Comme si c’était la première fois

Chapitre 4 : Le mur des absents

3047 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 4 mois

JINX


Je relève les yeux et le soleil m’aveugle un instant, peignant l’endroit d’une lumière dorée presque irréelle. L’air est plus pur, plus léger, et pourtant, j’ai l’impression qu’il m’écrase. Le contraste est trop violent. Après la suie, les explosions, l’odeur de poudre qui colle à la peau, ce calme semble déplacé. Il semble faux.

Puis, je le vois.


Un arbre immense, imposant, dressé comme un vestige d’un monde auquel je n’appartiens pas. Comment un truc pareil a pu exister sous mes yeux sans que je le sache ?

J’avance d’un pas, attirée malgré moi par cette scène improbable. Il y a des rires au loin, des voix d’enfants qui résonnent entre les branches. Un frisson me traverse l’échine.


Isha…


Mes yeux la cherchent avant même que mon cerveau ait le temps de me rappeler l’évidence. J’attends une petite silhouette bondissant parmi les autres, un éclat de rire familier, une tache de rousseur, un sourire cassé… Mais il n’y a rien.


Juste des inconnus.


Je détourne le regard, le cœur cognant trop fort. Quelque chose en moi s’effondre, et je serre les dents pour ne pas laisser la douleur transparaître.

Ekko m’observe. Il a tout compris.

Je me redresse d’un coup, comme piquée au vif, et j’affiche un sourire moqueur. Autant masquer le malaise sous quelque chose de plus familier.


— T’as sérieusement une cabane dans un arbre ? T’as quel âge, cinq ans ?


Il lève les yeux au ciel, l’air faussement exaspéré, mais son sourire ne faiblit pas. Il ne mord pas à l’hameçon.


— Tu verras quand t’y seras, lâche-t-il simplement avant de repartir.


Les voix autour de nous grandissent à mesure qu’on approche. Des regards se posent sur moi, certains curieux, d’autres inquiets. J’ai déjà vu ce genre d’expression avant. Un mélange de méfiance et de pitié. Je me fige. Je n’ai rien à foutre ici. Ekko s’arrête à son tour et, sans un mot, retire son manteau. Il me le tend. Je fronce les sourcils.


— Qu’est-ce que tu fais ?

— Fais-moi confiance.


J’hésite, puis j’attrape le tissu et l’enfile sans réfléchir. Il est trop grand, trop chaud, mais il m’enveloppe comme il faut, pour me protéger d’eux. Je remonte la capuche et baisse un peu la tête, effaçant mon visage de leur champ de vision.

Il me laisse un instant pour reprendre contenance, puis, d’un geste, il m’invite à avancer à ses côtés. Pas derrière lui. Pas comme une ombre.

À ses côtés.

J’inspire profondément et lui emboîte le pas. Je marche vers l’arbre, mais Ekko bifurque vers l’arrière. Qu’est-ce qu’il fait ? Il me fait signe de le suivre, son éternel sourire accroché aux lèvres. Trop rassurant. Trop facile. Mon regard oscille entre lui et les ombres mouvantes sous les branches.


Les rires me semblent de plus en plus forts, de plus en plus oppressants. Mon cœur cogne contre mes côtes. Ils se moquent de moi ? Mon poing se resserre sur Fishbones avant même que je ne m’en rende compte. Je ne veux pas de ça. Je ne veux pas être là.

Un frisson glacé remonte le long de ma nuque. 


« Ils rient de toi, Powder. »


Non. Non. Je secoue la tête, mes doigts crispés sur mon arme. Ils rient entre eux, c’est tout. Ça n’a rien à voir avec moi.


« Tu les entends ? Comme Vi, avant qu’elle t’abandonne. »


Je ferme les yeux un instant. J’ai envie de crier. De leur dire d’arrêter. De les faire taire. Mon cœur bat trop fort, mes mains tremblent. Je les vois tous, à la périphérie de mon champ de vision. Trop nombreux. Trop bruyants.

Puis Ekko revient vers moi, plus lentement cette fois. Il a cette lueur d’inquiétude dans les yeux, celle qui me fait horreur. Il baisse légèrement le menton, sur la défensive, et sa main glisse presque instinctivement vers sa chaînette.

Je le fixe. Mon regard passe de sa main à son visage. Il croit que je vais faire une connerie.

Ma mâchoire se serre. Un rire nerveux m’échappe, étranglé, incontrôlé. Il croit que je vais tout faire sauter, hein ? Il croit que je suis incapable de me contrôler ?


