Comme si c’était la première fois
EKKO
Je balaie une dernière fois l’établi de la main, chassant les dernières traces de suie. Derrière moi, Jinx s’affaire en haut du pilier central, bricolant je ne sais quoi avec cette énergie nerveuse qui ne la quitte jamais. Je baisse les yeux vers le dessin carbonisé et pousse un soupir. Impossible de le récupérer. Tant pis.
Le mur noirci devant moi fera l’affaire. J’attrape un morceau de charbon et commence à tracer les contours d’un visage. Mes gestes sont sûrs d’abord, puis plus hésitants à mesure que les traits prennent vie. Elle avait une dent cassée sur le devant, et le même sourire que Jinx… Je m’arrête un instant. Les similitudes me sautent aux yeux. Isha et Powder. Deux enfants parties trop tôt. Deux morceaux de Jinx qui ont disparu avec elles.
Un poids s’abat sur ma poitrine et je ravale un nœud de désespoir. Jinx ne sera jamais la Powder de l’autre monde. Pas parce qu’elle ne le veut pas. Parce qu’elle ne le peut plus.
— Tu fais quoi ?
Sa voix me fait sursauter. Je ne l’ai même pas entendue descendre. Elle est là, juste derrière moi, le regard vissé sur le mur. Elle ne dit rien, mais ses doigts tremblent légèrement quand elle tend la main pour effleurer la joue de la gamine.
— Elle avait… des taches de rousseur et… une fossette quand elle souriait. Juste là…
Ses doigts glissent le long de la commissure de ses lèvres, comme pour s’assurer qu’elle est bien là. Comme pour la retenir un peu plus longtemps.
Elle lève les yeux vers moi, et je vois quelque chose que je n’ai pas vu depuis longtemps. De la douceur. De la douleur. Un besoin désespéré que quelqu’un se souvienne avec elle.
Je hoche la tête et redessine la fossette.
— Sa peau était plus foncée que la mienne, mais plus claire que la tienne. Comme un mélange.
— Elle avait ton sourire.
— Oui…
Elle rit. Un son brisé, qui s’éteint presque aussitôt.
— Elle ne parlait pas. Elle était discrète… comme toi.
— Moi, discret ?
Je souris, essayant d’alléger l’atmosphère, mais elle ne me suit qu’à moitié.
— Si. Souviens-toi, chez Benzo, tu entendais toujours tout et…
Sa phrase reste en suspens. Elle baisse les yeux, hausse les épaules.
— Peu importe.
Mais ce n’est pas “peu importe”. Je le vois bien. Je cherche son regard, mais elle l’a déjà détourné. Ses yeux sont accrochés à la peinture comme à une ancre, quelque chose qui la maintient debout.
Je comprends. Cet endroit, ce mur, cette peinture… c’est un mausolée. Ici même, dans l’autre monde, elle avait fait son autel pour Vi. Aujourd’hui, c’est Isha qu’elle pleure.
Je rajoute les derniers éclats de lumière dans le regard de la gamine. Pour quelqu’un que je n’ai jamais vu, je crois m’en être bien sorti, à en juger par la façon dont Jinx fixe le mur, les lèvres entrouvertes, immobile pour une fois.
— C’est elle… souffle-t-elle, presque dans un murmure.
Elle ferme brièvement les paupières et laisse retomber sa main sur ses genoux. Quelque chose s’est figé en elle. Un instant, j’ai l’impression qu’elle va craquer, mais elle ravale tout comme toujours. Son sourire tremble avant de se stabiliser, son masque se remet en place.
— Elle aurait aimé ça.
Elle ne précise pas quoi, mais je comprends. Elle parle de ce souvenir qu’on essaie de graver dans la suie et le charbon, pour ne pas le laisser s’effacer avec le temps.
Je hoche la tête, avant de me lever et d’étirer mes muscles endoloris. L’après-midi touche à sa fin, et une brise glaciale s’infiltre par les fissures du repaire. L’odeur d’huile et de poudre sature l’air, familière et oppressante à la fois.
— On devrait sortir un peu, je lance.
Jinx arque un sourcil.
— Pour quoi faire ?
— J’ai envie de te montrer quelque chose.
Elle me dévisage, méfiante, puis elle glisse souplement au sol et attrape Fishbones d’un geste distrait.
— Si c’est encore un de tes plans foireux pour me faire apprécier les couchers de soleil, je te préviens, j’ai pas changé d’avis.
Je souris.
— Tu verras bien.
