Le Clan Dolores : plume et aiguille

Chapitre 14 : Chapitre 14 : les narrateurs

28693 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 05/04/2017 20:39

Je m'avançai devant l’un des larges miroirs de la suite pour me contempler de bas en haut. Si quelqu'un m'avait dit qu'un jour je porterais un costume qui coûte l'équivalent du PIB de la Grèce...


« Je l'ai bien cherché, je l'avoue, fit Lysandre en appuyant un peu plus fort sur le sac de petits pois congelés qu'il maintenait contre son oeil gauche.


Je lui adressai un regard aussi glacial que sa compresse improvisée. Adossé au réfrigérateur, il tentait de diminuer l'ecchymose que mon coup de poing avait déjà fait apparaître sur son visage. Je n’y étais pas allé de main-morte.


- Tu étais peut-être le seul mec du lycée que je n'aurais jamais imaginé frapper, lançai-je.

- Et je ne t'aurais jamais imaginé te battre pour quelqu'un d'autre que ton frère. Au sens propre comme figuré.


Tout en arrangeant mes boutons de manchettes, je tentais d'empêcher ma mâchoire de se contracter en l'entendant parler d'Aurore sans la nommer.


Dire que ce Ruben avait réussi à me percer à jour en un seul coup d'oeil.

Et qu'il m'avait fait mettre des boutons de manchettes sans même me le demander...


- On ne peut pas faire de sa toxicomanie un blâme alors qu'elle est elle-même notre drogue commune, fit Lysandre dans un soupir.


Je fis volte-face. Je n'étais pas d'humeur à écouter son charabia.


- Par contre, Père Fouras, si tu veux pas que j'amoche ton autre oeil tu évites de me parler en énigmes.


Celui qui était malgré moi mon rival eut un sourire en coin.


- Je suppose que je dois traduire, railla-t-il.

- Tu te contentes de dire des banalités. Tes tournures de phrases ne sont que des fioritures pour accompagner ce déguisement de poète torturé dans lequel tu vis.


Le sourire en coin de mon interlocuteur se dissipa. Je sentis ma mâchoire se contracter, non pas par colère mais par culpabilité. J'avais horreur de cette haine que je vouais à Lysandre à cause d'Aurore. Même si cette dernière m'avait répété à plusieurs occurrences que j'étais loin de lui plaire moins que lui, je ne la croyais toujours pas. Et elle le savait.

Mais ma jalousie me faisait devenir tout ce que je détestais. Sans jamais avoir fréquenté Lysandre, je me permettais de faire des conjectures, de lui dire ce que j'estimais être ses quatre vérités. Je caricaturais un quasi-inconnu sous prétexte que nous étions tombés amoureux de la même fille.


- Je t'admire, Armin.


J'eus un rictus.

Mon réflexe fut de sortir une cigarette de ma poche. J'appuyai à cinq reprises sur la pierre capricieuse de mon briquet pour enfin l'allumer.


- Tu as peut-être couché avec Ambre, c'était uniquement pour protéger Aurore. Le revers de médaille, c'est que tu t'es sacrifié : elle t'en veut. Ta mise était la même dans tous les cas.


Je mordis ma langue. Je ne supportais pas qu'on me rappelle ma connerie avec la soeur de Nathaniel, en particulier si c'était Lysandre. C'est à cause de ça que je l'avais frappé. Qui était-il pour me donner des leçons de morale ?


- Quant à moi, j'ai tout fait pour enlever à Aurore cette phobie de son propre flanc-droit, et par la même occasion diminuer son traumatisme lié à la mort de Rich. Mais j'avais deux plans : le premier, c'était l'aider à y parvenir en lui montrant qu'elle pouvait me faire confiance ; le second, c'était la laisser se faire espionner, être complice de Ruben, et perdre la confiance qu'elle avait consenti à m'accorder. 

- Il a fallu que je te fasse un coquard pour que tu comprennes enfin qu'on est deux à avoir merdé ? lançai-je.


La sympathie de Lysandre ne faisait que me rendre plus méfiant à son égard. Il essayait de me montrer patte blanche, il voulait me faire comprendre qu'il aimerait collaborer avec moi plutôt que m'affronter.

Mais chaque mot qu'il venait de m'adresser m'était condescendant. C'était comme s'il me montrait de façon latente qu'il savait que je n'étais pas une menace pour lui.

Je ne lui faisais pas peur.


- On a tous les deux été malséants, oui, me répondit-il. Mais si notre but commun, c'est le bien d'Aurore, alors il faut se comporter en adultes. Même si le fait est qu’on est tous les deux en compétition.

- Alors que le moins « malséant » gagne. »


Je passai devant le bar, en direction de la porte d'entrée. J'appuyai légèrement ma cigarette contre le verre de vin de Lysandre, encore à moitié plein, et l'y tapotai à deux reprises pour y faire tomber la cendre.


J'aspirai une autre bouffée tout en lui faussant compagnie.


Une fois dans le corridor, j'appelai l'ascenseur et attendis.


Aucun résultat.


J'appuyai à trois autres reprises sur le bouton gris anthracite. Sans plus de succès. L'ascenseur était hors service. Je haussai les épaules, contraint d'emprunter les escaliers.


Mais mon frère et Rosalya semblaient avoir eu le même problème que moi. Ils grimpèrent les dernières marches avec un air dépité.


« On n'est qu'au quatrième étage, hein, lançai-je en me dirigeant vers eux. Vous ne venez pas de gravir l'Everest.


En s'apercevant de ma présence, les deux entremetteurs eurent un léger sursaut. Leurs regards inquiets me firent comprendre que le problème n'était pas leur endurance physique.


- Il s’est passé quelque chose ? demandai-je en fronçant les sourcils.

- C'est... Aurore a, elle a... »


Alexy ne termina pas sa phrase. Rosa ne l'aida pas plus. Mais je n'en avais pas besoin. Je m'engouffrai dans les escaliers pour arriver au rez-de-chaussée de l’Hôtel.


Elle avait passé sa journée à boire et à prendre de la cocaïne. Tout ce que j'espérais, c'était qu'elle n'avait pas surestimé ses limites physiques.


« Où est Aurore ? interrogeai-je un employé une fois arrivé à destination.


Nous étions là depuis moins de 12 heures, mais ça m'avait suffi pour comprendre que tout le personnel de l'hôtel Talba connaissait Aurore Kruger.


- Euh... bafouilla-t-il.


Son regard bifurqua malgré lui vers sa gauche. En effet, à quelques mètres, j'aperçus Ruben, Dawn et des employés de l'établissement. Une vraie foule s'était formée et m'empêchait de voir ce qu'il y avait en son centre.

C'est pas vrai...


Je me dirigeai vers eux, espérant ne pas la trouver inconsciente ou gisant sur le sol. 


- Bon, ça suffit, ordonna une voix féminine depuis le centre de la foule. Tout le monde retourne vaquer à ses occupations. Allez, allez ! On n'est pas en conférence de presse ! Non mais j'vous jure...


Obéissants, tous les employés de l'hôtel qui s'étaient attroupés devant l'ascenseur se dispersèrent rapidement dans les couloirs. 


Et je pus enfin la voir. Ses longs cheveux brun cendré étaient légèrement décoiffés. Son rouge à lèvres parme s'était estompé sa bouche, et son mascara avait migré de ses cils vers le haut de ses pommettes saillantes. 


Qu’est-ce qui l'avait mise dans cet état ? Et pourquoi Aaron Alami était-il présent ? Je ne me souvenais pas les avoir déjà vu se parler.


Les iris d'Aurore furent interpellées par ma présence. Elle détourna aussitôt les yeux.


- Pas de curieux, j'ai dit ! fit la même femme que tout à l'heure en me voyant m'approcher.

- Laisse-le, maman, la contra Aurore dans un soupir. Je dois lui parler.


Je haussai les sourcils. La mère d'Aurore était son exact sosie, avec peut-être vingt ans de plus. L'homme à sa droite était un immense blond aux yeux bleus que j'identifiai alors comme étant son père. Il dégageait une prestance assez hors norme. Une sorte de charisme glacial et intimidant, plutôt classe.


… Et il me faisait un peu peur.


- Me parler ? répétai-je.

- Est-ce qu'on peut reparler de ça plus tard ? demanda Aurore à ses parents. J'ai un truc à faire.


Elle affichait un air étrangement grave, qui perturba même sa génitrice qui avait pourtant l'air d'une pile électrique. Prenant le mutisme de ses parents pour un oui, Aurore se dirigea vers moi et me prit par le poignet pour m'entraîner dans l'angle d'un couloir plus loin.


- J'ai besoin de savoir si j'ai raison de culpabiliser, me lâcha-t-elle.


Je fronçai les sourcils. 


- Est-ce que tu comptes jouer encore longtemps les inaccessibles ? 

- Explique-moi tout dans un ordre logique, lui indiquai-je. Je suis largué.


Elle prit une grande inspiration.


- D'accord, fit-elle. Je viens de coucher avec Aaron.


Ma mâchoire se contracta avant même que je prenne conscience de ce qu'elle venait de m'annoncer. J'esquissai un mouvement de recul pour m'en aller, mais Aurore m'attrapa par le bras. 


- Je pensais que la meilleure solution, fit-elle, c'était de jouer ton jeu. Tu me fuis ouvertement alors que tu me défends quand je suis absente, je t'ai entendu parler avec Lysandre tout à l'heure, juste avant que tu lui mette un droite. Tu joues un rôle avec moi, et tu redeviens toi-même quand je suis pas là. O-on dirait que ton but c'est que je sorte de ta vie. Alors j'ai essayé de te fuir moi aussi, pour te faciliter la tâche.

- En couchant avec Aaron ?! m'exclamai-je. Je comprendrai jamais comment tu fonctionnes. Arrête de faire de moi ton jouet et dis moi une fois pour toute ce que tu...

- T'as l'air malheureux de m'aimer, m'interrompit-elle. Flaubert souffrait en écrivant, tu souffres en m'aimant.


Mais qu'est-ce qui m'avait pris de tomber amoureux d'une folle des lettres ? Je ne comprenais jamais les exemples littéraires qu'elle donnait pour illustrer ses phrases.


Je ne tentai même pas de répliquer. Aurore savait de toute façon que j'étais d'accord avec elle.

Elle eut un rictus.


- Quand je suis tombée dans les pommes à cause de Rosa, tout à l'heure, je t'ai dit que j'avais fait un rêve, tu te souviens ? m'interrogea-t-elle. Dans ce rêve, il n'y avait pas une seule trace de Lysandre, pas de Ruben, pas de deuil, seulement toi et moi. Et pour une fois, on n'était pas en train de se disputer comme deux gamins.


Elle fit un pas vers moi.


- On faisait ce qu'on a toujours voulu faire ensemble.


Là, je comprenais clairement ce qu'elle disait.


- Quand je me suis réveillée, poursuivit-elle, je me suis pris la réalité en pleine face. Ton stoïcisme, ton inaction. Ton amour pour moi ne se traduit que dans ta colère et le semblant d'indifférence.

- Je suis pas biologiquement fait pour être amoureux de toi. Laisse-moi le temps de m'habituer à aimer la fille la plus dark de tous les temps.


Aurore eut un rire nerveux.


- J'ai tout compris de toi, Armin. T'es aussi compliqué que moi. La colère qui est en toi fait écho à la douleur qui m'habite depuis plus d'un an, t'es une guerre civile à toi seul. T'es persuadé qu'on va souffrir tous les deux. Tu t'es convaincu toi-même que Lysandre serait mieux pour moi, qu'il pourrait réguler mes émotions exacerbées avec son pseudo calme légendaire.

- Sauf que ma hantise, c'est que tu sois avec lui ! répliquai-je vivement.

- Justement ! Ça c'est ton côté humain. Tu es à la fois altruiste et égoïste. Tu veux mon bonheur plus que tout, mais tu penses aussi au tien. Le truc c'est que t'as l'air d'oublier que mon bonheur ne se fera qu'avec toi. 


Ses yeux en amande, délicatement maquillés de fard orangé, étaient mon talon d'Achille depuis le jour de notre rencontre. Je peinais toujours à me concentrer quand elle me parlait. J'étais obnubilé par ce que je voyais. J'avais envie de la prendre dans mes bras.

Mais ma bouche ne pouvait s'empêcher de débiter tout le contraire.


- Je suis pleinement égoïste, Aurore. J'aime être comme ça. Sauf que c'est toi qui es venue tout chambouler. Maintenant, j'ai plus aucune ambition, plus aucun objectif. Tu m'accapares.

- Arrête de jouer les victimes et réponds-moi : est-ce que je dois me sentir coupable d'avoir couché avec Aaron, est-ce que tu vas finir par agir comme dans le rêve que je viens de te raconter ? Ou bien est-ce que je dois faire une croix sur mes sentiments pour toi parce que tu comptes m'ignorer pour toujours ?


Je me mordis la lèvre inférieure et détournai le regard. Mes poumons s'emplirent d'oxygène. Elle me lançait un ultimatum. Soit je surmontais mon blocage, soit elle irait noyer sa déception dans les bras d'un autre. 


- Je suis pas à un rival près, lançai-je. Ta beauté est trop dévastatrice pour que je puisse un jour être certain d'être le seul qui compte.


Aurore était divine. C'était même un euphémisme. Le problème, c'est qu'elle le savait.


- Il t'a fallu combien de temps pour convaincre Aaron de coucher avec toi ? Cinq minutes ?


Elle poussa un grand soupir. 


- C'est ce que je me disais, il t'a fallu à tout casser deux minutes. 


Elle ne répliqua rien et se contenta d'éviter mon regard. Cette attitude prouvait bien que je n'exagérais pas.

Aurore utilisait sans arrêt son pouvoir de séduction. Dès qu'elle parlait à un garçon, peu importe son apparence, son âge ou son orientation sexuelle, elle l'enjôlait. Elle avait même déjà réussi à me faire penser un très bref instant que mon frère lui plaisait. Même avec Alexy, sa voix, son regard, son sourire en coin et sa manie de se mordiller la lèvre, trahissaient ses habitudes.


Mais j'avais rapidement compris que ce n'était pas volontaire, c'était sa manière de vivre. La séduction était en elle. Elle-même ne s'en rendait pas compte. C'était également pour ça qu'elle attisait la haine des autres filles. 


- Je te l'ai déjà dit, Aurore, je ne partage pas.

- Donc la couleur de mes yeux, mes traits, mes courbes ou je sais pas quelle connerie, sont des handicaps qui t'empêcheront toujours de chasser toutes ces questions que tu te poses ? 

- De sublimes handicaps, si ça peut te consoler.

- Sauf que ce sont certainement ces éléments qui t'ont fait tomber amoureux de moi.


Je n'avais même pas envie de répondre à ces bêtises. Si j’avais été attiré par le seul physique d'Aurore Kruger, les choses auraient été infiniment plus simples.


- Tu tournes autour du pot, remarqua-t-elle. J'en conclus que ma réponse ne va pas arriver de sitôt. Maintenant, je dois aller me faire sermonner par mes parents et écouter les inepties que ma mère braira pour exprimer ses remords de génitrice présente seulement à mi-temps. »


Elle commença à s'éloigner assez lentement, comme si elle attendait que je la retienne et lui donne la réponse qu'elle voulait. Mais je fus incapable d'être le héros de comédie romantique qu'elle espérait secrètement.




***




Le cauchemar.

Emmitouflée dans un plaid, Hannah Kruger, ma mère, était allongée sur le dos, sa tête reposant sur les jambes de mon père. Elle tenait dans ses mains une bouteille de Kronenbourg tout en fixant le plafond avec des yeux ronds. 


« Qu'est-ce que j'ai fait de travers ? J'ai fumé une seule cigarette pendant ma grossesse... UNE seule. Et j'ai pas bu UNE seule goutte d'alcool alors que j'adore le champagne...

- Pitié... murmurai-je en levant les yeux au ciel.

- ...Alors comment ça se fait que ma fille me déteste si c'est pas biologique ?! continua ma mère. Pourquoi elle ne me dit rien ?! Est-ce que le destin est contre moi ... ? Et si... et si finalement, contre toute attente et malgré les millions de contre-preuves qu'on peut amasser rien qu'en daignant faire fonctionner sa raison, et si... si Dieu existait ? ... Will ! 


Mon père s'étouffa avec la gorgée de muscat qu'il venait de boire. Dawn et moi primes une grande inspiration. Courage, Aurore, plus que quelques minutes de supplice et tu pourras retourner vaquer à tes occupations alcooliques.


- Je fais jamais Chabbat ! réalisa-t-elle. Et j'adore les côtes de porc. Et je suis tombée en cloque à 17 ans ! Même ce niais de Jésus ne voudrait pas de moi.

- Dieu n'existe pas, Hannah, soupira mon père. Du moins pas plus l'hymen de notre chère fille.

- Papa ! grimaçai-je.


Après m'avoir grillée avec Aaron dans l'ascenseur, mon père avait tenu à me faire jurer en français, en allemand et en hébreu que lui et moi nous étions protégés.

Sauf tout ce que je savais dire en hébreu, c'était « mazel tov » et « shalom ». Mon père avait donc dû abandonner son idée de serment polyglotte.


Quant à ma mère, dès qu'elle était contrariée par quelque chose, elle passait par plusieurs phases toutes plus insupportables les unes que les autres, dans un ordre aléatoire. En l’occurrence, elle s'était d'abord mise colère, puis était arrivée la phase du déni, laissant ensuite place aux pleurs pendant une demie-heure. 

Là, elle était dans sa phase de remise en question. Même si je commençais à saturer de la voir parler toute seule et se faire des reproches en fixant le plafond, je ne regrettais pas la phase des larmes.


C'était la pire des quatre.


- C'est ma faute, conclut ma mère. J'ai été trop carriériste. Une vraie boulimique de travail. Je suis sûre que je suis la seule femme de moins de 29 ans qui a cumulé autant de fonctions en même temps. C'est mon gène juif. Je pense qu'aux sous.

- Tu as 35 ans, Hannah, lui rappela Dawn.

- Ton « gène » juif ? répétai-je en haussant un sourcil.

- Et tu as arrêté tous tes métiers sauf celui d'universitaire il y a quasiment deux ans, souligna mon père.

- J'aurais dû m'y attendre : bien évidemment que ma fille ne me dit rien, nous ignora ma Hannah. Je ne suis jamais à la maison. Moi qui pensais que t'étais toujours vierge !


Dawn se mordit la lèvre inférieure pour s'empêcher de pouffer, sans grande discrétion. Je lui assénai un coup de coude pour qu'elle fasse au moins semblant d'avoir pitié de notre pauvre génitrice.

Ma mère le vit et éclata en sanglots.


Génial. Sa phase larmoyante recommençait. Hannah était carrément gênante quand elle pleurait. un étranger aurait certainement trouvé ce spectacle très drôle, mais pas moi. 

Je déglutis. 

Voir ma mère verser des larmes à cause de moi était une vraie torture, même si la raison de ces pleurs était ridicule.


- Est-ce qu'on peut me dire ce que je fiche ici ? demanda ma soeur après avoir repris sa contenance. C'est pas moi qui ai mis la merguez d'Aaron dans le pain brioché d'Aurore.

- Merci pour cette métaphore, maugréai-je.


Mes parents nous avaient entraînées elle et moi dans une des suites de l'hôtel, au septième et dernier étage. Mon père nous avait présenté ladite suite comme étant réservée à leur nom.


- J'ai loupé toute l'enfance de ma fiiiiiille ! explosa ma mère en versant à peu près dix litres de larmes.


Hannah Kruger avait beau être habillée comme Eva Longoria et avoir assez investi en bourse pour dégager des revenus plus que confortables, sa personnalité était parfois aux antipodes de son allure de femme d'affaires : elle était aussi excessive que sa soeur Agatha, en particulier quand il s'agissait de ses enfants. 

Je me mordis la langue pour contenir la douleur que m'infligeaient ces pleurs. Je n'avais jamais été très complice avec ma mère, mais je me sentais viscéralement attachée à elle, comme si le cordon ombilical n'avait jamais été coupé. Ma hantise était de la décevoir. Pourtant, elle ne m’avait jamais mis de pression.


- Ça va lui passer, nous assura notre père en caressant le crâne de sa femme. Le plus important, c'est qu'aucune de vous ne tombe en cloque.


Et mon père, malgré son allure intimidante, stricte et froide, était bien trop laxiste pour nous donner des limites. Il venait de me choper en flagrant délit avec un garçon qu'il ne connaissait pas, qui plus est dans un ascenseur, et pourtant tout ce qui l'intéressait c'était de savoir si Aaron avait enfilé un préservatif. Lui et ma mère avaient eu ma soeur au lycée, quand ils avaient tous les deux 17 ans. Ça l'avait légèrement traumatisé.

Le truc que je ne comprenais pas, c'était pourquoi ils avaient quand même décidé d'avoir un autre bébé un an plus tard : moi.

Et contrairement à Dawn, je n'avais pas été conçue par accident. Enfin, c'est ce qu'ils disaient.


