Histoires colorées de l'île Panorama
Conducteur d'orchestre
Pour certains habitants de l’île Panorama – nommée ainsi par la déléguée insulaire, qui avait proposé ce nom et que les résidents de l’époque avaient accepté tant l’idée leur avait paru bonne –, le mardi matin rimait avec routine. Certains faisaient un footing, d’autres du jardinage, sans oublier les paresseux qui s’amusaient à faire une grasse matinée presque quotidienne et systématique.
Dans le cas d’Apollon, toujours éveillé dès les premières lueurs du soleil, c’était un pur moment de détente. Tout d’abord il prenait bien le temps de s’étirer – son vieux corps (bien qu’il ne fût pas si âgé qu’il le laissait entendre) lui demandait de bons échauffements avant de commencer la journée – avant de sortir du lit. Une douche froide terminait de le réveiller, et lui dégourdissait les plumes. Enfin, il prenait toujours le temps de boire une tasse de chicorée, assis dans son rocking chair au bord de la rivière qui bordait sa maison. Le crissement des insectes et le bruit du vent matinal venaient bercer ses oreilles, lorsque le remous des vagues s’échouant sur la plage voisine ne se faisait pas trop bruyant.
Puis il allait se promener, faire un tour de l’île, se poser avec un livre ou le journal du jour sur un banc choisi au hasard – mais jamais le même deux jours de suite ! – et sur les coups de neuf heures, il allait à la boutique voir les nouveautés vestimentaires proposées par les deux sœurs hérissons. En sortant, il lui arrivait de croiser Kitty, et s’ensuivaient alors très souvent trente longues minutes de discussion intense ; c’était la première de ses voisines qu’il rencontrait dans la journée. Et lorsqu’il quittait pour de bon la boutique du tailleur, il allait paisiblement vers la place de la mairie, où jouait une chaîne hi-fi résistante aux intempéries. Chaque jour, quelqu’un venait changer le disque afin de renouveler la playlist, pour que personne ne se lassât des chansons du grand Kéké Laglisse.
Et comme à son habitude, il venait se mettre devant le micro posé là et branché, avant de commencer à chanter. Il aimait de tout – même le métal était supportable pour ses tympans ! – mais adorait plus particulièrement un morceau dont il ne se lasserait probablement jamais, Rock Kéké. Il avait tant de bons souvenirs liés à cette chanson, qu’il ne pouvait s’empêcher de la chantonner dès qu’il en entendait les premières notes. Et par chance, c’était le disque qui avait été lancé dans le lecteur.
Tandis qu’il faisait une fois de plus preuve de ses superbes cordes vocales – pour un piaf à la voix rocailleuse, il chantait extrêmement bien ! –, il croisa la déléguée insulaire, étrangement matinale. Elle faisait des allers et retours sur la place, regardant s’il y avait eu de nouvelles affiches sur le panneau prévu à cet effet, ou encore s’assurant que les fleurs du parterre bordant la « scène » d’Apollon étaient en pleine forme.
À la fin de la chanson, elle applaudit vivement le volatile, qui lui afficha un sourire ravi. Puis il entama la discussion.
« Dis-moi, gamine, tu as un rêve, non ? Tu m’avais dit vouloir devenir écrivaine. »
Elle acquiesça.
« Figure-toi que moi, j’adore chanter. Quand j’étais encore un petit oisillon, j’ai voulu apprendre à jouer du violon, électrique, même. Bon, mes parents n’avaient pas les moyens ni de me payer un violon, ni des cours. Alors j’ai juste attendu que les années passent, pour pouvoir peut-être m’y mettre lorsque j’aurais les moyens. Je voulais rejoindre un groupe de rock, et accompagner la guitare en mettant plein d’effets sur mon violon. Ah, la jeunesse… »
Voilà qu’il rêvassait en se replongeant dans les souvenirs d’enfance… Cela l’amusait beaucoup.
« Enfin bon, si j’avais pu commencer le violon, à coup sûr mes parents auraient voulu que je finisse quoi, conducteur ou chef d’orchestre ? » rit-il finalement.