Comme si c’était la première fois
JINX
Tout flotte.
Je ne sais pas si c’est la fièvre, la douleur ou les médocs qu’on m’a refilés. Peut-être un peu des trois. Mon corps est lourd, enfoncé dans quelque chose de mou. Une couverture ? Un matelas ? J’essaie de bouger, mais mes membres sont engourdis, comme s’ils ne m’appartenaient plus.
Je plisse les paupières. La lumière est tamisée, vacillante. Des lanternes. Pas celles de Zaun. Trop douces, trop chaudes. Un battement résonne dans ma tête, lent, profond. Pas mon cœur. Un autre. Un plus grand.
L’arbre.
Le souvenir revient d’un coup.
L’explosion. La fumée. Les Enforcers.
Je tente de redresser la tête. Une douleur fulgurante me vrille le crâne. Un gémissement m’échappe, malgré moi. Putain.
Je rouvre les yeux, plus lentement cette fois. Une ombre glisse entre les branches. Mon instinct crie danger, mais mon corps refuse de suivre.
Alors elles viennent.
Les voix.
Elles s’infiltrent dans ma tête, sifflantes, chuchotantes, rieuses. Certaines me murmurent des douceurs, d’autres ricanent.
“Ils t’ont laissée là.”
“Faible.”
“Inutile.”
Un frisson me secoue. La sueur me colle à la peau. Je cligne des yeux… et il est là.
Silco.
Un filet de sang coule de son œil intact.
Je détourne brusquement la tête, la mâchoire crispée.
Pas lui. Pas maintenant.
Ma respiration saccade. J’ai froid. J’ai chaud. Tout tangue. Et au milieu du chaos, un bruit me ramène à la réalité.
Un tic-tac. Oppressant…
Je tourne la tête d’un coup. Mes muscles protestent violemment. Ma vision vacille, mais je le distingue.
Dos à moi, assis sur une caisse, la tête baissée, les coudes sur les genoux. Immobile. Silencieux.
Ekko.
Un sourire en coin étire mes lèvres.
— Alors, Chef, t’avais peur que je crève sans te dire au revoir ?
Ma voix est rauque, éraillée. J’ai soif. Mais je m’en fous.
Il relève la tête.
Son regard me cloue sur place.
Putain.
Je m’attendais à du soulagement. À de la colère. À une pique cinglante sur ma connerie monumentale. Mais il n’y a rien de tout ça. Juste un truc brut, froid. Un truc qui me serre la poitrine.
Il me fixe un instant, puis se lève.
— Bois.
Sa voix est basse, presque lasse. Il attrape une gourde et me la tend sans un mot de plus.
J’essaie de me redresser. Une douleur fulgurante me traverse le flanc. Je serre les dents, prends appui sur mes coudes tant bien que mal. Mon propre corps veut m’envoyer me faire foutre.
Ekko soupire, s’accroupit près de moi et glisse la gourde entre mes doigts. Nos mains se frôlent. Il est tendu. Son calme est une façade. Je le sens dans la crispation de ses gestes.
Je fronce les sourcils.
— T’as perdu ta langue, Court-sur-Pattes ?
Aucune réaction. Il recule et croise les bras, me laissant boire en silence.
L’eau fraîche coule dans ma gorge. Putain, ça fait du bien.
Mais quand je relève les yeux, il est toujours là. Raide. Fermé. Trop calme. Trop…
Je repose lentement la gourde et le fixe à mon tour.
— Ok. C’est quoi ton problème ?
Rien. Pas un muscle qui bouge. Puis, d’un ton neutre :
— T’as failli crever.
Je hausse un sourcil, ironique.
— Wow. T’as mis une nuit entière pour trouver ça tout seul ?
Son regard s’assombrit.
— Jinx.
Il prononce mon nom avec cette foutue gravité, ce poids qui me fout presque mal à l’aise.
Je roule des yeux, bascule la tête en arrière avec un soupir théâtral.
— Épargne-moi ton sermon, j’suis pas d’humeur.
— Moi non plus.
Sa voix claque. Sèche.
Je me fige.
Il s’approche, s’accroupit à nouveau. Cette fois, il me force à le regarder. Ses yeux brûlent. Glacials et brûlants à la fois.
— T’as. Failli. Crever.
Le silence s’écrase entre nous.
Je pourrais rire. L’envoyer chier. Lui dire que c’est pas la première fois, que c’est mon quotidien, que je m’en fous.
Mais y a ce truc dans sa voix.
Ce truc qui me serre la poitrine.
Je détourne les yeux.
— C’était le plan.
Ekko lâche un rire amer.