« Ils pensent tous que tu es un monstre. »


— La ferme… je murmure.


Ma voix est rauque, fébrile. Les rires autour de moi résonnent encore, déformés, moqueurs.

Ekko s’approche un peu plus, prudemment.


— Jinx…


Je le repousse violemment en passant à côté, l’épaule tendue, comme si je voulais l’ancrer dans le sol. Comme si je voulais qu’il sente ma colère. Qu’il arrête d’être aussi calme, aussi sûr de lui. Mais il ne bouge pas. Il encaisse juste.

Mes poings sont serrés à m’en faire blanchir les phalanges. J’avance, sans savoir pourquoi, et je me fige.


Devant moi, une immense fresque.

Je cligne des yeux, mon souffle suspendu.

C’est nous.

Milo, Claggor, Vander… Benzo… Vi… Powder.

Mes entrailles se tordent. Mon regard s’accroche à un visage. Celui de la fille que j’ai tuée. Celle que j’avais prise pour Vi. Elle devait être importante pour lui, pour eux…

Tout se brouille d’un coup.


— Qu’est-ce que…


Ekko me rejoint et lâche simplement :


— T’es pas la seule à avoir besoin de ça.


Sa voix est douce, mais elle heurte comme un coup de poing.

Je le regarde, perdue. Pourquoi il a fait ça ? Pourquoi il m’amène ici ? Ces gens… ils devraient me détester.

Je recule brusquement, le souffle court. C’est un piège. Ça ne peut être qu’un piège.

Ils vont me juger. Me haïr. Me faire payer.


 « Ils savent ce que tu as fait. »


J’ai envie de fuir. J’ai envie de disparaître.

Mais rien ne bouge. Les enfants continuent de jouer. Le vent agite doucement les feuilles de l’arbre.

Tout est calme. Trop calme.


— Tu es en sécurité ici, dit Ekko.


Je relève les yeux vers lui.

Menteur.

Je le dévisage, la mâchoire serrée, le cœur battant à tout rompre.

Je sens soudain une petite main s’accrocher à la mienne.

Un frisson me parcourt l’échine et je me dégage instinctivement, mon cœur s’emballant dans ma poitrine.

La panique. Pure, brutale.

Mes doigts se crispent autour de l’air, cherchant une arme, un repère, quelque chose.

Mon regard tombe sur une gamine aux grands yeux curieux, une petite Vestaya aux oreilles mobiles qui m’observe sans peur. Elle penche la tête sur le côté, intriguée par ma réaction.

Ekko éclate de rire.


— C’est Rune, la fille de mon ami.


La gamine me sourit avant de repartir en trottinant vers les autres enfants, insouciante, comme si de rien n’était.

Je reste figée. Je baisse lentement les yeux vers ma main, là où elle m’a touchée. Ce courant électrique. Cette chaleur. C’était si… doux.

Mon souffle est court. Je déteste ça. Je déteste ne pas comprendre. Pourquoi elle m’a touchée ? Pourquoi elle n’a pas eu peur ?

Pourquoi… pourquoi ça me brûle autant à l’intérieur ?

Je relève les yeux, cherchant Rune du regard. Hésitante. Perdue.


— Sa mère est morte peu de temps avant Silco, murmure Ekko. Comme beaucoup d’entre nous. Ils savent que c’est toi qui l’as tué, alors… pour eux, t’es une héroïne.


Je me fige.

Silco.

Son nom claque dans mon esprit comme un coup de feu.

Mon cœur se serre. Une douleur sourde remonte dans ma poitrine, familière et insupportable à la fois.

Héros. Quel mot stupide. Ils ne savent rien. Ils ne savent pas ce que ça m’a coûté.

Je sens alors la main d’Ekko attraper le bord de ma capuche. Lentement, il la fait glisser en arrière, découvrant mon visage.

Comme pour m’obliger à affronter la réalité.

Je ferme les yeux un instant. Exposée. Vulnérable.

Des chuchotements s’élèvent autour de nous. Des murmures surpris, peut-être fascinés.

Je serre les dents, prête à exploser.

Mais Ekko se contente de dire, simplement, comme si tout était normal :


— Allez, viens.


J’ouvre les yeux.

Il est déjà en train de grimper dans l’arbre, sûr de lui, certain que je vais le suivre.

Il sait que c’est trop pour moi. Que si je reste ici plus longtemps, je vais craquer.

Alors je lui emboîte le pas, incapable de comprendre pourquoi je le fais.


— Je préfère mon repaire au tien. C’est trop peuplé ici. Tous ces gens… Beurk.


