qui plus est, tu vas te déshydrater beaucoup plus vite.

-         Qu… Qui êtes-vous ? Parvins-je à articuler entre deux hoquets. Où êtes-vous ? Je ne vous vois pas !

-         Oh, pourquoi me montrer ? Le simple vieillard cheminant tranquillement vers la fin de sa vie n’est pas un spectacle digne d’intérêt.

-         Pourquoi suis-je ici ? Balbutiai-je, n’y tenant plus.

-         Mais, enfin, d’où sors-tu ? Tu es sur un navire pirate, bien entendu… Il est très rare qu’ils s’emparent sans prévenir de personne esseulées, mais, dans ton cas…

-         Des pirates ? Mais pourquoi m’ont-ils attaquée ? Je ne leur ai rien fait !

-         Ne sois pas aussi naïve, gamine… Ils ont dû te trouver bien intéressante, pour faire de toi une esclave.

Je ne sais même pas si je pus ajouter quelque chose à cela. En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’un cinquième d’heure plus tard, je me suis remise à hurler, à me débattre, en prenant toute la conscience de ma condition… Ou plutôt de mon manque de condition. Pendant combien de temps ais-je ainsi réagi ? Là encore, mon seul souvenir fut l’un des flibustiers qui, exaspéré, me cingla les jambes de sa trique pour m’intimer le silence, et ce avec succès.

Pas seulement à cause de la violence. Nous venions de prendre la mer, et le roulis m’avait rendu des plus nauséeuses, sous les critiques acerbes du vieillard, décidément bien insupportable.

Ainsi fut mon premier contact avec le monde de la piraterie. L’esclavage était, à l’époque, encore sa principale ressource. Quand j’y repense, l’envie de devenir ravisseuse n’avait aucune chance de me saisir, à l’époque. Il a fallu tant de hasards… Vivre dans un univers si sombre et si amoral… Mais la morale est bonne pour les enfants et les sots. Je suis depuis longtemps au-dessus de cela.

*

Pour en revenir à ma douloureuse introduction, le voyage vers Phasis, un des plus grands – et des plus importants - ports de la Colchide, dura plusieurs semaines, ce qui, pour un marin chevronné, paraît bien entendu interminable ; à titre d’exemple, il est arrivé à l’archipirate Théron de faire le trajet de Byzance à Phasis en moins de quatre jours. Alors, imagine pour une pauvre Odryse, ne sachant rien de la mer et de ses déplaisirs !

Même si je ne m’en rendais nullement compte, nous multiplions les détours, comme pour semer une indicible menace. A cela s’ajoutait bien entendu ce que les terriens trouvent aussi rébarbatif que lassant, mais qui se trouve être la monnaie de toutes les marines ; à savoir, les escales aussi régulières que fréquentes. Deux fois par jour et pour toute la nuit, la galère pirate allait échouer son flanc sur le rivage d’une petite crique abritée, de celles qui foisonnent en Asie, et l’équipage entier s’en extirpait, pour hâler la galère sur la plage, afin de la faire sécher… Et que les marins puissent se reposer.

A tous les terriens qui liraient, je rappelle en effet que ceux-ci n’ont guère le choix ; entassés en des embarcations impossibles à rendre plus spacieuses, et pour répondre aux besoins physiologiques et de sustentation, il leur faut obligatoirement s’extirper de la masse étriquée et taillée pour la course d’une trière. Tenter un voyage au long cours sur une telle embarcation, c’est à coup sûr y perdre sa santé.

Bien sûr, on la perd aussi à force de halages et de remise à l’eau, ou à force de ramer contre le vent, mais cela a tout de même moins d’incident sur le matelot que le fait de rester cloîtré à longueur de journée entre quatre planches humides, ses camarades répandant leurs flatulences à deux pouces de son nez.

A un tel régime, tu te doutes bien que ma résistance et mon aspiration à la liberté furent rapidement brisées. Dans les premiers jours, quand mes nausées me le permettaient, je ne cessais de me débattre, de secouer mes fers dans l’espoir de voir les chaînes se rompre, de trafiquer les plinthes de la galère, mais à ce rythme, dans un espace si ridiculement restreint, je finis bientôt épuisée, sans compter le risque constant d’être battue si j’avais le malheur d’être un peu trop bruyante… Néanmoins, les châtiments corporels planaient plus qu’ils ne frappaient. « Il faut toujours préserver l’intégrité de la marchandise… » Je ne valais déjà pas grand-chose sur le marché des esclaves, alors, si en plus j’étais « abîmée »… D’ailleurs, aucun des soudards composant l’équipage ne tenta de me violer. Je ne vais pas m’en plaindre. Rappelons que le coït, en mer ou plus généralement en campagne, porte malheur. Le matelot qui s’y adonne à toutes les chances de voir la colère des dieux s’abattre sur lui. Et je leur en suis fort reconnaissante.

*

Tout de même, pendant cette longue traversée, j’eus l’occasion – occasion saisie- de m’évader. Au beau milieu du voyage, je sentis ainsi le navire accélérer brutalement, puis virer de bord à plusieurs reprises. Les officiers s’étaient mis à hurler des ordres à l’entrepont, qui redoublait d’ardeur à ramer. Les pelles frappaient l’eau avec une soutenance et une force propre à me rendre folle. Soudain, une grande secousse à l’avant projeta l’ensemble des occupants à la proue, et mes chaînes furent alors brisées, ainsi que celles de mon compagnon d’infortune.

Mais lorsque je demandai à ce vieil idiot s’il voulait me suivre, il me conseilla de rester à ma place.

Sans y prêter plus d’attention, je remontai donc les bancs[8] de la galère, tous miraculeusement vidés de leurs occupants. Les rameurs et les peltastes avaient disparu, et au fur et à mesure que je me rapprochai de la partie supérieure, une inquiétante rumeur enflait…

Et, si mon premier contact avec le monde de la piraterie fut douloureux, le second ne fut pas plus agréable.

Car, si je fus ravie de retrouver l’air libre et de pouvoir enfin respirer amplement, l’environnement n’était pas des plus favorables à la paix et à la sérénité…

Il existe peu d’expériences plus éprouvantes que celle de l’abordage. L’éperon de la trière pirate fichée dans la coque d’un navire marchand de plus grande taille, l’équipage de la première était occupé à bondir sur le pont de la seconde, animé d’une fureur incontrôlable. Evidemment, un ennemi apeuré ne combat guère. Ainsi, les pirates me terrorisaient, mais je faisais tout mon possible pour ne pas les observer. Ma seule préoccupation était alors de repérer la côte.

Elle n’était bien entendu pas très éloignée. A cent pieds, tout au plus. Or, je me savais bonne nageuse. Hélas, le relief était trop escarpé pour pouvoir espérer me hisser sur la rive, et si mes chevilles avaient été libérées de leurs chaînes, elles ne l’avaient pas été de leurs fers. Un doute m’assaillit : en plongeant, ne finirai-je pas noyée ?

