Assassin's Creed Cilicia
« Ils attaquaient les villes non fortifiées, minaient ou renversaient les murailles des autres ou les prenaient par un siège en règle et les pillaient. Ils enlevaient les citoyens les plus riches pour les amener dans leur repaire et en tiraient rançon. Ils dédaignaient le nom de voleurs et appelaient « bénéfices » les prises de guerre. Ils faisaient enchaîner des artisans pour leur service et rassemblaient continuellement comme matériaux du bois de construction, du bronze et du fer. Excités par leurs gains et déterminés à ne pas changer encore leur mode de vie, ils se comparèrent à des rois, à des gouverneurs et à de grands chefs d'armées, et pensèrent que s'ils arrivaient tous ensemble dans un même endroit, ils seraient invincibles. Ils construisirent des navires et toutes sortes d'armes. Leur capitale se trouvait dans un endroit appelé les Rochers de Cilicie qu'ils avaient choisis comme base et campement communs. Ils avaient partout des fortins, des tours, des îles désertes et des mouillages. Ils choisirent comme lieu principal de rendez-vous la côte de Cilicie, là où elle était rocheuse, inhospitalière et surplombée de crêtes élevées, raison pour laquelle ils se firent tous appeler du nom commun de Ciliciens. Peut-être ce fléau débuta-t-il chez les hommes des Rochers de la Cilicie, mais il y avait aussi des Syriens, des Chypriotes, des Pamphyliens, des gens originaires du Pont et de presque toutes les nations orientales qui, à cause de la longueur de la guerre contre Mithridate, préférèrent faire le mal plutôt que de le souffrir, et à cette fin, choisirent la mer plutôt que la terre. »
Appien, Mithridatiques (http://remacle.org/bloodwolf/historiens/appien/mithridatique.htm)
PROLOGUE
Le petit rouquin écarte doucement les battants des tentures et y glisse un œil. Tout en prenant garde de ne se découvrir, il inspecte la pièce qui s’ouvre face à lui, avec autant d’empressement que d’avidité.
Toujours rien.
Il a peur. C’est du moins ce que doivent s’imaginer ses tribuns, tous à la file derrière lui. De fait, le petit rouquin transpire, il étouffe. Il soulève de temps à autre la visière de son casque pour s’éponger le front. Mais le petit rouquin n’est pas en proie à l’angoisse. Il sait que Vénus est à ses côtés, nous sommes dans un jour faste, que pourrait-il bien lui arriver ? Non, s’il tremble ainsi, c’est parce qu’il se liquéfie sous ce soleil de plomb.
Le monde dans lequel il évolue est rude, et le petit rouquin est faible ; sa peau laiteuse est vulnérable à toutes les maladies, ici, au fin fond de la Maurétanie[1]. Son anémie lui donne une allure presque spectrale, et il peine à soutenir tout le poids de son armure de bronze, qui pèse lourdement sur ses épaules et sa taille. Que l’attente se prolonge davantage, et il s’évanouira.
Le petit rouquin serre les dents. Il pense à tous ces superbes éphèbes qui ricanent dans son dos. Eux n’ont aucun mal à entretenir leurs corps, ils sont les parangons de l’esthétique masculine. Et tandis que lui, leur supérieur, pourtant, apparaît rachitique et miséreux. Non, il ne leur fera pas le plaisir de se ridiculiser, comme cela lui est déjà arrivé ! Mais il se sent si faible… Le petit rouquin atteint à peine sa trentième année : pourtant, il se sent déjà vieux. Son dos est voûté, ce climat exécrable pèse sur chacun de ses membres, il se sent dévoré de l’intérieur par une force divine. Un frisson lui parcourt l’échine ; et si les Déesses elles-mêmes étaient responsables de son état, par le biais de leurs Présents ? Non, c’est impossible ! Elles le soutiennent ! Vénus, Junon, Minerve ! Toutes sont à ses côtés !
Et « lui » qui n’arrive toujours pas ! Vite, focaliser son attention sur un autre point ! Ne pas douter de la sagesse des patronnes !
