Comme si c’était la première fois
JINX
— Non, pas comme ça !
Je soupire et arrache le pinceau des doigts d’Ekko qui lève les bras au ciel, exaspéré. Il grogne avant de se prendre la tête dans les mains, comme si je venais de ruiner sa plus grande œuvre.
— C’est qu’un gribouilli, Jinx, on s’en fout !
— C’est pas un gribouilli, c’est un symbole !
Il roule des yeux, et je réprime un sourire.
— Tu sais dessiner, c’est sûr, mais mon truc, c’est les graph. Alors va taper sur tes tambours au lieu de m’envahir avec tes ondes négatives.
Je sens son regard éberlué sur moi, comme si les rôles s’étaient inversés. Moi qui le renvoie bouder dans son coin ? Faut croire ! Il finit par se lever avec un soupir théâtral et retourne cogner sur sa machine infernale.
Je jette un coup d’œil à Isha et hoche la tête d’un air entendu.
— Il est ronchon.
— Je suis pas ronchon !
Je l’imite en exagérant une grimace avant de me replonger dans mon œuvre, amusée.
Ça fait combien de temps qu’il est là ? Dix jours ? Douze ? Je ne sais plus… Je ne compte plus.
Et le pire, c’est que je me rends compte qu’il me fait du bien.
Je secoue une bombe de peinture verte, le bruit métallique résonne contre les parois du refuge. Puis, d’un geste assuré, je trace un sablier sur une plaque de fer. Je me recule, me balançant d’avant en arrière pour observer le résultat.
Pas mal.
Non… parfait.
Un sourire s’étire sur mes lèvres, satisfaite, et je sautille jusqu’à Ekko qui continue ses percussions avec un air concentré.
Sans prévenir, j’attrape ses bras et les lève pour entourer son torse de mon mètre de couture. Il soupire, mi-amusé, mi-résigné.
— Jinx…
Son sourire en coin me fait rire. Il a l’habitude de mes bizarreries maintenant.
Et moi, j’ai pris l’habitude de sa présence.
Je m’installe à côté de lui, rêveuse, écoutant la mélodie qu’il essaie de perfectionner depuis des jours.
— J’y suis presque, marmonne-t-il, absorbé.
Je lui chipe son instrument sans prévenir et bidouille dessus, fascinée par ses engrenages. Mais très vite, mon attention s’évapore et je repars vers mon établi sans un mot, la machine toujours entre les mains.
— C’est tout toi, ça. Tu veux pas me laisser faire pour une fois ?
Je lui dresse mon majeur artificiel en réponse, un sourire espiègle aux lèvres.
— T’es insupportable ! râle-t-il en se tournant vers Isha, comme si elle pouvait faire quelque chose pour lui. Je sais pas comment t’as fait pour la supporter !
Elle est devenue notre tampon, sans même avoir son mot à dire.
— Stop !
Ma main s’immobilise au-dessus de l’instrument, mes doigts suspendus en l’air. Je relève un sourcil vers Ekko, perplexe.
Il est figé, les yeux grands ouverts, comme s’il venait de déterrer un trésor oublié. Il a ce regard brûlant d’excitation qui me rappelle celui qu’il avait gamin, quand il trouvait la solution à un problème avant tout le monde.
— C’est ça…
Je fronce les sourcils.
— C’est quoi, ça ?
Il ne m’écoute pas.
Alors, par automatisme, je rejoue la mélodie.
Il acquiesce aussitôt et s’avance d’un pas rapide, un sourire incontrôlable aux lèvres.
— T’as réussi !
Je cligne des yeux.
— Bah ouais.
Je hausse les épaules, pas spécialement impressionnée. Juste satisfaite. C’est moi, quoi.
Mais lui… il ne bouge plus.
Son sourire s’est figé. Ses traits se ferment, et son regard…
Je déglutis sans comprendre.
Il n’a plus cette lueur vive dans les yeux. Juste une ombre, une faille qui s’ouvre et l’aspire ailleurs.
Un frisson me traverse.
— Ekko ?
Silence.
Il fixe un point invisible, loin d’ici.
Je me penche légèrement, comme si ça pouvait suffire à l’arracher à ce qui l’accapare. Mais il est ailleurs, piégé dans un souvenir dont je ne connais pas l’origine, mais dont je devine la douleur.
Mon cœur bat plus vite. Je déteste ça. Je déteste ne pas comprendre. Je déteste encore plus voir cette lueur trouble dans ses pupilles.
Je me redresse et tourne les talons, cherchant une échappatoire au poids qui vient de s’abattre sur l’atmosphère.
— Tu veux danser ?
Je m’arrête net.
Ses mots me percutent comme une balle en plein cœur.
Je me retourne lentement, cherchant la blague.