- Et quant à toi, Caroline Otero, tâche de faire ça dans une chambre la prochaine fois. Et ferme la porte double-tour, me conseilla vivement mon paternel.

- T'es un monstre, Will, sanglota ma mère. Tout ce qui t'intéresse, c'est ta réputation auprès de ce furoncle de Viktor Talba et ses écervelés d'amis milliardaires.

- Ces écervelés sont tous des clients à moi. Et heureusement, parce que je préfère dessiner des résidences secondaires à Monaco plutôt que des cabanons à Dunkerque.

- Excuse-moi, môsieur le grand architecte, mais l'argent n'est pas plus important que voir tes enfants grandir. Regarde la taille des seins de Dawn ! J'ai l'impression qu'hier encore c'était deux minuscules piqures de moustique et maintenant ce sont deux obus ! Est-ce que tu t'es fait poser des prothèses ?


Dawn écarquilla les yeux et croisa ses bras sur sa poitrine pour tenter de la camoufler. 


- Non mais ça va pas ou quoi ? s'indigna-t-elle.


Je pinçai les lèvres.


- J'ai même pas assisté à l'évolution mammaire de ma fiiille.

- Achevez-moi, murmurai-je entre mes dents.

- Moi d'abord, implora ma soeur.


C'était toujours un vrai sketch de voir mes parents se reprocher l'un à l'autre leur attrait pour le bénéfice, alors qu'ils savaient tous les deux pertinemment qu'ils partageaient ce défaut. Plus ils avaient de chiffres sur leurs comptes en banque, plus ils étaient satisfaits.

Ma mère attrapa une autre bière, qu'elle décapsula avec les dents. C'était certainement elle qui avait appris à faire ça à Dawn. Encore un trait de sa personnalité qui dénotait avec son allure raffinée. Rien qu'en observant Hannah Kruger, on devinait qu'elle avait flirté avec le monde de la mode. Ses vêtements parfaitement coupés trahissaient son bref passé de chef d'atelier chez Oscar de la Renta et Vivienne Westwood. Et oui, ma mère avait plusieurs cordes à son arc. 


Quand j'y repensais, toute ma vie, ma mère avait été trop occupée pour s'occuper de moi. J'étais née alors qu'elle venait à peine d'avoir son baccalauréat, mais ça ne l'avait pas rebutée à s'inscrire dans un double cursus. Elle avait suivi une licence et un master de droit extrêmement prestigieux à Assas, en même temps qu'elle suivait des cours à l'école de stylisme d’ESMOD Paris. J'avais à peine 5 ans que ma mère était déjà officiellement styliste. Et il lui avait fallu à peine une année pour faire une ascension fulgurante chez les plus grands et monter les échelons comme personne.


C'était d'autant plus stupéfiant qu'elle avait réussi à rédiger une thèse pour le doctorat de droit qu'elle avait choisi de poursuivre pendant trois années. Elle était directement devenue avocate associée d'un grand cabinet, et en un temps encore plus record, elle avait littéralement évincé les autres par son omniprésence et son ambition. Elle avait fini par racheter quasiment toutes les parts ; le cabinet lui appartenait. Comme si ce n’était pas assez, ma mère écrivait régulièrement pour certains magazines du Condé Nast, en tant que journaliste de mode spécialisée en haute-couture. 


Cette frénésie professionnelle, additionnée à l'écriture de nombreux livres et manuels, empêchaient ma mère de se rappeler qu'elle avait deux enfants. Mon père avait un suivi schéma à peu près similaire : ce génie de l’architecture avait un succès bien trop croissant pour se rappeler de ses deux filles. Et ça avait duré presque 17 ans pour moi, et plus de 18 ans pour Dawn.


Sauf que, contrairement à mon père qui était zen et détaché de tout, ma mère s’inquiétait sans cesse pour nous. Ça ne l’empêchait pourtant pas de continuer à être absente.


- Comment tu peux continuer de privilégier ta carrière alors que notre projet a abouti ? s'exalta Hannah. Notre but, c'était justement de mettre tous nos biens immobiliers à louer pour pouvoir travailler moins et nous occuper de nos filles. Et c’est chose faite !

- Euh, ça sert plus à rien, intervins-je. Dawn est majeure et je le suis dans un an.

- On gagne par mois plus de six fois le salaire d'un ministre rien qu'avec ces loyers ! m'ignora ma mère. C'est pour ça que j'ai cédé mes parts du cabinet d'avocats !


Oh non. 

L'argent que ma mère avait hérité de sa richissime grand-mère, qui avait claqué avant d'avoir le temps de la rayer de son testament, et l'héritage de la mort de Richard Talba, père biologique de Ruben et grand ami de mes parents, leur avait donné une fortune colossale qu'ils s'étaient affairé à placer dans l'immobilier de luxe. Ils avaient pas mal d'appartements à Paris, Lyon, Bordeaux et Rennes, qui valaient un joli pactole. Ils les avaient tous mis à louer pour s'assurer une rente mensuelle, arrêter de travailler, voyager et s'occuper un peu plus de nous. Le plan n'avait pas raté, et en plus le gestionnaire de patrimoine de mes parents était un vrai génie qui avait triplé leur fortune : pas étonnant puisqu'il s'agissait de Ruben lui-même...


Sauf que Willem et Hannah adoraient bosser : mon père parce qu'il était passionné par l'architecture, ma mère parce qu'elle aimait montrer aux hommes un peu plus chaque jour à quel point une femme pouvait les surpasser professionnellement. 

Ainsi, ils avaient remis leurs plans d'oisiveté à plus tard. Entretemps, Dawn s'était faite émanciper pour pouvoir partir à Paris à plein-temps avec Ruben, et je m'étais totalement habituée à la vie sans présence parentale.


Mes parents étaient partis faire le tour de l'Asie pour justement tenter d'oublier les affaires et l'argent, mais aussi pour arrêter de se chamailler pour rien et devenir enfin des adultes normaux. Mais à peine étaient-ils revenus qu'ils se disputaient déjà ; et surtout, voilà qu'alors que j'avais toujours tout fait pour ne jamais savoir combien ils gagnaient, ils me l'annonçaient indirectement.


Je ne voulais pas qu'ils se montrent plus précis, et encore moins entendre à combien leur fortune globale s'élevait. Je détestais les entendre parler chiffres.


- Excuse-moi, Hannah, mais certaines personnes aiment leur métier et ne travaillent pas uniquement pour...

- Et sinon, coupai-je mon père, vous étiez pas censés rester un an et demi à l'étranger ? Parce que là, si mes calculs sont bons, ça fait seulement trois mois.

- Et alors ? On n'a pas le droit de faire une escale en France pour revoir nos maigrichonnes de filles toutes pâles ?! s'insurgea vivement ma mère.


D'accord, peut-être que le tout nouveau bronzage thaïlandais de mes géniteurs nous faisait apparaître légèrement cadavériques en comparaison... Mais c'était légèrement déconcertant d'entendre ma mère nous qualifier Dawn et moi de maigrichonnes alors qu'elle était une vraie brindille.


Elle venait de m'agresser pour me répondre, mais au moins ça l'empêchait de continuer son altercation avec mon père.


- Vous pensiez sérieusement qu'on allait louper un défilé de mode auquel vous participez ? fit ce dernier en s'allumant une cigarette.

- Attendu que vous avez loupé tous mes spectacles de danse depuis mes cinq ans parce que vous travailliez, leur rappela Dawn, oui, on s'en serait littéralement mis la main à couper.

- « Attendu que », répéta ma mère des étoiles plein les yeux. Si ça c'est pas une future magistrate de la Cour de cassation !


Dawn eut un rictus. Elle n'allait certainement pas se lancer dans des études juridiques. Ni des études tout court. Surtout si c'était ce que ma mère voulait.


… Et Hannah semblait oublier que Dawn avait rendu copie blanche à chaque épreuve du bac à cause de la mort de Rich.


- C'est Ruben qui vous a envoyé un faire-part pour vous mettre au courant du défilé ? devinai-je.

- Bien sûr que c'est Ruben, soupira ma soeur.

- Ce n'est PAS Ruben, réfuta Hannah.


Ma mère avait la fâcheuse habitude de sans cesse minimiser l'omniscience de Saint Montepanago. À chaque fois que Dawn et moi nous plaignions de ses manigances de psychopathe et de son don carrément agaçant qui lui faisait tout savoir sur tout, elle tentait de le couvrir. Elle agissait ainsi car elle lui était infiniment reconnaissante de veiller sur nous à sa place. 


- Ah ? s'enquit Dawn. Alors c'est un petit moine Shaolin qui vous a mis au parfum pendant que vous visitiez un monastère du Mont Song ?


Un silence assez gênant s'installa pendant quelques secondes.


- ... on l'a vu à la télé, répondit finalement ma mère d'une petite voix.


Mon père leva au ciel ses yeux bleu métallique. 


- On est passées à la télé ? m'étonnai-je. Je savais pas que le défilé de Leigh faisait parler de lui jusque sur les chaînes chinoises communistes.


Ma mère se mordit la lèvre inférieure et évita soigneusement le regard de mon père, qui la fixait avec insistance en tripotant sa barbe blonde.


- Bon, expliqua-t-il à sa place, votre mère a tenu à faire jouer ses relations pour qu'on ait la chaîne de Sweet Amoris sur la télé de notre hôtel. Sauf que la seule TV dudit hôtel était celle du restaurant. Ce qui signifie que tous les pensionnaires ont dû regarder les infos de votre nouvelle ville dès qu'Hannah décidait de zapper dessus. Et je précise que nous étions les seuls à comprendre le français. 


Dawn et moi nous toisâmes avant d'éclater de rire.


- Excusez-moi de vouloir vérifier qu'aucune de mes filles n'a été victime d'un attentat ou d'une vague d'Ebola ! s'indigna ma mère.

- Même les habitants de Sweet Amoris ne regardent pas la chaine TV de Sweet Amoris ! lançai-je.


Mon père ne faisait aucun effort pour cacher à ma mère qu'il se moquait d'elle.

Elle se remit à pleurer.


Oh non...


À tous les coups, ça allait durer des heures. Tout ce dont j'avais envie, c'était prendre mes jambes à mon cou pour trouver une bouteille de téquila ou de rhum et oublier l'existence d'Armin et Lysandre, mais il était exclu que je quitte cette pièce de mon propre chef alors que ma mère pleurait. C'était un vrai supplice...


- Non ! s'interrompit-elle brusquement. Je n'ai pas déboursé une telle fortune pour ce mascara pour le faire couler comme un vulgaire morceau de raclette.

- J'ai bien peur que tu t'en rendes comptes assez tard, ma chérie, remarqua mon père.


Des marques noires striaient le visage de ma mère de ses cils inférieurs au bas de son menton.


- Je vais arrêter de me plaindre comme si vous étiez le mur des lamentations et je vais redevenir moi-même.

- Tu vas aller t'acheter des Louboutin ? lança Dawn.

- Tu vas aller chez le coiffeur ? devinai-je.

- Je vais aller me prendre une cuite !


Mon père, Dawn et moi lâchâmes un grand « aaaah... » suivi d'un « NON ! ».


- Si ! couina ma mère.


Elle se leva d'un coup, enfila ses escarpins Manolo Blahnik et sortit de son sac à main Hermès des lingettes démaquillantes, un miroir de poche et son mascara Yves Saint Laurent. Hannah Kruger avait toujours sur elle un nécessaire de secours en cas de crise de larmes.


- Hannah, la prévint mon père, si je te retrouve à danser sur le comptoir comme la dernière fois, je demande ta mise sous curatelle !


... Je n'avais même pas envie de commenter cette anecdote.


- N'essaie pas de jouer les procéduriers devant une avocate, Willem, rétorqua ma mère.


Je plaquai ma main sur mon visage. Ma mère finissait toujours par péter un cable quand elle se prenait une cuite.


- Je vous laisse macérer dans vos médisances à mon égard, nous lança-t-elle en finissant de s'appliquer du mascara avant de se diriger vers la porte.


Elle s'arrêta au niveau de la commode à l'entrée, ouvrit le tiroir et en sortit un portefeuille. Elle en extirpa quelques centaines d'euros pour pouvoir financer sa cuite, fit un pas en direction de la sortie, puis s'immobilisa et revint en arrière pour prendre cent euros de plus.

Mon père leva les yeux au ciel.


- À plus tard, nous lança Hannah avec un air suffisant. »


Elle claqua la porte derrière elle.




***




Je poussai un long soupir, las de tenir ce fichu sachet de légumes surgelés contre ma paupière blessée. Je lançai ma compresse improvisée dans la poubelle.


Je passai mon pouce sur ma lèvre inférieure et avançai vers le comptoir pour examiner mon verre de vin. Armin l'avait délibérément confondu avec le cendrier. Quel sens de la mise en scène...


Levant les yeux au ciel, je vidai ledit verre dans l'évier avant de m'en servir un autre.


Lysandre Mogarra, se faire frapper.

Il eut donc fallu qu'apparaisse une créature aussi mystique qu'Aurore Kruger pour que ce scénario surréaliste se produisit.

Je bus une gorgée de vin en fixant le vide.


« Lysandre ? m'apostropha Rosa qui venait d'entrer avec Alexy sans que je les eus entendus.


Je levai la tête vers elle sans me soucier de cacher l'oeuvre d'Armin.

Elle ouvrit grand la bouche et s'avança lentement vers moi sans cesser de fixer mon oeil. Alexy se mordit la langue et détourna les yeux, comme pour empêcher de sortir le juron qui lui brûlait les lèvres.


- Qu'est-ce qui s'est passé ?! murmura-t-elle, abasourdie.

- À ton avis ? fit Alexy. C'est Armin.


Elle aurait dû s'attendre à ce que la bataille implicite pour Aurore devienne explicite.


- Il a un vrai problème, celui-là, s'indigna Rosalya en examinant mon coquard.

- On vient de surprendre Aurore et Aaron en train de baiser dans un ascenseur et c'est tout ce qui te vient ?! explosa le frère d'Armin. « Armin est un méchant garçon qui frappe les beaux poètes mystérieux » ?


Je m'apprêtais à porter mon verre à mes lèvres pour boire une nouvelle gorgée de vin, mais mon geste fut interrompu par cette information jetée à la volée. Je sentis une boule s'enfoncer dans mon ventre et un noeud serrer ma gorge. 

Je déglutis.

Ma raison me força à reprendre mes esprits, et, après une discrète inspiration d'air neuf, je poursuivis mon geste en faisant mine de rien et bus ma gorgée de vin.


- On avait convenu que c'était pas à nous de le leur annoncer ! s'énerva Rosa.

- Et alors ? fit Alexy dans un rire nerveux. Tu vois bien qu'il s'en moque complètement.


Rosalya ouvrit la bouche pour prendre ma défense, mais elle décida de me toiser du regard au préalable. En me voyant fixer le fond de mon verre avec une expression stoïcienne, elle s'avoua que le frère de mon rival avait malheureusement raison.


- Tu dis rien ? s'étonna-t-elle. Je pensais que ça allait au moins t'étonner, te faire hausser les sourcils, te faire un MINIMUM réagir ?!

- Il me semble qu'elle a déjà fait quelque chose dans ce genre, récemment, avec un autre, lui rappelai-je. D'ailleurs Peggy en a parlé pendant au moins trois semaines dans sa rubrique People.


Aurore et Dake ; Aurore et Aaron, où était la différence ? J'avais d'ores et déjà compris qu'elle n'allait pas se forcer soit à faire un choix prématuré entre Armin et moi, soit à rester chaste pendant une durée bien trop longue pour ses appétits.


- C'est différent, là ! insista Rosa. Elle l'a fait à à peine un étage de toi, avec un gars que tu connaissais bien avant elle qui plus est !

- Et alors ? répondis-je. Ni Aaron ni elle ne sont à blâmer puisqu'ils sont tous les deux libres.


Je bus une nouvelle gorgée de vin, ignorant royalement le regard perçant de Rosa, qui secouait lentement la tête en me dévisageant.


- Tant mieux pour toi si ça t'affecte si peu, lança Alexy en s'installant sur un canapé. T'as plus de chance que mon frère qui doit certainement réagir d'une façon bien moins stoïque à l'heure qu'il est.


Il ne le disait pas, mais c'était tout comme : Alexy signifiait que son frère aimait réellement Aurore, et moi pas.

Je n'avais ni l'envie ni la force de nier cette accusation implicite. Elle ne m'atteignait même pas. J'étais passé du moi au surmoi freudien. La raison me faisait prendre d'une manière immédiate de la distance avec chaque allusion à mon rival. Je savais pertinemment que si je passais à l'action pour gagner la primauté dans l'esprit d'Aurore, je gagnerais. Sa faiblesse était le désir, et j'arrivais à le lui faire ressentir à outrance. Utiliser cette arme aurait été malhonnête, pour moi comme pour Armin et elle : je voulais lui offrir un choix équitable. Aurore m'avait fait jadis assez confiance pour me montrer que ses points faibles étaient le corps, le sexe et la lubricité, et il était hors de question que j'utilise ces informations pour l'attirer dans mes filets après ce que j’avais fait.

Sauf si, par miracle, elle faisait à nouveau un pas vers moi.


- Tu vois Lysandre, fit Rosa avec le même regard que tantôt, t'es déjà un vrai dieu de la chanson. Mais en fait ton plus grand talent c'est ton jeu d'acteur.


J'eus un sourire en coin, évitant toujours de la regarder.


- Tu veux faire mine de te retirer de la partie, poursuivit-elle. Tu nous fais croire que tu déclares forfait parce qu'Aurore ne t'intéresse plus. Mais en fait t'es complètement meurtri à chaque fois que tu réalises qu'Armin te rattrape. Tu joues très bien ce rôle, si je te connaissais pas par coeur j'y aurais profondément cru.


Alexy fut interpellé par le sérieux de ma quasi belle-soeur, mais elle n'y porta pas la moindre attention.

Je refusais de lui donner raison devant celui qui allait à coup sûr tout répéter à son frère. 


- Je sais pas pourquoi tu fais ça, fit Rosa, pourquoi tu joues alors que t'es quelqu'un de vrai. Mais sache que quand tu auras définitivement perdu la partie parce que tu auras décidé de te mettre un masque, tes regrets seront plus amers que ce vin que tu fais semblant de déguster depuis qu'on est arrivé.

- C'est parce que je m'abreuve de l'amertume que j'y suis maintenant insensible, répondis-je.


Je bus la dernière gorgée de mon verre et m'en servis un nouveau. Je le levai dans la direction de Rosalya, comme pour le lui dédier.


- Mais tu as raison, Rosa. Je vais arrêter de boire du vin pour aujourd’hui. Il me faut quelque chose de plus âpre. »


Je terminai mon verre en quelques gorgées et les quittai après les avoir salués, fermant sur eux la porte de la suite à mesure que Rosa fermait ses yeux pour calmer son sentiment d'impuissance.




***




« Trois vodka-Coca.


Le barman regarda autour de moi, étonné que je sois seul avec une telle commande.


- Quoi ? maugréai-je, j'ai soif.


Il pinça les lèvres et s'affaira à aller préparer mes verres, alors que je n'avais même pas fini celui que j'avais commandé juste avant.


- Mon poids en whisky single malt, commanda alors une voix féminine à côté de moi. Japonais, irlandais, tibétain, n'importe lequel : je m'en fous.


Mon regard bifurqua vers elle. La mère d'Aurore était décidément similaire à sa fille jusque dans ses goûts en matière d'alcool.


- Armin, je présume.


Elle s'alluma une cigarette. 

L'hôtel Talba, aussi singulier que ça puisse paraître, laissait ses pensionnaires fumer à l’intérieur. Là-dessus, l'établissement avait l'air nostalgique de la législation d'avant 2007.


- Tu ne t'étonnes pas que je connaisse ton nom ? fit-elle.

- Avec un Ruben dans les parages, plus rien ne me surprend, madame Kruger.

- « Madame Kruger »... Même mon banquier m'appelle Hannah, ne fais pas exception à la règle.


La taille des diamants à ses oreilles me prouvèrent que la mère d'Aurore devait en effet avoir d'assez bons rapports avec son banquier pour qu'il l'appelle par son prénom.


- Vous n'étiez pas censée être au Viet-Nam, à Pékin, ou quelque chose comme ça ? l'interrogeai-je après avoir bu une gorgée.

- Notre voyage à mon mari et moi a quelques peu été perturbé par la participation de nos deux filles à un défilé dont on parle même dans Vogue Japon.


J'eus un rictus. Il suffisait que quelques milliardaires financent l'événement pour que le défilé de Leigh ait une publicité mondiale.


- J'ai cru comprendre que ta relation avec ma fille est assez conflictuelle, fit-elle en se saisissant du verre que le barman venait de lui servir.

- J'aimerais bien passer une seule journée sans faire l'objet de commérages, m'exaspérai-je.