Alors, un homme gigantesque, vêtu d’une armure de cuir bouilli sur laquelle avaient été essaimées des paillettes d’or, me repéra. Il était flanqué de quelques butors, visiblement peu enclins à prendre part au combat. Ils étaient simplement là pour protéger leur chef.

A ma vue, le capitaine manifeste de cette bande de flibustiers eut un sourire carnassier, du genre « vas-y, qu’attends-tu ? ». Probablement s’imaginait-il que je renoncerais à une telle folie. Or, son expression simiesque me donna un véritable coup de fouet.

L’instant d’après, j’étais dans l’eau. Mais je n’allai pas loin.

Car tandis que je m’efforçai de conserver ma tête hors des flots, la coque d’une seconde galère pirate, une simple birème cette fois-ci, me barra le chemin. A partir de là, tout était joué.

Une fois de plus paniquée, je ne pus entrapercevoir la gaffe qui, m’agrippant par le col, me hissa à bord de cette nouvelle embarcation. Et ceux-là, qu’allaient-ils faire de moi ?

Pas grand-chose, à vrai dire, ils se contentèrent de me ramener au pirate à l’armure pailletée, une fois l’engagement terminé. Les assaillants en étaient sortis victorieux, l’équipage du gros navire marchand s’étant rendu.

Je pus observer la scène à loisir tandis que le second navire me transférait sur le premier. Les morts étaient tous jetés à l’eau, sans distinction, sans même qu’on leur glissât une pièce dans la bouche, les pirates transbordaient la marchandise capturée à leur bord, et les vaincus survivants – des Crétois, je l’ignorais encore- s’empressaient de payer une forte somme à leurs agresseurs. L’épiplous[9] de la flibuste ne se préoccupait absolument pas de l’opération, qu’il devait déjà avoir répété des centaines de fois, préférant se focaliser, regard courroucé et bras croisés, sur ma modeste personne.

A ce stade, je n’eus d’autre choix que de lever les yeux sur cet antipathique personnage, ne serait-ce que pour tenter de deviner ce qui m’attendait. Je pus aussi porter un jugement sur l’épiplous, lorsqu’il me fit tomber à terre d’une simple – mais puissante- claque. Homme violent, à la bouche édentée, au nez distordu à force d’avoir été brisé, et adepte de bijouterie en gros avec une bague à chaque doigt, bagues de très mauvais façonnage, d’ailleurs… L’individu s’inscrivit dans ma mémoire comme particulièrement grossier. Les marins ne sont pas réputés pour leur finesse. Ils n’ont guère les moyens de s’en accommoder.

Et hostile, Cet épiplous le fut encore davantage, quand, enserrant mon coup de ses doigts noyés d’orfèvrerie, il menaça ; et en dialecte thrace, encore :

-         Tu as du cran. Mais à ce petit jeu-là, tu perdras, je te l’assure. Même si tu parvenais à t’enfuir, et à gagner la côte, tu te retrouverais en des terres totalement inconnues. Alors, sois-tu te tiens tranquille, sois j’annonce à mes hommes ton insolvabilité. Et là, à la première escale, ils t’écarteront tes trous jusqu’à te faire pleurer. Me suis-je bien fait comprendre ?

J’articulais timidement un petit « oui », avant d’être, pour changer, de nouveau jetée à fond de cale. Un coup pour rien, me disais-je. J’avais bien tort. L’espace d’un instant, j’avais retrouvé toute ma dignité. Entendons-nous bien ; un esclave peut ne pas manquer de dignité, comme j’y reviendrais par la suite, mais encore faut-il pour cela qu’il ait accepté sa condition. Je n’en n’étais pas encore là, et le fait d’avoir déniché, l’espace d’un instant, l’énergie nécessaire pour retrouver ma liberté, me procurait une énergie et un souffle nouveaux, dans lesquels j’allais par la suite puiser.

*

Finalement, nous gagnâmes Phasis[10] sans plus d’encombres. Lentement, mais sûrement. Au moment d’accoster, je n’étais plus sujette au mal de mer, j’avais eu tout mon temps pour me faire à ce phénomène. Et puis, je n’avais plus grand-chose à vomir ; toujours dans le but de préserver la marchandise, j’avais été nourri à la même gamelle que le reste de l’équipage, et ce pendant tout le voyage.

C’est vous dire si, au moment de débarquer, il faisait faim. Surtout pour une Thrace habituée à un régime carné.

Un infâme bouillon de céréale trempant dans de l’eau saumâtre, qui constituait par là-même notre seule boisson…Quand il était impossible de racketter les villages balnéaires, c’était tout ce qui nous restait comme option. Aller chasser du gibier sur les abrupts contreforts des chaînes pontiques faisait figure de cauchemar. Comme quoi, on peut être riche et avoir l’estomac creux. Où étaient-ils, les plantureux banquets de mon enfance, désormais révolue ? Sans compter le grave manque de sommeil ayant forcément creusé mes traits.

C’est donc dans un état plutôt lamentable que je posai le pied sur un ponton de bois craquant et bringuebalant. A mes côtés, se tenait le vieil imbécile, tout comme moi enchaîné. Son aspect devait être encore plus regrettable que le mien, couvert d’échardes et la tunique rapiécée, une longue barbe blanche et hirsute lui descendant jusqu’au ventre.

           Avant de poursuivre, il me faut également dire un mot de Phasis. La première ville hellénique qui me fut donnée à voir. Car, en raison de l’ « indicible menace », citée plus haut, l’épiplous pirate avait veillé à contourner toutes les grands ports de la région.

Fatalement, en bonne villageoise tirée de son trou, je fus réellement impressionnée par le nombre de bâtiments et d’habitants, mais avec le recul, force m’est de le constater, c’est sur cette ville qu’il y a le moins à en dire (sans doute parce que je n’étais pas en de très bonnes « dispositions » pour l’apprécier). Réputée pour son bois, dont elle exporte de grandes quantités en direction de la Mare Internum, la Colchide est avant tout une région esclavagiste vouée au commerce des individus. Elle en concentre donc les inconvénients – promiscuité, insalubrité, risques d’inondations, agitation constante, bas quartiers- sans profiter de ses avantages, trop éloignée qu’elle est des principaux circuits commerciaux. Située à la limite des mondes grecs et allains, elle dispose certes d’un port structuré, d’un théâtre, d’une assemblée, qui, dans les premiers temps, m’impressionnèrent beaucoup, mais tout cela s’avérait bien entendu très modeste, par rapport à ce que l’on trouve à Athènes et Surtout Ephèse.

Car il faut bien le dire, Phasis, cité pragmatique, ne s’est jamais vraiment souciée d’esthétique. Lorsque nous parlons de son agora, nous faisons ainsi référence à une vieille place de marché grossièrement pavée, jonchée de paille et de rondins, et pratiquement jamais nettoyée… Un comble, pour une cité de servitude. Mais c’était là tout ce qui suffisait pour régler le sort de gens comme moi.

