Le Clan Dolores : plume et aiguille

Chapitre 13 : Chapitre 13 : hôtel Talba, suite 408

25994 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/03/2017 16:31

« T’as réussi l’exercice ? m’interrogea Rosalya.

- Quel exercice ?


Elle me tendit son agenda, ouvert à la date du jour. Il y était écrit « rédiger un poème surréaliste à lire en classe ».


- Tu penses vraiment que j’ai eu le temps de faire mes devoirs alors que tu m’exploites depuis un mois ?

- C’est pas ma faute si ce défilé s’est transformé en événement national ! se défendit Rosa. Et au moins, ça te fait un autre centre d’intérêt que cette guerre civile entre Lysandre et Armin.


La prof de littérature fit monter Li au tableau pour qu’elle récite son poème.

J’arrachai alors la page de l’agenda de Rosalya, ce qui la fit couiner, puis attrapai un stylo et me mis à écrire.


- Maintenant, Aurore, c’est ton tour, me désigna la professeure.


La feuille d’agenda à la main, je montai sur l’estrade et m’éclaircis la gorge.


- « Les roses sont rouges, les violettes sont bleues, peut-être que quand je serai morte ce défilé me lâchera la grappe », lus-je sans hésiter.


La sonnerie retentit.


- Fin, ajoutai-je en descendant de l’estrade."




***




« Merci.

- Tout le plaisir est pour moi, répondit Pierre Barma après avoir compté les billets que j’avais glissés dans sa main. »




***




Je m’installai sur la cuvette fermée de l’une des cabines des toilettes des filles et sortis de mon sac Le Spleen de Paris de Charles Baudelaire.


« Chassez le naturel… » murmurai-je pour moi-même en arrachant une bande de la couverture cartonnée du roman.


Je roulai rapidement la bande de papier pour en faire un tube, et posai le livre à plat sur mes genoux. J’y versai grossièrement une ligne de la cocaïne que je venais d’acheter à Pierre. Ma carte de crédit Crystal Reign servit de poussoir pour la tasser.

L’extrémité de mon tube en carton à l’entrée de ma narine gauche, l’autre au bout de la ligne de poudre blanche, je bouchai mon autre narine et sniffai d’un coup jusqu’à ce qu’il ne restât quasiment plus rien.


Mon doigt essuya les résidus de la carte de crédit pour les frotter sur mes gencives. Je reniflai à cinq reprises et déglutis, puis je rangeai le matériel et partis pour mon dernier cours avant le départ.




***




Les cars arrivèrent en ligne devant le lycée.

Trop occupés à parler du nouvel article de Peggy, qui décrivait certainement mon baiser avec Castiel, les élèves de terminale attroupés par classes ne remarquèrent même pas que Ruben était le chauffeur de l’un des véhicules.


Ruben descendit du car et écuma la foule des yeux. Il sortit de sa poche un sifflet.

Je levai les yeux au ciel et bouchai mes oreilles en le regardant s’en servir à outrance.

L’effet fut radical. Plus personne ne parlait.


- Ceux dont je touche l’épaule montent avec moi, fit-il.


Ruben s’approcha de moi avec un sourire narquois et renifla pour me caricaturer. Il avait deviné d’un seul regard que je venais de me shooter.

Il me caressa doucement l’épaule, puis toucha furtivement celles de Rosa, Lysandre, Castiel, Alexy, Armin, Pierre, Aaron, Peggy, Violette, Nathaniel, Kentin et Ambre.


- Les autres, faites comme vous voulez, lança Ruben en faisant demi-tour.

- M-monsieur Montepagano ? l’interrompit la directrice. Il me semble qu’il reste de la place pour au moins vingt autres élèves dans votre car, et un professeur devrait monter également.

- Mon car est déjà occupé par quelqu’un d’extrêmement… encombrant, répondit-il sans se retourner. Mais vous avez raison, je prends monsieur Far-West avec moi.


Monsieur Faraize soupira et avança docilement vers le véhicule.


- Pourquoi il nous oblige à subir Ambre ? m’interrogea Alex. Tu lui as fait du mal ou quoi ?

- Non.


J’avançai dans la file pour monter dans le car. Quand j’arrivai devant Ruben, qui se tenait devant la porte, j’évitai son regard jubilatoire.


- Il veut seulement s’amuser, achevai-je.


Je gravis les deux marches de l’entrée du car, mais je fus bloquée face à la cabine du chauffeur, derrière Rosalya et Lysandre. On n’avait même pas pris la route qu’il y avait déjà un embouteillage dans le car lui-même.


Je me hissai sur la pointe des pieds pour regarder au-dessus des épaules des deux géants devant moi. Dans ce lycée de mannequins potentiels, la taille moyenne devait largement dépasser mon mètre soixante-cinq.


- Toi ?! fit une voix plus que familière depuis le milieu du bus. Oh non, achevez-moi…

- Ravi de te revoir aussi, Dawn, répondit Castiel.