Je bus la fin de mon verre d'une traite. Aurore et moi étions du genre à garder trop de secrets plutôt qu'à bavarder. Mais c'était les autres qui s'en chargeaient pour nous. Avec cet entourage, impossible d'empêcher nos vies d'être publiques. 


- Après votre conversation en aparté, ma fille est revenue avec un air complètement dépité. Ça m'a aidé à deviner par moi-même ce qui se passait entre vous. Sans qu'on me le souffle à l'oreille.


Je poussai un soupir.


- Désolé, me confus-je.

- Oh, tu n'es pas obligé de prendre des gants avec moi. J'ai horreur de ces hypocrites qui jouent les parfaits petits gendres, ils me donnent un coup de vieux.


Elle but une gorgée. Je l'imitai, afin de ne pas avoir à meubler la conversation alors que je n'avais aucune idée de ce que je devais dire.


- Et à ta place, j'aurais aussi pensé que la seule façon que j'ai pu comprendre ce qui se passe aurait été que quelqu'un me l'ait raconté. Aurore ne me dit jamais rien, et je suis une quiche en devinettes. Avant de la prendre en flagrant délit dans l'ascenseur avec ce beau gosse ténébreux, je n'étais ni au courant qu'elle n'était plus vierge, ni même qu'elle avait déjà embrassé un garçon.


Je m'étouffai. Elle avait couché avec Aaron dans l'ascenseur ?! C’était pour ça qu’ils étaient tous attroupés devant ?!

Hannah eut un rictus.


- Je suis rassurée de voir que je ne suis pas la seule à qui elle ne raconte pas tout en détail, fit-elle.


Hannah Kruger avait des yeux bleu ciel, mais j'y distinguais aussi un singulier violacé à la Liz Taylor. C'était certainement ça qui avait donné aux iris bleutées d'Aurore ce lilas qui les rendaient si particulières. Elle partageait également avec sa fille ses pommettes hautes, ses joues creusées et son contour du visage marqué. Hannah et Aurore avaient exactement la même couleur de cheveux, contrairement à Dawn qui avait hérité du blond de son père. Les commissures de leurs lèvres partaient légèrement vers le haut, donnant toujours l'impression qu'elles se moquaient de vous.


Hormis la couleur rouge vif qu'Hannah appliquait sur ses lèvres, seul un élément les distinguait : la teinte de leur peau. Hannah avait certainement pris le soleil pendant son voyage avec son mari, mais en faisant abstraction de ce bronzage on voyait que son teint était naturellement olive. Aurore avait une pigmentation plus neutre, mais légèrement rosée : je m'étais toujours dit que l'argent, plus que l'or, devait certainement lui aller à ravir.


- Vous m'avez dit de ne pas prendre de gants, alors je vais être honnête. Si je suis venu là, c'est pour la jouer cliché du gars déprimé qui se prend une cuite pour oublie votre fille l'espace d'un quart d'heure... voire plus longtemps si affinités.


Elle haussa les sourcils et hocha la tête.


- Mais vous ressemblez tellement à Aurore que ma tentative ne se solde que par un immense échec.

- Ah, ma ressemblance avec Aurore...


Elle eut un léger rire.


- Si j'avais eu autant de succès à son âge, j'aurais certainement mieux compris ce qui se trame dans sa vie. Mais hélas...

- Peut-être qu'à votre époque les moeurs étaient moins légères et les hommes moins démonstratifs, raillai-je. C'est vrai que dans les années 20, on était très prude.


Hannah haussa un sourcil et ouvrit grand la bouche, indignée, avant de rire.


- Voilà que, d'une façon étrange et détournée, il me drague à mon tour, fit-elle.

- J'ai certainement plus de chances avec une femme mariée qu'avec Aurore Kruger.


Elle sourit. 

J'aimais bien cette femme. Elle dégageait une vraie élégance tout en faisant de grands gestes et en parlant d'une façon vive et rapide.


- Hélas, ce bar est à tout le monde, reprit-elle. Et malgré que je ne sois pas dénuée d'empathie, je compte bien y rester. Même si cela signifie que tu vas devoir te coltiner le sosie trentecinquenaire d'Aurore pendant le laps de temps durant lequel tu pensais être tranquillement saoul.


Je poussai un petit soupir.


... Elle avait dit « trentecinquenaire » ? La mère d'Aurore avait effectivement l'air assez jeune, mais si elle n’avait que 35 ans et que Dawn avait 18 ans, ça signifiait qu'elle était tombée enceinte à ... 9 ans ?

...


Okay Armin, tu seras nul en maths toute ta vie, abandonne les soustractions.


- Autant mettre ça à profit, déclarai-je. Puisque vous êtes là, vous pourriez m'éclairer.


La mère d'Aurore mima une révérence pour me signifier qu'elle était à mon service.


- J'ai du mal à saisir le principe de cet endroit, précisai-je. Est-ce que c'est un hôtel ou bien le QG d'une multinationale ? Je croise un octagénaire en Versace à chaque couloir, et tout le monde a l'air si stressé que j'imagine que si la cigarette est autorisée à l'intérieur c'est pour modérer les pétages de plomb.

- Admire le spectacle, se satisfit-elle comme si ma question la réjouissait particulièrement.


Elle pivota sur son siège et me fit signe de l'imiter, de façon à ce que je puisse voir l'intérieur de la salle du bar-restaurant. Son index m'indiqua un trio d'hommes d'environ 50 ans, dînant tous les trois à une table malgré l'heure tardive. 


- Côté mur, Arnaud Klarsfeld, 30 millions, commenta-t-elle. Il a fait un prêt étudiant quand il avait ton âge, prétendant à son banquier que cet argent allait servir à payer les frais d'inscription de HEC, sauf qu'il a préféré utiliser les fonds pour investir dans l'immobilier avant d'en devenir un magnat. Le gros chauve aux pores dilatés, face à lui, c'est Olivier Hermès, 213 millions. Son nom de famille est aussi celui de la marque de mon sac à main. Le petit jeune, c'est l'héritier des créateurs d'Auchan, Louis Mulliez : 2 milliards et des poussières. Enfin ça, c'est quand il sera majeur. D'ailleurs, je me demande ce qu'il fiche ici puisque sa famille a préféré s'exiler en Belgique pour échapper à l'impôt sur les sociétés.


Elle m'indiqua du menton un troupeau de nouveaux venus entrant par la porte béante.


- Tatiana Tcheva, à peine 2 millions : elle a épousé un milliardaire du double de son âge avant qu'il pète un infarctus et qu'il lui lègue quasiment tout. Sauf qu'elle a dilapidé les deux-tiers en chaussures, en bouteilles de vin et séjours au spa. Francis Castel, 21 millions : le client préféré du père d'Aurore. C'est lui qui a créé la moitié de toutes ces émission débiles sur NRJ12 dont je préfère taire le nom. Paul Mérieux, 24 millions : journaliste TV depuis 15 ans, et génie de l'économie qui a réussi à placer son salaire en bourse d'une manière outrageusement intelligente. Joséphine, Rémi et Guillaume Louis-Dreyfus, à eux trois plus d'un milliard : même chose que Mérieux pour la bourse, sauf qu'ils ont surtout eu de la chance. Benjamin de Rothschild, 2,9 milliards : son nom de famille exclut le besoin que je t'explique qui c'est.


Elle s'interrompit alors qu'il y avait encore une dizaine d'autres néo-aristocrates qui venaient d'entrer.


- Pouah, je t'épargne ceux-là. Retiens seulement que leurs noms de familles finissent tous par « feld » ou « ski » et qu'à eux tous ils pourraient privatiser Neptune pour y construire une station balnéaire avec leurs milliards de dollars sagement planqués dans des paradis fiscaux.

- Ça ne dérange pas des Rothschild et des Mulliez de voire débouler des lycéens dans leur hôtel préféré ? m'enquis-je.

- Non, puisque Ruben est votre caution.


Je ne pus réprimer un rictus.


- Et combien pèse Ruben ?


Hannah sourit et pivota à nouveau sur sa chaise pour être face au bar. Je l'imitai.


- Pour te donner une idée, fit-elle, si le projet pharaonique que je viens d'évoquer venait à se réaliser, Ruben aurait à lui seul les moyens de racheter Neptune à tous ces guignols et raser leur station balnéaire afin d'en faire un salon de tatouage géant pour marginaux.


Ouais. Ce psychopathe était donc grosso-modo le maître du monde.


- Et vous, combien vous pesez ? m'amusai-je.

- On ne demande jamais à une femme combien elle pèse, enfin.


Hannah m'asséna un coup sur l'épaule avec son petit sac à main noir. Cela me fit manquer de renverser ma vodka, et elle se moqua de ma maladresse.


- Quelques placements financiers, des livres que j’ai écrits et mon cabinet d'avocat m'ont permis de dépasser ce que je pouvais attendre d'un unique salaire de maître de conférence à la fac d'Aix, se résolut-elle à m'avouer, mais sans friser la folie des grandeurs. Je suis issue d'une famille juive, mais de là à confirmer les clichés...

- Aurore a donc une mère qui n'est jamais à découvert.

- En entendant tes conjonctures, on te prendrait presque pour un croqueur de diamants, railla-t-elle.


Elle soupira après un temps de silence.


- Est-ce que tu sais comment elle va ? m'interrogea-t-elle. Depuis la mort de Rich, elle n'a plus voulu voir ni Dawn ni Ruben. Ils ont pourtant grandi en étant soudés comme les doigts d'une main.

- Vous voyez bien que le contact s'est reformé, tentai-je mal à l'aise. C'était une passade.


Je ne pouvais pas faire autrement que rassurer Hannah Kruger. Qu'est-ce que j'allais bien pouvoir lui dire ? Que sa fille se droguait et buvait comme un trou depuis des années ? Qu'elle était arrivée défoncée le jour de sa rentrée ? Que notre lycée était réservé aux élèves avec un physique avantageux ? Que le journal de Peggy publiait quotidiennement des articles à son propos et que son succès représentait pour elle un vrai danger compte tenu des jalousies qu'elle attisait ?

Je mourrais d'envie de discuter de tous ces problèmes avec quelqu'un, mais j'avais bien trop de scrupules pour le faire avec cette personne-là.


- Bien tenté, mais je vois bien que quelque chose est cassé en elle. J'ai la fâcheuse habitude de poser des questions auxquelles je connais déjà la réponse. Et puis je ne devrais pas t'embêter avec mes problèmes de mère absentéiste. 


Hannah me rappelait ma mère. En carrément plus classe, et, j'étais un fils indigne de dire ça, mais en beaucoup plus canon.

Contre toute attente, sa compagnie me faisait un bien fou. Cela pouvait sembler stupide, mais côtoyer quelqu'un qui était au courant de notre relation tumultueuse à Aurore et moi sans connaitre l'existence de Saint Lysandre, m'était thérapeutique.


Son regard fut attiré par quelque chose à l'autre bout du comptoir. 


- C'est moi ou ce jeune homme a une énorme ecchymose sur le visage ? s'étonna-t-elle. »


Je me tournai vers ce qu'elle m'indiquait du menton. Lysandre s'était en effet lui aussi installé au bar, à l'autre extrémité du comptoir, à une quinzaine de mètres de nous. 

Un long soupir émana de mes poumons.




***




« Et c'est pour ça qu'on ne veut SURTOUT pas que vous tombiez en cloque.

- Bon, Willem, soupira Dawn. Si tout ce cinéma c'était un prétexte pour nous faire à toutes les deux un cours de prévention sexuelle, fallait le dire tout de suite comme ça j'aurais simulé une attaque et on m'aurait évacuée.

- Moi j'aurais pas simulé, marmonnai-je. J'ai failli ordonner à mon corps de mourir quand t'as commencé à nous parler de l'endométriose...


Utiliser un mot comme « simuler », qui fait plus ou moins partie du champ lexical du sexe, était une très mauvaise idée qui allait à tous les coups relancer mon père.


- Aujourd'hui, il y a des préservatifs très solides et très fins qui empêchent la fécondation tout en se faisant oublier. Vous vous rendez compte que nos ancêtres devaient utiliser des boyaux de moutons en guise de...

- C'est trop pour moi, déclarai-je, j'me casse d'ici.

- Moi aussi, m'imita ma soeur.


Bizarrement, notre père n'eut même pas de mouvement de protestation pour nous empêcher de nous sauver. Lorsque Dawn et moi tentâmes d'ouvrir la porte de la suite pour partir, nous nous aperçûmes qu'elle était verrouillée. ...Pourtant ma mère n'avait pas fermé à clé derrière elle en partant au bar.

Le rire sardonique de mon paternel résonna dans notre dos. Nous fîmes volte-face, dépitées.


- Comme les voitures, railla-t-il en agitant en l'air une étrange clé.


Au centre de l'objet singulier, un bouton marqué d'un « H.T » initiales de l'Hotel Talba, lui permettait de fermer la porte à double-tour à distance et à volonté.

À moins que ce « H.T » fut un message subliminal qui nous disait « achetez »... Ça aurait été fidèle au légendaire capitalisme de Viktor.


- Mais qu'est-ce que j'ai fait de maaal ?! pleurnicha ma soeur en se renfrognant.

- Bon, les filles. Mettons de côté ces histoires de protection sexuelle. J'attendais de me retrouver seul avec vous pour vous parler.


Ça faisait bien une demie-heure que ma mère était partie, et il décidait de changer de sujet seulement maintenant...


- Hannah m'a interdit de vous en faire part, mais je me vois mal vous l'annoncer à distance quand on sera repartis ou bien vous coller l'info sous le nez à notre retour.


Qu'est-ce que c'était que ce soudain air grave ? J'eus pour réflexe de m'asseoir face à mon père. Dawn se contenta de caler ses fesses sur l'accoudoir de mon siège.


- Après les fêtes, votre mère et moi reprenons le large. Et on ne reviendra pas seuls.

- Tu es devenu polygame ? lançai-je.

- Vous vous souvenez de votre tante Daphné ? m'ignora-t-il.


Euh...


- Non, avouai-je.

- Celle qui est morte, répondit Dawn. C'est à son décès que je dois ma mutation forcée dans ce vieux patelin de Sweet Amoris.


Ah oui...


- Vous savez comment elle est décédée ? nous interrogea mon père.

- J'aime pas les devinettes, me lassai-je. En plus tu sais pertinemment qu'on n'en sait ri...

- Elle est tombée dans le coma pendant son accouchement, me coupa ma soeur. Elle est morte deux ans plus tard, toujours inconsciente.

- Comment tu sais ça, toi ? pensai-je à haute-voix, stupéfaite.


Elle releva ses fesses de mon accoudoir et s'installa sur le fauteuil voisin. Ses sourcils étaient froncés, comme si elle avait déjà deviné ce que mon père allait nous dire.

Pour ma part, j'étais toujours aussi larguée.


- Le bébé a survécu. Il a maintenant deux ans et quelques, et votre mère et moi allons l'adopter.

- Hein ?!!! m'étouffai-je

- Pourquoi vous ne le laissez pas à nos 234 cousines d'Israël ou à cette vieille fille d'Agatha ? s'enquit aussitôt ma soeur.


Son ton suggérait que ce n'était qu'une pure question : Dawn se moquait complètement que mes parents adoptent un bébé, elle ne les voyait qu'une fois par an.


Mon père poussa un soupir.


- Votre mère ne s’est jamais entendue avec sa soeur Daphné. Mais quand Agatha a dû se rendre à son enterrement, elle nous a contactés et nous a dit qu'elle avait eu Daphné au téléphone quelques jours avant son coma, et cette dernière lui aurait avoué que sa soeur Hannah lui manquait et qu'elle espérait élever son enfant aussi bien qu'elle l'a fait avec vous.

- Mais on n'a JAMAIS vu cette Daphné de notre vie, comment elle a pu dire...

- Vous connaissez les Hauffmann, me coupa mon père.


La famille de ma mère était effectivement aussi étrange que pétée de thune.

Mais de là à dire qu'elle nous avait bien élevés alors que les parents de Ruben et surtout Ruben lui-même nous avaient davantage éduquées que nos propres géniteurs...


- Quand votre mère a su ça, elle a tenu à me laisser poireauter tout seul à Séoul pendant qu'elle allait rendre une visite à sa famille à Tel Aviv. Elle a fait des pieds et des mains pour que ses timbrés de parents la laissent prendre en charge le nouveau-né. Son argument le plus solide a été que le bébé serait plus en sécurité en France que dans un pays volé et en guerre.


J'éclatai de rire. Maman avait réellement dit à ma grand-mère que son pays était un pays volé ?! Déjà qu'elle s'était promis de ne jamais retourner en Israël après que sa famille l'a reniée et chassée de Tel Aviv...


- Bien sûr, elle ne l'a pas dit comme ça, fit mon père.


Et merde...


- Du coup, on va avoir un petit frère doublé d'un cousin ? C'est carrément bizarre, grimaçai-je.

- Apparemment, Daphné a elle-même été adoptée par votre grand-mère, nous expliqua mon père. Donc aucun lien de filiation naturelle.

- Mais qu'est-ce que c'est que cette famille ultra compliquée...

- Vous connaissez les Hauffmann, répéta Willem.


Je clignai frénétiquement des yeux. Je ne connaissais strictement rien de ma famille éloignée, qu'il s'agisse de ma famille maternelle ou paternelle.


- D'ailleurs, ce ne sera pas un petit frère mais une soeur. Comme quoi, le chromosome X est greffé à notre karma.

- Tu vas te faire un plaisir de lui donner des cours d'éducation sexuelle dès ses six ans, j'imagine, railla Dawn.

- Dès ses trois ans, corrigea mon père. Elle va faire plus de ravages que vous deux réunies.


Ma soeur et moi nous toisâmes avec un air narquois pendant que Willem se mit à fouiller dans la poche intérieure de sa veste pour en sortir son téléphone. Il pianota rapidement dessus avant de nous le tendre, mais il retira son geste en pointant vers moi un index menaçant.


- Précision qui me paraît évidente, me prévint-il. Pas un mot de cette histoire à qui que ce soit à part Ruben qui sait déjà tout. Et ça vaut pour ton petit-ami, Aurore. J'espère que tu sauras tenir ta langue malgré l'apparente... proximité entre vous.


Mon « petit-ami » ? 

... Aaron ?! 

Mes parents n'avaient donc pas compris que ce n'était qu'un coup comme ça ?


Dawn éclata de rire en voyant mon visage se décomposer, mon père pensa que c'était à cause de sa raillerie et n'y fit pas attention.

Génial, si ma mère avait réagi comme ça en me surprenant avec celui qu'elle pensait être mon copain, je n'osais même pas imaginer sa réaction en apprenant la vérité sur sa fille volage.

Je devais jouer le jeu.


Je hochai la tête pour signifier à Willem que j'acceptais de rester silencieuse. Il retendit son bras pour nous donner son téléphone et nous montrer la photo de notre future soeur adoptive.


- Elle est trooop mignonne ! s'exclama mon père avec une tête de vieux Chibi.


Dawn attrapa le portable, et nous baissâmes nos têtes pour mieux voir le minuscule visage de cet enfant de deux ans et des poussières. 

Des iris noisette, un sourire espiègle, de longues ondulations miel et des sourcils déjà bien fournis mais tout en douceur. 

C'était... 


- C'est pas possible, murmurai-je à l'unisson avec ma soeur.


Cette dernière lâcha le téléphone, qui tomba sur ses genoux, et s'enfonça plus profondément dans son fauteuil avec un air abasourdi. Je repris le portable et zoomai sur l'enfant, incrédule. Mes yeux parcoururent chaque centimètre cube de ce visage poupon. Ce regard mutin m'avait accompagné de ma naissance à mes quinze ans. 


- Bon, les filles, intervint mon père, je sais qu'elle est très jolie, mais de là à en tomber amoureuses...

- Elle ne te rappelle personne, cette gamine ? lança ma soeur d'une voix cassante.


Je jetai un dernier coup d'oeil à la photo, forcée de reconnaître que je ne rêvais pas, et levai les yeux vers mon père. Il se redressa sur son siège et afficha un air intrigué. Je lui rendis son téléphone.


Ma tête fut prise par un lent vertige, que je parvins à minimiser en fermant les yeux. Je sentais mon estomac se tordre dans tous les sens.


- Tu as vu grandir son exact sosie, parvins-je à articuler. Il jouait avec moi à décapiter les Barbie de Dawn. Quand toi et maman décoriez le sapin de Noël, il accrochait les têtes des poupées aux guirlandes. 

- Il avait pris sa première cuite à 6 ans en mangeant volontairement trop de babas au rhum, ajouta ma soeur pendant que mon père examinait la photo. À chaque fois que ton oncle raciste commençait ses discours pro-FN aux repas de famille, il se mettait à chanter le chant des partisans à plein poumons pour que personne n'entende. 


Mon père continua de fixer l'image sans montrer aucune réaction.


- Il s'est arrangé pour montrer ses fesses au public à chaque spectacle de fin d'année, insistai-je après un temps, énervée par son silence.

- Il a vidé tous les tubes de shampooing de chez nous dans la piscine quand il avait quatorze ans. Pas quatre. Quatorze.