 

*

           Donc, pour reprendre le récit et en revenir à ce ridicule ponton, un homme bien plus majestueux que mes ravisseurs nous y attendait. D’une grande élégance, habillé à la perse d’une longue tunique mauve sanglée par une ceinture d’argent enserrée par sa main droite, les épaules recouvertes de fines étoffes savamment agencées, et les cheveux enserrés d’un fin bandeau, il se détachait nettement de tout le bourbier s’affairant aux alentours, entre les billes de bois et les amphores déjà à moitié brisées.

Il n’en n’était pas moins le savant organisateur de tout cet environnement.

           Il était entouré de solides gardes du corps bardés de fer, et d’hommes plus chétifs vêtus d’une simple tunique, à dire vrai une bête pièce de toile de basse facture tenant au corps par quelques bandes couturées placées au niveau du thorax et de la taille.

           Nous nous approchâmes de ce surprenant individu. J’écris « nous », car outre le vieillard j’étais alors encadrée par une demi-douzaine de pirates et leur épiplous. Ce dernier, ayant fit quelques pas en avant, échangea une chaleureuse poignée de main avec le « respectable » individu. Le dialogue qui suit, ainsi que tous les autres jusqu’à ma rencontre avec Hômay, fut émis en langue grecque, et, une fois de plus, je ne rapporte donc qu’approximativement des paroles comprises a posteriori.

-         Levestros, dit sans convictions l’homme au bandeau, content de te revoir. Mais j’eusse préféré que cela ait lieu en d’autres circonstances.

-         Désolé, Patrocle, répondit l’autre. Pour ma part, tu me payes, et c’est tout ce qui compte. Je ne m’embarrasse pas d’états d’âme, tu le sais.

-         Moi non plus… Ou tout du moins ne le devrai-je. Nos métiers respectifs ne goûtent guère une telle compassion. Et pourtant… l’as-tu ramené ?

Aussitôt, le brigand fit signe à l’un de ses marins de lui amener le vieillard. Ce « Patrocle », à l’air jusqu’alors passablement détaché des évènements, sembla navré à sa vue.

-         Minosthène, constata-t-il. Pourquoi avoir été aussi stupide ? Je t’avais placé chez un bon maître.

Le vieillard se raidit brusquement, retrouvant toute la dignité propre à son peuple ; comme s’il avait économisé toute son énergie pour cet instant fatidique.

-         Avec moi, oui, clama-t-il donc. Pas avec les autres esclaves de son domaine.

-         Tu es un homme sage. Tu savais que ce n’était pas la bonne chose à faire.

-         J’étais parfaitement conscient de ce qu’impliquait mon acte, un esclave doit normalement toujours s’en remettre à la justice de son maître. Mais à Athènes, et même à Rome, les philosophes pensent que cette justice doit être contrôlée. Et je préfère m’en remettre à la tienne… Qu’à la sienne.

-         Tu ne m’appartiens plus, Minosthène. Légalement, Tu ne m’as même jamais appartenu. Je n’ai plus rien à voir avec toi ! Par Apollon, mon vieil ami, tu es intelligent ! Tu as une telle valeur ! Jamais Sura ne t’aurais fait de mal si tu t’étais tenu tranquille ! Alors, pourquoi avoir frappé ce surveillant ?

-         Il se comportait telle une hydre sanguinaire. Et Sura l’encourageait à agir ainsi.

-         Je comprends. Tu as toujours été un pédagogue plein d’empathie…

-         J’ai pourtant essayé de lui faire entendre raison, je te l’assure, mais rien n’y faisait !

-         Je sais.

-         Lorsque j’ai appris ce qu’il me réservait, je me suis enfui. Et maintenant, s’il me rattrape…

-         Je sais tout cela aussi. Te rends-tu compte de la situation dans laquelle tu me mets ? Pourquoi ne pas avoir affronté tes responsabilités, puisque tu disais savoir à quoi t’attendre ?

-         J’ai… Eu peur. Un instant de lâcheté dans une vie de probité.

-         Je ne peux pas te cacher, Minosthène. Bruttius Sura va te retrouver, tôt ou tard. Si ton maître eut été un Grec, une négociation aurait été possible, mais avec… Quelqu’un comme lui…

-         Peu importe. Je préfère que toutes ces horreurs finissent de tes mains plutôt que des siennes ! Je suis prêt !

Patrocle souleva alors subrepticement son majeur, et l’un de ses cerbères vint aussitôt planter son glaive dans l’abdomen de l’esclave révolté. Sous le choc, il se plia en deux, avant de s’effondrer sur le sol, vomissant ses fluides… Un sourire au coin des lèvres.

     J’étais abasourdie. Pour la seconde fois de ma trop courte vie, j’étais confrontée à une mort violente, et, pour la seconde fois la – ou les- victimes finissaient jetées à la mer après avoir rendu leur dernier soupir… Condamnées à errer sans fin sur les rives du Styx. Poséidon était-il donc un dieu intrinsèquement égoïste ?

A peine le corps de « Minosthène » avait-il été balancé du ponton, que le pirate tendit la main –ouverte et à plat- vers Patrocle. Le message était éloquent. D’un air agacé, ce dernier tendit alors au flibustier une énorme bourse, semble-t-il très bien garnie.

-         Tout ça pour un esclave ! Ricana celui-ci. J’ai gagné ma journée !

-         Ne te méprends pas, précisa alors Patrocle. Je paye ici l’ultime voyage du pédagogue et la protection de mes navires.

-         Bah ! Tu es un bon compagnon, mon vieux Carien ! Se gargarisa le capitaine, en comptant les pièces de son paiement. Trop généreux pour ton métier, en tout cas… Sois tranquille, il n’arrivera rien à tes… « Traiteurs », je puis te l’assurer. Et pour preuve de ma bonne foi, je t’ai apporté un petit extra !

Levestros battit des mains, et je fus violemment projetée en avant par le manche d’une pique. C’était à mon tour. J’en tremblais.

-         Qu’est-ce donc, ceci ? S’étonna « gentiment » Patrocle, haussant le sourcil.

-         Nous l’avons capturée sur la côte des Odryses. Un… Accident. Je te l’offre. D’ici quelques années, elle pourrait compléter les rangs de tes plus excellentes pornai

-         Et pourquoi pas devenir une hétaïre, tant qu’on y est ? Ce n’est pas à moi qu’il faut délivrer ce genre d’argument, Levestros, mais à mes clients. Je ne m’occupe pas des filles, je me permets de te le rappeler. Et puis, que veux-tu que je fasse d’elle ? Regarde, elle n’a que la peau sur les os !

-         Elle a été éprouvée par le voyage, mais elle était bien plus appétissante quand nous nous en sommes emparés. Nourris-la et tu verras ! 

-         Soit… Mais je veux vérifier sur le champ.

-         Elle est à toi. Tu en fais ce que tu veux.

