Comme si c’était la première fois
JINX
« J’ai fini ! »
Je saute de la plateforme et atterris souplement à côté d’Ekko, qui donne un dernier coup de marteau sur le gouvernail. Sans attendre, je plaque un t-shirt contre son torse, un sourire satisfait accroché aux lèvres.
— Essaie-le !
Il esquisse un sourire amusé et ne se fait pas prier. Je trépigne en le voyant enfiler le haut—il lui va parfaitement. Il rit devant mon enthousiasme et s’avance vers un miroir pour s’observer.
— T’es au courant que c’est moi qui vais faire les tiens ?
Je roule des yeux, une moue sur les lèvres. Tant mieux, au moins les gens arrêteront de critiquer mon pantalon. Son sourire s’agrandit avant qu’il ne saisisse un pinceau couvert de peinture rose.
— Ça manque de Jinx.
Mon regard s’illumine alors que je lui arrache le pinceau des mains. Je trace une grosse croix sur son cœur, un air espiègle au visage.
— Comme ça, j’aurai toujours une place ici.
Son sourire s’adoucit et il hoche la tête.
— Toujours.
Je reporte mon attention sur le gouvernail et me précipite vers la plateforme centrale, vite rejointe par Ekko.
— Tu penses que ça tiendra ?
— Ouais. Tant qu’on fait pas n’importe quoi.
Je ris. « Tu me connais. »
Il lève les yeux au ciel dans un geste de désespoir exagéré. « Justement. »
Je le bouscule du coude et reprends ma peinture sur les pales de notre machine. Ça va être énorme. Accrochée à mon harnais, la tête en bas, je laisse mon pinceau glisser sur l’acier, traçant des volutes roses et blanches qui se mêlent en un nuage onirique. La musique tourne en boucle dans l’atelier, mais maintenant, elle ne fait plus partie du chaos. Elle nous accompagne. Je fredonne des paroles qui n’existent que dans mon esprit, bercée par le rythme des percussions.
— Tu viens manger ?
Je sursaute, arrachée à ma transe. Outch… Depuis combien de temps je suis là, suspendue tête en bas ? Je me redresse en grognant et trouve Ekko déjà installé, sandwiches posés sur l’établi, juste en face d’Isha. J’attrape le mien et le lève vers elle dans un salut muet avant de croquer dedans. Le dernier avant un bon bout de temps…
Mon regard glisse vers notre œuvre et un frisson d’excitation me parcourt l’échine. On a réussi.
Je jette un coup d’œil complice à Ekko, qui me sourit.
— Je dois voir avec Sevika, mais ce sera sans doute pour demain.
Demain.
Je hoche la tête. L’adrénaline monte en flèche. Tout va se jouer dans quelques heures. Mais cette fois, je ne suis pas seule. J’ai des alliés. J’ai Ekko.
— Viens là.
Je m’approche et il me tend mon nouveau haut, celui qu’il a fabriqué pour moi. Mes doigts tremblent légèrement en le prenant, et je l’enfile avec empressement. La capuche en forme de requin retombe sur mon front alors que je me mords la lèvre.
Je prends conscience que tout peut s’arrêter.
Pourquoi est-ce que je ressens ça ?
Ekko le remarque. Il pose une main sur la mienne, son regard ancré dans le mien.
— Tu as le droit d’avoir peur.
Peur.
Je relève les yeux vers lui, troublée. J’ai jamais eu peur. Pas comme ça. Alors pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi maintenant ?
Mon cœur s’emballe.
Il se redresse et, sans prévenir, me serre contre lui.
— Je t’interdis de mourir, tu m’entends ?
Je hoche la tête, difficilement. Comme si je prenais enfin la mesure de ses mots.
Ma voix est plus rauque que je ne l’aurais voulu quand je murmure :
— Si jamais j’échoue… Peins-moi à côté d’Isha.
Son étreinte se resserre, et malgré moi, mes larmes roulent sur mes joues.
— Je te le promets.
Je ferme les yeux un instant, puis, dans un élan presque nostalgique, je murmure :
« Tu veux danser ? »
Un sourire rassurant étire ses lèvres, comme pour me dire que tout ira bien.
Il a peur lui aussi.
Mais au moins, on est ensemble.
Il me tire doucement vers le centre de la pièce et me fait tournoyer, un éclat de rire m’échappant malgré moi. Tout le reste s’efface. Il n’y a plus que lui et moi, nos pas qui s’accordent instinctivement, la musique qui vibre à travers nos corps. Chaque mouvement me libère, comme si, pour la première fois, j’existais en dehors du chaos. Comme si, à cet instant précis, j’étais simplement… moi.
Je ne sais pas combien de temps on danse. Peut-être une éternité. Peut-être une seconde. Mais quand on s’arrête enfin, son cœur cogne sous mes doigts, et je réalise que le mien bat à l’unisson. Je relève la tête vers lui, troublée, perdue entre ce que je ressens et ce que je devrais ressentir. Un silence s’installe, chargé de quelque chose que je n’arrive pas à nommer. Il s’approche. Juste un peu.