- Mais merde papa tu vas dire quelque chose ?! explosai-je en me levant.


Il déglutit et verrouilla son téléphone avant de le ranger dans sa poche. Ses yeux bleu métallisé nous toisâmes une à une. Bouleversée, je me mordais la lèvre de toutes mes forces pour ne pas craquer.

Il passa sa main sur son visage, coudes reposant sur ses genoux. 


- Comment on a pu ne pas le remarquer ? pensa-t-il tout haut. Il est hors de question qu'on adopte le sosie de Richard.

- Si, intervins-je. Vous allez l'adopter.


Dawn et mon père levèrent les yeux vers moi, étonnés. 


- C'est certainement la seule et unique fois où j'ai l'occasion d'en finir pour toujours avec mon blocage sans l'intervention de Ruben. »


Je fis quelques pas en direction de la porte et m'immobilisai devant. Toujours dos à lui, j'attendis quelques secondes que mon père la déverrouillât avec sa clé Talba. Je pus alors sortir de cette suite et aller au bar de l'Hôtel pour combler avec des litres et des litres d'alcool le vide que m'avait rappelé le souvenir de la mort de Rich. 




***




Le barman me servit le verre d'absinthe que j'avais commandé. Certainement étonné par ma paupière blessée, il me fixa brièvement. Je n'y fis pas attention. Il retourna vaquer à ses tâches.


Comme à chaque fois que je voyais ce liquide émeraude, il m'intriguait. Je me mis à l'observer minutieusement.


J'ouvris mon carnet et pris mon stylo.


« Quand la Fée verte revêt la paralysie,

Sardonique, qui la goûte finit voltaïque.

C'est sa douce atonie qui envoûte l'esprit, 

L'excite et l'extasie.


Je levai légèrement mon verre, imprimant de lents mouvements rotatifs pour faire tourner le liquide, puis me ressaisis de ma plume.


La proie de Belle Absinthe est ainsi submergée

Par la vaste étendue de bénis et damnés.

Son âme vogue dans ces flots, à contre-courant,

Pour qu'elle puisse parvenir à la lubricité,

Sainte prostitution et luxure châtiée.


Ma main attrapa à nouveau mon verre et le maintint au niveau de mon regard. Cette fois-ci, mes iris ne virent plus simplement le liquide émeraude de la fée verte dans le contenant en cristal.

Aurore venait d'entrer dans le bar, et je l'observai un temps à travers l'absinthe. Elle était immobile et balayait ses yeux à travers la salle. Isolé dans un coin du comptoir, au fond de la foule, elle ne put pas me voir.

Presque mécaniquement, je me remis à écrire.


Lorsque la Fée Verte chasse dogmes et lois, 

De pouvoir s'affranchir est heureuse la proie.

Mais quand arrive l'aube, il est l'heure de rentrer,

De sortir des ces vagues délicieusement sucrées,

S'assujettir encore à l'Aurore qui nous lie,

Car c'est elle-même qui révulse comme elle séduit.


Lorsque je relevai la tête, Aurore quitta son immobilité. Déterminée, énervée, elle se mit à pénétrer la foule d'inconnus. Chacun de ses pas, certains, rapides, était comme un sceptre scindant la terre en deux. 

Je me remis à écrire.


Son courant harassant crée un grand tourbillon

Dans le firmament déjà ivre des typhons

Son silence stoïque calme aussi la marée,

Donne à la proie d'antagonistes effets.

Schizophrénie perpétuelle, non alternée,

Mais simultanée. 


Elle s'installa au bar, fit la bise au barman qui venait de prendre le relai du précédent -elle connaissait certainement une bonne partie du personnel- et lui commanda à boire. À tous les coups, un Single Malt.


Trop belle pour être tuée,

Trop belle pour être sauvée. 

Elle qui ne veut pas se noyer seule,

Nous attire au fond de son funeste linceul.


Lorsque le barman partit préparer sa commande, Aurore promena ses iris le long de l'étendue de boissons, puis du comptoir. Elle cherchait des yeux un élément à regarder, pas seulement à voir. Son regard fit le tour des personnes installées, puis se posa sur moi. Main entourant déjà le pied de mon verre, je bus une gorgée de fée verte. Elle mira le liquide émeraude et eut un léger rictus, quasiment imperceptible, comme pour se moquer de celui qui, en vain, avait tout fait pour qu'elle se livre « sans whisky ni absinthe » et qui finissait par plonger dans l'océan qu'il lui déconseillait. Ce n'était plus elle qui devait être assistée par l'alcool pour se confier, c'était moi qui devais boire pour jouer un rôle.

Et ne pas me livrer.


Pire est la peur lorsqu'arrive l'Aurore passionnée.

Qui s'empare de l'incorruptible intégrité,

Usurpe coeurs et cierges pour les renverser,

Avant, avec elle, de pouvoir les immerger »


Lorsqu'il s'agissait d'Aurore, j'avais un mal fou à écrire. Elle m'inspirait inépuisablement, et même à outrance. Happé par le flots d'idées que me donnait ma muse par sa présence comme son absence, je ne parvenais pas à coucher sur du papier cette étendue.


Je compris alors que puisqu'Aurore ne respectait pas la bienséance, les moeurs et les règles de conduite, il me fallait transgresser les règles de poésie.

Finis les alexandrins, les sonnets, les rimes suivies et la métrique régulière. Aurore ne pouvait pas être rangée dans des méthodologies scolaires, ni dans des sagesses artistiques. Il fallait déborder.


Je tournai la page de mon carnet et raffermis ma prise sur mon stylo.


« Le paroxysme du Spleen

L'ennui existentiel 

Et la netteté de la barrière floue entre ivresse et vide. 

Abhorrer et adorer l'inabordée, la débordée, l'hybride, 

Plus grand fantasme du moins fantasque des agames, 

Elle agace à chacun de ses sarcasmes, caresse à chacun de ses orgasmes.

Son silence s'élance et emplit tout l'espace. 

Le vil vide devient, par la vicissitude des saisons, le vice vertueux. 

Car l'Aurore blêmit comme elle rougit sur l'horizon qui vacille. 

Sa douleur sculpturale est-elle immuable ? Est-elle de pierre ou bien de sable ? 

À cela, la fugitive ne répondra. 

Elle se tente à être latente et,

Se contentant de notre attente. 

Elle meuble son temps en vidant le nôtre

Avec sa beauté et ses épines, 

Plus fidèles apôtres de la Rose. »


Mais puisqu'Aurore n'était pas constante et changeait de jour en jour, un poème qu'elle inspirait ne pouvait être qu'éphémère. 


J'arrachai la page que je venais de noircir et la roulai en boule.


Écrire à propos d'elle ne devait être que spontané. À quoi m'était utile de garder ces mots lancés à chaud ? Si je les conservais, en les relisant quelques temps plus tard je n'aurais pas reconnu Aurore dans ces vers. Car elle évoluait aléatoirement, sans crier gare, comme mes sentiments pour elle.


Je rangeai mon carnet, pris mon verre d'absinthe et me levai de mon siège pour m'éloigner du comptoir. Un groupe de jazz se produisait sur la scène du bar restaurant de l'hôtel. J'y envoyai ma boule de papier, qui roula jusqu'au milieu de l'estrade, passant entre les jambes des musiciens, qui ne remarquèrent rien. 


Mes poèmes enroulés vinrent se nicher derrière un microphone esseulé.




***




Lysandre buvait de l'absinthe, quelle ironie.

C'était certainement une manière pour lui de fêter sa défaite, de déclarer forfait. Il avait échoué dans sa mission humaniste, préférant laisser Ruben s'en occuper d'une façon bien plus efficace. 


Ruben était toujours le plan B. Et il ne foirait jamais. Il était pragmatique.


« Connaissant ta descente, je t'ai rempli le verre, me dit le barman en me servant. Bois vite, sinon les vieux alcooliques autour vont le voir et être jaloux, et je vais devoir remplir à ras-bord à chaque fois qu'on me demandera du sky.

- Trop aimable, Jonah.


Je bus alors la moitié de mon verre de whisky en une longue gorgée. Satisfait, il me fit un clin d'oeil et partit prendre la commande d'un autre client. J'étais soulagée d'arriver pile au moment du service de Jonah. Seul lui et Mona, une serveuse du même âge que Ruben, me servaient sans me fatiguer avec mon âge et la législation sur l'alcool et les mineurs. Il me suffisait d'être généreuse dans le pourboire.


J'avais vu Armin dès que j'étais arrivée au bar. Je n'avais même pas cherché à voir s'il était seul. Je m'en moquais.

La présence de mes deux prétendants m'était indifférente. J'avais décidé que rien ne pourrait perturber ma cuite. 


Je descendis la fin du verre et hélai Jonah pour qu'il me resserve.


- Pas étonnant que Viktor soit ton plus grand fan, railla-t-il. Tu fais grimper le chiffre d'affaires.

- Si ça rend service à ce crétin, il serait peut-être temps pour moi de penser à arrêter de boire...


Il écarquilla les yeux, impressionné.


- Mais demain, achevai-je en agitant mon verre sous son nez.

- Ben voyons, fit-il en m'en servant un autre avant de repartir.


Je bus tout son contenu d'une traite et secouai la tête pour faire passer la sensation que l'Enfer avait élu domicile dans ma gorge. 

J'avais picolé toute la soirée, mais alors que les effets commençaient à se faire sentir, ils s'étaient dissipés lors de ma rencontre inattendue avec mes chers parents.


Jonah, voyant mon verre déjà vide en passant devant moi, m'en servit six autres d'un coup pour se donner de la marge. Il devait être lassé de me recharger toutes les dix secondes.


C'était triste, je ne me souvenais même plus si j'avais déjà couché avec lui ou bien si c'était Dawn.

Et Hannah et Willem avaient réellement cru d'office que je sortais avec Aaron ? J'eus un rictus.

J'avais de la peine pour eux : ils ne se rendaient compte de rien. Leurs oeillères les avaient convaincus que Ruben avait fait un boulot irréprochable en m'élevant à leur place, ils pensaient que j'étais gentille, responsable et droite. 

Mais je me droguais, je couchais à tout-va et j'étais alcoolique.


Je descendis un autre verre.


Sauf que je ne faisais rien pour leur montrer la vérité. Depuis toujours, je m'efforçais d'aller dans le sens de mes parents et de leur cacher mes démons. C'était donc tout naturellement que j'avais décidé que j'allais trouver Aaron et lui demander de faire semblant d'être en couple avec moi, pour ne pas les contrer dans leur raisonnement. Mais ça, c'était pour plus tard.


J'aurais assumé mes penchants même devant Gandhi. Mais devant mes parents, en particulier ma mère, j'en avais honte. Je me sentais coupable d'avoir été négligée par eux, éduquée par un prince des nuées d’à peine trois ans mon aîné, alors que je n'y étais pour rien.


Je descendis mon quatrième verre de Single Malt.


Je ne m'étais même pas demandé si Aaron Alami accepterait mon idée tordue. Je savais qu'il marcherait dans le plan.


Armin avait raison, il m'avait fallu deux minutes pour le séduire. Et après ? 

Il disait ça comme pour me culpabiliser. Si personne ne disait à une fille qu'elle est belle, celle-ci ne l'aurait jamais su. Je devais ma confiance en moi à mon entourage, pas à mon miroir.


Et avant d'arriver à Sweet Amoris, personne ne m'avait autant répété de l'aube au crépuscule jusqu'où ma beauté allait. Ils l'avaient remarqué davantage que moi-même et en faisaient tout un plat. Comme si correspondre à des critères de beauté éphémères était un exploit ou un crime. Quelques décennies plutôt, j'aurais été considérée comme une fille banale, et pas un canon de beauté.


Je sortis une cigarette de mon paquet de Marlboro.


- Vous auriez du feu ? demandai-je à un groupe de quinquagénaires qui parlaient à côté de moi.

- Bien sûr, répondit l'une d'entre eux en me tendant son Zippo argenté.


Un homme aux cheveux poivre et sel et une femme au regard strict ne se privèrent pas pour lorgner mes tatouages, que l'on distinguait clairement à travers le tissus transparent de ma robe Valentino.

J'eus un rictus, allumai ma clope et rendis le briquet.


Le groupe reprit sa discussion.


- ... et le Poutine qui balance des bombes sur Alep, fit une voix nasillarde.

- Les images parlent d'elles-mêmes, les rebelles sont les résistants, les russes les collabos. Il faut cesser avec les fausses nuances et la langue de bois et oser se montrer manichéen.


Je ne pus m'empêcher de grimacer.


- J'ai l'impression qu'on va frôler la troisième guerre mondiale, reprit la voix dans un soupir.

- Bien évidemment. Heureusement que la France est du bon côté.


Je secouai la tête, dépassée, et bus une autre gorgée de whisky. Entendre des abrutis capitalistes parler de la scène internationale était tout ce qui me manquait pour péter un plomb.


- Si Clinton avait été élue à la place de Trump, on aurait au moins pu être rassuré, lança une femme. 

- Il a fallu qu'ils élisent le porc au lieu de la seule vraie candidate en lice...


« Gneugneugneu ». Trump était un vrai chien, mais comme si Clinton était une sainte...

Et dire que ces gens-là avaient fait des études et devaient être chacun à la tête d'une multinationale.


Je finis mon cinquième verre et bus cul-sec le sixième en espérant que l'alcool monterait assez vite pour m'empêcher d'entendre ces conneries.


- Quand je pense que Fillon, Mélenchon et Le Pen soutiennent Bachar Al-Assad...


Visiblement, j'étais condamnée à fulminer en écoutant cette discussion. Depuis quand Jean-Luc Mélenchon soutenait-il qui que ce soit ?


- Ne me regarde pas comme ça, Benoît, pouffa une femme. Moi je voterai Macron.


Je ne pus m'empêcher de pouffer de rire. Pas étonnant que ces milliardaires soutiennent un golden-boy qui a travaillé à Rothschild et qui confond sa droite et sa gauche.


- C'est clair que c'est le meilleur choix à faire, approuva un autre. Peut-être qu'il n'a pas encore sorti son programme officiel, mais il ne peut pas faire pire qu'Hollande dont les points positifs du bilan sont aussi inexistants que l'éloquence.


Ils eurent tous un léger rire pédant, comme par politesse. 

Hollande était arrivé huitième à l'ENA. Un exploit que personne dans cet hôtel pour nantis n'aurait pu égaler. Mais ça, les médias n'en parlaient pas, ils préféraient commenter l'alignement de sa cravate et sa liaison avec Gayet.


- C'est sûr que, niveau charisme, ça nous change de son prédécesseur, déplora une voix féminine. Si seulement Sarkozy avait gagné la primaire, on...


HOULÀ, je ne pouvais pas en entendre davantage. Je pris tant bien que mal mes trois verres restants et me levai pour changer de place. 

Survolant le comptoir du regard, je vis que le seul siège disponible était celui que Lysandre avait laissé.


En partant m'y installer, je passai entre d'autres petits groupements de bourgeois qui s'improvisaient politologues. J'entendis à la volée les mots « Valls », « Chômage », « Philippot », « Loi travail », « attentats », « terrorisme », « Islam », « castes », « système », « parti », « Constitution », « député », « Alep », « mandat », « pétrole », « USA », « vote », « grands électeurs », « Crimée », « guerre », « élections », « amalgames », « le monde va mal », « je ne suis pas raciste mais... ».


- C'est quoi ce délire ? fis-je à mi-voix en titubant.


Pourquoi tout le monde parlait-il soudainement politique ? En général, ils se contentaient de causer business. Qu'est-ce qui s'était passé dans leurs crânes ? Ruben avait décrété que la soirée aurait pour thème le débat de conneries ?


Je m'installai à l'ancienne place de Lysandre, qui avait déguerpi je-ne-sais-où. Me pensant enfin tranquille, au fond de la salle, je réalisai que je n'étais pas au bout de mes peines.


- De toute manière, déclara une voix derrière moi, il faut avouer que certaines personnes ne peuvent pas comprendre notre système, seulement en profiter. Les personnes aisées ont accès à la connaissance, les pauvres restent en marge et votent pour le plus socialiste sans se soucier des problèmes mondiaux. Ils aiment la démagogie.


Ç'en était trop. Déjà un peu entamée par l'alcool, je bus d'une traite chacun de mes verres et me levai de mon siège.


Je me dirigeai vers l'estrade où le groupe de jazz à deux balles jouait pour la millième fois le thème de Gatsby, et murmurai à l'oreille de l'un des musiciens que Ruben avait ordonné l'interruption de leur prestation.

Pendant qu'ils dégageaient rapidement, je pris le micro.




***




Je vis Aurore s'installer à la place qu'occupait Lysandre quelques minutes plus tôt. Elle avait l'air à deux doigts d'égorger quelqu'un en criant « this is Sparta ». Les trois verres de whisky posés devant elle devaient y être pour quelque chose.


« Ça me fait drôle de voir le succès qu'a ma fille, fit Hannah en buvant une gorgée. Avec deux beaux bruns rien que pour elle, elle doit être comblée.


J'eus un rire nerveux. Elle ne se doutait ni de la candidature de Lysandre au poste de favori d'Aurore, ni du véritable harem qui se formait autour d'elle où qu'elle allait.


La mère d'Aurore laissa vaquer ses yeux le long du comptoir. Aurore était alors en train de descendre chacun de ses verres de whisky avec une rapidité fulgurante. D'entrée, je sus que sa mère ne devait pas voir ça, et tentai de détourner son attention du paysage.


- Et sinon, vous pensez que j'ai une chance ? bafouillai-je.


Certes, j'aurais pu trouver mieux...

Mais au moins, Hannah cessa de parcourir le bar des yeux avant que ces derniers tombent sur son ivrogne de fille, et les redirigea vers moi.


- Eh bien, j'ai comme l'impression que tu ne la laisses pas indifférente, répondit-elle d'un ton expert. Mais je t'avoue qu'elle avait l'air de beaucoup apprécier son petit moment d'intimité avec son copain dans l'ascenseur. Du moins avant qu'on les interrompe.


Son copain ? 


- Aaron ? m'étonnai-je.


La mère d'Aurore pensait vraiment que sa fille était en couple avec lui ? 

Cette famille n'était vraiment pas normale.


- Mais c'est pas du tout son...

- Bonsoir les aristo', m'interrompit une voix familière qui raisonna depuis le centre de la salle. 


Mon regard alla se poser droit sur la place qu'était censée occuper Aurore au comptoir du bar. Elle était déserte. Y trônaient seulement les trois verres de whisky, vides.

Hannah, bouche entr'ouverte, fixait attentivement la scène du bar-restaurant. Un gigantesque milliardaire d'au moins deux mètres m'empêchait de voir ce qui se passait. Sans réfléchir, et sachant d'avance qui parlait, je me levai de mon siège pour m'enfoncer dans la foule.


- Désolée d'interrompre vos fines escarmouches d'esprit, reprit la voix, mais je suis légèrement esseulée dans toute cette marée humaine, et je me sens bien triste de ne pouvoir participer, ou plutôt réagir, au débat incontournable de la soirée. 


Jouant des bras et des coudes pour me frayer un chemin entre les résidents de l'hôtel attroupés un peu partout, je parvins à atteindre la deuxième rangée devant la scène.


- Mais qu'est-ce qu'elle fout là, Kruger ? m'interrogea Pierre Barma, amusé. Elle a bu combien de verres ?


Je ne fis même pas attention à sa présence, ni à celle de Nathaniel, Kentin, Castiel, Violette et Aaron à côté de lui.


- Alors, vous devez vous demander pourquoi une lycéenne bourrée, mineure et, « ô seigneur, tatouée ! » ose se permettre de monter sur scène pour expliquer à des vétérans de la vie et de la banque qu'ils pourraient garder leurs opinions politiques douteuses pour leurs soirées privées au Ritz. Mais j'ai pris l'insistance et le forcing pour de la provoc', et vous entendre parler m'a donné envie de vous répondre. 


Sourire provocateur sur le visage, l'alcoolémie d'Aurore lui faisait faire de grands gestes pour ponctuer ses phrases. Je buvais ses paroles, inquiet de ce qu'elle pourrait dire, pour je-ne-sais-quelle raison.


- Vous êtes des capitalistes en puissance, fit-elle en parcourant la scène d'un pas lent. Et ne me dites pas que c'est logique parce que vous êtes richissimes et que votre PQ est en fibres de soie : ma robe est une Valentino, et pourtant j'espère pouvoir prétendre que je ne suis pas tombée dans les limbes de la crédulité et de la connerie. 


J'examinai du regard les personnes qui m'entouraient. Certaines affichaient un air contrarié, d'autres s'efforçaient de sourire pour faire bonne figure, mais personne ne protestait alors qu'Aurore les insultait. 