Il pense à ses aïeux. C’est que le petit rouquin n’est pas n’importe qui. Sa famille est l’une des plus éminentes du patriciat, et elle se rattache à celle de Scipion l’Africain. Et aujourd’hui, il va faire honneur à cet ancêtre. Sur les terres désolées de cette Afrique sauvage, où face aux Carthaginois s’était illustrée son ascendance, il va porter un coup fatal aux ennemis de Rome. Et combien sa faible constitution l’a desservi dans cette entreprise ! Des mois de campagnes, à mener les légions sous les ordres de ce misérable prolétaire qu’est le consul Marius, des mois de suffocation sous un soleil de plomb, et enfin il va pouvoir se saisir, lui, et personne d’autre, de celui que des armées entières s’échinent à poursuivre depuis une éternité ! Quelle gloire, tant méritée !
Mais là encore, le doute le ronge ; pour capturer ce triste barbare, ennemi de Rome, il a besoin d’un allié. En l’occurrence, le roi Bocchus de Maurétanie. Or, le petit rouquin est venu sur les terres, va user des troupes, et de la perfidie de ce dernier. Les maigres effectifs latins ne feraient pas le poids face à l’armée dont l’Africain dispose. Et ce sont bien les Romains qui, aujourd’hui, pourraient finir couverts de chaînes, si d’aventure le roi des Maures retournait une fois de plus sa veste.
Le petit rouquin oriente aussitôt son regard vers l’intéressé, qui lui, est loin d’être dissimulé. Ce Bocchus, cet sauvage infâme au teint cuivré, s’est au contraire arrogé une place de choix pour la confrontation qui s’annonce. Au beau milieu de la pièce, installé sur un pliant, le seul à être assis lorsque toute sa suite – et les élites romaines – patientent debout. Quelles pensées peuvent donc bien strier l’esprit du souverain africain ? Tandis que l’œil d’un vert profond du petit rouquin palpite, Bocchus ne laisse rien paraître. Il ne doit pourtant pas être fier de s’apprêter à trahir, ni de le faire dans ce fort miteux, perdu en plein désert du Sahara, bien loin de son palais et de ses villes !
Une main velue se pose calmement sur l’épaule du petit rouquin. Elle tente de le lui imposer l’apaisement. Celui-ci la rejette violemment. Il a déjà l’air d’un nain face à ses subordonnés, il paraît une fourmi face au plantigrade qui le suit partout, tel un fidèle molosse ! Il n’a que haine pour son garde du corps, Gaulois immense, cet ambacte aux muscles saillants et à la carrure de conquérant. Il ne le supporte que parce que sous ses cheveux blonds et son physique d’athlète, ce Galatiorix porte constamment un masque repoussant, qui lui donne des allures de sanglier. Il ignore pourquoi. Le petit rouquin aime à penser que cet autre barbare en use pour masquer sa laideur. Tout comme il aime à penser que si lui considère le soleil de Maurétanie comme une torture, alors le Gaulois doit être sur le point de mourir liquéfié !
Mais le questeur[2] qu’est le petit rouquin, et qui se dissimule à présent tel un enfant, n’a guère l’occasion d’imaginer quelles violences agitent le corps de Galatiorix. Une nouvelle bouffée de chaleur manque de le faire tituber. Les pierres du fort, venues tout droit des froides montagnes de l’Atlas, et qui retenaient jusqu’alors un minimum de fraîcheur, sont rendues inutiles car la porte menant à la tribune royale a été entrouverte ; pourtant, c’est comme un soulagement pour le petit rouquin.
Il entre ! Il est là ! Le roi des Numides[3] est là ! Il a bien changé depuis son dernier séjour à Rome, mais c’est bien lui ! Toujours le même regard, toujours la même démarche, et toujours la même manière de s’emmitoufler dans son péplos grec ! Une barbe hirsute jaunie par le désert, des cernes marquant sur son visage l’empreinte de ses défaites, mais au fond, de Jugurtha, c’est toujours la même majesté qui se dégage ! Tant mieux ! Tout Rome accourra pour assister à son exécution ! Dire que cet homme fatigué a su tenir tête aux légions romaines pendant près de dix ans[4] !