 

Au nom de tous les esclaves du cosmos, je ne puis passer sous silence la scène qui suivit. Il me faut cependant faire mille efforts pour la restituer à l’identique. Nous tous, captifs ou affranchis, l’avons vécu ; ce que je pourrais cyniquement appeler une « phase de contrôle ». 

Les dents, la rigidité du nez, la couleur des yeux, un des commis de Patrocle me retourna presque le visage entre ses mains selon les indications de son maître, observateur attentif. C’était déjà désagréable, et, pour m’empêcher de bouger, le pirate dû me retenir par les épaules.

-         Désolé, on n’a pas eu le temps de la dresser. Mais elle s’est tenue tranquille pendant tout le voyage, mentit-il.

Le commis ne semblait absolument pas s’intéresser à ces paroles. Il passait au bas. Bras, cuisses, et évidemment, selon les précisions de l’épiplous, il alla vérifier par lui-même l’état de ma virginité. Comme cela, au beau milieu d’un lieu public.

J’étais offusquée, j’étouffais, morte de peur et de honte. Evidemment, honte par rapport à qui et à quoi, je vous le demande, étant donné que les « braves gens » de Phasis ont une parfaite habitude de ce genre de spectacle. Mais ils étaient le cadet de mes soucis. 

Finalement, croisant les bras, Patrocle se résigna :

-         De toutes manières, si je ne la prends pas, qu’en ferez-vous ?

-         Oh, on pourra toujours s’arranger, répondit Levestros en se passant une langue malsaine sur les lèvres.

-         C’est bien ce qui me semblait. Merci pour ce… Cadeau, épiplous.

-         Puisse Poséidon t’être favorable, conclut l’intéressé.

-         Il le sera si tu y veilles… Archipirate[11].

Et, sans plus de politesses, les deux hommes se tournèrent le dos, pour rejoindre l’un son navire, l’autre ses occupations terrestres. Je suivais Patrocle sans mot dire, incapable d’aligner une pensée sur l’autre, démolie par les évènements précédents. Et je n’avais, si je puis dire, encore rien senti.

           Nous regagnions donc la ville à proprement parler, traversant les quais infâmes où avaient déjà lieu des transactions des plus douteuses. Patrocle ne m’adressait pas un regard, mais ne cessait de converser avec l’un de ses séides, qui, nettement moins athlétique que les autres esclaves, voyait ses mains encombrées d’une tablette d’argile.

-         Hector, prends note : tu diras à Arisbe qu’elle s’occupe de cette fille. Cela ne devrait pas trop lui poser de problème, elle a l’habitude. la Thrace restera chez moi jusqu’à ce que je trouve à qui la vendre. Autrement, nous pourrons bien l’intégrer à la domesticité.

L’esclave s’exécuta sans discuter, mais immédiatement après avoir relevé le calame, il bredouilla quelques paroles à son maître. Elles me furent inaudibles, mais le Carien, lui, en saisit tous le sens, puisqu’il s’exclama aussitôt :  

-         Par tous les dieux, tu as raison, Hector, j’allais oublier… Une fois de plus. Enfin, quitte à être ridicule, autant que cela soit vite fait. Tout de même, la prochaine fois que je retrouverai Homây, je lui rappellerai à quel point il perd le sens de la réalité ; qu’espère-t-il ? Que l’on trouve son prodige chez les biens vocaux ? 

Ce faisant, le Grec extirpa du revers de sa tunique une petite pièce ovale, une sorte de pendentif évidé en son centre, dont la matière fortement altérée par le temps semblait dégager de vagues reflets d’or.

Je ne daignai même pas tourner le regard vers elle. Je me moquais bien de ce qui pouvait m’arriver. Cependant, insistant, Patrocle m’empoigna le menton et vint me la placer juste sous le nez.

Une affreuse pression envahit mon crâne. J’eus la sensation qu’il risquait à tout instant d’imploser. Je portai mes mains à ma face. Le sang me gagnait les tempes, J’étais incapable de faire un geste, me laissant simplement tomber entre les échardes des quais. Tout mon corps s’était tendu. Paralysée, il me semblait pourtant pouvoir bouger. Assourdie, des bribes de conversations me parvenaient de tous les coins du port. Aveuglée, j’avais la sensation de pouvoir cerner jusqu’à la teinte mordorée des insectes qui rampaient sous le bois. Des milliers de senteurs s’infiltraient par mes narines, la puissance de tous mes sens semblait s’être décuplée au point de me faire mourir sous la variété de mes acuités.

Patrocle me fit très rapidement grâce de cette difficile expérience, et, constatant ma détresse, camoufla bien vite l’étrange objet. Je retrouvai bientôt mes esprits, ou plutôt, en regagnait suffisamment pour paraître un peu plus alerte.

 Mais là, c’en était vraiment trop. Je refusai de bouger et me mis à pleurer.

J’ignore si l’improvisé tortionnaire perçu une once de mes tribulations spirituelles. Probablement, car il murmura, d’un air béat :

-         Ca alors… Il avait raison. Hector, part sur le champ pour le colombier de la rue des Montagnes, et transmet le message convenu à Homây.

Et comme l’esclave s’éclipsait en courant, obéissant tel un enfant à son père, je fus remise sur pieds. Sans ménagement. Par bonheur, ce devait être la dernière violence à mon égard pour longtemps…

*

           Chacun connaissait Patrocle d’Halicarnasse comme étant l’un des plus fameux marchands d’esclaves de tout le cosmos. Il était réputé pour fournir des quantités incalculables de chair humaine, chair humaine par ailleurs toujours d’excellente qualité. Les dieux ne s’étaient pas fourvoyés en me confiant à cet homme ; il savait préserver sa « marchandise ».

           Beaucoup s’étonnaient ainsi que le Carien, malgré ses nombreuses demeures et contacts en mer Egée, eut choisi comme résidence principale les roches brunes et escarpées de la sombre Colchide, et non les superbes pierres blanches, parfaitement ouvragées, qui s’étalaient dans tout Délos. Car c’est à Délos, bien plus que dans les autres places civilisées, que l’on trouve les plaques tournantes du commerce servile. Seulement, les esclaves y parviennent bien souvent en un très mauvais état. Les pirates ne se soucient guère, pour l’écrire élégamment, de ceux qu’ils capturent. La dysenterie ou la simple déshydratation font des ravages, chez des captifs déracinés, et donc déjà moralement affaiblis. Certes, beaucoup d’entre eux sont des prisonniers de guerre ou des infortunés déjà endurcis par une existence difficile, mais sans eau, et baignant dans leur fange, les individus dépérissent tous à la même vitesse.