Dawn allait réellement faire le trajet avec nous ? Dawn… prendre un transport scolaire ?


- C’est pour ça que Ruben a insisté pour que je monte dans cet espèce de camping-car, comprit Dawn dans un rictus.


C’était donc Castiel qui bloquait tout le monde. Lorsqu’il daigna s’avancer pour s’asseoir à côté de ma soeur malgré ses réticences, nous pûmes finalement prendre place, et je fus enfin capable de voir à quoi ressemblait le reste du véhicule. 

Il n’avait rien à voir avec les deux autres qui allaient transporter le restant des élèves : vu de l’extérieur, il avait l’air de ces autobus scolaires qui vous amènent à la piscine pour un cours d’EPS, mais il était aménagé tout autrement. Les sièges n’étaient pas séparés en deux rangées mais faisaient tout le tour du véhicule pour former un U. Au milieu, des parois en fer formaient un carré qui était certainement prévu pour retenir nos bagages.


- On va faire une réunion des alcooliques anonymes ? lança Pierre Barma qui venait de monter.

- Vous allez chanter des cantiques en latin pendant que vos valises flamberont en feu de joie, railla Ruben en s’asseyant sur le siège du conducteur.


Rosa s’installa à côté de Lysandre, qui venait lui-même de s’asseoir à côté de Castiel et Dawn. Elle tapota le siège à sa gauche pour m’inviter à les rejoindre. Je levai les yeux au ciel et m’exécutai. Je n’avais pas vraiment envie d’être à proximité de ma soeur et Castiel pendant leur altercation, mais avec la dispositions des sièges c’était de toute manière inévitable.

En me voyant me placer si près de Lysandre, Alexy se dépêcha de prendre la place à côté de moi et d'y traîner son frère.

Génial. J’étais donc entre mes deux entremetteurs et les deux garçons avec qui ils voulaient me caser. Où m’étais-je fourrée ?


- Ruben t’a fait faire quoi comme basse besogne ? maugréa Dawn à trois places de moi.

- Je vois pas de quoi tu parles, s’amusa Castiel.

- La seule raison qui fait que nous respirons actuellement le même oxygène, fit ma soeur, c’est que Ruben t’y a autorisé. Et Ruben ne…


« Et Ruben ne fait rien gratuitement » récitai-je dans une grimace pendant qu’elle terminait sa phrase.

Je sortis mes écouteurs pour ne pas entendre la suite de leur confrontation, mais en levant les yeux je réalisai que devant nous étaient assis Ambre, Peggy, Violette, Nathaniel et Kentin. 


- Génial, le malaise, murmura Alexy en attachant sa ceinture.


Ambre avait couché avec Armin, Peggy était une semeuse de zizanie, Violette avait eu des vues sur Alexy qui était gay, et Ken avait été fou amoureux de moi pendant au moins dix ans.


- Merci Ruben, maugréai-je en choeur avec Armin.


Je levai les yeux vers lui en haussant un sourcil. Il lui avait fallu si peu de temps pour comprendre que Ruben était un sadique responsable de toutes les situations absurdes de ma vie ?


- Que personne ne mette sa propre musique, nous avertit Ruben dans le micro. J’ai l’ouïe susceptible.


Chacun comprit alors que c’était lui qui allait choisir la bande son de notre merveilleux voyage.


- Prends des notes, la rapace, lança Pierre à Peggy en pointant Castiel et Dawn du doigt. Ça va être un feu d’artifices. 


En entendant ça, Ruben lança T.N.T de AC/DC. 


Au moins, ça couvrait la scène de ménage de ma soeur et son prétendant.

En revanche, ça ne camouflait pas les regards assassins que lançait Ambre à Dawn. Parfois, elle changeait de cible et me fusillait à mon tour. Mais ça ne durait pas bien longtemps, seulement une ou deux secondes : quand Ambre me regardait, les jumeaux et Rosa le lui rendaient, et elle se sentait obligée de détourner les yeux.


- Si tu veux, je change de place avec Lysandre pour que tu puisses dormir sur son ép…

- Rosa, la coupai-je. Stop.

- Bon, comme tu veux, mais tant pis pour toi : j’ai les épaules pointues.


Et moi, j’avais pris de la coke.


- Je m’endormirai pas, répondis-je en fouillant dans mon sac.


J’en extirpai La Nausée de Sartre et l’ouvris là où j’avais laissé mon marque-page. Alex souleva mon livre pour lire le titre.


- J’espère que c’est pas un message subliminal pour nous avertir que t’es malade en transports, railla-t-il. Pour peu que Ruben conduise trop vite, mon jean APC sera pile poil dans la trajectoire de tes déjections.

- Je viserai Peggy, ne t’inquiète pas.


Alex approuva et mit son casque audio. J’allais enfin pouvoir lire autre chose que le journal du lycée.