Ekko rit doucement, secouant la tête.


— C’est justement pour ça que je l’aime autant.


Je fais claquer ma langue contre mon palais, peu convaincue.

La passerelle où on s’est arrêtés est simple, quelques bricoles dispersées ici et là, rien d’intéressant… sauf peut-être ce fruit. Je le saisis du bout des doigts, intriguée. Il vient de l’arbre ?

Je lève la tête vers la cime, plissant les yeux pour en distinguer les branches dans la lumière déclinante.

Ekko s’assoit à côté de moi et affirme :


— On survit comme on peut. Mon arbre est malade, et certains prennent tous les risques pour rendre cet endroit plus facile à vivre.

— Ton arbre, rien que ça ? je lâche d’un ton moqueur. Je te pensais pas aussi sentimental. Quoi que…


Mon rire s’efface alors que mon regard glisse vers la fresque en contrebas.

Bien sûr qu’il l’est. Il l’a toujours été.

Ekko a toujours voulu qu’on reste soudés, même à l’époque où il traînait chez Benzo pendant que nous, on avait Vander. Il ne faisait pas vraiment partie de notre famille, mais il s’y intégrait, encore et encore, par sa seule volonté.

Milo et Claggor… Je ne les avais pas choisis. Mais lui, oui.


Je détourne les yeux et le retrouve occupé à allumer une petite lampe. La lumière vacille un instant, puis s’installe, baignant la passerelle d’une lueur douce et réconfortante.

La nuit commence à tomber, enveloppant l’arbre dans un écrin d’ombres et d’or. La projection de la flamme danse sur l’écorce noueuse, rendant cet endroit presque irréel.

Il accroche la lampe à sa ceinture, puis reprend son ascension.

Cette fois, il ne me demande pas de le suivre. Il sait qu’il n’en a pas besoin. Je suis sur ses talons.

Le spectacle qui se dévoile me noue la gorge.

Le ciel se teinte d’orange et d’or, caressant les branches d’un éclat presque irréel. Des feux volants tournoient autour de nous, sifflant doucement à chaque battement d’ailes.


Je me fige.

Quelque chose me serre la poitrine. Une impression étrange, un écho lointain d’un sentiment que je ne reconnais pas.

C’est beau. Sans artifice, sans peinture bleue ni rose. Juste… beau.

Je veux graver cet instant dans ma mémoire, le figer avant qu’il ne m’échappe. La solitude est là, mais elle ne m’oppresse plus.

Ekko est silencieux à mes côtés, et je lui en suis reconnaissante. J’ai besoin de savourer ce moment.

Le soleil finit par disparaître, et la nuit nous enveloppe dans une fraîcheur apaisante.

Si j’avais vu ça plus tôt… est-ce que ça aurait changé quelque chose ? Je n’en sais rien. Mais une autre pensée me frappe, plus douloureuse. Si Silco l’avait vu ? Mon cœur se serre, mais je ne flanche pas. Même les voix dans ma tête se taisent, fascinées par le spectacle.


Les minutes s’étirent dans un silence de plus en plus lourd. En contrebas, les rires se sont tus depuis longtemps, mais dans ma tête, un grondement sourd persiste, vrombissant contre mon crâne.

Ekko est là, assis sur une branche, tranquille. Il respire lentement, paisible.

Comme si ça lui suffisait.

Moi, ça ne me suffit pas.


« Tu n’as pas fini la course, ne reste pas sur une défaite. Tu es faible. »


La voix de Milo siffle dans mon esprit. Mon regard se pose sur Ekko, et une bouffée d’agacement monte.


— Dis, Ekko…


Il tourne la tête vers moi, faussement intrigué. Je papillonne autour de lui, les mains dans le dos, un sourire en coin, l’air d’une gamine sur le point de faire une bêtise.


— On n’a pas fini la course tout à l’heure. Alors je te propose autre chose !


Je me mets en garde, provocante. Il arque un sourcil, peu convaincu.


— Pas envie.


Sérieux ?! Je plisse les yeux, râle ouvertement.


— C’que t’es chiant ! Allez, un combat amical, juste toi et moi ! On est sur ton terrain en plus !


Il soupire, croise les bras. Je sais qu’il va céder.


— D’accord. Mais pas d’arme.


Un sourire étire mes lèvres.


— Promis.


D’un bond, il descend sur une plateforme circulaire en contrebas, bordée de cordages. Je le suis aussitôt, le cœur battant d’excitation.