Plutôt que de se baser sur ce système confortable et éprouvé, Patrocle préférait redonner ses lettres de noblesse aux peuples grecs, en prouvant, comme le prétendaient leurs philosophes, qu’ils n’étaient pas composés que de fainéants. Lorsqu’il devait se fournir en Thraces ou en Gètes, il prenait contact avec le roi des Odryses, et restait à ses côtés des mois durant. Lorsqu’on lui commandait des Sarmates, il était prêt à gagner Chersonèse et les froides plaines de la Scythie pour les y négocier. Cela leur permettait, à lui et ses hommes de confiance, de trier les captifs sur le volet, de savoir qui survivrait au voyage, et quelles étaient les spécificités de chacun. Bien sûr, de telles expéditions s’avéraient très éprouvantes et prenaient du temps, aussi le marchand s’arrêtait couramment, entre deux périples, à Phasis, importante ville étape qui justifiait l’enracinement de ses bases à cet endroit précis.

 

           Patrocle forçait autant l’admiration que le respect de ses concurrents ; mais parfois, ils considéraient qu’il en faisait tout simplement beaucoup trop. On en trouva même certains pour prétendre qu’il avait été un jour lui-même réduit à l’état servile, pour autant se soucier de ses prises. Et, de fait, le Carien bâtissait des navires de grandes tailles, pour assurer un maximum de place à ses esclaves, il veillait lui-même à ce qu’ils soient par la suite vendus à des maîtres respectables, ou qui, tout du moins, sauraient apprécier toutes les qualités de leurs nouvelles « acquisitions ». La fortune de sa famille étant considérable et ses profits allant croissant, il avait même fini par passer du stade de négociant à celui de propriétaire. J’entends par là qu’il conservait tous les « invendus », et avait usage des esclaves les plus faibles, qu’il faisait travailler sous sa propre autorité, à Phasis même. Leur mode de vie était pour le moins spartiate, mais il ne s’éloignait guère de celui des hommes libres de la région. Certains de ses esclaves s’enrichissaient rapidement, avec la constante autorisation de leur maître, jusqu’à pouvoir racheter leur liberté ; c’est qu’il y avait beaucoup à faire, entre l’agriculture et l’ébénisterie.

Pendant mon séjour à Phasis, j’eus l’occasion de constater que l’assemblée de la cité voyait d’un mauvais œil la prolifération de ces esclaves placés sous l’autorité d’un maître qui ne cessait de pourvoir à tous leurs besoins, allant même jusqu’à faire venir un médecin pour chacun d’entre eux en cas d’indisposition. Un proverbe était né, qui disait qu’en Colchide, il valait mieux être enchaîné avec un Carien que libre de ses mouvements avec des barbares. Ce n’était pas tout à fait faux. Cependant, les bonnes gens ne pouvaient guère se plaindre, car les œuvres d’évergétisme dont le Grec comblait les citadins ne pouvaient que les encourager à accueillir des esclaves qui, tôt ou tard, viendraient renforcer leurs rangs une fois leur liberté acquise ou retrouvée.

Bref, comme tu le constateras, j’aurais pu tomber en de plus mauvaises mains. De bien plus mauvaises mains. Pour ainsi dire, je bénéficiai même d’un traitement de faveur, comparativement aux rares femmes qui peuplaient les domaines de Patrocle. C’est dire si je n’avais pas à me plaindre.

*

Je passai six mois dans les environs de Phasis, six mois où je fus exemptée de toutes les tâches fatigantes, comme j’en avais toujours rêvé, et où je fus comblée d’un luxe auquel, en revanche, je n’avais jamais pu songer. Ainsi, bien que je fus déracinée et subordonnée aux désirs d’un inconnu, à profiter d’une telle existence, j’intégrai bien vite ma condition d’esclave. Pour les citoyens, une telle réification semble insupportable, mais pour les barbares, et plus ils sont jeunes, mieux c’est, il s’agit simplement d’un transfert de l’autorité. N’oublions pas que mon père lui-même aurait dû tôt ou tard, comme le voulaient les coutumes thraces, me « vendre » à mon mari. Et donc, en l’occurrence, le transfert me réussit pleinement. Je pris vite mes marques, et, au fur et à mesure du temps, pensais de moins en moins à ma famille.

           Pas une fois je ne m’interrogeai sur les raisons de ce traitement de faveur inconsidéré, pourtant, ladite transition fut encore facilitée par le fait que mon introduction au monde hellène ne passa pas par une discipline féroce et le lit de mes maîtres, mais simplement par les bons soins d’une excellente tutrice.

           Patrocle n’a jamais eu le temps de se consacrer à une vie de famille, à savoir, il ne s’est même jamais marié, ce qui lui a valu nombre de critiques. Sans doute afin d’accroître sa réputation, il s’était néanmoins entiché d’une pulpeuse hétaïre, Arisbe, qu’il conservait à Phasis en échange d’une fortune considérable. Il ne la voyait que rarement, mais veillait à ce que les fougueux poèmes qu’il lui écrivait soient connus de tous. C’est à elle que je fus confiée. Et par là, j’entends constamment confiée.

           De coutume, les esclaves de Patrocle résidaient dans de vastes quartiers qu’il leur avait fait aménager, à la manière romaine, et qui se trouvaient en bordure de son domaine. On aurait pu s’y croire dans un camp militaire le soir, dans un camp d’abattage la journée, mais certainement pas dans une chambre de torture. Même les surveillants n’avaient pas le droit d’y entrer, disposant de leurs propres pénates. Ceci dit, il est certain que toutes ces infrastructures ne pouvaient rivaliser en termes de confort et de luxe avec la villa de Patrocle.

 

Certes, cette dernière était d’une facture toute classique chez les Grecs, et elle se retrouvait dans toutes les cités, avec ses trois étages, son oikos[12] et son andrón[13]... Mais ce n’était pas tant par son architecture que par son décor que cette maison en imposait. Les murs recouverts de stucs ou de tapisseries, les colonnes et certains murs étaient faits d’un marbre d’une immense qualité, le sol incrusté de superbes mosaïques… Tout cela m’impressionna bien plus que l’ensemble de Phasis.

Car, non seulement, je fus autorisée à y pénétrer, mais encore, parce que j’étais quasiment devenue la suivante d’Arisbe, y résidai-je tout le long de mon séjour. L’élégante courtisane ne s’offusqua absolument pas de ma présence, bien au contraire ; elle sembla reporter sur moi toute l’affection qu’elle ne pouvait témoigner à son amant. Comme quoi, les hétaïres sont loin d’être aussi perfides et manipulatrices que certains le prétendent.

           En tout cas, celle-ci me renseigna fort bien, et en profondeur, sur le monde qui m’attendait. Elle m’enseigna toutes les coutumes des Grecs, et m’apprit à m’y tenir – aujourd’hui encore, je prends la plupart de mes dîners allongée, et ne me lave que très peu à l’eau. A cela, s’ajoutèrent l’apprentissage du métier à tisser et la maîtrise du maquillage et du langage corporel. Jamais maîtresse ne s’était autant préoccupée de son esclave. Arisbe alla même jusqu’à m’apprendre à lire, à écrire, sur des documents de base d’abord, sur d’anciennes épopées, ensuite. C’est dire le niveau qu’elle m’avait fait atteindre. Et pour finir, afin de compléter mon éducation, elle m’initia aux rites de l’amour saphique, hélas sans succès, car compte de tenu de ma difficile arrivée, ma sexualité resta longtemps bloquée.

