Comme si c’était la première fois
EKKO
— T’es sûr de ce que t’avances ?
Je relève la tête vers Sevika, le visage fermé.
— C’est ce qui se dit à la surface.
Je souffle en baissant les yeux, essayant de rassembler mes pensées. Autour de moi, les éclats de rire des enfants s’harmonisent avec ceux de Jinx. Par réflexe, je cherche du regard la furie bleue et l’aperçois au pied de l’arbre, entourée des gamins. Elle leur tire la langue, répond à leurs provocations, saute en cadence avec les filles. Comme si tout ça était normal. Comme si elle n’avait jamais été autre chose qu’une gosse parmi les autres.
Un soupir m’échappe et je reporte mon attention sur la table, au centre de l’abri de Diego.
— Crois-moi, je ne livrerai jamais Jinx. Même si ça pouvait apporter la paix entre Zaun et Piltover.
Sevika marque un temps d’arrêt, et reprend :
— Mais ce qui se joue actuellement, c’est au-delà de ça.
J’acquiesce, sceptique, et fixe Sevika en réfléchissant. Décidément, elle fait la conversation toute seule.
— Tu penses qu’elle sera prête quand ?
Je hausse les épaules.
Prête.
Comme si elle était une arme qu’on attend de pouvoir dégainer.
Un ricanement amer m’échappe. Toute sa vie, on ne l’a vue que comme un outil de destruction. Mais là, devant moi, elle est juste… une gosse. L’enfance que Silco lui a volée, elle la rattrape maintenant.
— Ekko ?
Mmh ?
Je relève la tête, croise le regard interrogateur de Sevika. Merde. J’ai décroché.
Je passe une main dans mes cheveux, chasse mes pensées et soupire :
— Laisse-nous encore quelques jours. Je vais voir comment elle se sent, et ensuite on avisera pour la suite.
Sevika hoche la tête. Diego intervient, affirmant qu’elle peut rester ici tant que nécessaire. Ça me rassure. On a besoin de Sevika pour garder l’équilibre de ce havre.
Et moi, j’ai encore besoin de temps.
Je sors de la hutte, laissant mes yeux s’habituer à la lumière tamisée par l’arbre. Il fait beau… C’est rare de pouvoir le remarquer sous terre, et je me surprends à apprécier la clarté qui filtre à travers les feuillages. Cet endroit est un miracle.
« EKKO ! ATTRAPE ! »
J’entends à peine l’alerte avant de voir la balle fuser vers moi. Mes réflexes font le reste. Je l’attrape sans difficulté, même si le rire de Jinx me déconcentre un instant. Elle s’avance vers moi, plus assurée qu’hier, son équilibre retrouvé. Je lui rends la balle, qu’elle relance aussitôt aux enfants avant de marcher à mes côtés, légèrement à l’écart.
Son visage porte encore les marques des derniers jours, mais la douleur semble s’estomper. Je tends machinalement la main, repoussant une mèche rebelle derrière son oreille. Un geste naturel, presque instinctif. Elle ne bronche pas. Elle ne s’en étonne même plus.
Un instant, elle me regarde avec ce sourire candide qui me rappelle une époque révolue. Puis, doucement, elle tend la main.
Ma chaînette.
Je baisse les yeux, surpris. Elle la tient entre ses doigts avec une moue coupable, l’air de dire « désolée, j’ai déconné ». Je reste figé une seconde, mon cœur battant un peu plus fort que je ne l’aurais cru. Finalement, j’esquisse une fausse moue de reproche avant de lui arracher un sourire en coin.
Je la récupère et rattache l’embout à la capsule, avec un soin particulier.
— Plus de coups bas ?
Jinx fait mine de réfléchir, balance la tête d’un côté, puis de l’autre, son espièglerie éclatante dans ses prunelles fatiguées.
Finalement, elle secoue doucement la tête. Non.
Je laisse échapper un rire léger, soulagé malgré moi.
« On rentre bientôt ? »
Je cligne des yeux, pris de court. Elle n’est pas dupe, elle sait que quelque chose se trame. Elle a l’opportunité de penser à elle, de se rétablir, mais son esprit dérive déjà vers ce qu’on attend d’elle. Toute sa vie, elle n’a fait qu’obéir aux choix des autres. Vi. Vander. Silco. Elle n’a jamais eu le luxe de s’interroger sur ce qu’elle voulait vraiment.
— Je dois finir un dernier truc ici avant.
Ma voix est calme, posée. J’attends une réaction, mais elle se contente d’acquiescer, le regard perdu entre les branches.
— Cet endroit va me manquer.
Un frisson me parcourt l’échine.
Tu auras l’occasion de revenir, Jinx. Je te le promets. Tu es ici chez toi.
Les mots me brûlent la langue, mais je les ravale. Ils sonneraient creux. Alors je fais ce qui me semble le plus juste : je glisse doucement ma main dans la sienne. Son sourire renaît aussitôt, mais c’est celui qu’elle affiche toujours lorsqu’elle masque ses émotions. Cette expression figée qui laisse à penser qu’elle pourrait éclater de rire ou d’un sanglot au moindre faux pas.
— Jinx, tu viens jouer à la poupée avec moi ?
Rune l’observe de ses grands yeux bruns, et après un court silence, Jinx hoche la tête avec un sourire plus sincère. Je la regarde s’éloigner, une pointe d’inquiétude au fond du ventre. Rune ne craint rien, je le sais. Mais Jinx… J’ai peur pour ce qu’elle ressent, pour ce que ce jeu pourrait réveiller en elle.
— Son autre gamine n’était pas comme ça.