Nous nous plaçons à distance l’un de l’autre. L’air devient électrique.

Ekko attend.

Moi, je fonce.

Mon premier coup fend l’air. Il esquive d’un pas fluide, glissant hors de portée. Je pivote aussitôt, attaque à nouveau. Il évite, se baisse, esquive encore.

Je souris.

Alors on joue à ça ?

J’enchaîne, rapide, imprévisible. Mais lui aussi. Il anticipe, se dérobe, se fond dans l’espace comme s’il dansait.

Ça m’énerve.

J’accélère.

Mes coups fusent, plus rapides, plus puissants. Il pare du bras, esquive de justesse une feinte que je tente à la dernière seconde. Son pied recule d’un pas.

Il faiblit.

J’en profite.

Je me baisse soudainement et frappe d’un balayage. Il saute pour éviter la chute, mais je l’attends déjà en l’air. Mon coude frappe son torse.

Il grince des dents en retombant sur ses appuis, déséquilibré.


— Tsss…


Il contre-attaque enfin. Son poing fend l’air vers mon épaule. Je bloque. Il pivote, vise mes côtes. Je dévie.

Ses coups sont maîtrisés. Précis.

Mais il n’y met pas toute sa force.

Moi, si.

Alors j’enchaîne.

Un direct. Il pare.

Un crochet. Il évite.

Un coup de genou. Il bloque.

J’accélère encore.

Ma respiration se saccade. L’adrénaline cogne dans mes veines.

C’est grisant.

Je feinte une attaque de la main droite, mais mon pied surgit à la dernière seconde. Il ne l’anticipe pas.

Il encaisse.

Il recule d’un pas.

Un sourire tordu étire mes lèvres.

Il est fatigué. Son souffle est plus court.

J’ai l’avantage.

Alors je pousse encore.

Je le harcèle de coups, mes poings percutant ses bras, ses épaules, son flanc. Il pare du mieux qu’il peut, mais il fatigue. Sa blessure le ralentit.

Mon rire devient plus aigu, plus nerveux.


« Continue. »


Cette fois, c’est la voix de Silco qui résonne en moi. Je sens l’urgence monter en flèche. L’excitation.


« Ne t’arrête pas. »

« Il va finir par te laisser tomber, lui aussi… »


Je frappe plus vite. Plus fort.


— Jinx !


Sa voix claque.

Je l’ignore.


— Jinx, arrête !


Je ne l’écoute pas.

Je lève le poing. Il bloque mon bras.

Mais il ne frappe pas.

Il reste figé, son regard planté dans le mien.

Pourquoi il ne riposte pas ?


 « Tue le. »


Un nouveau coup s’écrase contre sa mâchoire.

Il grimace, mais refuse toujours de se défendre.


— Oh, allez ! je crie, hystérique. Défonce-moi un peu, Ekkie !


Il ne répond pas.

Il se contente de parer. D’amortir mes coups au lieu de frapper.

Ça me frustre.

Je frappe encore.

Sa lèvre se fend sous mon poing.

Son arcade s’ouvre sous un direct trop puissant.


Tu vas te décider à mourir oui ?!


Il vacille. Son pied glisse sur le bois.

Il tombe—


Non !


D’un réflexe désespéré, il s’accroche à une corde, son dos heurtant violemment la rambarde. Il halète, le regard troublé.

Moi, je reste figée.

Ma main tremble.

Pourquoi j’ai frappé si fort ?

Pourquoi j’ai voulu le briser ?

Il se redresse lentement, passe une main sur son arcade, en sang.

Il me fixe, et pour la première fois, je n’arrive pas à lire ce qu’il pense.


— C’est fini.


Mon souffle est court.

Je serre les poings.


— Tu pouvais te défendre.


Sa mâchoire se serre.


— Je l’ai déjà fait.


Un frisson me parcourt l’échine. Le silence s’abat sur nous. L’excitation retombe. Le monde reprend forme autour de moi. Pourquoi il ne crie pas ? Pourquoi il ne s’énerve pas ? Pourquoi il ne me frappe pas en retour ? Je détourne les yeux, le cœur battant.


— T’es qu’un idiot.


Il ne répond pas. Je l’entends juste respirer. La frustration me ronge. Mais je ne bouge pas.

La nuit est presque tombée. Le monde est toujours là. Intact. Et moi, je suis là aussi.

Je serre les dents, fixe la passerelle en contrebas.


— J’ai gagné, je murmure.


Sans vraiment savoir à qui je parle.

Ekko souffle un rire amer.


— Si tu le dis, Jinx.


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