À peine étais-je arrivée au bout du premier paragraphe que Rosa me glissa entre les mains une feuille A3 en carton qui débordait sur les genoux de mon voisin aux cheveux cyan.


- C’est quoi ce truc ? soupirai-je en rangeant mon roman.

- La storyboard du défilé ! s’exclama-t-elle comme si c’était évident.

- La storyboard ?


J’avais été exploitée toute la semaine à cause de ce foutu défilé de mode, c’était d’ailleurs à cause de ça que je m’étais remise à la cocaïne, et on ne me laissait même pas une minute de répit.

Je parcourus la feuille des yeux mais ne parvins pas à déchiffrer une seule lettre.


- Rosalya, t’écris comme un médecin généraliste.

- Je connais toutes les collections Marchesa par choeur et dans l’ordre chronologique, s’indigna-t-elle, on peut pas tout faire parfaitement ! 

- Ma petite cousine de cinq ans peut te réciter de façon exhaustive chaque épisode de Oui-Oui et elle sait quand même écrire mieux que ça, renchérit Alexy.

- Bon, laisse tomber, concéda Rosa, je t’expliquerai tout quand les oreilles indiscrètes seront hors d’état de nuire.


Effectivement, Alex avait décalé son casque pour pouvoir entendre ce que nous disions.


- Tu pourras plus me cacher la mise en scène du défilé très longtemps, rétorqua-t-il. Je te rappelle qu’on va cohabiter toute la semaine.

- Merci, maugréa Armin, j’avais presque oublié.


Il n’avait pas levé la tête de sa console depuis que le car avait démarré. Quant à Lysandre, il écrivait dans son carnet avec une grande concentration, comme si tout ce qui l’entourait n’existait pas. Pourtant, Dawn et Castiel piaillaient juste à côté de lui.


- J-j’aime bien ta veste, hésita Violette en faisant un geste du menton vers le perfecto en cuir de Ambre.

- Merci, c’est une Barnabé Hardy, répondit-elle en tendant le bras pour que Violette puisse voir les détails. Elle a coûté une fortune, j’ai dû convaincre mes parents de me faire mon cadeau de Noel en avance.


Violette, qui s’était caché la moitié du visage avec son carnet à dessins, eut d’abord l’air surprise, puis fit un sourire hésitant et se remit à gribouiller sur sa feuille à grains.

Alors, 1. pourquoi Ambre était-elle si gentille ? et 2. depuis quand portait-elle des vestes en cuir… et des vestes d’homme en plus ?

Alex me répondit sans que je n’aie eu à poser ces questions à haute voix.


- Tu t’es mis tous les mecs du lycée dans la poche, m’expliqua-t-il. Pour rivaliser, elle essaie de rallier toutes les filles à sa cause, même les petites dessinatrices timides dont personne ne parle.

- Et j’imagine que si elle a sorti la veste en cuir c’est pour plaire à Castiel le rockeur rebelle ? me hasardai-je.

- T’as pas remarqué que depuis que tu as embrassé Castiel, Ambre a complètement changé de look ? s’étonna-t-il.


Heu…


- Avec le défilé, la seule chose que j’ai faite au lycée cette semaine c’est dormir pendant les cours pour rattraper mes nuits blanches, répondis-je.

- Elle te copie, et ça crève les yeux. Enfin, elle essaie. Hier, elle avait un t-shirt avec une grosse croix celtique, des cuissardes noires et 45 bagues à chaque doigt.


J’eus un rictus. Ambre ME copiait ?! Depuis quand je m’habillais comme Johnny Hallyday ?


- Tu vois, Aurore, le commun des mortels n’arrive pas à cerner les subtilités de la mode. Pour Ambre, puisque tu es une tatouée qui porte du cuir, tu es une rockeuse des années 90 et pour rivaliser avec toi il faut porter les mêmes fringues que Joan Jett.


Je baissai les yeux pour regarder ma tenue. Je portais un jean mom, des bottines noires à talons Miu Miu et une chemise transparente jaune moutarde qui laissait voir mon body noir La Perla à empiècements de dentelle.

Alexy passa sa main derrière mon dos et prit ma veste en cuir Acne studios. Je l’avais enlevée en entrant dans le bus.


- Le commun des mortels ne voit que ça, jubila-t-il.

- Moi je vois une veste à 1300 balles, rends-la moi avant qu’elle entre en contact avec tes chips.

- Un SMIC pour une veste ? 


Il siffla.

Et merde. J'avais pensé à voix-haute.


- Moi qui pensais être le plus gros dépensier de la ville.

- C’est mon père, répondis-je.