Mais c’est fini, à présent. Le roi des Numides est tombé droit dans le piège du petit rouquin. Il s’avance jusqu’à celui qu’il croit son ami. Il est flanqué lui aussi de sa suite, pleine de ces prétentieux néarques africains encore à moitié sauvages, eux-mêmes flanqués d’un original encapuchonné que le petit rouquin se trouve incapable d’identifier.
Le cœur battant, il referme les tentures en même temps que la porte se retrouve verrouillée par les soldats de Bocchus. Les militaires romains ainsi que leur camarade gaulois, désormais recroquevillés sous les alcôves des murs, dissimulés aux yeux de tous, sauront dans un instant s’ils vivront en triomphateurs ou en esclaves.
Jugurtha prononce quelques paroles en punique, ou en dialecte maure. Le petit rouquin ne connaît pas sa langue, il s’en moque, il se dit que ce pauvre idiot doit s’étonner que son partenaire de toujours l’accueille en armure de guerre et avec des dizaines de gardes à ses côtés.
Alors, instant d’extase pour le petit rouquin, qui sait désormais avoir remporté l’ultime phase de la guerre en Afrique, Bocchus donne l’ordre tant attendu, en grec :
« Prenez-le ! Tuez tous les autres ! »
Les compagnons de Jugurtha sont aussitôt massacrés. Le petit rouquin ne voit rien, mais il manque de se répandre en spasmes tout en écoutant les cris de rage, de stupeur et de douleur. Un bruit d’infâme charcuterie, un sifflement sanguinolent se diffuse dans toute la pièce. Cette fois, en effet, le petit rouquin a peur. Il a peur que dans leur zèle, les Maures, individus bestiaux s’il en est, ne fassent pas la différence entre Jugurtha et ses serviteurs.
Lorsqu’enfin les râles s’étouffent, lorsqu’enfin la fureur s’apaise, le questeur daigne se présenter. Les mains tremblantes, il écarte fort largement les tentures pour apparaître en pleine lumière, lui, ses licteurs, son état-major et Galatiorix.
Nous y sommes, le petit rouquin peut se permettre de respirer. Tous les convives ont été exterminés, sauf leur roi, qui, sommairement couvert de chaînes, a été jeté aux pieds de Bocchus, qui, lui, n’a pas bougé de sa tribune.
Deux soldats maures, équipés de pied en cap selon la mode punique, se jettent aussitôt aux pieds du questeur et lui remettent solennellement une besace trouvée au milieu des cadavres. Le Romain s’empresse alors, non sans une grande fébrilité, d’en défaire le lacet et d’en vérifier son contenu.
La belle journée ! Ils sont là ! Les Présents d’Orphée[5] sont là ! Vénus ne lui avait donc pas menti ! Voilà des années qu’il pourchassait ces trésors, ces reliques inestimables ! Les voici enfin, entre ses mains ! Le petit rouquin peut à présent tout entier se tourner vers Jugurtha, prostré et humilié. Cet attardé aurait mille fois mieux fait de se servir de ces reliques, plutôt que de s’en faire l’honnête chien de garde.
Or, tout en cheminant vers le grand ennemi de la République, le petit rouquin hausse le sourcil. Le roi des Maures le remarque. Sur le champ, il ordonne à ses gardes de faire pivoter la masse atterrée du Numide vers le Romain. Celui-ci est alors pleinement satisfait ; tous savent à présent qui est le vainqueur du jour.
- Toi ! Peste Jugurtha en notifiant sa présence. J’aurais dû m’en douter ! Que crois-tu que t’apportera cette perfidie ? C’est le proconsul Marius qui récoltera toute la gloire !
L’interpellé ne peut trouver ses mots. Ses tempes lui font mal, et il est un homme de raison et de planification. Il a toujours été incapable de la moindre figure de rhétorique, pour peu qu’elle dût être improvisée.