- Les bombardements d'Assad et Poutine sur Alep n'ont échappé à personne, j'imagine que chacun d'entre vous a un home cinema privé chez lui en guise de TV. Ces massacres seraient « la seule façon d'éliminer DAESH », fit-elle dans un rictus. Sauf que ce n'est qu'une excuse qui camoufle la vraie raison de ces bombardements : Bachar veut éliminer les rebelles. Ne me regardez pas comme ça, je sais que vous êtes au courant de ces banalités qu'on répète en boucle sur BFM TV. Par contre, ce que vous ignorez certainement, c'est le comportement des rebelles vis-à-vis des civils. Les médias nous font apparaître des martyrs qui combattent bravement leurs assaillants, mais la réalité est que ces rebelles égorgeaient déjà eux-même des enfants, massacraient des familles pour utiliser leurs maisons comme des repères. Ils ne valent pas mieux que l'État syrien ou les terroristes. J'imagine que vous avez dû entendre ces informations quelque part mais qu'elles vous ont échappé... Peut-être comme le fait qu'il y a actuellement des massacres similaires à Mossoul et au Yemen, et que ces atrocités sont accomplies avec l'aide de nos chers amis les USA ?! Est-ce qu'on en parle de ça, sur BFM ? Je ne fais que demander, hein...


Aurore tira une latte de sa cigarette avant de poursuivre.


- La guerre froide n'est pas finie, chers bouffeurs de caviar. Si les médias vous présentent le bloc de l'Est comme une bande de tueurs en série et cachent les ignominies du bloc de l'Ouest, c'est dans la continuité du conflit idéologique. C'est de la propagande anti-communiste et pro-capitaliste pour que la France et l'Europe se rallient moralement aux États-Unis ! Et oui ! Et ça marche sur vous, roooh. Attendez, on résume. Vous avez décidé de ne pas vous mêler de la législation atroce de l'Arabie Saoudite, alliés des américains, qui condamne à la flagellation une personne qui couche hors mariage ou qui boit de l'alcool, vous vous mettez des oeillères quand il faut s'occuper des famines qui déciment des populations tiers-mondistes, vous avez tous fermé vos gueules quand Saddam Hussein a été tué parce qu'il possédait de soi-disantes armes nucléaires prêtes à dégommer le Koweit et bien plus, alors que ce n'était qu'une invention de la fille d'un ambassadeur saoudien pour que les USA puissent s'emparer du pétrole en Irak, et enfin vous n'avez même pas sourcillé quand Adama Traoré a été assassiné. Hum... ça fait beaucoup d'autres atrocités que vous avez ignorées.


Aaron, Nathaniel et Kentin sifflèrent pour encourager l'oratrice improvisée, Pierre filmait le spectacle avec son smartphone.


Puis j'entendis derrière moi des... applaudissements.

Je fis volte-face et vis que Ruben se tenait à l'entrée du bar, frappant dans ses mains d'un air amusé. Simplement parce que môsieur Montepagano avait décidé d'afficher son adéquation avec les propos d'Aurore, les autres l'imitaient pendant qu'ils se faisaient ridiculiser par une adolescente ivre.


- Mais maintenant, fit-elle dans un éclat de rire, maintenant vous choisissez quel bombardement est à bannir, vous suivez cette mode de l'insurrection contre les soviétiques ! Mais enfin meeerde, les gars, arrêtez de choisir un camp et émancipez-vous et des USA et de la Russie ! L'Europe peut à elle-seule former un bloc, mais elle choisit de se subordonner aux américains !


Autre vague d'applaudissements. Consterné, j'étais incapable de faire autre chose qu'observer tour à tour Aurore et l'assemblée.


- Oubliez cette scission entre orient et occident, l'Homme est l'Homme au-delà des frontières géopolitiques, et si l'on ne peut rien faire pour changer les dictateurs et les monarques républicains, c'est qu'on n'est pas forcément mieux. Résistez à la perpétuelle propagande de la néo guerre-froide et faites gagner la « critique dévastatrice » de Balandier ! L'esprit critique se meurt tout en étant à son paroxysme : il y a des clivages entre les matières grises, et ça n'a rien à voir avec votre classe sociale, majestés ! Non : c'est parce qu'on est dans une société d'inculture décomplexée, parce qu'on préfère perdre son temps à parler du burkini plutôt que de continuer de protester contre la loi El Khomri, parce que les problèmes mondiaux qui se répercutent sur nous rendent les gens racistes et aigris, parce que parler une langue moyen-orientale dans un transport en commun devient facteur de regards en coin et de messes-basses ! La destruction massive de la planète, la surconsommation de produits esclavagistes, le fait qu'une bande de Tartuffe tire les ficelles notre pays, l'absence de l'IVG dans la Constitution, ce qui ne serait pas du luxe, l'insécurité de droits qui semblent acquis pour les femmes mais qui pourraient très bien disparaître, le patronat et le patriarcat, la stigmatisation des classes, le cumul des mandats, le fait que notre ministre du travail de sache même pas combien de fois on peut renouveler un CDI, la peopolisation de la fonction présidentielle depuis Sarkozy qui pousse les médias à considérer le président comme une starlette pour faire vaciller l'opinion publique, le fait qu'un étudiant galère à avoir une chambre en cité U alors que d'autres reçoivent 4000 euros par mois parce que papa-maman ont contourné le fisc, ou encore cette CONNERIE de suffrage universel direct de merde qui fait que des gens comme vous votent par cupidité et par mégalomanie pour le trou du cul qui leur ressemblera le plus... et j'en passe parce que je commence à avoir du mal à parler : voilà les véritables problèmes de la France ! Ouvrez les yeux sur votre incompétence à changer quoi que ce soit en restant terrés dans un hôtel mille et une étoiles autour d'un verre de cognac Henri IV Dudognon Heritage. Ne vous improvisez pas spécialistes des relations internationales alors que vous n'êtes que de la merde dans un bas de soie, et laissez-moi boire mon whisky tran-quille. »


J'entendis des applaudissements plus fervents encore. Comme si ces magnats ne comprenaient pas que ce « vous » leur était directement adressé. 

Indifférente à l'apparent succès de sa prestation, Aurore tira une longue bouffée de sa clope. En esquissant un pas pour quitter la scène, titubante, elle sembla attirée par quelque chose à ses pieds. Je plissai les yeux pour mieux voir ce qu'elle voulut ramasser en s'abaissant. Il s'agissait d'une feuille de papier roulée en boule.


Ignorant l'ovation hypocrite qui continuait dans la salle, elle descendit lentement de l'estrade, cigarette en bouche, et défroissa le papier tout en essayant de le lire au fil de ses pas. Mais la lumière tamisée et tout l'alcool qu'elle avait ingurgité l'empêchèrent d'y voir nettement ce qui y était inscrit.


Sa lecture fut immédiatement interrompue par l'arrivée de sa mère. Trop loin pour entendre ce qu'elles disaient, j'eus du mal à comprendre si cette dernière lui passait un savon ou si elle la félicitait. Son visage ne m'aida pas davantage, je ne voyais quasiment rien avec la faible lumière de l'endroit.




***




Je n'arrivais toujours pas à prendre conscience de ce qui venait de se produire.

J'étais parti m'installer sur la terrasse du bar, dont les enceintes diffusaient le son de l'intérieur. Je voulais prendre l'air. Lorsque j'avais entendu la musique s'arrêter pour laisser place à la voix d'Aurore, j'étais retourné dans la salle avant même d'en avoir donné l'ordre à mes jambes.


J'avais donc vu juste depuis le début, Aurore était impénétrable. Mes poèmes la décrivaient tous comme obsédée par ses démons et ses pulsions, mais elle ne regardait pas que son nombril. Parfois, il lui arrivait de ne pas pouvoir supporter d'entendre les âneries des autres, et d'intervenir. J'avais inconsciemment établi dans mon esprit ce que devait être sa journée type : elle se composait de cigarettes, de whisky, d'alcool et de pensées noires.


Mais elle trouvait le temps de suivre assidument l'actualité, de s'en faire une opinion et de s'informer avec minutie. Aurore l'égocentrique cohabitait avec la progressiste.


« C'est moi ou tous ces attardés ont applaudi une gamine qui vient de les traiter de « merdes dans un bas de soie » ? fit Castiel en venant à ma rencontre au fond de la foule, à l'entrée du bar.

- Elle a utilisé une insulte de Napoléon à Talleyrand, répondis-je toujours incrédule. Ça leur a peut-être plu d'avoir fait l'objet de la citation d'un empereur.

- Avec monsieur le dealer qui a tout filmé, ça va certainement atterrir sur les réseaux sociaux.


Pierre était parfois pire que Peggy quand il assistait à un événement singulier.


- Complètement timbrées, les soeurs Kruger, commenta Castiel en s'allumant une cigarette.


Mon regard se détacha de la foule animée qui commentait le discours imprévu, et se posa sur mon acolyte. Son costume était bien trop raffiné pour qu'il ait pu le choisir tout seul. J'en conclus que Ruben n'avait pas offert de petits cadeaux qu'à Aurore, Rosa, les jumeaux et moi. 


- Tu penses que Dawn aurait été capable de faire quelque chose de similaire ? l'interrogeai-je.

- Ouais. Sauf qu'elle aurait aussi montré ses seins.


Castiel le jaloux possessif amoureux d'une exhibitionniste, l'ironie du sort était définitivement contre lui.

Mais puisque j'étais moi-même hanté par une inconstante ayant un penchant pour la polyandrie, je décidai de ne pas lui faire part de cette observation.


- Ces filles adorent faire leurs intéressantes, ajouta le guitariste en soufflant sa fumée.


Je poussai un long soupir.

Castiel ne disait pas cela sans fondement, Aurore l'avait embrassé devant tout le lycée uniquement pour prouver je-ne-sais-quoi à je-ne-sais-qui, mais il ne le savait pas : il avait dû croire qu'elle voulait simplement énerver Ambre et continuer d'être à l'affiche du journal du lycée. 


D'ailleurs, il ne l'avait aucunement repoussée, bien au contraire. Cela signifiait explicitement qu'il avait apprécié le baiser : Castiel ne se privait pas pour rembarrer quand il en avait l'occasion.

Si Dawn ne faisait pas partie du décor, j'aurais certainement pensé que mon meilleur ami avait des vues sur sa soeur. Il n’aurait manqué plus que ça…


Castiel me sortit de mes pensées en agitant sa main devant mes yeux.


- Hey, t'es sous morphine ? l'entendis-je me lancer. Tiens.


Il me donna un petit papier qu'il devait certainement tendre vers moi depuis un certain temps sans que je l'eusse remarqué.


Il écarquilla les yeux lorsqu'il vit mon visage. Jusque là, il ne m'avait pas bien regardé. 


- Attends, c'est moi ou t'as...

- J'ai provoqué Armin, expliquai-je.

- Là on est carrément dans le surnaturel. Je vais lui apprendre à passer ses nerfs sur la personne la plus pacifique de ce putain de lycée.


Il chercha du regard l'auteur de mon coquard déjà naissant, mais j'interrompis son tâtonnement en claquant des doigts pour qu'il redirige ses yeux vers moi.


- Je l'ai provoqué, j'ai dit. 

- Cette fille aura donc réussi à te changer sans même essayer, lança-t-il dans un rictus. Je comprendrai jamais ce que vous lui trouvez de si fabuleux.


Je souris. C'était certainement le seul à ne pas comprendre.

Il reporta son attention sur le papier qu'il m'avait tendu plus tôt et me le glissa dans les mains.


- C'est notre programmation musicale du défilé, expliqua-t-il non sans soupirer.

- Parce que maintenant on décide à notre place ce qu'on va jouer ?

- Ruben, fit-il.


Lui qui était plus que réfractaires aux injonctions et aux ordres, il se pliait aux exigences de Ruben Montepagano. Le protecteur d'Aurore était décidément un vrai magicien.


Je dépliai le papier et parcourus des yeux la liste qui y était grossièrement gribouillée.


- « Ces gens-là de Brel» ? m'étonnai-je de lire en premier. Il me semble que c'était censé être un concert de rock.

- Ruben et Leigh veulent une version à la Noir Désir plus qu'à la Jacques Brel mais en exagérant chaque octave. Bonne chance pour tes cordes vocales.


Je fronçai les sourcils en continuant de lire. Ruben avait au moins eu la délicatesse de garder les morceaux que nous avions déjà répétés.

Mais les morceaux qu'il avait ajouté étaient de grands classiques : Hasta Siempre Che Guevara, Bella Ciao, L'Affiche Rouge. Aucune difficulté pour moi à chanter en espagnol ou en italien : ces deux langues faisaient partie de mes quatre langues maternelles. Mais transformer ces chansons calmes avec des prouesses vocales et de longs solos de guitare était un travail titanesque qu'on nous demandait d'accomplir en quelques jours. Castiel me donna une tape amicale sur l'épaule en guise d'encouragement.

- Mais ça c'est le défilé de fringues haute-couture, si j'ai bien compris, fit-il en retournant la feuille dans mes mains. Le spectacle commencera par celui de lingerie, c'est bien plus affriolant.


On avait en tout au moins quinze morceaux de prévus... En général, les défilés n'allaient jamais au-delà de douze minutes, mais celui-ci allait en durer une bonne quarantaine.


- « Animals de Maroon 5 », « When we were young de Adele », « Toxic de Britney Spears »... Castiel, si c'est une blague, elle est de très mauvais goût.

- Calme-toi, la Callas, railla-t-il. Si j'ai bien compris, Leigh a voulu parodier ce buzz marketing qu'est le défilé de lingerie Victoria's Secret en utilisant le même type de musiques commerciales mais version améliorée.


Pour Castiel, le terme « amélioré » signifiait version rock : avec plus de voix, de solos de guitare et de batterie, une basse saturée et beaucoup, beaucoup de travail.


- Et c'est maintenant qu'on nous montre ça, alors qu'on se casse la tête à créer des morceaux depuis plus de trois semaines ? m'emportai-je.

- Ça nous fera de la matière pour notre prochaine scène, fit-il en haussant les épaules. J'ai aussi halluciné au début, mais on doit s'y faire.

- Comment peux-tu réagir aussi sereinement alors qu'on te demande de jouer du Britney Spears ? Toi ?!


Mon interlocuteur me gratifia de son fameux sourire narquois, avant de me tendre un autre bout de papier. À croire qu'il les collectionnait...


- Je savais que tu dirais ça, s'amusa-t-il tandis que je dépliais la feuille.


Les noms d'une dizaine d'artistes que je connaissais bien sans pour autant apprécier étaient listés.


- Voilà quelques uns des groupes qui ont contacté Ruben et Leigh pour chanter au défilé. Ils se sont fait rembarrer parce que la place était déjà réservée à notre nom.


« Ruben et Leigh »... J'avais malgré moi l'impression qu'en facilitant la tâche de mon frère, Ruben s'accaparait son rêve.


- J'ai donc décidé de cesser de voir ce défilé comme une vraie plaie, parce que si des groupes aussi connus ont cherché à s'y produire, ça montre la vraie opportunité qui s'offre à nous en montant sur scène.


Castiel avait l'air ravi, il parlait comme s'il n'avait compris qu'à moitié l'ampleur de ce show. Il ne réalisait pas l'impact médiatique que cela engendrerait, il ne comprenait pas que si le Victoria's Secret Fashion show avait fait de ses mannequins de vraies célébrités, cet événement ferait de Dawn, Aurore et les autres participants des légendes. Ce qu'il ignorait, comme tous les autres y compris Rosa, c'est que ce défilé de mode n'allait pas être un simple passage piéton de modèles habillés par Leigh. 

Il fallait que je lui avoue ce que mon frère avait prévu. 


- Castiel, écoute, tu...

- Antón Ravel ! m'interrompit Ruben en passant entre mon ami et moi pour rejoindre un jeune homme qui venait d'arriver.


Il m'avait adressé un léger coup de coude dans le bras en me frôlant, pour me faire signe de réfléchir avant de parler. Comment avait-il fait pour entendre notre discussion avec le brouhaha de la salle ?


- Tu comptes accoucher ? me lança Castiel pour que je poursuive.


Je haïssais Leigh de m'avoir mis dans la confidence. J'étais incapable de cacher quoi que ce soit à mon meilleur ami.

Des interviews, des shooting avec des photographes légendaires, des couvertures de magazine : c'était ce qui allait attendre tous les élèves de Sweet Amoris qui participaient au défilé. Des mannequins-lycéens tous plus beaux les uns que les autres, un spectacle engagé politiquement, des messages féministes, tel était le plan marketing de Ruben. Et mon frère en était ravi, il avait toujours rêvé de réformer le carcan traditionnel du défilé de mode. C'était un pari risqué pour lui : soit il faisait un véritable triomphe, soit il se faisait une tonne d'ennemis. Dans tous les cas, il allait entrer dans l'Histoire de la mode.


Mais je devais prendre sur moi pour ne pas tout gâcher en bavardant. Inquiéter Castiel n'allait servir qu'à altérer la qualité de sa prestation. Après tout, Dawn était déjà connue du public grâce à son blog avec Ruben.

Et puisque ce cher Ruben contrôlait tout et se prétendait un homme de parole, il honorerait la promesse faite à Castiel et jouerait de ses talents et ses relations pour minimiser la médiatisation de la soeur d'Aurore afin que cela ne soit pas un obstacle dans sa mission de la reconquérir. 


- Laisse tomber, soupirai-je.


Il eut l'air vaguement suspicieux mais ne m'en demanda pas davantage.

- J'en ai déjà ma claque de cette soirée pourrie, déclara-t-il en finissant sa cigarette. Tu veux monter répéter ? On a du boulot.


J'acquiesçai et lui emboitai le pas pour me diriger avec lui vers les escaliers de l'hôtel, afin de rejoindre sa suite. Mais c'était sans compter sur l'élément perturbateur de service.


- Et non, nous interpella ledit Antón Ravel en nous barrant le passage. Il faut que le maître de la soirée vous accorde son autorisation pour pouvoir quitter la salle.

- Ah ah ah, fit Castiel. Très drôles ces aristocrates.


Il tenta de tracer sa route, mais Ruben fit un pas de coté pour l'empêcher de continuer.


- Les gens civilisés rentabilisent le costume Armani qu'on leur a offert et ne partent pas se terrer dans un coin au lieu de l'exhiber, me lança-t-il. C'est l'usage.


Le cadeau de Ruben n'était donc qu'une façon de s'assurer que nous venions à cette stupide soirée de milliardaires qui n'avait toujours pas commencé à presque une heure du matin.


- Et si j'ai une soudaine envie de te rendre ton présent pour échapper à une seule minute de plus dans ce fumoir grande échelle ? lançai-je en commençant à enlever ma veste.

- Tu serais obligé de rester ici même tout nu, Dawn 2.0, répondit-il dans un sourire.


Il s'alluma une cigarette, comme pour me provoquer par rapport à ma réflexion sur le tabagisme collectif de tous les résidents de l'hôtel.


- Je confirme, ajouta vivement Antón. J'ai organisé cette soirée en l'honneur du défilé à venir, et il est hors de question que les vedettes du spectacle en soient dispensées. 

- Je vois que l'enfant prodigue a fait les présentations, maugréa Castiel en croisant les bras.

- Quelles conclusions hâtives, s'indigna Ruben. Il suffirait à n'importe qui de repérer les lycéens présents dans l'hôtel pour deviner qui fait partie du défilé.


Je le mordis la langue. Ruben avait le don d'être d'une justesse insupportable. Je ne comprenais décidément pas son acharnement à tout contrôler.


- Tu nous crées une programmation musicale complètement tordue mais tu nous empêches de monter répéter à seulement quatre jours du jour J ?! lança Cast'.

- Vous vouliez répéter ? Mais il fallait le dire tout de suite, se réjouit Ravel enthousiaste. Le groupe de jazz a visiblement été contraint de quitter la scène, et ce silence m'ennuie !


On dirait bien qu'il n'avait pas assisté à la façon dont ledit groupe avait été viré de la scène par Aurore.


- Ouais c'est ça, très drôle le chauve.


Castiel n'avait pas tord. Malgré son jeune âge, ce mec n'avait pas un crâne très fourni.


Ruben eut un léger rire. Il fit volte-face et adressa à deux vigiles devant la salle un signe de tête. Ils se mirent alors à grimper les escaliers de l'hôtel sous nos yeux interloqués.