Je récupérai ma veste et m’abstenus de dire à Alexy que mon jean était un Valentino, mon chemisier un Oscar de la Renta, et que ma tenue complète valait dans les cinq-mille euros. L’auteure de mes jours, Hannah Kruger, avait été associée d’un cabinet Lillois, politologue, essayiste, écrivaine et journaliste pour finir par enseigner l’économie politique à la fac d’Aix. Elle n’était jamais avec nous, ce qui faisait que Dawn et moi étions censées vivre uniquement avec mon père, Wilhem Kruger. Sauf que ce grand architecte passait son temps à travailler, dormant neuf fois sur dix dans son agence. Pour se déculpabiliser, il nous couvrait depuis toujours, Dawn et moi, de vêtements de luxe et d’argent de poche. 

Je n’allais pas me plaindre, il avait un goût très sûr.


Ruben en rajouta une couche en lançant Rock’n’roll lifestyle de Cake.


- Il va choisir une musique pour illustrer chaque situation ? m’interrogea Rosa.


D’ailleurs, comment pouvait-il nous entendre tout en conduisant alors qu’il était à plusieurs mètres de nous et que Castiel et Dawn couvraient largement nos voix ?


- Ça avance comment, leurs explications ? demanda Rosa à Lysandre.

- Ça recule, répondit le garçon séraphique tout en continuant à écrire.

- L’engagement, c’est pas pour moi, fit Dawn. T’es lourd là !

- Si t’as réussi à t’engager avec moi pendant six mois, c’est que t’as réussi à faire une exception, répliqua le rouquin. Alors ne commence pas à te la jouer sans coeur et inaccessible, pas avec moi Dawn !

- Gnagnagnagnagna, lâche-moi un peu ! Mick Jagger te fixe depuis tout à l’heure : t’as une touche ! Alors change de cible.


En comprenant que ma soeur venait de l’appeler Mick Jagger, Ambre vira au rouge. Mais elle n’osa rien faire, certainement à cause de son cher Castiel qui avait déjà l’air énervé.


- Ok, je vois, capitula-t-il dans un rictus. Dans une heure ou deux tu te seras calmée.


… Castiel était au courant pour le trouble de la personnalité de Dawn ?!


- Il est mort, murmurai-je à Rosa.

- Ruben, arrête le camping car, ordonna Dawn en se levant.

- On est sur l’autoroute, cara, répondit-il. Alors repose tes fesses si tu ne veux pas finir en guacamole.


Des klaxons se firent entendre. Nous étions dans un embouteillage.


- Génial, maugréa ma soeur en obtempérant. »


 


***




« M-monsieur Montepagano ?


Tout le monde se tourna avec surprise vers le fond du car. Monsieur Faraize était assis dans son coin depuis le début et personne n’avait fait attention à sa présence.


- Oui, bébé ? fit Ruben d’une voix suave.


Pierre, Aaron et Ken éclatèrent de rire, et Dawn grimaça.


- Euh… il semblerait que les autres cars aient perdu notre piste, fit remarquer le prof en regardant par la vitre arrière.

- C’est prévu, répondit calmement Ruben. Je vais vous kidnapper.


Seuls Armin, Lysandre, Dawn, Castiel et moi-même comprîmes que c’était du second degré.

Faraize, livide, commençait à avoir du mal à respirer.


- Calme-toi, Brad Pitt, intervint Dawn. Les deux autres conducteurs connaissent la route.

- D’ailleurs c’est quand qu’on s’arrête ? maugréa Ambre. J’ai envie d’une clope.


Je pouffai.


- Tu peux sortir, si tu veux, fit Ruben.


Nous étions encore encore sur l’autoroute. Ambre se renfrogna.


Comment avais-je pu ne pas remarquer qu’elle avait commencé la cigarette ?


- Ça fait partie du cosplay ? interrogeai-je Alexy.

- Castiel ne fréquente que des fumeurs, voyons, railla-t-il. Il faut bien qu’elle réponde aux critères.


Si Castiel avait été amateur de bals musette, Ambre aurait appris à danser la toupie.


- Frangin, intervint Armin en levant miraculeusement les yeux de sa partie de Soul Sacrifice, tu piges pas qu’elle veut seulement faire parler d’elle ?


Il sortit de sa poche le journal du lycée et l’ouvrit en plein milieu. Une double page m’était encore consacrée.


- Elle veut riposter après le coup d’État d’Aurore.

- Merci Armin, mais je n’ai pas mis fin au Directoire, intervins-je.

- Tu l’as pas lu, hein ? conclut Armin en désignant du menton l’hebdomadaire.


Rosa répondit pour moi.


- Aurore n’a même plus le temps de dormir, alors se soucier de sa réputation c’est un peu subsidiaire.


Ruben lança « Bad Reputation » de Joan Jett.


C’est pas vrai, comment il faisait ? 

Je me contorsionnai sur mon siège pour tenter de débusquer un micro. Nous parlions bas, pour ne pas nous faire entendre par Ambre et Peggy, pourtant Ruben entendait tout !


- Elle a quand même eu le temps d’assouvir son appétit sexuel, fit Armin en retournant à sa partie.


J’eus un sursaut. J’avais revu Dake trois fois en une semaine mais n’en avais parlé à personne.


- Comment tu sais ça ? m’ébahis-je.