Elle grogne, mais me suit sans protester davantage. J’avance vers l’issue du repaire, écartant un rideau de câbles et de tôles tordues. L’air dehors sera plus frais, plus pur. Moins saturé de souvenirs et de regrets.
Je m’arrête une seconde pour écouter.
Rien.
Juste le bourdonnement lointain des machines de la ville basse. Mais une sensation désagréable me ronge l’estomac. Comme un instinct diffus, un frisson qui remonte le long de ma colonne vertébrale.
— Viens.
Jinx me suit, mais à peine a-t-elle franchi le seuil qu’elle se fige. Je le sens immédiatement. Son corps entier se tend, ses muscles prêts à réagir. Ses doigts se crispent sur Fishbones, et son souffle, imperceptiblement, ralentit.
— Ekko…
Sa voix est plus grave, plus tranchante.
— Ouais, je sais.
Je me redresse lentement. Les ombres mouvantes au bout du tunnel prennent forme. Des silhouettes avancent en silence, leurs mouvements précis, calculés. Un éclat bleuté illumine leurs insignes métalliques.
Les Enforcers de Piltover.
Ils savaient que nous étions là.
Un déclic métallique brise le silence, suivi du cliquetis des fusils qu’on charge. L’un d’eux fait un pas en avant, son arme braquée droit sur nous.
Le tunnel devient soudainement plus étroit, l’air plus lourd.
Jinx ne bouge pas. Son regard oscille entre les Enforcers et la peinture d’Isha sur le mur du repaire, à moitié noyée dans l’ombre.
Un choix.
Son sourire revient, large, carnassier. Un éclat dément traverse ses prunelles roses.
— Tss… Ils auraient pu frapper avant d’entrer.
Elle lève Fishbones.
— JINX, ATTENDS—
Trop tard.
L’explosion déchire l’air.
L’onde de choc me projette en arrière, mes pieds quittent le sol et je roule sur plusieurs mètres avant de heurter violemment une poutre métallique. La douleur explose dans mon dos, mon crâne cogne contre l’acier.
L’air est saturé de fumée et de cendres.
Mes oreilles sifflent. Les cris des Enforcers se mêlent au crissement du métal qui s’effondre, au sifflement d’une conduite brisée qui libère un jet de vapeur brûlante.
Jinx éclate de rire.
— Bordel, ça m’avait manqué !
À travers le nuage de suie, je la vois recharger son lance-roquettes, ses doigts fébriles d’excitation.
— Jinx !
Je me redresse en titubant.
Elle lève à nouveau Fishbones.
Je n’ai pas le temps de réfléchir.
Je me jette sur elle et lui attrape le bras, forçant le canon vers le sol.
— On doit partir, maintenant !
Elle se dégage violemment, ses yeux brûlant de rage.
— NON ! Ils viennent me prendre mon repaire, comme ils m’ont pris Vi, comme ils m’ont tout pris !
Elle tremble. Pas de peur. De fureur.
Un Enforcer surgit de la fumée, son arme braquée droit sur elle.
Je réagis avant lui.
Je bondis, pivote en l’air, mon bâton fend l’espace. L’impact résonne contre le casque de l’Enforcer, et il s’effondre.
D’autres approchent.
Je serre les dents. On ne tiendra pas.
Jinx, elle, reste figée un instant. Je vois ses doigts crispés sur Fishbones, sa respiration irrégulière.
Puis son regard accroche, derrière moi, la peinture d’Isha.
Je comprends.
Si elle fait tout exploser… Elle la perdra aussi.
— Jinx…
Je parle plus doucement cette fois.
Elle lutte.
Mais les Enforcers se ressaisissent. Un cri retentit :
— NE LES LAISSEZ PAS S’ENFUIR !
Les balles fusent.
Je n’ai plus le temps.
J’attrape Jinx et je cours.
— Lâche-moi ! hurle-t-elle, se débattant comme une furie.
— Pas question.
Elle me frappe, essaye de m’échapper, mais je ne lâche pas.
— On doit partir, maintenant !
— NON !
Les tirs fusent autour de nous. Trop nombreux, trop précis.
Un impact fait éclater un tuyau au-dessus de ma tête, libérant une gerbe d’étincelles et de vapeur brûlante. Je serre les dents et tire Jinx vers une passerelle latérale, mais elle se débat toujours, ses cris noyés par le chaos.
— On peut PAS fuir ! rugit-elle.
Elle arrache une grenade accrochée à sa ceinture et l’amorce.
— Jinx, non— !
Trop tard.
Elle la lance derrière nous, et une explosion fait trembler les murs.