Le temps qu’il porte les mains à son outre, et engloutisse une longue gorgée de vin, de ce vin râpeux et doux-amer d’Afrique, Galatiorix fait patienter le roi Numide en lui faisant sauter quatre dents d’une simple claque, pour châtier son impertinence.
Le parfum de l’alcool a le double avantage d’enivrer le questeur tout autant que de le rafraîchir. Le voilà désormais sûr de lui-même, totalement ancré dans ce monde sensible qui si souvent lui échappe ; il peut laisser libre cours à cette inspiration dépourvue d’ambages qui à présent le guide et le maîtrise.
- Pourquoi me parles-tu de ma propre personne ? Interroge-t-il Jugurtha. De ce proconsul plébéien qui jamais ne pourra compléter son cursus honorum ? Aujourd’hui, la gloire est destinée toute entière au Sénat et au Peuple de Rome. Et ceux-ci auront le plaisir de te voir exhibé, nu et entravé, avant que tu ne subisses le destin de tous tes amis, là, par terre…
- Pas de tous, non.
…
Une ombre s’écroule sur deux des tribuns qui suivaient le petit rouquin. Celui-ci reçoit alors un jet de sang en pleine figure. A défaut d’être serein, au moins est-il réactif. Il recule brutalement, évitant le bras de ce belligérant imprévu. Galatiorix s’interpose, et parvient à parer les attaques de l’individu, qui vient de priver Rome d’une paire de ses plus éminentes élites.
Mais qui est-il ? Le questeur tourne la tête vers les corps sanguinolents qui constituaient il y a peu le confiant entourage de Jugurtha. Tous gisent misérablement, mais, parmi eux, se dénombrent certains des soldats de Bocchus, proprement égorgés malgré la soudaineté de l’assaut !
Et l’encapuchonné ! L’encapuchonné qui ne se trouve pas parmi cette noblesse défunte !
C’est lui ! C’est lui qui combat le Gaulois, son ample houppelande grise volant à chacun de ses mouvements, fluides et nerveux ; jamais le petit rouquin n’avait vu quiconque batailler ainsi. Le Numide bondit, virevolte, tranche, pique, coupe, ne laissant guère le temps à son adversaire de trouver son rythme, ou de pouvoir saisir une ouverture.
Un Maure tente d’assaillir ce mystérieux guerrier par l’arrière. Sa seule récompense se matérialise sous la forme d’un coup d’épée dans le ventre. L’arme de l’ennemi, sombre et aux reflets d’ébène, lui convient parfaitement : elle est tout comme lui, inconnue et terriblement létale.
Cependant, Galatiorix ne doit pas être confondu avec un misérable prolétaire africain. Aguerri par des années de lutte, il contre chaque attaque de son adversaire. Et, tandis que de coutume, il combat avec sérieux et concentration, il semble s’être changé en chien enragé, opposant à la lame noire sa grande spatha propre à réduire l’ennemi en miette.
Les soldats de Bocchus se reprennent. Bientôt, le tueur de tribuns sera cerné. Et l’affaire réglée.
- Jugurtha ! Hurle alors celui-ci alors à son roi.
Aussitôt, le barbu hirsute révèle toute la force animant sa vieille dynastie, en s’extirpant de ses chaînes, et en se jetant sur le petit rouquin… Ou plutôt sur la besace pleine de Présents d’Orphée, qu’il serre précieusement contre sa poitrine.
Lorsque le questeur ressent la force des mains cuivrées tentant de lui arracher son précieux butin, il ne peut s’empêcher de hurler d’une voix stridente :
- Non ! Tu ne les auras pas ! Ils appartiennent à la République ! A la République !
Le Romain s’agrippe à sa prise. Et à force de tirer sur son lacet, le sac se déchire. Une série d’insignifiants petits cubes se répandent à ses pieds, échappant au Numide, assurant ainsi la victoire des Romains. Mais un pendentif, non moins minuscule, est retenu par Jugurtha, qui, avant d’être maîtrisé une bonne fois pour toute, trouve la force de le projeter entre les mains de son vil complice.