- Je suis loin d’être le seul.


Je consultai Alexy puis Rosa du regard, mais ils détournèrent chacun les yeux. Génial. Tout le monde était au courant de ma vie sexuelle grâce à Peggy.


- Qu’est-ce que ça peut faire, murmurai-je.


J’avais l’habitude, après tout. Dans mon ancienne ville, je n’avais jamais cherché à cacher mon libertinage. Pas de chantage pour pousser mes amants d’un soir à taire nos ébats, pas de honte ni de regrets en entendant murmurer sur mon passage à chacune de mes sorties.

Je ne sus pas ce qui me poussa alors à regarder Lysandre. Il avait finalement levé les yeux de son carnet, me fixant certainement depuis un moment.

Je ne parvins pas à soutenir son regard et tournai la tête, lui offrant ainsi seulement mon profil droit. 

Mais cela ne fit qu’empirer, car je sentais, en périphérie, à la fois le regard vairon de Lysandre Mogarra, mais aussi le regard azur d’Armin Galienne qui me perforait littéralement par sa seule orientation. 

Les yeux de Lysandre, l’un doré, l’autre émeraude. Une couleur chaude, une couleur froide. La combinaison idéale pour donner une impression d’équilibre et de maîtrise de soi. Deux iris symétriques en tout point, avec un fondu de couleur vers la pupille, allant du plus foncé au plus vampirique. Lysandre ne me donnait aucun indice pour déchiffrer cette façade trop parfaite pour ne pas susciter l’interrogation. Pas un sourcillement, pas un microspasme pour me faire voir quelle émotion l’animait vraiment. Lysandre Mogarra était un maître dans l’art de la poker face. Mais Armin me laissait lire en lui comme dans un livre ouvert. Sans considérer sa mâchoire contractée, sa veine battant sur sa tempe et ses sourcils si férocement froncés, ses yeux me donnaient une description exhaustive de ce qu’il ressentait. Armin ne maîtrisait rien, avec moi. Contrairement à son rival et à sa capacité surnaturelle à contrôler chaque atome de son enveloppe charnelle, les iris d’Armin ne lui obéissaient pas. Elles fonctionnaient comme un anneau d’humeur qui trahissait ses émotions en changeant de tonalité. 


- Allez les campagnards, nous lança Ruben en garant le car devant une station service. Pause pipi.


Que me disaient ces quatre iris ? Pourquoi les deux rivaux me regardaient ainsi ? Était-ce parce que j’avais eu l’audace de me glisser dans les draps d’un autre garçon ? Certainement.

Mais pas seulement. 

Je sentis alors les deux paires d’yeux se détacher de mon visage pour se scruter l’une et l’autre. Lysandre et Armin se battaient implicitement pour moi.

Je me levai pour sortir du véhicule, mais Ruben me barra le passage, empêchant Dawn de sortir par la même occasion.


- J’ai dit « les campagnards », répéta-t-il en nous raccompagnant jusqu’à nos places. »




***




« Qu’est-ce qu’il y a encore ? s’exaspéra Dawn en retombant sur un siège.


Ruben se promena le long du véhicule en observant les fenêtres.


- Dépêche, râlai-je. J’ai besoin de nicotine.

- Tu as tenu une année sans subvenir à tes besoins destructeurs, chérie, tu peux bien patienter une minute.


Il s’installa sur l’une des valises au centre du car.


- Libby Vanderbilt a essayé de se procurer une invitation pour le défilé, annonça-t-il.


Je me mordis instinctivement la langue en entendant ce fichu nom. Cette ordure n’allait donc jamais nous laisser tranquilles ?


- Elle pensait aussi avoir un siège réservé à son nom au premier rang, non ? cracha Dawn.

- Leigh n’a pas su comment réagir, fit Ruben. Et je ne l’ai pas laissé rembarrer Libby : rien n’est plus efficace pour ruiner prématurément une carrière que de se faire un ennemi Vanderbilt.


Quoi ?!


- Ne me dis pas que tu as accepté qu’elle vienne ! m’insurgeai-je.


Ruben éclata de rire.


- J’ai empêché Leigh de s’en charger, reprit-il. Ce qui ne veut pas dire que je ne me suis pas fait un plaisir pour m’en occuper moi-même.


Oh non… Par quelle machination tordue Ruben avait-il fait comprendre à Libby qu’il ne voulait pas d’elle au défilé ?


- Il y a deux semaines, comme vous le savez, j’ai été à Paris pour rendre une petite visite à mon affreux cousin Viktor. 


Comment l’oublier. Voir ce vicieux de Viktor Talba débouler à Sweet Amoris pour nous informer du plan auquel Ruben l’avait convaincu de participer m’avait été nauséeux.


- Et, coïncidence, il se trouve que je suis justement monté à la capitale le jour où Libby Vanderbilt fêtait ses 27 printemps.