— Le plan, hein…
Il secoue la tête et se redresse. Fait les cent pas. Son propre corps refuse de tenir en place.
— C’était quoi, ton foutu plan, Jinx ? Faire tout péter et te sacrifier en martyr ?
Je claque la langue, agacée.
— Ça a marché, non ?
Il s’arrête net, se tourne vers moi, et balance, plus froid que jamais :
— Les Enforcers avaient pris des gamins en otage.
Je ne dis rien.
— T’étais trop occupée à jouer avec tes bombes pour voir ce qui se passait autour de toi ?
Son ton me transperce comme une lame.
Je secoue la tête. Non. C’est pas possible. J’aurais vu. J’aurais…
— C’est pas—
— Ils auraient pu tous les tuer ! Rune, Jinx !
Je me fige.
Son regard est dur. Implacable.
— Rune était parmi eux.
Un silence abyssal s’abat sur nous.
Tout mon corps devient froid.
Rune. Petite, avec ses yeux trop grands, son sourire de gamine qui croit encore que les adultes peuvent être des héros.
Rune, qui aurait pu…
Ma gorge se serre.
— Elle… elle va bien ?
Ma voix tremble.
Ekko m’observe. Acquiesce.
— Ils ont été relâchés. Grâce à Sevika.
Sevika.
La nausée me prend.
C’est elle qui les a sauvés. Pas moi.
Un rire nerveux m’échappe. Amer. Tordu.
Ekko s’assoit sur le bord du lit. Plus près.
— T’as eu chaud, souffle-t-il.
Je ris sans joie.
— J’suis pas morte.
— Non.
Pause.
— Et c’est la première bonne nouvelle depuis un moment.
Je fronce les sourcils, hésitante.
— Si t’es si inquiet de ne pas réussir à tenir ta promesse, je t’en libère.
Son regard s’assombrit, glacial.
— C’est bien plus que ça, et tu le sais.
Un frisson me traverse. Je sens mon cœur cogner un peu trop fort.
Je veux répondre. L’envoyer chier. Sortir une connerie. Mais rien ne vient.
Alors je détourne les yeux.
Ekko se lève.
— Repose-toi, Jinx. On reparlera du reste plus tard.
Je hoche la tête sans le regarder partir.
Et dans le silence, les voix rient.
***
Le silence s’étire après mon réveil, lourd et poisseux.
Enfin… presque.
Dans ma tête, c’est une autre histoire. Les voix, elles, n’ont pas bougé d’un pouce. Elles sont là, fidèles à elles-mêmes, toujours prêtes à siffler leurs vérités au creux de mon crâne.
“T’as entendu, pas vrai ?”
“Il t’en veut.”
“T’as merdé.”
Je grimace et marmonne d’une voix rauque :
— La ferme…
Mais elles n’en ont rien à foutre. Elles s’accrochent, insidieuses et railleuses, comme une lame qu’on fait tourner dans une plaie encore ouverte.
“Sevika a sauvé Rune, pas toi.”
“T’aurais pu la tuer.”
“Tu crois qu’Ekko te pardonnera ça ?”
Ma mâchoire se serre. Ma main trouve la couverture et s’y crispe malgré moi.
Il fait chaud. Trop chaud. Comme si l’air lui-même cherchait à m’étouffer.
Je détourne la tête, les paupières encore lourdes, et plisse les yeux face à la lumière tamisée qui filtre à travers l’épaisse canopée de l’arbre. Il y a du mouvement autour de moi, du bruit.
Des enfants.
Partout.
Certains jouent à même le sol, d’autres grimpent sur les racines massives comme si elles faisaient partie d’un gigantesque terrain de jeu. Ils courent, chahutent, crient dans un joyeux bordel qui m’assaille d’un coup, trop brut, trop vivant. Ça me file presque le tournis.
— T’es réveillée ?
Je sursaute légèrement.
Rune est accroupie à côté de moi, sa tête penchée sur le côté, les yeux brillants d’une curiosité innocente qui me met étrangement mal à l’aise. Ses doigts s’amusent à tresser un brin d’herbe avec la concentration d’un artisan appliqué.
— T’as dormi longtemps, ajoute-t-elle sans me lâcher du regard.
Je cligne des yeux. Dormi ? Moi ?
Je pensais pas que j’en étais encore capable. Pas vraiment. Ces derniers temps, le sommeil ressemblait plus à une chute sans fin, un gouffre où je me noyais sous les voix, les souvenirs, les éclats de lumière et les coups de feu.
Mais là… c’était différent.
Je tente de bouger et une douleur sourde me traverse le flanc, me coupant le souffle une seconde. Ok. Pas encore au top de ma forme.
Rune me regarde attentivement.