Si Arisbe s’était en partie substituée à ma mère, Patrocle épousait en tout point le rôle de mon père ; plein de bonnes intentions avec les autres esclaves, il ne cessait de me juger avec un regard sévère, et ce seulement quand il rentrait chez lui, car il était la plupart du temps en déplacement, d’un bout à l’autre de la Mer Euxin ou du monde grec.

 

           Chaque fois qu’il se trouvait avec sa concubine, celle-ci se plaisait à m’exposer, moi qui, à chacune des visites du maître de maison, était un peu plus assurée, et maîtrisais de mieux en mieux l’art de tenir une économie et de faire la conversation. Je pense qu’il n’était pas exagéré de penser qu’Arisbe entendait faire de moi une future affranchie grecque, voire son héritière dans les domaines de l’amour.

Or, à partir de ce moment, de méfiant, le regard de Patrocle passait à une triste empathie à mon égard. Et il répétait toujours à l’hétaïre une phrase en ces termes :

-         Pourquoi lui apprends-tu tout cela ? La lecture et l’écriture, je ne dis pas, mais le reste ne lui servira jamais à rien !

Nous étions toujours toutes deux très étonnées de cette réaction. Je remplissais tous les devoirs de la suivante ; je coiffais ma maîtresse, prenais soin d’elle, me retrouver aux cuisines pour préparer les repas, et retournais souvent à la ville afin de lui faire ses courses. En sus, je lui permettais de déployer ses talents pédagogiques. Que pouvais-je donc faire de plus ?

 

           Dans les mois qui suivirent, la réponse me fut apportée par deux individus encapuchonnés et tout aussi antipathiques que le pirate Levestros.

*

Exactement un an après ma capture par ce dernier, tandis que les esclaves s’activaient dans les champs, et que cette fois je n’avais pas à trouver de bonnes excuses pour ne pas aller leur prêter main forte, Arisbe, bouleversée, entra dans notre chambre pour m’annoncer – ou plutôt me sangloter- la venue des individus auxquels Patrocle m’avait depuis longtemps vendue.

Que je sois considérée comme solvable, cela je l’avais parfaitement intégré, mais je n’en n’étais pas moins chagrinée, car compte tenu des soins qui m’étaient apportés, je m’attendais à rester éternellement en ces lieux. 

Et les propos gémis par ma tutrice laissaient entendre que mes nouveaux propriétaires non seulement ne résidaient pas à Phasis, mais que tous ignoraient d’où, exactement, ils provenaient. En fait, tout ce que l’hétaïre savait d’eux se résumait à un tempérament taciturne – qui allait bien s’accorder, du reste avec le mien – et, plus inquiétant, une fâcheuse tendance à manier les armes. Quelle sorte de jouet allais-je bien devenir entre leurs mains, devait-elle se demander. Pour ma part, je ne me suis pas rendu compte de toute la précarité de ma situation, affalée entre deux couffins et une cruche d’un des vins les plus fins de Grèce. Je n’ai repris le sens des réalités que lorsqu’Arisbe s’est éclipsée pour laisser place à deux quidams qui me furent effectivement très hostiles. Je me levai aussitôt, prête à fuir à toutes jambes.

*

           Le premier de mes nouveaux maîtres, le plus jeune, vint directement poser son postérieur crasseux sur l’extrémité de la cubile, sans rien dire. Il devait avoir un peu plus d’une trentaine de printemps, et affichait un visage très particulier, le teint mat, strié de balafres rehaussées d’un regard perçant. Compte tenu de mes activités, je fus très vite rebutée par cette composition sans grâce, et me concentrai sur le champ sur le seul point positif qui transparaissait dans cet homme : les poils et les cheveux. D’un brun profond, ils les portaient respectivement en une fine barbe qui contournait ses lèvres avant de s’épaissir au menton, et en une coiffure tirée littéralement à quatre épingles, le front dégagé et sa longue toison tirée vers l’arrière, les cheveux luisant d’onguents les rigidifiant au possible.

Le second, quant à lui, préféra rester debout. Son apparence m’était beaucoup moins hostile. Il s’agissait d’un homme d’âge mur, coiffé à la grecque comme Patrocle, mais aux cheveux beaucoup plus clair, au visage émacié, rasé de près et tendant à une attitude la plus digne possible.

           Ils portaient tous deux une vêture assez semblable de par sa forme, une large capote grise ayant visiblement supporté nombre d’intempéries les enrobant presque tout entiers. Il en dépassait de larges capuches, rabattues sur leurs nuques. Mais au-dessous de ces capotes, les deux individus laissaient entrevoir des vêtements qui les différenciaient largement l’un de l’autre. Le balafré portait ainsi au-dessous une épaisse tunique rouge, rehaussée par un pantalon bouffant de la même couleur qui s’achevait par de lourdes bottes de cavalerie. Sur ses épaules, sous la capote, reposait également une large cape de laine retenue par une fibule à la forme étrange ; une sorte d’étrange être ailé aux deux mains jointes. Je l’ignorais encore, c’était le frahavar zoroastrien. Celui à la coiffure grecque, pour sa part, était vêtu tel un mercenaire italien, large tunique et cotte de maille renforcée lui couvrant le corps jusqu’aux mollets, et préférant les sandales rembourrées aux chausses de cuir. Lui aussi disposait d’une cape, terne et pratique, sans une quelconque majesté ou distinction religieuse.

Tous ces atours avaient peu d’importance ; ce qui me frappa le plus, chez eux, ce fut sans doute leur arsenal guerrier. De là où je venais, j’en avais l’habitude, me direz-vous… Mais une telle panoplie offensive concentrée sur un seul homme, cela, jamais !

Je puis ainsi distinguer de larges ceintures d’étoffe garnies de couteaux de lancer et de sacoches généreusement fournies, retenues à l’abdomen par une large boucle représentant un signe tout aussi étrange que leurs personnes, des coutelas plus larges dissimulés sous leurs longs manteaux, et probablement davantage encore d’instrument létaux s’ils avaient daigné ôter leurs manteaux.

Et à tout cela s’ajoutait, bien visibles car trop imposants pour être dissimulés, un arc composite et son carquois pour le barbu, et un long glaive, à la romaine, pour le Grec.

           Je m’attendais à ce que celui glabre, plus âgé, prenne la parole. Cependant, à ma grande surprise, et après m’avoir longuement dévisagé, c’est son camarade barbu qui s’adressa à moi, dans un grec haché par un accent oriental.

-        Quel est ton nom, esclave ? Me demanda-t-il simplement.

-        Tanaïs, répondis-je d’un air faussement assuré.