Elle avait sept ans de plus que Ruben, et pourtant cette garce en était folle amoureuse au point de ne voir que lui depuis toujours.


- J’en ai donc profité pour faire un tour au 7 avenue Montaigne avec Cam, Mixxie, Trip et Sally.

- Tu es allé chez Libby ?! s’insurgea ma soeur

- Et avec tous les employés de ton salon ?! ajoutai-je.


Cam, Mixxie, Trip et Sally étaient les seuls tatoueurs qui avaient convaincu Ruben de les recruter. Ironie, leurs noms étaient respectivement des surnoms que les toxicomanes comme nous utilisaient pour désigner l’héroïne, la méthoxétamine, la LSD et la Salvia Divinorium.


- Je n’allais quand même pas installer tout seul l’énorme podium en carton au milieu du hall de son immeuble, fit Ruben en regardant nonchalamment les bagues qu’il portait à sa main gauche.


Dawn et moi nous toisâmes mutuellement, incrédules.

Ruben avait trouvé le moyen de forcer la porte d’entrée blindée de chez Libby Vanderbilt, qui n’habitait pas un simple appartement mais un immeuble entier dans la rue la plus chère et protégée de Paris… tout ça pour y installer un carton géant ?


- Le livreur est arrivé pile à ce moment-là pour me remettre 18 balais que j’avais commandé à cet effet, ajouta Ruben.


J’avais une méchante envie d’éclater de rire. Ruben n’avait vraiment que ça à faire ? Envoyer des cadeaux d’anniversaire humoristiques à celle qui avait tué Rich ?


- Et c’est pour nous raconter ça que tu nous retiens prisonnières dans ce camping-car ? maugréa Dawn.

- Patience, cara. J’ai assorti ma livraison d’un petit message d’amour.


Ruben nous tendit son iPhone pour nous montrer la photo d’une énorme pancarte sur laquelle était écrit en lettres capitales « je doute tout de même que ces quelques balais puissent nettoyer un coeur si crade ».


- Ce jour-là, Libby Vanderbilt recevait Abdellatif Kechiche et Gaspard Proust pour tenter de les convaincre qu’elle méritait le rôle principal dans le prochain film qu’ils tournaient, acheva Ruben.

- Tu étais au courant de ça avant de lui faire ton cadeau empoisonné ? demandai-je.


Dawn pouffa. Ruben, se faire prendre au dépourvu ? Bien entendu qu'il était au courant.


- Je sais surtout que j’ai réussi à lui faire perdre un rôle et qu’elle ne va pas se faire prier pour se venger.

- Comment peut-elle être sûre que c’est toi ? fit Dawn. Avec son comportement de diva pendant les interviews, c’est certain que la moitié du pays la hait.

- Je signe toujours mes oeuvres, rappela Ruben.


Alors qu’il nous avait toujours empêché de rendre à cette garce la monnaie de sa pièce parce qu’elle était trop dangereuse pour nous, Ruben était lui-même allé la provoquer ?!


- Qu’est-ce que tu cherches à faire ? le questionna Dawn en croisant les bras sur sa poitrine.


Alors que je bouillonnais à l’intérieur, ma soeur restait parfaitement calme, laissant seulement paraître une légère suspicion. C’était l’une de ses deux personnalités de dysthymique : la Dawn sympa.


- Tu veux qu’elle nous tue nous aussi ?! lâchai-je.


Ruben fit un sourire en coin et se leva pour ouvrir la porte automatique du car.


- Je veux voir ce qu’elle a dans le ventre, fit-il en sortant du véhicule. Et lui rappeler que Richard Montepagano aurait fêté ses 18 balais le mois dernier si elle ne nous l’avait pas arraché.»




***



« Merci, dis-je à Aaron en lui rendant son briquet.


Dawn ne se priva pas pour le scanner du regard pendant qu’il partait rejoindre Pierre, à quelques mètres de l’escalier de la station service où nous étions assises.


- Tu oses prétendre être restée chaste depuis ton arrivée ici, alors que tu as ce genre de marchandise sous les yeux ?

- On finit par s’habituer, répondis-je à ma soeur en haussant les épaules.


Elle continuait de fixer la mâchoire carrée et les yeux noisettes d’Aaron, sans avoir l’air de se soucier de la présence de Castiel qui la scrutait depuis l’entrée de la station. Le pauvre rebelle ne pouvait rien y faire : Dawn avait trouvé son prochain goûter.


- Tu pourrais avoir un minimum de scrupules, lui lançai-je à mi-voix.


Dawn me répondit par un simple « mmmh », inclinant sa tête blonde en dévorant du regard les fesses de sa nouvelle cible.

Je haussai un sourcils. Qu’est-ce qui me prenait de tenter de raisonner ma nymphomane de soeur ? Et surtout, pourquoi avais-je de l’empathie pour Castiel alors qu’il était le larbin de Ruben et qu’il m’avait espionnée des mois durant ?


