Histoires colorées de l'île Panorama
Hallucination collective
Les cueillettes de champignons étaient excellentes. Les premiers avaient déjà commencé à pointer le bout de leur nez, en partie à cause des récentes pluies et du climat en général plus humide. L’automne était bien là, en témoignait la date du jour.
Et qui parlait de champignons parlait de risotto, l’un des plats préférés de Chavrina. La chèvre avait revêtu son tablier, sorti casseroles et poêles, et suivait scrupuleusement la recette à la lettre. Elle n’était pas la meilleure des cuisinières, mais avait le mérite de bien savoir faire ce plat à base de riz et de crème.
Le problème – puisqu’il fallait toujours qu’il y en eût un – fut qu’elle n’avait pas fait attention aux dosages. La recette indiquait « pour dix personnes », et elle en mettait toujours un peu plus à cause de son appétit d’ogresse ; voilà qu’elle avait une quantité de risotto qui pouvait nourrir pas moins d’une vingtaine d’animaux ! Si bien qu’elle invita tout le monde à se servir dans l’immense plâtrée qu’elle gardait à chauffer dans sa cuisine.
Chacun vint, les uns après les autres, et le temps d’un déjeuner, les alentours de sa maison s’étaient changés en un immense restaurant en plein air. Les assiettes se finissaient, et certains en redemandaient, ravis de déguster un si bon plat. Même le père d’Aurore en reprit, et plus d’une fois !
Ce fut vers quinze heures que les premiers effets se firent ressentir.
Marie dut prendre congé de son poste à cause d’un mal de ventre incroyablement douloureux. Il en fut de même pour Reynald et Kitty. Layette, Aurore et son père eurent des vertiges et manquèrent de trébucher sur le plus petit des obstacles, si bien qu’ils faillirent de peu se blesser plus ou moins gravement. Cube, Moktar et Napoléon crurent entendre des voix, et se mirent à crier à ces personnes qui les appelaient de se taire. Les autres eurent eux aussi de nombreux symptômes, plutôt inquiétants.
Puis tous partagèrent les mêmes signaux inquiétants révélateurs d’une intoxication alimentaire bien particulière : ils se mirent à voir des choses qui n’existaient pas. Ou plutôt, ils eurent tous la vision d’être autre chose que ce qu’ils n’étaient. Le premier à faire la réflexion qui exprimait d’une manière plus ou moins sensée ce qui leur arrivait fut Cube :
« On dirait qu’on est dans un jeu vidéo ! » s’écria-t-il.
Et tous acquiescèrent. Ils s’imaginèrent que leurs poches étaient plus ou moins infinies ; ils pouvaient alors y ranger tout ce qu’ils voulaient ! Pelle, filet à insectes, canne à pêche, mais aussi plusieurs vêtements, ou encore des meubles aussi petits d’un pot à crayon et aussi gros qu’un mur d’escalade ! Comme pour tester l’étendue des possibilités, Apollon, suivi par Tom Nook et Rodrigue, se rendit au musée et tenta de mettre dans sa poche les nombreux fossiles sous le regard hébété de Thibou.
Napoléon se mit à faire des saltos, justifiant que c’était la manière à suivre pour changer de vêtements. Les autres purent constater avec étonnement qu’en faisant cela, il avait troqué son pull de laine contre un débardeur de sport. Reynald l’imita, mais puisque Moktar se blessa en voulant suivre le mouvement, les autres changèrent d’avis et passèrent leur tour.
Ces expérimentations se poursuivirent longuement, chacun y allant de sa contribution.
Cette hallucination collective dura pendant de longues heures, jusqu’à ce que se dissipassent les effets des champignons. Dès leur reprise de conscience, tous eurent un violent mal de crâne, et l’on put voir des plaquettes de paracétamol échangées de main en main pour venir en aide au voisin.
On conclut que Chavrina s’était trompée lors de sa cueillette, et fut alors mis en place un gigantesque recueil botanique qui expliquait quelles plantes étaient comestibles, et lesquelles pouvaient provoquer d’aussi stupéfiantes réactions, accessible pour tous !