Je me protège le visage tandis qu’une onde de chaleur me souffle en arrière. Des morceaux de métal et de béton pleuvent autour de nous, soulevant un nuage de poussière épaisse. L’air devient irrespirable, saturé de suie et de poudre.
Un instant, tout est chaos.
Je me redresse en toussant, les oreilles sifflantes. Les Enforcers ont reculé, leurs rangs brisés par la déflagration, mais ils ne sont pas hors jeu.
Jinx rit encore, mais son regard est ailleurs.
— Ils pensaient quoi, hein ? Qu’ils allaient entrer chez moi comme si de rien n’était ?
Elle recharge son lance-roquettes d’un geste mécanique, prête à tirer de nouveau.
— Jinx, on doit partir, maintenant.
Elle m’ignore, son regard rivé sur la fumée, cherchant les silhouettes ennemies qui se relèvent déjà.
Je ne peux pas la laisser faire.
Je tire sur la chaînette.
Le temps ralentit.
Les éclats d’obus flottent comme des fragments de verre suspendus dans l’air. Les flammes dansent au ralenti, les balles se figent dans leur course mortelle.
Jinx est immobile, sa respiration suspendue, ses doigts crispés sur son arme.
J’attrape son poignet et je cours.
Lentement, au départ. Puis plus vite. Plus vite encore.
Le tunnel de secours est juste là.
Jinx tente de se dégager, mais je la tiens fermement.
— Lâche-moi !
Le temps reprend brutalement son cours.
L’impact d’une balle frôle mon épaule, une seconde vient frapper un panneau métallique à quelques centimètres de ma tête. Les Enforcers réorganisent leurs tirs, plus précis, plus méthodiques.
Je nous projette dans le tunnel et tire une lourde grille derrière nous.
Le bruit métallique résonne dans l’étroite cavité.
Nous sommes dehors.
Je m’écroule contre le mur, le souffle court.
Jinx titube en avant, et pour la première fois depuis le début de l’affrontement, elle semble hésiter.
Elle se retourne vers l’entrée du repaire, toujours debout derrière la fumée et la pénombre.
Elle aurait pu tout faire sauter.
Elle le voulait.
Mais elle ne l’a pas fait.
Je vois ses doigts trembler, ses épaules se contracter sous la tension.
— Pourquoi tu m’as empêchée de les tuer ?
Sa voix est basse, brisée.
Je ravale ma propre respiration douloureuse et réponds simplement :
— Parce que je refuse de te perdre toi aussi.
Elle baisse les yeux.
Son ombre vacille sous la lumière moribonde des lampes de Zaun.
Elle inspire profondément, son souffle saccadé par la rage et l’adrénaline. Ses doigts tremblent encore sur la gâchette de Fishbones, comme si elle hésitait à faire demi-tour et à finir le travail. Ses épaules se contractent sous la tension, et puis, d’un ton rauque, elle lâche :
— T’aurais dû me laisser crever ce soir-là.
Sa voix claque comme un coup de feu, brutale, sans appel.
Je ferme les yeux une seconde, ravalant la douleur lancinante dans mon épaule. Le sang coule lentement sous mon manteau, chaud et poisseux, mais ce n’est pas ce qui m’inquiète.
C’est elle.
Je la vois serrer les poings si fort que ses jointures blanchissent. Son regard est un mélange de colère et de vide, un gouffre trop profond pour que je puisse l’atteindre.
— Ils m’ont tout pris, Ekko. Tout.
Sa voix tremble sur la fin. Elle secoue la tête violemment, comme pour chasser ce qui l’envahit, mais c’est trop tard.
— J’aurais dû tous les brûler, jusqu’au dernier. J’aurais dû—
Elle s’interrompt, sa mâchoire se crispe. Elle me fusille du regard, et dans ses prunelles roses, je ne vois plus seulement la folie furieuse qui la consume. Je vois la douleur.
— Et toi, toi, t’es toujours là à vouloir sauver ce qui peut plus l’être.
Je soutiens son regard sans broncher, même si mon corps hurle à chaque respiration.
— Parce que je refuse de t’abandonner.
Elle rit, mais ce n’est qu’un souffle, un bruit amer et brisé.
— Tu piges rien…
Elle recule d’un pas, comme si elle voulait s’éloigner de moi, de ce que je représente. De ce foutu espoir que je refuse de lâcher.
Mais je fais un pas en avant.
Je tends une main.
Elle pourrait la repousser, me frapper, me cracher à la gueule.
Mais elle ne le fait pas.
Elle reste juste là, à fixer ma main tendue avec ce mélange de défiance et de fatigue. Comme si elle ne savait plus si elle devait la prendre… ou la briser.