- Estime-toi heureuse, j’aurais pu jeter mon dévolu sur ton Lysandre, railla-t-elle avant de tirer sur sa cigarette.

- Je m’en fiche.


Dawn daigna enfin lever les yeux vers moi et oublier son apollon l’espace d’une minute.


- Si tu essaies de me faire croire que t’es pas dingue de ce dieu vivant, c’est une insulte à ma perspicacité.

- Si tu étais passée à la casserole avec Lysandre, répliquai-je, ça m’aurait évité de perdre du temps en indécision.


M’attacher à un garçon avec qui ma soeur aurait couché était inconcevable, et carrément dégoûtant.


- Oh, pouffa-t-elle, tu veux dire que ça t’aurait forcé à faire une croix sur lui et à choisir Armand ?

- Armin, laissai-je échapper. Merde.


J’avais corrigé Dawn par instinct, sans tenter de la contredire alors qu’elle me taquinait seulement. Super, elle était désormais au courant de mon incertitude entre Lysandre et Armin.


- Non seulement tu t’amouraches, jubila-t-elle, mais en plus c’est un doublon ? Qu’est-ce qui t’arrive, tu deviens un coeur d’artichaut ?


Je tirai longuement sur ma Marlboro en fixant le car qui était garé au loin sur le parking.


- C’était une passade, répondis-je. C’est pas pour moi ce genre de délires.

- Un triangle amoureux, y’a pas plus Shakespearien. Beurk.


Elle sortit de son sac à dos en cuir une bouteille d’Évian. En la voyant grimacer après y avoir bu trois longues gorgées, je sus que ce n’était pas de l’eau.


- De la vodka ? pouffai-je. Et tu oses te moquer de moi ?

- Le whisky était difficilement camouflable, répliqua-t-elle en me tendant l’alcool.


J’approchai mon nez du goulot et reconnus immédiatement la marque de la boisson.


- De la Smirnoff dans une bouteille d’eau, l’imitai-je, y’a pas plus pré-ado rebelle en classe de neige. Beurk.


Elle tira encore sur sa cigarette et but au moins cinq gorgées, avant de cligner frénétiquement des yeux. Dawn pouvait boire une bouteille entière de whisky pur sans sourciller, mais la vodka irritait sa gorge ses papilles autant qu’elle lui défonçait le crâne : quand elle buvait cet alcool-là, c’était pour être ivre le plus vite possible.


- Tu comptes être saoule toute la semaine pour pouvoir supporter la présence de Castiel ? la titillai-je.

- Si tu insinues par là que j’ai amené cette bouteille dans le but de parer à l’insistance de mon unique ex, tu te mets le doigt dans l’oeil. J’étais même pas au courant qu’il serait là.


Elle sortit de son sac une autre bouteille, qui cette fois-ci contenait véritablement de l’eau, et s’en abreuva pour alterner avec les cinquante degrés de la Smirnoff.


- J’ai prévu de me mettre dans un état second dès que Ruben m’a annoncé que j’allais voyager avec une classe de lycéens.

- Qui n’ont, entre parenthèses, qu’un an de moins de toi, lui rappelai-je.


Dawn désigna du menton Ambre, qui s’étouffait avec l’une de ses cigarettes Vogue.


- Celle-ci a l’air d’en avoir seize et demi et de s’en croire trente.


Bingo. Ambre avait bel et bien sauté une classe, et elle était effectivement habillée comme une trentenaire nostalgique de Michael Jackson.


 - Elle porte vraiment un t-shirt Black Veil Bride ? me questionna Dawn en plissant les yeux pour distinguer le logo du groupe le plus naze du siècle.

- Ouais.


Sur ces mots, ma soeur descendit au moins six gorgées de vodka, pour se purger de cette vision satanique.


- J’ai chaud, siffla-t-elle en s’allumant une autre cigarette.

- C’est un effet secondaire de l’alcool du diable.


Dawn tira sur son débardeur pour s’aérer. Cela n’échappa pas aux garçons qui fumaient quelques mètres devant nous. Et Aaron Alami ne se priva pas pour reluquer son décolleté.


- J’ai une touche, chantonna-t-elle en expirant de la fumée. Ce soir, je fornique. 


Elle se frotta les mains comme une mouche faisant sa toilette.

Rosalya arrivait vers nous. Elle ouvrit la bouche pour me dire quelque chose, mais je l’interrompis.


- Elle a bu un demi litre de vodka pure, fis-je en me levant. Surveille-là avant qu’elle attrape Aaron pour le mettre entre ses cuisses.

- Euh…

- Merci Rosa. »


J’entrai dans la station-service et me dirigeai vers les toilettes pour prendre une autre trace de speed.




***




En sortant de l’établissement miteux, je m’aperçus que tout le monde s’était éloigné vers le car.


« Qu’est-ce qui se passe ? interrogeai-je Alexy en arrivant vers eux.

- Toutes les roues du car sont crevées, répondit Armin à sa place.