- Vous voyez, ces deux-là ? nous indiqua Ruben. Ils s'appellent Derek et Philippe. Derek a toujours fait énormément de boxe dans sa jeunesse, il a même arrêté ses études pour se lancer dans une carrière professionnelle. Sauf qu'il n'a jamais pu aller très loin malgré la circonférence de ses biceps. Il a donc postulé ici, il y a bientôt deux ans, pour pouvoir payer l'école de son ingrat de fils qui lui coûte une blinde avec son école de commerce. Tout le monde est ravi de ses services. Philippe, lui, mesure un bon mètre quatre-vingt dix-huit et n'a jamais trouvé d'emploi après son doctorat de sociologie. Il a toujours été un pacifiste, mais la tyrannie du patronat et l'exigence systématique d'un trio d'années d'expérience dans le domaine l'ont transformé en brute épaisse. Il y a quelques années, il est sorti de prison pour je-ne-sais quelle violence sur personne âgée. Il dit s'être assagi, mais on sent dans son regard une profonde rancoeur. Bizarrement, son équipier est son parfait inverse : il est doux comme un agneau. C'est cette complémentarité qui les rend si efficaces. Sauf qu'il y a un détail... Ils n'obéissent qu'à moi. Si Viktor, qui est pourtant censé être le grand patron de l'hôtel, leur ordonnait simplement de se poster aux portes de l'établissement pour la soirée, ils l'enverraient paître sans risquer leur CDI ; mais si je leur demandais de m'aider à déterrer un cadavre au cimetière du Père-Lachaise, ils le feraient sans hésiter. Certaines mauvaises langues les qualifient de chiens de garde, je préfère les comparer à de fidèles gardiens de l'ordre. Ils ont d'autant plus de mérite que ce sont les seuls employés de cet hôtel à ne jamais avoir essayé de draguer mes précieuses Aurore et Dawn. Ce sont deux pères de famille aimants et ils ont chacun au moins une fille, alors ceci doit expliquer leur bienveillance. D'ailleurs, l'aînée de Philippe serait une vraie bombe si elle savait s'habiller autrement qu'en Stan Smith et leggings sérigraphiés. Quant à la fille de Derek, elle est carrément moche... mais très bien élevée, ça, on ne peut pas le lui enlever. C'est pour ça que je leur ai financé leurs études, ce qui explique certainement pourquoi leurs pères me sont si fidèles. Mais, détrompez-vous, c'est loin d'être la raison qui m'a poussé à être si généreux : c'est seulement que j'apprécie les enfants bien élevés. Derek et Philippe sont des hommes droits qui sont très à cheval sur l'éducation. Je suis particulièrement satisfait d'avoir trouvé ce combo. C'est rare, de nos jours, de ne rien avoir à redire à ses employés. Surtout que je n'ai même pas besoin de parler pour leur donner une indication, ils lisent dans mes pensées. Ils sont doués, quand même, non ? Et ne parlons pas de leur surprenante facilité à donner des coups dans la jugulaire. Ce sont d'excellents judokas.

- T'es en train de faire quoi, là ? s'échauda Castiel en avançant d'un pas vers Ruben. Tu nous menaces de nous faire mater par tes deux sbires si on te désobéit ?

- Moi ? Oh, pas du tout. J'essayais juste d'attirer votre attention pendant que ces deux-là se rendaient dans ta suite, la 508, où se trouve tout votre matériel pour le déplacer dans la mienne et vous dissuader d'aller répéter ailleurs que sur la scène du bar.


Incrédule, Castiel entrouvrit sa bouche et regarda fixement l'escalier pendant une bonne vingtaine de secondes. Je croisai mes bras et secouai lentement la tête pendant que Ruben et son ami nous faussaient compagnie après que ce dernier m'a gentiment tapoté l'épaule avec sa main baguée d'argent.


Ce n'était pas par hasard que Ruben avait tenu à ce que nous restions ici. Il voulait m'empêcher de me défiler alors qu'Armin et Aurore étaient dans cette pièce. Il faisait toujours tout tourner autour d'Aurore. 


- Qu'est-ce que tu fais ? soufflai-je dans un soupir en voyant mon ami se diriger vers les escaliers.

- Je vais me débrouiller pour trouver la clé de la suite de cet enfoiré et récupérer notre matos. Il a vraiment cru qu'il allait nous pigeonner comme ça ?


Je haussai les épaules. En y réfléchissant, je n'avais même plus envie de répéter. Je m'apprêtais à monter avec Castiel, non pas pour suivre son idée mais pour rejoindre ma propre suite et me coucher, mais je fus rattrapé par mes démons.

Le large miroir du hall dans lequel je me trouvais reflétait l'intérieur du bar, derrière moi. J'y aperçus nettement Aurore et Aaron discuter. Leur proximité physique me rappela leur escapade dans l'ascenseur, et je me souvins que cet épisode avait eu lieu parce que j'étais absent. Comment voulais-je avoir une place si je ne m'arrangeais pas pour la garder au chaud, au moins en témoignant mon existence ? J'avais eu la bêtise de croire qu'il n'y avait qu'Armin et moi qui rivalisions, mais nous étions loin d'être les seuls garçons présents. Qu'est-ce qui obligeait Aurore à nous attendre patiemment ? 


Mais me montrer omniprésent pour elle ne suffirait pas. Je l'avais déçue, et elle me portait bien moins d'estime qu'à Armin. Ruben n'en avait rien à faire de m'aider à la reconquérir, il voulait simplement m'utiliser pour l'occuper. Hors de question que je tombe dans son piège et ses provocations : j'allais me racheter.

Si Aurore ressentait une telle amertume à mon égard, c'était parce que j'avais été moi aussi le sbire de Ruben. Il fallait que je lui prouve que je n'étais pas son pantin.


Je pivotai sur mes talons pour retourner dans le bar, titillé non pas par par l'instinct puérile qui m'ordonnait d'être compétitif, mais par mon envie irrépressible de montrer à Ruben que je ne lui obéirais plus.




***




« C'est bon, maman, j'ai compris.

- Une carrière dans les relations internationales serait parfaite pour toi ! La fac d'Aix est l'une des meilleures dans ce domaine, en même temps c'est compréhensible puisque j'y enseigne.


Je poussai un soupir. Ma mère avait particulièrement apprécié mon petit pétage de câble public. Elle me répétait depuis dix bonnes minutes qu'elle n'aurait pas fait mieux et que ces ignares en col blanc méritaient bien de se faire « démolir comme je l'avais fait ».


- J'ai transmis le syndrome juridique à mes deux filles, se réjouit-elle en me prenant dans ses bras.

- Ouais, non, pas du tout en fait, répondis-je à moitié étouffée par son câlin.


Hannah relâcha son étreinte avec un soupir satisfait, et posa finalement ses yeux sur la cigarette que je tenais dans ma main gauche, mais contre toute attente elle n'en m'en fit pas grief.


- Je t'en pique une, déclara-t-elle en fouillant dans la poche de ma veste. J'en ai marre des Gauloises.


Eh ben... Elle devait avoir sacrement bu pour ne pas me passer un savon en me voyant fumer. Et puis mon coup d’éclat public lui avait mis tellement de baume au coeur qu’elle avait renoncé à se prendre une cuite ce soir. Tant. Mieux.


Je lui tendis mon paquet et lui faussai compagnie avant qu'elle se souvienne que j'avais dit dans mon discours que je buvais du whisky et que j'étais bourrée, ignorant les regards des résidents de l'hôtel qui ne cessaient de me détailler des yeux.


J'aperçus Aaron, Pierre, Armin et les autres au milieu de la foule. Seuls Castiel et Lysandre manquaient. Je décidai d'aller immédiatement faire part à mon pseudo-petit-ami du rôle d'acteur que je lui réservais.


- T'es plutôt sexy derrière un micro, me lança Aaron en me prenant par la taille.

- Et toi t'es pas mal quand t'es dans la foule au milieu de tous ces croulants. Faut croire que le contraste joue en ta faveur.


Notre attitude poussa Armin, qui n'était pas loin, à se rediriger vers le bar, secouant la tête, pour échapper à nos roucoulades. Je sentis dans mon ventre l'énorme poids de la culpabilité, avant de me souvenir de notre conversation. Il n'avait manifesté aucune envie de cesser son comportement stoïque à mon égard, et pourtant il avait eu l'air atterré d'apprendre que je venais de coucher avec Aaron. Il voulait le beurre et l'argent du beurre avec une plus-value. Alors j'allais utiliser la manière forte pour le pousser à sortir de sa zone de confort. Je me comportais comme une vraie garce, mais l'alcool que j'avais bu m'en donnait le courage.


Par-dessus l'épaule d'Aaron, j'aperçus Pierre Barma bouger à mon attention ses sourcils d'une façon suggestive. Je lui adressai un sourire sardonique et lui montrai discrètement mon majeur. Il fit alors mine d'être offusqué et reporta son attention sur sa Violette. 


- J'ai un peu discuté avec tes parents tout à l'heure pendant que tu parlais à Armin, devant l'ascenseur, m'informa Aaron. C'était carrément gênant.

- Tu connais pas la meilleure, lançai-je. Hannah et Willem Kruger pensent qu'on sort ensemble.


Il eut un léger rire, puis retrouva son air sérieux en réalisant que je ne plaisantais pas.


- Attends, c'est vrai ?

- Mes parents repartent dans quelques jours, lui expliquai-je. Ils sont seulement revenus pour assister au défilé. Et...


J'approchai mon visage du sien pour murmurer à son oreille.


- ... je me disais que tu serais plutôt canon dans le rôle du copain factice...

- Donc je dois jouer les parfaits petit gendres jusqu'à ce qu'ils reprennent le large ? s'amusa-t-il.

- Tu pourras essayer d'avoir l'air irréprochable devant eux si ça te chante, mais quand ils seront absents je t'autorise à te montrer bien moins poli.


J'attrapai ses mains et les conduisit bien plus bas dans mon dos, soutenue par l'adrénaline qu'avaient fait monter en moi tous ces verres de whisky. Cela sembla achever de le convaincre...


- Avec plaisir, sourit-il en profitant allègrement de la situation.


Trop facile.


- T'es sûre que ça n'embêtera pas Armin et Lysandre ? s’enquit-il.

- Bien sûr que ça les embêtera. 


Et c'était la partie la plus intéressante. Je ne comptais pas cacher à ces deux-là qu'Aaron et moi faisions semblant, mais me voir avec lui allait certainement les rendre verts de jalousie.

Du moins, c'est ce que j'espérais...


Je comptais sur ce jeu pour me permettre de sonder leur implication, et vérifier que je ne m'étais pas amourachée de deux garçons qui ne tenaient pas à moi. Même ivre, je restais focalisée sur mes objectifs.

Et ça punirait Lysandre pour m'avoir menti, ainsi qu'Armin pour avoir couché avec cette insupportable greluche peroxydée.


- Et si je tombe amoureux de toi, moi aussi ? 


Euh... évite, s'il te plaît.


- Jamais deux sans trois, minaudai-je.


Je devais aller dans le sens d'Aaron pour qu'il soit crédible dans son personnage. Présenter ce garçon à mes parents comme étant mon copain ne servirait à rien s'il ne se montrait pas un minimum sincère. Le but était de les rassurer pour qu'ils repartent tranquilles en pensant que j'avais trouvé quelqu'un qui tenait à moi.

Le fait que je plaise à Aaron m'était utile : hors de question pour moi de lui faire comprendre que ce n'était que sexuel. Ça allait automatiquement se voir. Mais j'espérais tout de même qu'il parviendrait à ne pas s'attacher à moi. Tout ce que je voulais, c'était que la situation entre nous revienne à la normale dès le départ de mes parents. Et puis je l'aimais bien, je n'avais aucune envie de le condamner à m'aimer comme les deux autres. Il n'avait rien demandé.

- T'as disparu de la circulation, mec ? lança Pierre en saluant Lysandre qui venait d'arriver à notre rencontre. À croire que t'as signé un bail locatif pour ta suite.


Le garçon séraphique répondit par un sourire en coin, mais son regard disait bien qu'il n'était pas d'humeur à rire.


- Est-ce que... C'est un coquard ? bafouilla Violette en observant attentivement l'oeil de Lysandre.

- Je cherche Nathaniel, l'ignora-t-il. 


Lysandre posa alors ses yeux vairons sur Aaron et moi. Sourcils froncés, il nous dévisagea de haut en bas. C'était comme s'il voulait intervenir pour nous dé-scotcher l'un à l'autre, mais il n'en fit rien et détourna le regard. Je ne comprenais rien à ce garçon.


- On m'a appelé ? s'enquit le délégué principal, verre de Bordelais en main.

- Est-ce que Castiel t'a montré la nouvelle programmation musicale du défilé ? grommela Lysandre en sortant de sa poche un papier à moitié froissé.

Le beau blond n'eut pas l'air d'avoir été mis au parfum. Il s'empara de la liste et la lut en diagonale.


- On n'a plus le temps de perdre une minute, expliqua Lysandre. Rosa va certainement vouloir reprendre les retouches de nos costumes demain, et j'imagine qu'on va aussi perdre un après-midi pour faire le trajet jusqu'à Vaux-Le-Vicomte. N'importe quelle répétition improvisée nous servira pour avancer. Attends-toi à boire beaucoup de café les jours qui viennent.

- On pourrait aller répéter tout de suite, proposa Nathaniel.

- Justement, Castiel vient de partir en mission suicide pour récupérer nos instruments.


Nath écarquilla ses jolis yeux dorés, mais Lysandre s'abstint de lui expliquer où était leur matériel.


- On m'a dit de jouer sur scène avec les instruments du bar, fit le garçon séraphique. Je ne vais pas me priver. J'ai besoin de renfort.


Lysandre se tourna vers Pierre et Violette et murmura quelque chose à l'oreille de Barma, qui eut une moue amusée avant de hocher la tête. 


- Avec toute cette beuh que tu m'as achetée depuis la seconde, je te dois bien ça, railla le dealer.


Kentin interpella Lysandre, qui s'apprêtait à partir avec Pierre et sa copine timide.


- Je peux vous accompagner à la batterie pour votre répet’ improvisée, proposa-t-il. Je suis pas The Rev mais je me débrouille.

- Ça nous dépannerait, c'est sûr... Mais d'abord, tu te sens d'attaque pour un déménagement ? fit le garçon séraphique.

- Comment ça ? 


Lysandre fit signe à Nath, Ken, Pierre et Violette de le suivre, avant de s'enfoncer un peu plus dans la foule pour s'approcher de la scène. Il les laissa devant l'estrade et partit parler à un groupe de barmen qui avaient fini leur service et fumaient tranquillement une cigarette.


Aaron m'adressa un regard étonné et haussa les épaules.


- Britney Spears ?! lut Nathaniel en passant devant nous pour rejoindre les autres, éberlué par le morceau de papier que lui avait donné Lysandre.


Qu'est-ce qui s'était passé avec leurs instruments ?


En guise de réponse, mes yeux furent attirés comme des aimants vers l'entrée de la salle. Ruben et Antón Ravel y sirotaient du Scotch, attendant impatiemment que le spectacle commence.

Quelle idiote de me poser des questions élémentaires alors que la réponse avait un prénom, des tatouages et des milliards d'euros sur son compte en banque.


- Il faut que je règle un truc, déclarai-je. 


J'abandonnai Aaron pour aller à la rencontre du diable. En chemin, je manquai de trébucher à cause de la démarche titubante que me donnait le whisky.


- Ruben, lui lançai-je une fois arrivée devant lui.

- Princessa ! m'accueillit Antón avec son insupportable accent en me serrant dans ses bras.


Je levai les yeux au ciel en attendant qu'il desserre son étreinte. Antón Ravel était la version espagnole et édulcorée de Ruben Montepagano. Il adorait mettre son grain de sel partout. Ces deux-là dans une seule pièce, c'était toujours un raz-de-marée.


- Ton discours nous a tous émus, railla le castillan. J'ai bien cru que tu allais provoquer un AVC général. Fais attention la prochaine fois : la moyenne d'âge doit être d'environ une centaine d'années ici.

- Si on ne compte pas les call-girls, fit Ruben.

- Qu'est-ce que t'as encore fichu ? les ignorai-je.


Il adressa un regard à Antón, qui s'éclipsa aussitôt pour nous laisser seuls et discuter avec une riche veuve qui passait par là.


- Tu vois, chérie, je n'ai aucune envie de laisser qui que ce soit gagner ton petit coeur inaccessible. Alors pousser tes prétendants à se battre à mort m'arrange tout particulièrement.

- Tu penses qu'obliger Lysandre à rester répéter ici parce qu'Armin se trouve dans la même pièce que moi rendra mon soi-disant choix plus long à venir ?

- Willem t'a dit pour l'adoption ? s'enquit Ruben.


Je sentis automatiquement ma gorge se serrer. Ce n'était ni le moment ni le lieu de me parler de Richard. 


- Le parfait sosie de Rich à son âge, hein ? J'ai toujours su que feu mon frère ressemblait à une jolie petite fille.

- Arrête, murmurai-je.

- J'en conclus que tu n'as plus pensé à ton deuil jusqu'à ce que je t'en parle.


Ruben n'avait jamais eu aucun mal à plaisanter sur la mort de son frère. Toutes les brûlures qu'il s'était infligées en l'apprenant avaient dilapidé sa peine. Ruben s'était résigné. Il se devait d'être fort comme dix pour nous tirer vers le haut au lieu d'ajouter sa douleur à la nôtre.


Il but une gorgée de Scotch et eut un sourire en coin. Il m'attira fermement dans ses bras sans que j'eus ni l'envie ni la force de me débattre.


- Tous les trois, vous êtes un puzzle, me dit-il tout bas. Armin, Aurore et Lysandre. Si l'un d'entre vous manque à l'équation, ça ne fonctionne plus. Alors tes maux les plus profonds refont surface pour combler le vide.

- Pourquoi tu fais toujours tourner toute ta vie autour de moi ?


Il ne faisait rien sans être certain que cela allait jouer en notre faveur. Pour notre bonheur, il était capable de tout, il basait sa vie entière sur Dawn et Aurore Kruger. Il m'avait souvent dit que la vie n'avait aucun sens quand on est déjà beau, blindé d'argent, que l'on a un savoir encyclopédique et que l'on ne croit pas en Dieu. Le but de son existence, c'était nous. Mais pourquoi ?


- J'ai le malheur de ne vivre ma passion qu'à moitié, fit-il. Je ne connaîtrai jamais ce que vous autres appelez l'amour. Je parle de cette attirance physique et chimique entre deux individus. Je suis spirituellement amoureux de Dawn et toi, mais mes instincts libidineux sont indifférents à vos charmes pourtant si exacerbés. Vous titillez autant ma libido que le ferait un sandwich. Pour assouvir ma sexualité, je peux me rabattre sur d'autres individus, mais rien de plus. Je n'aimerai jamais personne comme je vous aime vous. Et vous ne m'attirerez jamais sexuellement. C'est l'amour le plus fort que l'on puisse éprouver. Je veux sans cesse vous combler davantage, encore et encore. Mais puisque j'ai tous les moyens d'y arriver immédiatement, je préfère faire durer. Parce que lorsque vous arriverez au bonheur ultime, je ne pourrai plus rien faire pour améliorer cet état, il sera à son paroxysme. Et nos vies à tous les trois seront vides de toute substance.


C'était pour ça que Ruben s'arrangeait pour nous faire tour à tour le détester puis l'aimer aveuglément.


- La vicissitude est le meilleur des délices, murmura-t-il à mon oreille.


Quant à Lysandre et Armin, Ruben les utilisait pour me sortir de l'océan de tristesse dans laquelle m'avait plongée la mort de Rich.


- Quant à tes deux amoureux, corrigea-t-il comme s'il avait lu dans mes pensées, ils sont le moyen le plus lent et dense de te rendre heureuse à petit feu sans te faire parvenir à l'Idéal.


Ruben se sentait béni que je sois tombée doublement amoureuse. Ma stagnation entre deux garçons m'obnubilait comme elle m'ennuyait. Ce n'était ni noir, ni blanc. 

Et Ruben adorait les nuances de gris.


- Tu exècres la routine, poursuivit-il. Tu es une Bovary. La stabilité te va mal au teint. »


Il me libéra de son étreinte et me caressa affectueusement la joue. J'entendis alors une voix résonner dans le bar-restaurant.

Je fis volte-face et me renfonçai dans la foule pour m'approcher de l'estrade.




***




Qu'est-ce qu'ils avaient tous à vouloir monter sur cette scène ? On aurait dit un spectacle de fin d'année.


« Il semblerait que les musiciens qui jouaient il y a quelques minutes aient eu un contretemps, fit Lysandre dans le micro pendant que Nath accordait la guitare et que Kentin se dirigeait vers la batterie.


Tu parles. Aurore les avait fait dégager pour la laisser faire son discours politique. Ces abrutis étaient partis en croyant certainement qu'ils avaient été virés, alors qu'ils auraient très bien pu continuer de jouer après le pétage de câble de Miss Kruger.


- Nous allons faire notre possible pour meubler le silence qu'ils ont laissé...


Ils allaient jouer ici ? 

Déjà, ça c'était bizarre, mais pourquoi Violette, Pierre et Kentin étaient-ils sur scène avec Nathaniel et Lysandre ? Et où était passé Castiel ?

Kentin prit ses baguettes et frappa à deux reprises dans l'une des cymbales de la batterie, mais Lysandre se tourna vers lui et lui indiqua de s'arrêter d'un geste de la main.


- Mais dans la suite 407, ajouta-t-il dans le micro.


Dans notre suite ?


Violette débrancha les câbles de chaque instrument, que Pierre récupéra alors que la basse était encore sur lui. Kentin et Nathaniel s'échangèrent un regard et haussèrent les épaules avant de démonter ensemble la batterie. 