Je sursaute presque. Sevika s’est approchée sans un bruit, les bras croisés, le regard fixé sur Jinx. Son ton est neutre, mais il y a une gravité dans sa voix. Instinctivement, je me décale légèrement, me fermant un peu.
— Tu l’as connue ?
— Peu. Elle aurait tué pour Jinx. Elle avait la même rage qu’elle. Il n’y avait pas de place pour les poupées dans leur monde.
Je baisse les yeux, comprenant un peu mieux le lien qui les unissait. Ce n’était pas juste une amie. C’était une alliée, une moitié qui complétait Jinx. Elle la comprenait sans doute mieux que quiconque. Et même dans son silence, Jinx devait parler pour deux, sans jamais trahir les pensées d’Isha.
Sevika ne dit plus rien pendant un moment, puis, sans me regarder, elle lâche simplement :
— Prends soin d’elle.
Je tourne la tête vers elle, surpris, mais j’acquiesce. Elle a compris que c’était mon rôle maintenant, et que je le ferai avec la même détermination qu’Isha.
Elle s’éloigne vers les autres habitants, me laissant seul face à mes pensées. J’observe Jinx, de nouveau entourée d’enfants, et je ne peux m’empêcher de sourire en l’entendant répliquer à leurs provocations.
Je laisse échapper un petit rire et me détourne. Il est temps d’agrandir la fresque.
***
« Ne triche pas ! »
Je pose mes mains sur ses yeux et la guide doucement à travers la clairière. La nuit enveloppe l’endroit, mais les lampes suspendues diffusent une lueur tamisée, rendant l’atmosphère presque irréelle. Jinx avance à petits pas hésitants, ses bras tendus devant elle en guise de précaution. Elle glousse, et les enfants rient en la voyant faire, pris dans son énergie contagieuse. Même moi, j’ai du mal à garder mon sérieux.
On s’arrête enfin.
Je retire mes mains et attends, silencieux, le moment où elle découvrira la fresque. Jinx entrouvre les lèvres, son regard balayant la peinture murale, gravant chaque détail dans sa mémoire. Son souffle se coupe, et elle porte une main à sa bouche, comme pour retenir l’émotion qui monte. Puis un sanglot lui échappe, accompagné d’un sourire tremblant.
Tout en haut, dominant le reste des figures illuminées par des touches de lumière, se tient Isha. Majestueuse, éclatante, comme si elle veillait encore sur nous.
Les enfants s’agitent autour de nous, chuchotant des questions, s’interrogeant à mi-voix. A-t-elle aimé la surprise ? Pourquoi pleure-t-elle ? Je n’ai pas le temps de répondre qu’elle me saute au cou, son corps secoué de sanglots.
« Merci… » murmure-t-elle, la voix brisée.
Je ferme les yeux, un sourire apaisé sur les lèvres, et caresse doucement ses cheveux.
— C’est qui la fille, Jinx ? demande une petite voix curieuse.
Elle ne répond pas, trop absorbée par son chagrin silencieux. Alors, je parle à sa place, avec douceur.
— Une héroïne.
Jinx hoche doucement la tête contre mon épaule.
— Elle est morte ?
— Comme tous ceux qui sont peints ici, Kijo.
Je fais en sorte que mes mots restent neutres, mais je sens Jinx se raidir imperceptiblement contre moi.
— Mais toi t’es vivant, et pourtant t’es sur le mur, fait remarquer un autre enfant.
Jinx redresse la tête et scrute la fresque avec plus d’attention. Elle n’avait pas remarqué ma propre silhouette parmi les visages immortalisés. Un pli se forme sur son front, traduisant son incompréhension.
Je souris et plaisante :
— Tu connais Diego, si je disparais plus de deux jours, il me considère mort. Cadavre ou non.
Les enfants éclatent de rire. Tous, sauf Jinx.
Elle me fixe, son regard accroché au mien avec une intensité qui me trouble. Un instant, je me demande à quoi elle pense. Puis, sans un mot, elle détourne les yeux vers la fresque, plus sérieuse qu’avant. Quelque chose a changé en elle, je le sens.
— Allez, il est l’heure de dormir ! Vous avez tenu à montrer la surprise à Jinx, c’est fait, maintenant au lit !
Les protestations fusent, mais un marché est un marché. À contre-cœur, les enfants obéissent, mais pas sans offrir à Jinx une étreinte chacun, comme un rituel. Elle ne bouge pas, le regard toujours rivé sur le mur peint, absorbée par la silhouette lumineuse d’Isha.
— Ça va ?
Elle sursaute légèrement et cligne des yeux, comme si elle revenait d’un songe. Puis, son sourire se dessine, ce sourire inégalable qui a toujours su masquer le chaos sous-jacent. « Merci », murmure-t-elle.
Je lui rends son sourire, soulagé. Et pourtant… Une sensation étrange me traverse. Je prends enfin conscience du chemin parcouru, de tout ce qui a changé en si peu de temps. Elle est là, vivante. Différente, mais vivante. Il suffisait qu’elle ne soit plus seule. Qu’elle soit libre de faire ses propres choix.
Ses propres choix…
L’idée me frappe brutalement. Son choix, c’était de partir. De disparaître. Et moi ? Moi, je l’en ai empêchée.
Une amertume glaciale monte en moi. Je croyais faire ce qu’il fallait, mais au fond, suis-je vraiment différent des autres ? J’ai décidé pour elle, comme Vi, comme Silco, comme tous ceux qui ont voulu la façonner à leur image. Je la regarde, soudain mal à l’aise, et la question m’échappe avant même que je puisse la retenir :
« Tu regrettes ? »
Elle me fixe, puis, doucement, secoue la tête.
Je souffle, soulagé malgré moi.
Tant mieux.