-        Parfait.

Aussitôt, il se retourna vers son compagnon.

-        Patrocle nous a-t-il autorisés… ?

-        Elle t’appartient, répondit son interlocuteur. Tu es libre d’en faire ce que bon te semble.

-        Alors, il ne m’en voudra pas si je procède à une petite vérification…

 

Et sur ce, mon soi-disant « maître » passa sa main dans son col, pour en extraire un objet qui me rappela sur le champ un bien mauvais souvenir… Lui aussi, apparemment, disposait du même type de pendentif que Patrocle. Et il s’empressa, bien entendu, de me le flanquer sous le nez !

 

Bref, je ne repasse pas sur les effets de l’artefact, mais ils durent une fois de plus être pour le moins convaincants aux yeux du barbu, car je me retrouvais, d’abord prostrée sur le sol, et cinq minutes plus tard, au rez-de-chaussée, équipée par Arisbe qui m’empaquetait dans des vêtements chauds et grossiers, prête à être embarquée.

Voilà que tout recommençait ! Je n’avais jamais compris ni pourquoi, ni comment tous ces bourreaux improvisés parvenaient à me faire subir de tels sévices ! Traitée royalement comme je l’avais jusqu’alors été, il m’était impossible, en de telles circonstances, de ne pas me révolter. Je glapis donc, en substance :

-        Pourquoi me faites-vous subir tout cela ? Où allons-nous ? Qu’allez-vous faire de moi ? Et d’abord, qui êtes-vous ?

L’homme à l’accent oriental, qui réajustait élégamment sa capote, daigna à peine se retourner, pour me glisser sur un ton des plus posés :

-        Je me nomme Homây az Spasinou, et si mon nom t’est trop difficile à prononcer, appelle-moi simplement « maître », car tu m’appartiens à présent. J’ai été vistar-bara à la cour de Suse, compagnon du roi à Ctésiphon, et, en outre, Zanti des provinces arabes de l’empire du grand Arsace. Satisfaite ?

Voilà des renseignements qui m’étaient pour le moins de peu de secours. Et lorsque j’essayai de comprendre, le mercenaire grec consentit enfin à ouvrir la bouche pour se présenter, ce qui me perturba d’autant plus. Même s’il fut bien plus concis que son cadet.

-        Quant à moi, mon nom est Lugos. De Brindisi. A présent, tiens-toi tranquille, esclave. N’oblige pas mon maître à te faire goûter à sa discipline.

Au moins, savais-je à quoi m’en tenir.

 

           Sur les dalles de l’andrón et celles de l’entrée, ne se trouvait plus âme qui vive. Tous les esclaves étant aux champs, les lieux étaient affreusement déserts. Je fus d’autant plus alarmée de constater que, sans doute pour écourter les adieux déchirants, Arisbe s’était déjà retirée. De personnages connus, il ne me restait dans cette demeure que Patrocle et sa suite, qui venaient d’arriver. Voilà qui avait pour fâcheuse conséquence de me rappeler mon débarquement à Phasis. Toutefois, la situation était loin d’être la même. Rebuté à l’idée de traiter avec des pirates, le Carien avait affiché un mépris sans nom à l’égard de Levestros. Il semblait désormais se faire le plus petit possible devant mes nouveaux maîtres, comme s’il leur eut lui-même appartenu.

« Homây » et « Lugos » se dissimulèrent sous leurs capuches, se donnant un air d’autant plus sinistre, avant que le plus jeune, l’Oriental, qui décidément apparaissait comme le chef, ne s’adresse au marchand avec son habituel accent à couper au couteau :

-        Eh bien, mon ami, au plaisir de nous revoir. Le plus tard possible.

L’esclavagiste déglutit.

-        Comme tu as pu le constater, Perse, les biens vocaux sont toujours aussi bien traités, ici.

-        Certes. Grâce aux bons soins de la confrérie.

-        Ne me fais pas rire. J’ai toujours été attentionné avec mes esclaves, même avant que vous ne fassiez irruption dans ma vie. Toi-même, tu n’as jamais contesté leur utilité.

-        Je m’en doute, seulement, garde toujours à l’esprit que nous ne goûtons guère cette servilité… « extensive » que vous, les Grecs, avez pour coutume de mettre en œuvre.

-        Je suis les principes d’Aristote. Le fils doit être une copie du père. Et mon père était le plus grand marchand d’esclave de Délos. Mon esprit et mon corps ont été préparés à cette activité, et pour rien au monde, je ne l’abandonnerais. Si je n’étais pas là, combien d’esclaves souffriraient inutilement ?

L’encapuchonné « perse » soupira. Puis, il redressa les épaules, donna une franche accolade à Patrocle, et conclut :

-        Oui, je vois que tu en es sincèrement convaincu. Puisse Mithra te protéger.

-        Attends, avant de partir… Cette fille, Tanaïs… Elle pourrait s’avérer particulièrement retorse, cela se voit à son seul regard. Peut-être faudrait-il songer à seulement la ligoter ? 

Homây se détourna d’un air particulièrement nonchalant, comme pour signifier le peu de considération qu’il accordait à la dernière phrase, avant de répondre à son « ami » :

-        Mais les mains liées, comment pourrait-elle s’échapper ?

Et il laissa le marchand planté là, bouche bée, incapable de comprendre… Tout comme moi, en fait. Afin de me faire sortir de la propriété, Lugos, fermant la marche, dut constamment maintenir une main dans mon dos pour me forcer à avancer. Et, au moment où le portail fut passé, Patrocle, ayant visiblement repris ses esprits, couru nous rejoindre.

-        Attendez ! Cria-t-il à l’adresse de Lugos, dont le mentor ne semblait même pas prompt à détourner la tête du chemin terreux. Vous repartez déjà ? Vous êtes mes invités, restez donc un peu, rien ne presse !

-        Si, justement, lui répondit son compatriote hellénisé[14]. Nous avons une cible à abattre. Nous devons gagner la Cilicie au plus vite, en passant par les montagnes.

-        Les montagnes ? Mais l’automne est à nos portes !

-        Oui, le chemin va être long, regretta, semble-t-il, l’homme de Brindisi. Mais ce n’est malheureusement pas moi qui ai tracé notre itinéraire.

     Et, prenant, cette fois définitivement, congé du traiteur de chair humaine, notre trio descendit jusqu’à la ville. J’appréhendais ce qui allait suivre. Parler de « peur » eut été un bien grand mot. J’avais passé ma vie à être encadrée, je l’étais toujours, sans doute pour le pire, mais une fois de plus, il m’était encore impossible de saisir la précarité de la situation. Il allait falloir un événement déclencheur des plus bénins, pour que je saisisse enfin de quoi il retournât.

*

     Tout de suite après avoir quitté les domaines de Patrocle, nous gagnâmes la ville, et de là, le marché. Le marché frumentaire, s’entend, faisant un détour pour éviter celui aux esclaves – à mon grand soulagement, d’ailleurs. Je n’allais donc pas être revendue sur le champ… Homây semblait d’ailleurs avide de vider sa bourse plutôt que de la remplir.