Lysandre fit un signe du menton à un groupe de serveurs, qui montèrent sur scène et aidèrent tout ce beau monde à porter les instruments, les amplis et les pédales. 

Quand l'un des serveurs passa devant Lysandre pour descendre de l'estrade en portant la grosse caisse de la batterie, je réussis à distinguer mon rival glisser un billet vert dans sa poche. Qu'est-ce que c'était que spectacle ?


- Un whisky sec, indiquai-je au barman qui me tendait l'oreille.


Alexy, Pierre et moi étions les seuls de ma classe à être majeurs. J’allais donc allègrement rentabiliser cet open bar.


En un clin d'oeil, Lysandre et les autres avaient tous quitté la scène, qui était désormais vide de tout instrument. Même le micro avait été embarqué. La foule se scinda en deux pour les laisser quitter la salle avec tout le matériel.


- Bouh, fit une voix dans mon oreille.


Je sursautai, ce qui sembla amuser Ruben. 


- Quel sale petit voleur, railla-t-il en observant Lysandre quitter la salle.

- Qu'est-ce que tu veux ? l'interrogeai-je dans un soupir.


Je reportai mon attention sur mon verre pendant que Ruben s'installait sur le siège à ma droite.


- Te faire remarquer que tu es en train de gagner par forfait.

- Mais pourquoi tout le monde parle avec des énigmes, ici ? maugréai-je.

- Tu n'as jamais entendu parler du Lord Henry Wotton d'Oscar Wilde ? s'étonna-t-il avec un sourire narquois. Les tournures de phrases atypiques sont le meilleur camouflage des propos immoraux.


Je décidai de renoncer à déchiffrer ce que me disait ce psychopathe.


- Lysandre et son joli coquard naissant ont décidé de me désobéir, expliqua Ruben. Soit il montait sur scène pour envoûter Aurore à travers le micro et te faire oublier, soit il suivait ce courageux Castiel pour récupérer leur matériel séquestré dans ma suite personnelle gardée par mes hommes de main. Il a choisi de dépouiller l'hôtel et échapper à la petite guerre froide que vous vous vouez pour les beaux yeux de ma protégée.

- Tu t'arrêtes jamais d'être bizarre ?


Ruben eut un rictus.


- Selon toi, si Lysandre chantait ici, ça lui aurait permis de marquer des points avec Aurore ? Tu crois que Lysandre dégage des phéromones dès qu'il prend un micro ? Et puis déjà qu'est-ce qui te dit qu'elle se serait pas exilée aux toilettes avec Aaron au milieu de la chanson pour finir ce qu'ils ont commencé dans l'ascenseur ?

- Oh, tu n'as toujours pas compris quelle est la meilleure arme de ton adversaire ? fit Ruben.


Le barman posa devant lui une bouteille de whisky toute neuve avec un verre vide. Ruben n'avait même pas commandé. Il avait seulement dû s'asseoir pour qu'on s'empresse de le servir. 

Dans cet hôtel Versaillais, il était le Roi Soleil.


- Lysandre et Aurore ont une sorte d'alchimie sexuelle. C'est comme si leurs corps étaient tombés amoureux l'un de l'autre avant leurs âmes. Ils ont eu à de nombreuses reprises l'occasion de travailler en binôme pour votre ridicule journal du lycée... mais ils étaient plutôt du genre à faire ça dans un lit.


J'eus un haut-le-coeur qui n'avait rien à voir avec l'alcool. C'était impossible qu'Aurore ait fait ça avec lui. Elle me l'aurait avoué, ou bien je l'aurais vu. Elle m'avait tout de même annoncé avoir couché avec Aaron à la minute où elle m'avait croisé...


- Dis moi qu'ils n'ont pas couché ensemble, vérifiais-je néanmoins.

- Voyons... C'est beaucoup plus subtil que tu l'imagines, reprit Ruben.


Il se servit un verre de whisky et le porta à ses lèvres.


- Ils ne se sont même pas embrassés. À part cette fois où Aurore avait bu de l'absinthe. Mais ça... il me semble qu'elle te l'a raconté quand elle croyait que tu étais seulement son ami. 


Je n'en revenais pas... C'était Castiel qui m'avait soutiré ces informations quand on s'était mis à traîner ensemble. 


- En fait, moi aussi tu m'as fait espionner, compris-je dans un rire nerveux.

- Lysandre mène Aurore à la baguette dès qu'il a envie de se montrer enjôleur, m'ignora-t-il. Il suffit qu'il lui jette l'un de ses regard ténébreux pour qu'elle fonde littéralement et soit dans un état d'hypnose avancé. Et n'en parlons pas quand il enlève son t-shirt.


Un rictus m'échappa. Les hyperboles de Ruben étaient flagrantes.


- J'te connais pas depuis très longtemps, mais j'ai compris que tu fais jamais rien sans arrières pensées, lançai-je. Alors j'imagine que si tu viens de me dire ça c'est uniquement pour me provoquer. Tu penses vraiment que je vais te prendre au pied de la lettre ?

- C'est toi qui vois, s'amusa-t-il. Mais sache que Lysandre est bien plus doué que toi pour lire et écrire entre les lignes. Non seulement il n'a pas obéi quand je lui ai enjoint de rester dans cette pièce, mais en plus il a volé les instruments de l'hôtel pour me rendre la monnaie de ma pièce. 


Mais pourquoi ils réfléchissaient tous d'une façon aussi compliquée ? Pourquoi voyaient-ils tous des symboles partout ?


- Et donc ça voudrait dire que Lysandre vient d'abandonner sa rivalité avec moi ? compris-je. Tout ça parce qu'il a quitté la pièce ? Tu t'es pas simplement dit qu'il voulait répéter, ou bien que ça lui a pas forcément plu que tu voles son matériel, et qu'il voulait te montrer que t'allais pas t'en tirer comme ça ? Et puis qui te dit qu'il n'a pas seulement saturé de voir Aurore flirter avec Aaron ?


Ruben eut un rire théâtral, entre sadisme et l'hilarité. Il s'alluma une cigarette et vida son verre de whisky.


- Personne ne surévaluera jamais mes facultés déjà au paroxysme de l'omniscience, fit-il avec un sourire en coin. Alors je ne vais pas t'en vouloir de les sous-estimer. Mais après que je t'ai prouvé que je lisais en toi comme un livre ouvert, tu devrais déjà avoir compris que je ne me trompe jamais. Tu as dû te rassurer en te disant que j'étais seulement observateur, perspicace. Mais mes aptitudes relèvent du don, et tu n'as aucune idée de jusqu'où elles peuvent aller.

- Et sinon, ça te dirait de te faire prescrire des doses d'humilité ?

- Ta carapace ne t'immunisera pas, assura-t-il. Je n'ai pas d'angle-mort.


À mon tour de rire au nez de Ruben. Je secouai la tête. Il était vraiment en train de m'expliquer qu'il avait des sortes de pouvoirs magiques ?

Mon interlocuteur me laissa me moquer de lui quelques secondes de plus, puis il pivota sur son siège pour se tourner vers moi. Je ne quittai pas des yeux mon whisky, que j'observais en attendant que Ruben débite une autre énigme. Mais sa main baguée entra dans mon champ de vision, son index et son majeur pointés vers le haut. Il se mit à les balancer de droite à gauche.


- Suis-les du regard, m'ordonna-t-il calmement.


Tout ce qui se trouvait autour de cette main devint progressivement flou, le bruit de la salle, les voix des résidents de l'hôtel, avaient disparu au profit de celle de Ruben, qui continuait de balancer ses doigts à un rythme parfaitement régulier.


- Les choses que je vais te dire maintenant ne sont pas des ordres mais des prévisions, des explications qui vont t'aider à comprendre ce qui va t'arriver. Je vais anticiper sur ce que tu vas ressentir vis-à-vis de Lysandre et Aurore dans les prochaines heures. Et tu ne te souviendras de rien de ce que je t'aurai dit, jusqu'à ce que ces prévisions finissent par se réaliser devant tes yeux. À chaque fois que ce que je t'annoncerai se déroulera effectivement, tu te rappelleras de chaque phrase correspondante que j'aurai prononcée. Mais tu ne te souviendras pas que c'était moi qui te l'avais dit.


Ruben n'avait même pas eu besoin de m'endormir pour m'hypnotiser.


- Je sais que tu vas continuer à jouer l'indifférence avec Aurore alors que tu es prêt à tout pour elle, reprit Ruben. Tu ne pourras jamais t'expliquer ce blocage d'une façon logique et morale, car même toi tu ne te comprends pas. Et ledit blocage va aller crescendo, encore et encore. Tu vas fuir Aurore au lieu de lui donner ce qu'elle veut. Je sais que Lysandre, lui, a perdu espoir. Il s'est convaincu qu'Aurore lui en veut bien trop d'avoir été mon complice pour que les choses reviennent à la normale entre eux. Il se montre donc distant avec elle, sauf quand il s'agit de lui faire la morale à cause de la drogue. Parce qu'il a un passé de drogué et qu'il a peur pour elle, pauvre bichon. Parce que lui aussi l'aime comme un fou. Et ça, Aurore n'en a aucune idée.


Je ne pouvais pas m'arrêter de fixer le bout des doigts de Ruben, qui continuait de bouger comme le balancier d'une horloge. C'était comme si mes yeux essayaient de sortir de leurs orbites pour se rapprocher encore plus de cet élément mobile. 


- Mais je sais aussi que viendra le moment où Aurore comprendra les vrais sentiments de Lysandre. Et là, tu vas assister à un spectacle insoutenable : ton rival va redevenir lui-même, il va se remettre à jouer de ses atouts séraphiques pour envoûter Aurore et lui faire oublier ton existence dès qu'il s'approchera d'elle. Puis je sais qu'en sortant de cette ivresse, Aurore se rappellera de toi et se mettra à culpabiliser. Elle cachera son corps pour ne pas vous tenter tous les deux. Et la pudique compatissante remplacera la cruelle enjôleuse. Sauf que ça ne suffira pas à étouffer les hurlements de passion silencieux qui surgiront à chaque fois que Lysandre et elle se regarderont. Et pendant ce temps, tu resteras impuissant en assistant à l'expression de cette alchimie. Parce que je sais que tant que tu n'auras pas trouvé la vraie source de ton blocage, tu resteras spectateur de la vie d'Aurore Kruger. En attendant, je m'amuserai un peu avec vous tous. Les psychotropes sont les meilleurs outils pour réveiller les personnalités... ou les endormir.


Subitement, Ruben immobilisa sa main. Il décolla son index et son majeur et les détendit.

Les sons revinrent petit à petit à mes oreilles, et le décor retrouva sa netteté. Mes yeux se détachèrent enfin de cette main. Ruben descendit de son siège et regagna le fond de la salle, me laissant seul en compagnie de ma tête lourde, sa bouteille de whisky et son paquet de Gitanes.




***




« Bon, j'ai fait tout mon possible mais ce Derek et ce Philippe ont vraiment un caractère de merde.


Nathaniel toisa Castiel du regard. Il posa l'une des caisses de la batterie à terre et se tourna vers le guitariste.


- Tu ne sais absolument pas mentir, Castiel, lança le délégué principal. Ç'en serait presque touchant.

- J'ai encore les photos de toi torché et en caleçon à ta soirée bidon d'il y a deux mois, alors évite de la ramener.


J'eus un rictus. Si Nathaniel avait su que Castiel était en fait assez bon comédien pour avoir été employé par Ruben et s'infiltrer en agent double dans la vie d'Aurore sans qu'elle remarque le manège...


- Qu'est-ce que c'est que... 


Mon meilleur ami s'interrompit, et son visage se fendit d'un sourire immaculé.


- Non... Vous avez quand même pas...

- Volé tous les instruments du bar ? le coupa Kentin. Si.

- Comment ai-je pu ne pas y penser ? s'amusa Castiel en attrapant l'une des guitares installées dans un coin.


J'installai le micro et me mis à ajuster le pied pour qu'il soit à ma taille.


- Bon, et sinon, fit Nath. C'était une blague, tout à l'heure, hein ? On ne va pas vraiment devoir jouer du Britney Spears ?

- Si, soupirai-je.

- Et du Adele, renchérit Castiel. Et du Marron 5. Et même du Lady Gaga.


Je pinçai les lèvres. Si Ruben avait enfermé nos instruments dans sa suite, c'était pour s'amuser un peu et voir la réaction d'Armin si je décidais de chanter sur scène. Mais ce n'était pas uniquement pour ça qu'il avait ajouté à la dernière minute toutes ces chansons à notre liste de répétition, cela aurait été ridicule. 

Ruben voulait certainement que j'aie assez de travail pendant les prochains jours pour que je passe mon temps à répéter avec Castiel et les autres. J'avais compris qu'il voyait dans cette rivalité entre Armin et moi un immense potentiel : le but premier de Ruben était de faire du deuil d'Aurore un deuil normal, et non plus une obsession qui la submergeait. Sauf qu'Armin et moi ne nous impliquions pas assez à son goût, en particulier Armin, qui se défilait un peu plus à chaque seconde.


Et surtout, Ruben redoutait que je me remette à exploiter cette alchimie que j'avais avec Aurore, cette emprise physique et sensuelle que j'exerçais sur elle. Il craignait que cela précipite son choix, que cela lui fasse oublier Armin, et que la meilleure distraction que Ruben avait trouvé pour faire oublier à Aurore la douleur de la perte de Rich, c'est-à-dire notre triangle amoureux, se transforme en couple. En m'occupant avec le concert du défilé, il faisait en sorte que je sois encore moins présent dans le champ de vision d'Aurore, tout comme dans son esprit. À tous les coups, il allait s'arranger pour pousser Armin à arrêter de fuir sa protéger.


Mon idée de déplacer les instruments du bar au lieu de jouer devant Aurore était une rébellion envers Ruben, et pas seulement parce que j'avais volé les instruments : j'avais indiqué aux autres de monter le matériel dans notre suite, à Aurore, les jumeaux, Rosa et moi, la 407, et pas dans celle de Castiel où nous répétions habituellement. Hors de question de me montrer servile face à Ruben Montepagano, qui avait manigancé pour m'éloigner d'elle. J'allais me rendre aussi visible que possible aux yeux d'Aurore, mais pas pour l'attirer vers moi et tenter d'évincer Armin : je voulais seulement désobéir au prince des nuées. 


Mais, quelque part, je rendais service au plan de Ruben. Il voulait que mon rival et moi prenions des initiatives.


Armin et moi étions des pantins qu'il animait à sa guise.


- Je viens de recevoir un SMS d'Aurore, s'étonna Nathaniel. Apparemment, Ruben veut me voir...

- Le délégué principal convoqué pour la première fois de sa vie dans le bureau du directeur, railla Castiel.


Nath relut le texto d'un air abasourdi. Aurore ne lui avait pas adressé la parole depuis des lustres, alors pourquoi était-ce elle qui lui écrivait ?


Je secouai la tête pour chasser ces questions de mon esprit. Je devais cesser d'être accaparé par elle, même si elle était ma muse. Ma trahison et mes cachotteries à son égard étaient bien trop récentes, j'avais lourdement baissé dans son estime. Je devais laisser le temps réparer, ou au moins estomper mes erreurs.


Et je devais m'y résoudre.


- On commence par Britney Spears pour s'en débarrasser ? proposai-je. »




***




« Comment t'as réussi à me piquer mon téléphone ? m'insurgeai-je.


Je récupérai mon iPhone des mains de Dawn, qui eut un sourire en coin et se remit à siroter sa téquila.


- Je suis une super pickpocket, tu t'en souvenais pas ? s'amusa-t-elle. Regarde.


Elle tapota l'épaule d'un jeune milliardaire en costard, qui riait avec des amis à lui. À la seconde où il se tourna vers elle, elle lui roula une grosse pelle pendant une douzaine de secondes avant de le relâcher et de continuer à boire tranquillement comme si de rien n'était. Il cligna frénétiquement des yeux et porta sa main à sa bouche avant de sourire béatement.


- Wow, fit-il. Tu veux qu'on aille...

- Ne me parle plus jamais, le coupa calmement ma soeur sans lever les yeux vers lui.


Le jeune homme haussa les épaules. Il se fit siffler et applaudir par ses amis, pendant que Dawn m'adressait un regard jubilatoire. 


- Un jeu d'enfant, déclara-t-elle en agitant devant moi un portefeuille Hermès en cuir.

- T'es vraiment une ordure, souris-je.

- Et c'était encore plus simple de te piquer ton téléphone puisque t'es complètement torchée.


Même pas vrai...


Je tentai de déverrouiller mon téléphone pour voir quelle connerie elle avait bien pu faire avec, mais je ne parvenais pas à taper mon code.

D'accord... J'étais peut-être un peu bourrée. Heureusement que le Touch ID existait.


Je tombai sur le dernier message que Dawn avait envoyé.


- « Salut, Nathaniel. Ruben veut te boire, sergent. », lus-je en titubant.

- Non, espèce d'ivrogne. J'ai écrit : « Salut Nathaniel. Ruben veut te voir, c'est urgent ». T'as tellement bu que tu sais même plus lire.

- Pourquoi Ruben veut voir le délégué principal de mon lycée bizarre ? 

- Ruben n'en a rien à faire de Nathaniel, idiote. Il s'est échappé je-ne-sais-où avec Lysandre et tous les instrument du bar, alors j'essaie de le faire revenir. J'te rappelle que t'as gagné ton pari avec Aaron et que j'ai lamentablement échoué.


Je lui adressai un sourire victorieux. J'avais réussi à lui piquer Aaron, et elle devait se trouver un lot de consolation. Nous avions décrété que ce serait soit Pierre Barma mon dealer, soit Nath l'intello.


- J'ai observé le beau dealer, expliqua-t-elle. Et il se faisait coller par une fille toute timide aux cheveux violets. Je suis pas du genre à briser les couples sciemment, même quand ils sont aussi mal assortis ...


Étonnamment, je les trouvais plutôt bien assortis, moi.


- En plus, Pierre a déjà tiré son coup aujourd'hui. Il était TOUT nu. Je l'ai surpris avec Violette avant de coucher avec Aaron.

- Raaaah, arrête de me répéter que t'as réussi à coucher avec lui et pas moi, j'ai compris : j'ai perdu !


Dawn but encore une gorgée de mojito et se mit à observer son verre en fronçant les sourcils. Elle vira la paille du verre et la balança dans un coin de la pièce avant de terminer tout le reste de la boisson cul-sec.


- Ce truc contient autant d'alcool qu'une brique de jus de fruit, soupira-t-elle. Donne-moi ça, t'as déjà assez picolé.

- Hey ! protestai-je en la voyant me piquer mon verre de whisky.


Je levai les yeux au ciel en réalisant qu'elle n'allait certainement pas me le rendre.


- Ah, il est là, fit Dawn après avoir aperçu Nathaniel entrer dans le bar.


Elle croisa les doigts et ferma les yeux.


- Faites qu'il soit pas puceau...

- T'es en train d'invoquer le dieu des pickpocket nymphomanes ?

- T'as vraiment un humour médiocre quand t'es bourrée, hein, lança ma soeur.


Dawn finit mon verre en quelques gorgées et se dirigea vers Nath, qui cherchait Ruben du regard sans s'attendre le moins du monde à ce que ma soeur lui réservait.


En baladant mon regard vitreux dans la salle, j'aperçus mon géant de père, qui faisait une tête de plus que tout le monde. Il se tenait à côté de ma mère et discutait avec Aaron. Quel malaise... J'espérais qu'il était un bon acteur et qu'il avait moins bu que moi.


D'ailleurs, encore assoiffée, je partis commander un autre whisky au bar.


- T'as réussi à de débarrasser de ton pot-de-colle ? m'interrogea une voix à ma gauche.


Je sursautai.


- Ah, Armin... Désolée, mais l'alcool a réduit mon champ de vision d'à peu près 70%.


Il était encore au bar ? Je ne l'avais pas vu se lever depuis un moment. Et en plus, il buvait du whisky.


- Comment tu fais pour tenir debout après tout ce que t'as bu ? s'étonna-t-il.

- Mon foie magique a été inauguré quand j'avais 11 ans, expliquai-je. J'avais confondu le verre de whisky de mon père avec du jus de pomme. Et je l'ai fini jusqu'à la DERNIÈRE goutte.

- Vous êtes tous des psychopathes, ici. J'ai dû aller vomir dans les toilettes là-bas au bout de deux verre de cette horreur, tout à l'heure.


Il m'indiqua du menton la cabine blanche au bout de la pièce. J'ouvris une bouche béante et lui adressai un regard moqueur.


- Armin, c'est pas les toilettes. C'est un photomaton. C'est même écrit dessus.


Il était encore plus bourré que moi.

Armin plongea son visage dans sa main pendant que j'étouffai un rire qui mourrait d'envie de sortir.


- Mais qu'est-ce qu'un photomaton fiche dans un hôtel 5 étoiles ? Il a cru que c'était un Auchan, ici, Ruben ?