- Homây ! Attrape-le !
Tout en évitant les coups redoublés de Galatiorix, l’encapuchonné rengaine et réceptionne le colifichet. Un soldat maure s’agrippe à sa houppelande et la lui arrache. Et le petit rouquin comprend alors que l’adversaire contre lequel son serviteur lutte est loin d’être une menace insignifiante.
Ce n’est pas un Numide. Ce n’est même pas un Maure, ni un Carthaginois. Certes, sa peau est mat, mais pas autant que celle des Africains. Il porte un fin collier de barbe, et sous sa cape, il arbore un magnifique manteau rouge aux lointains motifs levantins, loin du style ascétique qui caractérise les guerriers locaux.
- Arrêtez ce barbare oriental ! Rugit le petit rouquin, la pupille injectée.
- Je m’attarderais avec plaisir, ose le provoquer en retour l’intéressé avec un fort accent syriaque, mais je me vois malheureusement contraint de vous quitter. Comme le dit mon peuple ; il faut savoir accepter d’être invité, mais aussi quand s’effacer.
Une flammèche excite l’œil des Romains et des Maures ; frottant une petite bourse d’herbes contre sa tunique, l’impertinent a provoqué leur embrasement. Un nuage dense et compact s’échappe aussitôt de cet étrange bouquet… Que l’homme en rouge s’empresse de jeter au milieu de l’assemblée.
Tous les sens du petit rouquin se retrouvent aussitôt embrumés. Il doit en être de même pour ses condisciples, car tous semblent battre l’air de leurs lames, ne fendant que l’épais brouillard qui les perturbe et les fait s’entre-tuer.
- Un mage ! C’est un mage ! Glapit l’un des tribuns.
Bocchus réagit plus rapidement que sa soldatesque.
- Il s’enfuit par les greniers ! Rattrapez-le !
Tant bien que mal, les soldats maures retrouvent leurs repères et empruntent les échelons menant aux étages supérieurs du logis fortifié. L’Oriental doit pourtant déjà se trouver sur le chemin de ronde, car de la cour, provient la rumeur d’une féroce bataille.
Le nuage se dissipe peu à peu. Tous s’activent, font sonner l’alerte, ordonnent de faire fermer les portes… Tous sauf le questeur, qui, à quatre pattes, récupère nerveusement chacun des Présents d’Orphée ayant lamentablement chu sur le sol.
Ce n’est que lorsqu’il s’est assuré leur possession qu’il consent à relever la tête. Galatiorix l’entraîne aussitôt, plus de force que de gré, dans la cour du fort, soumise à l’écrasante chaleur du mois d’Iunius. Le petit rouquin suffoque dès que ses caligae écarlates touchent le sable brûlant. Une vague silhouette danse sur les remparts du fort. Elle égorge quiconque se trouve son passage. Puis, elle escalade sans difficulté une tour de guet, afin d’éviter les pieux acérés plantés par les hommes de Bocchus. Et une fois parvenu à son sommet, tandis que les flèches strient l’air sur ses flancs, elle saute. Sans hésiter. Du côté du désert, bien entendu. Pour le questeur, il ne fait tout d’abord aucun doute que ce mystérieux adversaire vient de se tuer. Personne ne pourrait survivre à une telle chute. Ni se déplacer en plein Sahara sans monture.
Des sabots semblent pourtant frapper le sol. La vue du petit rouquin est mauvaise, mais son ouïe est très fine. Et sur le chemin de ronde, les Maures continuent à s’activer, à décocher en direction de l’immense étendue sableuse.
Le militaire romain comme son auxiliaire gaulois savent déjà qu’il est trop tard. Les dieux savent comment, cet être d’excellence a pu se procurer un cheval aux pieds des remparts, et il galope désormais en direction de l’Atlas, bastion inexpugnable de la résistance à Rome.