Il est là, debout, la main tendue vers moi.
Son sourire a quelque chose d’étrange. Doux et triste à la fois.
Il attend.
Je ricane, mal à l’aise.
— T’es sérieux ?
Il ne répond pas.
Il relance la mélodie.
Et mon estomac se noue.
Quelque chose me dérange, sans que je sache quoi.
Je fais un pas en arrière, puis un autre, jusqu’à sentir la rambarde contre mon dos. L’instinct me dit de partir, de fuir cette sensation bizarre qui rampe sous ma peau.
Mais la musique tourne encore.
Et quelque chose se réveille en moi.
Un souvenir flou, à la fois lointain et familier.
Comme une image qu’on essaie de saisir du bout des doigts, sans jamais l’atteindre.
Je ferme les yeux une seconde. L’impression est trop forte pour être ignorée.
Je ne comprends pas ce que c’est.
Mais ça me serre le cœur.
Et pour une raison que je ne m’explique pas…
J’ai envie de pleurer.
— S’il te plaît.
Sa voix est basse, presque un murmure, mais elle me transperce. Ce n’est pas un ordre, pas une supplication… Juste une demande. Un souffle suspendu entre nous, laissé à mon choix.
Son regard accroche le mien, et je vois ce qu’il essaie de cacher.
La douleur.
Celle qu’il traîne, qu’il ne partage jamais. Celle qu’il a toujours portée seul.
Je ne comprends pas tout ce qui se joue ici.
Mais cette fois… c’est lui qui a besoin de moi.
Je déglutis et glisse ma main dans la sienne. Son étreinte est douce, hésitante, comme s’il avait peur que je m’évapore. Il m’attire à lui, lentement, et un éclat revient peu à peu dans son regard.
Je n’ai pas le temps d’y réfléchir que nos corps se mettent en mouvement, dans une fluidité qui me trouble. Comme si on avait déjà dansé des centaines de fois sur cette mélodie. Comme si ce moment n’était pas le premier…
Je ne sais pas ce que je fais.
Lui non plus.
Mais ce chaos a quelque chose de parfait.
Un joyeux désastre, magnifique dans son absurdité.
Je tourne devant lui, portée par un rythme qui n’a rien à voir avec la réalité. Rien à voir avec le présent.
C’est hors du temps.
Hors de nous.
Mais c’est totalement nous.
Et toute sa tristesse m’éclabousse.
Alors je la laisse m’engloutir en silence.
— Ma meilleure amie, c’est toi.
Je ralentis aussitôt, son murmure effleurant mon oreille comme une brûlure.
Le temps s’arrête.
Son souffle contre ma peau, son hésitation… Son regard qui fuit, un peu gêné. Presque vulnérable.
Je sens mes joues chauffer et baisse les yeux, le cœur au bord des lèvres.
Il s’approche encore, imperceptiblement.
Ce n’est plus de la danse, cette fois.
Mon regard alterne entre ses yeux et sa bouche qui se rapproche, centimètre après centimètre.
Att—…
— EKKO ?!
Le cri de Diego déchire l’air comme une détonation.
Je sursaute violemment, mon souffle se bloque.
Tout se fige.
Ekko, à quelques centimètres de moi. Son regard surpris, ses lèvres entrouvertes, le silence chargé d’un quelque chose que je ne veux pas nommer.
Le poids de ce qui est en train de se passer s’écrase sur moi.
Non.
Impossible.
Un frisson glacial me traverse l’échine. Un signal d’alarme explose dans mon crâne.
Fuir. Maintenant.
Sans réfléchir, je réagis. Mon corps prend le dessus sur ma tête.
Un mouvement sec. Un réflexe de survie.
Mon pied fuse et percute son ventre avec une brutalité instinctive.
Ekko est projeté en arrière. Son dos heurte la rambarde dans un bruit sourd, il se plie en deux sous l’impact. L’espace d’une seconde, tout vacille. Lui. Moi. Ce qu’il y avait entre nous à cet instant.
Ma respiration est saccadée, mon cœur cogne trop fort contre ma poitrine. J’ai la sensation d’avoir retenu mon souffle depuis trop longtemps, et pourtant, j’ai du mal à respirer.
Il redresse lentement la tête, une main serrée contre son abdomen.
Son regard croise le mien.
Et je regrette.
Pas parce que je lui ai fait mal. Mais parce que… je sais ce que je viens de briser.
Je détourne les yeux, incapable de soutenir l’incompréhension qui danse dans ses pupilles. Son expression change. Ce n’est plus seulement la surprise, ni la douleur physique. C’est autre chose.
Il plisse le nez, un soupir lui échappe.
Déçu.
Et cette fois, ce n’est pas le coup qui lui fait mal.
C’est moi.