- C'est Antón Ravel qui l'a fait installer pour une soirée d'il y a plus d'un an, expliquai-je en tanguant. Il n'a plus jamais bougé d'ici.


Antón organisait souvent des soirées privées à l'hôtel Talba. Il faisait venir des gogo danseuses, un DJ et beaucoup, beaucoup d'alcool et de cocaïne. C'était une sorte de méga soirée étudiante, en plus cher et avec des costards à 5000 dollars.


- Hey, vous saviez qu'il y a une énorme piscine dans cet hôtel ? lança Alexy qui venait d'arriver au bar.

- On s'est perdu en essayant de vous retrouver, expliqua Rosa derrière lui. On n'a même pas reconnu le bar, il s'est transformé en boite de nuit...


Je les avais prévenus à notre arrivée. Le charmant bar-restaurant style Ritz était devenu un vrai lieu de perdition.

Après le départ de Lysandre et les autres, environ une demie-heure plus tôt, le DJ d'Antón était arrivé et les machines d'éclairage de discothèque s'étaient allumées. Nous devions crier pour nous entendre, à cause de cet ignoble remix de The Weeknd qui raisonnait depuis les platines.


- On va se baigner, vous venez ? nous interrogea Alexy. 

- Tu veux que je me noie ? déclina Armin. Un autre jour, quand je serai pas bourré. Et là, je suis bourré. Vachement bourré.

- Et moi, j'ai encore soif, déclarai-je. Vachement soif.


Je fis un signe au barman pour qu'il prenne ma commande, mais Rosa me fit baisser la main.


- Allez, venez vous baigner avec nous ! insista Alex en me tirant par le bras. Ça vous fera décuver, vous avez tous les deux l'air torché à mort, vous parlez super fort...

- Mais j'ai pas mis de maillot de...

- Alleeeez ! me coupa Rosalya. On se baignera en sous-vêtements. Comme si ça allait te gêner... 


Je me gardai de leur expliquer que je n'avais même pas pu remettre ma culotte après avoir couché avec Aaron.


- Rosa, tu m'as étouffée avec un corset aujourd'hui. Fais-toi pardonner de cette tentative de meurtre et laisse-moi BOIRE.

- Ah oui, c'est vrai... se renfrogna-t-elle.

- On reste ici, décidai-je.


En plus, si mes parents me voyaient laisser Aaron pour quitter carrément la salle avec deux garçons aussi sublimes qu'Armin et Alexy, ils allaient se mettre à avoir des soupçons.


- Et si on la faisait boire pour qu'elle nous fiche la paix demain ? proposai-je à l’oreille d’Armin.

- J'aurais plutôt pensé à la tuer, mais si tu préfères la jouer soft...


Une gogo danseuse monta sur le comptoir du bar et se mit à se trémousser, manquant à chacun de ses pas de renverser mon verre.


- Par contre on va prendre une table, hein, déclarai-je.

- Oh, tu sais, on peut rester au bar, c'est pas dérangeant, fit Armin en ne se privant pas pour reluquer la danseuse. »


Je levai les yeux au ciel et entraînai Alex et Rosa vers le fond du bar, laissant le geek obsédé nous rejoindre si l'envie lui prenait.




***




« C'était pas si compliqué que ça, au final, lança Kentin après que nous ayons fini de jouer Adele.


J'attrapai une bouteille d'eau pour me rafraîchir. Pas si compliqué ? On voyait bien que ce n'était pas lui qui devait s'égosiller au micro...


- Donc si je résume bien, on a déjà plus ou moins bouclé Britney Spears, Maroon 5 et Lady Gaga, conclut Castiel.


Si un jour on m'avait dit que je l'entendrais dire ça...


- Et il fout quoi, Nath ? maugréa Kentin.


Cela faisait au moins trois heures qu'on était dans cette suite, à bosser à toute allure pour nous débarrasser au plus vite des morceaux commerciaux du défilé lingerie. Mais Nathaniel n'était pas revenu depuis qu'Aurore lui avait envoyé ce SMS comme quoi « Ruben voulait le voir ». Ce n'était pas son genre de se défiler pour laisser les autres faire tout le boulot.


- C'est pas comme s'il me manquait, fit Castiel, mais si notre second guitariste ne connaît pas les morceaux on est condamné à être ridicules au défilé.


Pourquoi Ruben avait-il voulu voir Nathaniel ? Je commençais à avoir des soupçons... 


- J'imagine que seigneur Montepagano a décidé de le kidnapper pour nous punir d'avoir volé les instruments du bar... pensai-je à voix-haute.

- C'est pas cher payé, railla Castiel. Je veux bien faire un échange définitif : cette guitare est six fois mieux que la mienne.


Mais je sentais qu'il y avait quelque chose d'autre. Pourquoi était-ce Aurore qui avait prévenu Nathaniel par SMS ?

Je reposai ma bouteille d'eau et me dirigeai vers la porte.


- Je vais voir ce qui le retient, expliquai-je aux autres. Continuez sans moi.


Je quittai rapidement la suite pour rejoindre le bar-restaurant. Je ne savais pas si Ruben avait réellement voulu voir Nathaniel, mais c'était la seule piste que j'avais et je devais donc le trouver.

Mais à peine eus-je franchi les portes du bar que ce fut lui qui me trouva.


- Les remords t'ont pris et tu viens me rendre mes instruments ? s'amusa-t-il. 

- Aurore a informé Nathaniel que tu voulais le voir il y a plus de trois heures, l'ignorai-je. Ça commence à faire long... et a priori il n'est pas avec toi.


Ruben fronça les sourcils et eut un sourire en coin. Il balada son regard dans la pièce jusqu'à l'arrêter dans un coin. Mains dans les poches, il eut un rire et désigna du menton une banquette en velours grenat.


- Il semblerait que l'une de mes protégées m'ait utilisé comme appât pour attirer son gibier, comprit Ruben.


Nathaniel était confortablement installé sur la banquette baroque, Dawn à ses côtés. 

Ils étaient bien trop proches pour ne s'échanger que des courtoisies. Ce n'était donc ni réellement Aurore qui avait écrit au délégué principal, ni Ruben qui avait voulu qu'il descende.


- Dawn avait juste faim, pensai-je à voix-haute.

- Oui et non, nuança Ruben. Elle aurait pu sauter sur n'importe quel bellâtre de la pièce, mais elle a dû respecter les règles du jeu. Elle est seulement fair-play. 


Fair-play ? Mon incompréhension sembla lasser Ruben, qui poussa un soupir d'ennui.


- Dawn et Aurore ont convenu que celle qui n'arriverait pas à attraper Aaron dans ses filets devrait se rabattre sur un lot de consolation, s'agaça-t-il. Ah, qu'est-ce que c'est assommant de tout devoir expliquer, comme ça...

- Mais si cette coucherie avec Aaron n'était que la conséquence d'un jeu ridicule entre elles et qu'elle a fini par gagner, pourquoi Aurore était encore en train de roucouler avec lui juste avant que j'embarque tout ton matériel ? Elle a voulu jouer les prolongations ?


Ruben eut un air lassé. Il ouvrit la bouche, comme s'il allait me répondre, mais s'interrompit finalement et me faussa compagnie en pinçant les lèvres. C'était une façon de me dire qu'il n'allait pas perdre son temps à répondre à une question si évidente.


Mais je ne comprenais toujours pas. Quand j'avais vu Aurore et Aaron flirter sur la piste, ils avaient déjà couché ensemble depuis plusieurs heures. Et, connaissant Aurore, je savais pertinemment qu'elle était du genre à fuir ses plans cul dès qu'elle avait fini ce qu'elle avait à faire avec eux.

Sauf avec Dake. Elle avait couché avec lui plusieurs fois, d'après cet insupportable journal du lycée. 

Donc elle comptait certainement recoucher avec Aaron.


À moins qu'elle eut en tête d'entamer avec lui une relation bien plus sérieuse...


Mais je n'avais pas le temps de me poser des questions autodestructrices.

Je décidai de me reprendre et d'aller à la rencontre de notre Nathaniel étonnamment dépravé.


- Si le but de ce rapprochement entre vous est d'embêter Castiel, votre timing est mal choisi, lançai-je. On a une montagne de boulot, et il me semble, sauf erreur, que tu es l'un de nos deux guitaristes, Nath.

- Tous ces bourreaux de travail inspireraient presque l'admiration, répondit Dawn à sa place. Malheureusement, votre acharnement me donne seulement envie de bailler. 


Elle fut alors prise par un long bâillement et mêla ses longues jambes avec celles de Nathaniel, qui était tellement à l'aise avec la situation qu'on se demandait si c'était vraiment lui.


- J'ai beaaaaucoup trop bu pour jouer, lança-t-il sereinement. Le délégué principal a bien droit à un jour de congé dans l'année, non ? On n'est pas en Corée du Nord.

- Mais non voyons, s’amusa Dawn. Lysandre est beaucoup trop sexy pour ressembler à Kim-Jong Un.

- Je sais pas ce qu'elle a mis dans ton verre pour avoir réussi à te faire passer de Charlie Brown à Charlie Sheen, mais t'es vraiment...

- Pourquoi tu te sens si concerné par ce que fait ou ne fait pas Nathaniel ? me coupa Dawn dans un sourire tout en mordillant sa lèvre charnue.


Elle se redressa et se mit à observer les tables près du bar.


- Va plutôt t'occuper de ma soeur, proposa-t-elle. Elle est dangereusement proche de ton rival depuis que t'es parti...


Sourcils froncés, je me tournai vers ce qu’elle regardait.


Aurore, Armin, Alexy et Rosalya étaient attablés autour d'une bonne dizaines de shots de vodka. Rosa se les enfilait un par un, sous les encouragements et les clappements de mains des trois autres. Elle s'arrêta et se mit à grimacer à cause du goût de l'alcool, mais Armin lui tendit un autre shooter et l'incita à le terminer, allant jusqu'à le lui faire boire lui-même. Alexy murmura quelque chose à l'oreille d'Aurore, qui se mit à rire et interpella l'un des serveurs pour commander je-ne-sais-quoi.


- Si t'as prévu de rester planté là, rends-toi au moins utile et amène-moi un Old Fashioned, railla Dawn.

- Je m'en vais, déclarai-je dans un sourire narquois. J'ai l'impression de discuter avec l'anté-Nathaniel et une version nymphomane de Ruben, et je préfère encore la compagnie de l'original.


Ils ouvrirent une bouche béante, feignant l'indignation, avant de se remettre à flirter pendant que je m'éclipsais.


Je devais réfléchir à une explication pour cacher à Castiel la véritable cause de l'absence de Nathaniel. Lui raconter que Ruben l'avait fait boire devrait suffire. Il n’avait certainement pas besoin qu’on lui rappelle qu’il était amoureux d’une garce.


- Aaaah, enfin ! s'exclama Aurore depuis sa table quand le serveur arriva avec ce qu'elle avait commandé. »


Je posai une dernière fois mon regard sur cette joyeuse tablée, avant de repartir rapidement pour éviter qu'Aurore et Armin me voient.




***




« De l'absinthe ?! m'exclamai-je. T'as décidé de suivre mon plan et de la tuer, finalement ?


Aurore paya le serveur et s'empara du plateau qu'il avait amené.


- Il y a quelques semaines, Leigh m'a fait boire une quantité monstrueuse de cette fourbe de fée verte parce que j'ai eu l'affront de lui dire que le vin rouge était une boisson de vieux, fit-elle. 

- J'ai rien fait de maaaal moi, pleurnicha Rosa. C’est Leigh qu’il faut punir !

- Tu es quasiment la femme de Leigh, chérie, lança Alexy. Puisqu'il n'est a priori pas là, tu dois payer ses dettes à sa place.


Et en plus, elle avait tenté d'assassiner Aurore avec un corset. Ce danger public devait être neutralisé.


- Voilà ! s'exclama Aurore après avoir préparé le petit verre émeraude. Tu vas te taper une bonne grosse gueule de bois, demain.

- Ça va suffire ? pouffa Alex. C'est minuscule…


Bien sûr que ça allait suffire, c'était de l'absinthe, pas de la limonade.


- Vous êtes conscients que même avec les deux bras dans le plâtre je trouverais le moyen de vous martyriser jusqu'au défilé ? s'amusa Rosalya en tanguant. C'est pas une pauvre gueule de bois qui va m'arrêter...

- Ah ? fit Aurore. Du coup tu ne vois pas d'inconvénient à ce que je double la dose ?


Elle attrapa la bouteille verte en forme de crâne et fit mine d'en verser un peu plus dans le verre, mais...


- N-non ! paniqua Rosa. Tu m'as prise pour Amy Winehouse ?!

- Réduction de peine accordée, intervins-je.


Je m'emparai du verre d'absinthe et le posai devant Rosa.


- Maintenant, tu bois, ordonna Alexy. Cul-sec.

- Je vous déteste. Pas étonnant que vous soyez devenus amis si vites, vous partagez le même sadisme.


Elle souffla un bon coup avant de s'exécuter. Quand elle reposa le verre sur la table, vidé jusqu'à la dernière goutte, Alex et moi nous mimes à chanter pendant qu’Aurore frappait le rythme dans ses mains.


- « Elle est des nôôôtre, elle a bu son verre commeuh les auuutres ! C'eeest une ivrooogneuh...

- F-faut que j'aille...


Rosa s'interrompit et se rua vers le fond de la pièce, mine écoeurée.


- Elle va où, comme ça ? s'étonna Alex.

- Le photomaton, pouffa Aurore en comprenant où elle comptait vomir.


Oh, oh...


- Pourquoi tout le monde pense que ce sont des toilettes ? fit-elle. Quand elle va voir comment Armin a dû les amocher elle va définitivement péter un infarctus...


Je dus réprimer un rire en m'imaginant Rosa et sa petite robe à paillettes entrer dans cette cabine que j'avais honorée. Aurore se leva et se mit à sa poursuite pour la rattraper et lui indiquer les véritables WC.


- Elle titube comme un faon qui apprend à marcher, s'amusa mon frère en la regardant partir. Et qu'est-ce que t'as fait à ce photomaton ?

- Tu peux aller voir, si ça te chante...


Il grimaça et but une sage gorgée de vin. Alex ne voulait pas trop boire, pour rester conscient et m'observer interagir avec Aurore. Même avec tout cet alcool dans mon sang, je m'en rendais compte.


- J'ai l'impression de revenir à cette belle époque sans sentiments, où toi, Aurore et moi étions comme Harry, Ron et Hermione dans les premiers films de la saga... 

- Qu'est-ce qui te fait dire que je ne suis pas tombé amoureux d'Aurore dès que je l'ai vue entrer dans notre salle de classe en cette belle journée d'octobre ? répliquai-je.


Mon frère haussa un sourcil.


- Frangin, fit Alexy. On a partagé le même utérus pendant 9 mois. Je te connais par coeur. Je sais très bien que tu as commencé à aimer Aurore comme tu l'aimes maintenant seulement quand Lysandre et elle se sont rapprochés.

- J'ai pris conscience de mes sentiments à ce moment-là, nuançai-je. Mais je l'ai aimée dès que je l'ai rencontrée. Je suis très cucul quand je veux…


Quand Aurore et moi n'étions que des amis, elle nous racontait souvent, à Alex et moi, ses interactions avec Lysandre, et le baiser qu'ils avaient échangé un soir après qu'elle a bu de l'absinthe.


- C'est la jalousie qui m'a fait comprendre que je ne voyais pas seulement Aurore comme une fille exceptionnellement canon, achevai-je.

- T'as toujours été un peu long à la détente, railla Alexy.


J'enfournai dans ma bouche l'un des tapas sur une assiette au milieu de la table. Antón Ravel était espagnol jusqu'aux détails de la soirée qu'il organisait.


- Mais qu'est-ce qui te bloque à ce point ? m'interrogea mon frère. J'ai joué les insupportables entremetteurs pendant des semaines, je me suis incrusté chez Lysandre un soir pour l'empêcher de te distancer, j'ai tout fait pour te donner gain de cause, mais ces derniers temps tu te comportes comme si...

- Comme si je la fuyais ? achevai-je. Euh, ouais : c’est le cas.


Je sentais ma mâchoire se contracter. C'était toujours involontaire. Cette partie de mon visage ne m'obéissait jamais : dès que quelque chose me contrariait ou que j'étais sur la défensive, mes maxillaires se crispaient.


- Toute cette histoire de journal du lycée, la jalousie qu'elle attise, t'as très bien compris qu'elle s'en moque, me rappela mon frère. Souviens-toi qu'elle n'a plus rien à perdre. Il suffit de regarder son… brrr… son flanc-droit, pour comprendre...


Alexy fut pris par un frisson. Il avait tourné de l'oeil quand Aurore nous avait exhibé ses côtes tatouées. Ces brûlures, cette encre intense, ce noir, cette couleur... C'était à la fois somptueux et horrifiant. C’était aussi bizarre qu’elle.


- C'était qu'une excuse que tu t'étais trouvée pour pouvoir la fuir, poursuivit-il. Depuis quand tu te poses autant de questions ? D'ordinaire, t'es le mec le plus désinvolte que je connaisse.


J'étais au courant de ce que me disait mon frère, mais c'était de l'entendre qui m'en faisait prendre conscience. Je n'avais strictement aucune idée de ce qui me faisait me braquer et fuir celle que j'aimais.


- Et l'alcool m'a débridé, esquivai-je. Tu vois bien qu'une fois que j'ai bu, ce blocage disparaît. Ça fait au moins trois heures que je suis en compagnie d'Aurore sans lui lancer de regard dépité ou bien lui reprocher de tergiverser entre moi et un autre.

- Tu vois bien que le problème viens de toi, alors. Elle t'apprécie autant que tu l'apprécies, ça se sent. Alors redeviens toi-même et arrête de te prendre la tête. Tu te tortures pour un rien. Je suis sûr que Lysandre serait de l'histoire ancienne pour elle si tu te donnais la peine d'aller vers Aurore.


Il avait raison. 

Ces mots lucides et cette soirée éméchée firent naître en moi l'espoir nouveau qu'un jour Aurore ne verrait plus que moi. L'alcool devait y être pour quelque chose.


- Cette fille pèse au moins 100 kilos, s'essouffla-t-elle en arrivant justement. Qui l'eut cru...


Alex se leva pour l'aider à maintenir Rosa debout. Ils l'installèrent à son siège pendant qu'elle gémissait.


- Je vous déteste, maugréa-t-elle dans un état second.

- La prochaine fois, vous venez avec moi, déclara Aurore. Les cheveux de Rosa sont tellement longs qu'il faut être trois pour les tenir pendant qu'elle...

- Ne dis pas le mot, la coupa Rosalya. Ça va me donner un reflux.


Beurk.

Alex commanda à boire pour l'ivrogne aux cheveux ivoire. Mais cette fois, c'était de seulement de l'eau.


Aurore se servit un nouveau verre de whisky.


- Est-ce que t'es russe, ou un truc du genre ? s'enquit Rosalya d'une voix chancelante. C'est pas possible de boire autant que toi sans MOURIR.

- C'est pas ma faute si vous êtes une bande de petites natures...


Elle but une gorgée pendant que je l'observais, main soutenant ma tête. Aurore s'interrompit et tendit son verre vers moi, me proposant de goûter à son whisky.

Je mordis ma lèvre inférieure et baissai les yeux vers sa main gauche, qui reposait sur sa cuisse sous la table.

Sans réfléchir et sans que les autres le voient, je glissai ma main sur la sienne et la lui pris. Aurore cligna des yeux. Elle me regarda avec surprise avant de contempler nos mains sous la table, pour vérifier qu'elle ne rêvait pas et que c'était bien moi qui venais de prendre cette initiative. 

Comme hésitante, elle serra un peu plus cette étreinte métonymique.


Mais puisque toutes les bonnes choses ont une fin, Aaron Alami arriva de nulle-part et s'éclaircit la gorge pour attirer notre attention. 


Aurore nous avait expliqué, à Rosa, Alex et moi, qu'elle comptait former un faux-couple avec lui. Je lui avais répondu, sur un ton léger, que j'étais mal placé pour juger ce plan puisque quelques mois plus tôt j'avais participé à celui qui consistait à la faire passer pour la copine d'Alex devant notre grand-mère homophobe. Mais voir Aurore et Aaron à moins de 10m de distance l'un de l'autre me donnait quand même des envies de meurtre.


- Ton père commence à avoir des soupçons, informa-t-il Aurore. Il se demande pourquoi on est de part et d'autre de la pièce depuis plus de trois heures.


Ma mâchoire se contracta à nouveau à mon insu.

Je tentai de relâcher la main d'Aurore, mais elle ne me laissa pas le faire. Au contraire, elle la maintint fermement dans la sienne.


Je ne pus m'empêcher d’avoir l’air surpris, et elle me répondit par un regard en coin, rassurant, confortant.


- Installe-toi avec nous, invita-t-elle Aaron en lui tirant une chaise. On essaie de tuer Rosa. »


Ma main restait emprisonnée dans la sienne, comme si elle redoutait que je me défile à nouveau.

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