Le roi des Maures, qui jusqu’alors vociférait ordres et menaces à son armée d’automates, revient vers le questeur lorsqu’il comprend que l’ennemi s’est enfui. Il se retrouve presque à genoux devant le petit rouquin, dont la seule préoccupation est désormais de remplacer son casque par un large chapeau de paille, pour se protéger – enfin – un peu mieux du soleil.
- Je suis désolé, mon ami, se lamente Bocchus, le glaive planté à même le sol. Ce tueur nous a échappé. Souhaites-tu voir mes cavaliers lancés à ses trousses ?
- Non… articule doucement le petit rouquin.
- Maître, objecte alors Galatiorix, si je puis me permettre, ce sicaire…
- Silence, brute ! Le repousse le questeur. Que l’on m’amène le prisonnier !
Jugurtha est à nouveau précipité aux pieds du Romain. Cette fois, il a été plus proprement entravé, et sa joue enflée par les coups reçus en ont fait une loque inoffensive.
- Qui était cet homme ? Lui somme de répondre le petit rouquin.
- L’épée de Damoclès… Ricane le Numide dans un sourire jaune.
- Imbécile ! Il n’ira pas loin, dans ce désert ! Tu as eu grand tort de t’opposer à la décision du Sénat, il y a dix ans de cela.
Mais voici que le questeur est de nouveau interrompu ; moins violemment que précédemment, mais il n’en n’est pas moins coupé dans son élan triomphant. Un cavalier gétule portant l’uniforme des auxiliaires romains vient en effet de pénétrer dans le fort. Il descend de cheval avec célérité, avant de se précipiter vers le petit rouquin.
- Questeur Sylla !
Et, saluant militairement son supérieur, l’Africain demande :
- Es-tu le questeur Lucius Cornelius Sylla ?
- Evidemment ! S’offense l’officier en se raidissant davantage.
- Le proconsul t’envoie cette missive. Il souhaite savoir comment s’est déroulée… L’entrevue.
Un morceau de papyrus passe alors de la main noire à la main blême. Le petit rouquin déroule négligemment le message, et feint de le lire. Il ne lui est même pas nécessaire d’y poser les yeux pour savoir de quoi il retourne. Ce Marius, cet homme du peuple, n’a pas perdu de temps ! Le voilà qui souhaite à présent s’arroger sa victoire.
Cette ultime provocation donne à Sylla la volonté qui lui manquait pour tenir, pour survivre. Peu importe le soleil, sa faiblesse, les Présents d’Orphée. La prophétie s’accomplira ! Il sauvera la République !
Alors, se retournant vers Jugurtha, il murmure :
- Pour toi, minable tyran, c’est la fin. Mais pour moi, ce n’est que le début… Rassures-toi, tu auras encore l’occasion de voir la lumière du jour… Il est long, le chemin qui mène de ton pays de sauvages au Tullianum…
- Tues-moi sur place plutôt que de m’offrir en spectacle aux tiens ! S’obstine le Numide.
- Oh, non… Car bien malgré toi, tu es un symbole, Jugurtha. Le symbole que désormais, la République a su dominer cette honteuse forme de gouvernement qu’est la monarchie… Désormais, plus aucun roi ne pourra s’opposer à Rome.
Le petit rouquin se fait ici très pragmatique. En prononçant ces mots, il est bien conscient de s’adresser davantage à Bocchus qu’à Jugurtha. Aussi ne prête-t-il aucune attention à la seule parole sage de cette journée caniculaire. Et c’est Galatiorix, ce sombre butor, qui la prononce :
- Non… Il y en a toujours un…
[1] Actuel Maroc.
[2] Premier échelon de la « Carrière des honneurs » (Cursus honorum) des magistratures romaines. Un questeur, élu pour un an, a pour charge d’assister le consul ou le proconsul (c’est-à-dire en l’occurrence le « gouverneur »), lui apportant le plus souvent un conseil financier.
[3] La Numidie recouvrait l’est de l’actuelle Algérie.
[4] De 115 à 105 av.J.C.
[5] Il s’agit bien entendu de Fragments d’Eden. Mais c’est la tradition catholique qui leur a conféré une telle dénomination. Qui était inimaginable sous l’Antiquité.