Mon souffle se coupe.
Je le vois hésiter, et pourtant, il continue, comme poussé par une force invisible. Mon ventre se tord d’une chaleur étrange, presque trop intense, trop réelle. Alors, dans un murmure, comme une prière, je balbutie :
— Est-ce qu’on peut faire comme si c’était la première fois ?
Il cligne des yeux, surpris. Je vois l’incompréhension danser sur son visage, mais elle s’efface lorsqu’il glisse une main le long de ma joue, traçant une ligne brûlante jusqu’à ma nuque.
Je ferme les yeux.
Son souffle caresse ma peau, un frisson me parcourt l’échine, et puis… ses lèvres rencontrent les miennes. D’abord timidement, comme une promesse soufflée du bout des lèvres, puis avec cette douceur brute qui me fait chavirer. Mon cœur s’emballe, suivant le rythme du sien, et je me perds dans cette étreinte, dans cette sensation qu’aucune bataille, aucun lendemain incertain, ne pourra jamais nous arracher.
***
« Tu viens ? »
Je fixe mes doigts qui se tordent entre eux, incapable de faire le moindre mouvement. L’angoisse grandit, s’accroche à moi comme une ombre. Je ne bouge pas.
Ekko hésite, puis grimpe jusqu’à moi, inquiet. « Ça va ? »
Je secoue la tête. Non. Rien ne va. Tout ça me dépasse. J’ai passé la nuit à tout préparer : grenades, munitions, rééquilibrage des armes. Tout est prêt. Et pourtant, j’ai peur. Pas de la mort, non… Mais de la vie que je suis en train de risquer. La vie est belle, la vie est importante. Je l’ai compris ici. Mais comment lui dire ça ? Comment lui avouer que je ne veux plus de cette guerre, que je voudrais juste… rester ?
Il observe mon silence, impuissant. Alors, sans un mot, il approche un pinceau trempé de rose et trace une croix sur ma poitrine à travers les vêtements, juste au-dessus de mon cœur.
— Comme ça, j’aurai toujours une place ici.
Je relève les yeux vers lui, la gorge nouée. Il sourit doucement et caresse ma lèvre tremblante du bout du pouce. Mon cœur cogne. Je baisse la tête alors qu’il continue, délaissant ma peau pour mon bras, dessinant un sablier avec une précision presque religieuse.
Je ne peux m’empêcher de sourire.
— Ça manquait d’Ekko…
Il rit en secouant la tête, mais ne s’arrête pas. Il laisse sa marque un peu partout sur moi, des étoiles, des éclats de couleurs qui recouvrent mes propres tatouages. Du bleu, du vert, du jaune. Comme un gamin qui redonne vie à une vieille peinture.
Puis, il s’attarde sur mon épaule et dessine une dernière forme.
Une couronne jaune.
— Pour ma reine.
Je lève les yeux au ciel, mi-amusée, mi-attendrie. Il profite de ma distraction pour me chatouiller et je me débats en éclatant de rire.
— Eh bien, on s’amuse bien ici.
La voix cassante de Sevika me fige sur place. Ekko, lui, se contente de lever les yeux au ciel.
***
Je sens mon cœur cogner contre mes côtes alors que les combattants montent un à un à bord. Leur silence est plus pesant que des cris. C’est l’adrénaline, l’incertitude. Moi aussi, je la ressens. C’est pas une simple baston, pas une connerie à la Jinx. C’est réel.
Et pourtant, quand je lève les yeux et que je vois ces immenses oreilles de lapin peintes sur la toile, un sourire étire mes lèvres. J’ai bien fait. J’ai bien fait de le faire à ma manière.
Un courant d’air s’engouffre dans la base, balançant légèrement la peluche accrochée au mât. Le lapin de Vi. Je le fixe un instant, un drôle de pincement au ventre. C’est con, hein ? D’avoir gardé ce truc, de l’avoir accroché là. Mais je sais pas… c’est comme un foutu porte-bonheur. Comme si, tant qu’il était là, y avait encore une chance.
— Tout le monde est en place.
Ekko.
Je tourne la tête vers lui. Il est déjà dans son rôle, à distribuer les ordres, à calculer les trajectoires, à gérer les autres. Moi, je devrais être en train de vérifier mes grenades, de peaufiner mes armes. Mais je reste plantée là, les doigts crispés sur le rebord d’une rambarde, les yeux rivés sur la peluche.
— Jinx ?
Je sursaute légèrement. Il est plus près maintenant, la tête penchée sur le côté, inquiet. J’sais pas quoi lui dire. Que j’ai peur ? Que j’suis pas sûre d’y arriver ? Que pour la première fois, j’ai pas envie de mourir ? Non. J’ai pas besoin de le dire. Il le sait.
Alors, au lieu de parler, je l’attrape par le bras et je le tire avec moi jusqu’au poste de pilotage. J’inspire un grand coup et, dans un souffle :
« On y va. »
Les moteurs grondent. Le métal tremble sous mes pieds. Et on s’envole.