— T’as mal ?
Je secoue la tête, même si c’est faux.
— Ça va.
Elle fronce légèrement les sourcils mais ne me contredit pas. À la place, elle tend la main vers moi et ouvre ses petits doigts sales, révélant un bracelet en brins d’herbe tressés.
— Tiens, c’est pour toi.
Je l’attrape sans trop savoir pourquoi, le détaille du bout des doigts.
— Pourquoi ?
Elle hausse les épaules, comme si la réponse était évidente.
— Parce que t’es une héroïne.
Je manque de m’étouffer.
— … Quoi ?
Rune hoche la tête avec une sincérité désarmante.
— Tu nous as sauvés.
Les mots me laissent vide. Je ne sais pas quoi répondre.
Moi, une héroïne ?
J’ai foutu un bordel monstre, j’ai failli tout faire exploser, j’ai mis Rune en danger, j’ai—
Je serre le bracelet entre mes doigts. Il est fragile, tordu, rafistolé.
Un peu comme moi.
— JINX !
Pas le temps de lever la tête qu’un ballon en tissu me percute en pleine tronche.
PAF.
Un silence abasourdi s’abat sur l’assemblée, avant qu’un éclat de rire collectif n’éclate dans l’air.
Je cligne des yeux, sonnée.
— Merde… ça va ?
Je relève lentement le regard et tombe sur Ekko.
Il se tient là, bras croisés, l’air partagé entre l’amusement et l’inquiétude.
Je grogne, attrape le ballon et le lui renvoie un peu trop fort. Il l’arrête sans effort, évidemment. Toujours aussi rapide.
Il s’accroupit à côté de moi.
— Comment tu te sens ?
Je roule des épaules, teste mes muscles endoloris.
— Comme si un Enforcer m’avait roulé dessus… mais j’ai survécu.
— T’as l’air mieux.
Je croise son regard.
Il y a quelque chose de différent aujourd’hui.
Moins de tension, moins de rancune suspendue entre nous comme une corde prête à se rompre. Comme si, juste pour cette journée, il laissait tomber tout ça pour autre chose.
— Ouais, je crois.
Rune bondit sur ses pieds et m’attrape la main avec une énergie qui me fatigue d’avance.
— Viens, Jinx !
— Hein ? Où ça ?
— On joue !
Je lève les yeux vers Ekko, cherchant une excuse, une échappatoire. Mais il hausse simplement les épaules avec ce demi-sourire qui me donne envie de lui en coller une.
— T’as qu’à essayer.
Rune tire déjà sur mon bras avec une force surprenante. Je soupire, exagérant mon agacement, mais au fond… pourquoi pas ?
Pour une fois. Juste pour une fois.
Je me lève.
Ou du moins, j’essaie.
Mes jambes vacillent sous moi et Rune me rattrape aussitôt, plantant ses petits doigts dans mon bras avec une poigne impressionnante.
Ekko secoue la tête, moqueur.
— Wow, doucement. T’es encore bancale.
Je lui lance un regard noir.
— J’suis toujours bancale.
Il retient un sourire, mais avant que je puisse protester, il me soutient par la taille.
Je pourrais râler, prétendre que je vais bien, mais la vérité, c’est que j’ai encore la tête qui tourne. Alors, pour une fois, je ferme ma grande gueule et le laisse faire.
Rune m’entraîne vers un groupe de gosses en train de jouer. Dès qu’ils me remarquent, la partie s’arrête net.
Ils me fixent comme si j’étais une créature rare et imprévisible.
— C’est elle qui a tout fait exploser ? chuchote un môme à Rune.
— Ouais ! réplique-t-elle avec fierté. Elle est trop forte.
Je fronce les sourcils.
— Vous avez pas peur, vous ?
Un garçon plus grand hausse les épaules.
— Pourquoi on aurait peur ? T’es de notre côté, non ?
Les mots me frappent de plein fouet.
Leur côté.
Depuis quand j’ai un côté, moi ?
Rune me tire de mes pensées en me tendant le ballon.
— À toi, Jinx !
Je l’attrape, le fais rouler entre mes mains.
Les autres attendent, comme si c’était normal, comme si j’étais normale.
J’inspire un grand coup.
Et je frappe.
Le ballon fuse, la partie reprend, et petit à petit, je me laisse happer par le jeu.
Je bouge, je ris…
J’oublie.
Juste un instant, je ne suis plus une criminelle, plus une bombe à retardement.
Juste Jinx.
Ekko nous observe, adossé à une racine. Nos regards se croisent. Il ne dit rien, ne sourit pas, mais il hoche doucement la tête.
Et, pour la première fois depuis longtemps…
Ça suffit.