     Razziant les différents étals incrustés dans les murs des boutiques, Celui-ci se chargea d’une énorme quantité de vivres, ce qui témoignait d’une longue route en perspective, et je fus confortée dans cette hypothèse lorsqu’il me confia une véritable panoplie de vêtements qui n’étaient pas du tout à mon goût. Ils me rappelaient beaucoup trop mon ancienne vie, propre à soulever en moi de grands de regrets ; il me fallait ainsi remplacer mes fines sandales par des bottes en fourrures de grossières factures, ma tunique légère par de grossières braies, sans oublier un encombrant manteau et un large capuchon comme le sien… En ma prison dorée, j’avais eu maintes fois l’occasion d’assister Arisbe dans ses choix d’habillement, et compte tenu de son rang, elle avait tendance à être des plus dépensières, surtout en matière de fars et de parfums. Par conséquent, me retrouver les mains pleines de ces vulgaires oripeaux puants me fit enfin comprendre la tragédie qui était en train de se jouer ; j’allais de nouveau être arrachée à mon foyer, à mes repères ! Mais cette fois-ci, j’étais prévenue, je ne me laisserais pas faire… 

En plus, le Perse effectua, tout le temps des achats, une tirade rébarbative :

-        Nous partons pour Sidé, c’est un port en Cilicie. Si tu ne sais pas où cela se trouve, tu consulteras une carte… Si jamais nous en trouvons une. Le voyage durera près de dix lunes. Nous traverserons de hautes montagnes sans mulets, sans chevaux. Les provisions, nous les porterons à dos d’homme… Si je puis dire, car tu auras ta part. Et comme tu es une esclave, tu seras priée faire tout ce que mon disciple et moi-même te demanderont. Tu te coucheras avant nous. Tu te réveilleras avant nous. Tu pourras te plaindre autant qu’il te plaira, Tu ne…

           J’en avais entendu assez. Excédée par la suffisance de cet Oriental hautain, et comme Lugos était occupé par l’achat d’une certaine quantité de biscuits pour notre équipée, je saisis l’opportunité, et, plantant là armes et bagages qui churent piteusement sur le sol, me mis à courir, telle une folle, droit vers le port. Pourquoi vers le port, lieu qui me rebutait entre tous ? Je pense pouvoir répondre à cette question en rappelant que nos phobies ne font pas le poids face à notre instinct de survie. Ma seule préoccupation était alors d’échapper à mes « détenteurs », et je filais sans avoir préalablement réfléchi au chemin à emprunter.

           Alors, bien évidemment, je n’allai pas loin. A peine parvins-je à quitter le marché, car, une fois les derniers auvents gagnés, une silhouette drapée, surgie de nulle part, me tomba quasiment dessus depuis les toits. S’étant redressée à seulement deux pas de moi, je fis, après une courte phase de tétanisation, rapidement volte-face, prête à courir dans l’autre sens, mais je me heurtai à un autre encapuchonné drapé de rouge, qui s’empressa de m’empoigner par les épaules.

J’étais reprise, mais comment avaient-ils fait ?

Homây, me maîtrisant aisément, leva un doigt aussi prétentieux que sentencieux avant de ressasser l’échec de ma tentative.

-        Il te reste donc beaucoup à apprendre, fit-il, dédaigneux. Tu es un être exceptionnel, Tanaïs, bien que tu l’ignore encore. Mais même le plus incroyable des dons ne vaut pas grand-chose sans entraînement…

-        C’est de la folie, maître, objecta Lugos. Même si elle dispose du Sens, elle est trop chétive, trop instable. Pour ne pas dire trop vieille… Et puis… C’est une vulgaire parthenos[15] ! Qu’y a-t’il à attendre d’une femme, sans expérience et barbare, qui plus est ?

-        Techniquement, je suis moi aussi un barbare, Lugos. Aussi, garde tes préjugés et ton souffle. Les premiers n’ont aucune valeur en notre confrérie, le second va t’être utile pour ce qui nous attend.

Me traînant par le bras, le Perse me ramena ainsi à la raison et au marché. Malmenée, ma nuque tordue me fit alors remarquer une particularité quant à la main de Homây : son majeur avait été sérieusement amputé.

           Afin d’avancer dans mon récit, qu’il me suffise de dire que par trois fois dans le restant de la journée, je tentais de rééditer une tentative d’évasion ; par trois fois, j’échouais lamentablement, comme si mes gardiens étaient en mesure d’apparaître ou de disparaître où et quand cela leur semblait bon.

           Lugos ne cessait de prétendre que tout ceci n’avait aucun fondement, que rejoindre la confrérie constituait un engagement et non une obligation. Mais Homây ne lui laissa même pas le loisir de s’exprimer. Dommage, me dis-je à cet instant.

 

           Et c’est donc sous la vigilance de ces deux quidams que je m’éloignai de Phasis dans la soirée, laissant derrière moi une ville froide et obscure qui avait été mon foyer. Nous partions pour les contrées méridionales, où se trouvaient les plus belles cités du monde grec… Et le fléau qu’avait eu à affronter mon père.

 

 


[1] De 98 jusqu’à 94-92 av.J.C.

[2] L’hiver, future période de mare clausum. Les vents violents et les tempêtes de la saison amenaient les navigateurs à hiverner dans les ports, sans tenter de voyages maritimes.

[3] Actuel sud de la Roumanie.

[4] La mer Noire, aussi dénommée Pont Euxin.

[5] Il s’agit des territoires connu par les géographes et où l’on parle grec.

[6] Déesse mère des Thraces. Elle est souvent associée à Héra dans le monde grec.

[7] Environ 95 av.J.C.

[8] Les rangs de rameurs. Les trières, comme leur nom l’indique, en comptent trois.

2 Les marines antiques ne peuvent généralement effectuer que du cabotage, de la navigation tout près des côtes.

[9] Equivalent de capitaine.

[10] Ville située au Sud du Caucase, en Colchide.

[11] Les archipiratats, véritables seigneuries proliférant dans les zones de non-droit, étaient extrêmement courants à l’époque, notamment en Cilicie. Des capitaines se plaçaient sous l’autorité d’un archipirate, mais l’on ignore comment les rapports fonctionnaient au sein de ces organisations… qui devaient être, d’après le peu qu’on en sait, de très loin supérieures à celle des pirates XVIIIème siècle, au point que Sextus Pompée, s’emparant de la Sicile après la mort de César en 44 av.J.C., sera lui-même traité par ses détracteurs d’« archipirate ».

[12] Cour intérieure

[13] Salle de réception

[14] Brindisi est une ville du Sud de l’Italie, située dans les actuelles Pouilles. Bien qu’elle fut intégrée au monde romain, elle est au départ une cité grecque.

[15] Jeune fille ou femme non mariée

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