Ils avaient tous repris leurs valises, certainement sur indication de Ruben. Lysandre me tendit la mienne, qu’il avait récupérée pour moi, ce qui fit grimacer Armin.


Ruben sortit du car, téléphone contre une oreille.


- … à vous dire la vérité, fit-il, je me doutais que certains éléments perturbateurs passeraient à l’attaque pour empêcher que le défilé ait lieu… Pourquoi ? Eh bien par jalousie, dès lors qu’ils n’y sont pas invités… Mmhh… effectivement, Mme Shapiro, et c’est pour ça que j’ai réuni dans mon véhicule les élèves qui participent au défilé de Leigh, pour ne pas retarder injustement les autres, qui pourront arriver normalement à destination et commencer leur enrichissant séjour culturel. Ça me fend le coeur de priver Aurore, Rosalya et les autres de la visite que vous aviez prévue au musée de la gendarmerie nationale… Merci de votre souplesse d’esprit, nous nous reverrons tous dans quelques jours au défilé.


Ruben raccrocha.

Hein ? Pour une histoire de pneus, il avait réussi à convaincre la directrice qu’on ne la rejoindrait que dans quelques jours ?


- J’ai des ennemis, annonça-t-il au troupeau que nous formions devant la porte du véhicule.

- Des ennemis qui nous ont sauvés d’une visite au musée de la gendarmerie, se réjouit Kentin.

- Comment ça, tu as « réuni tous ceux qui participent au défilé » ? l’interrogeai-je.


Je n’étais pas du tout au courant : je savais seulement que j’allais défiler avec Rosalya et Dawn, qu’Alexy aidait à l’organisation et aux retouches, que Lysandre et Castiel jouaient, mais… les autres ?


- Violette va aider à la mise en scène avec Kentin, expliqua Ruben. Aaron, Pierre et Armin vont défiler, et…

- Pardon ?! fit Armin dans un rire nerveux.

- Vicky et Diana Mogarra ont flashé sur toi, fit Ruben en s’allumant une cigarette.


Armin ? Défiler ? Alex et moi ne pûmes nous empêcher de rire. 

Il nous jeta un regard noir.


- Nathaniel remplace le deuxième guitariste du groupe, continua Ruben, et Ambre et Peggy ne sont là que pour tous vous embêter par leur simple présence.

- Et monsieur Faraize ? s’amusa Pierre, couvrant les marmonnements de ces deux dernières.

- Oh, c’était pour m’amuser. Mais vu que j’ai épuisé tous mes jeux de mots avec son nom, une amie va venir le récupérer pour l’emmener rejoindre les autres.

- Dieu merci, soupira le pauvre professeur.


Je jetai un oeil du côté de Dawn. Elle titubait dans les bras de Rosa, qui me maudissait du regard de l'avoir forcée à être son chaperon.


- Ruben, amène-toi, lui ordonnai-je.


Il eut un sourire narquois et me suivit de l’autre côté du car. 


- C’est toi qui as crevé les pneus pour pouvoir nous kidnapper ? le soupçonnai-je.

- Voyons, chérie, peux-tu m’imaginer une seule seconde faire quelque chose d’aussi improbe ? Je t’avais prévenue que Libby allait tenter de se venger. À ton avis, c’est une coïncidence que nous soyons à seulement dix minutes de l’Hotel Talba ?

- C’est pas ça le… attends, réalisai-je. Tu veux dire qu’on est à Versailles ? T’as vraiment fait un détour par Versailles alors que c’était pas du tout sur le chemin ?

- Après tant d’années, ça m’amusera toujours autant de voir tes réactions ahuries devant mon instinct d’anticipation.


Puisqu’elle avait horreur de se salir les mains, Libby Vanderbilt avait certainement envoyé l’un de ses sbires pour crever les pneus du car, et Ruben l’avait vu, à tous les coups. Mais il n’a pas été pris au dépourvu puisqu’il avait déjà tout anticipé : il savait que l’un des disciples de Libby suivait notre véhicule, et il l’a conduit jusqu’à Versailles, après avoir donné aux conducteurs des autres cars du lycée un itinéraire différent qui devait les conduire directement à la destination prévue, pour les semer. Je n’avais aucune idée de comment il avait procédé pour tout deviner à l’avance et s’arranger pour que nous nous arrêtions pile à côté de l’hôtel de Viktor, mais je sentais qu’il avait quelque chose en tête.


- Pourquoi t’as pas essayé de contourner le piège au lieu de t’engouffrer dedans ? l’interrogeai-je.

- Parce que même si je n’ai pas beaucoup d’estime pour Castiel, les six mois pendant lesquels Dawn et lui se sont fréquentés ont été les seuls où elle a eu autre une autre activité que celle de son deuil perpétuel.


Je déglutis. Si Ruben avait choisi Castiel comme espion et lui avait promis de l’aider à reconquérir ma soeur, ce n’était pas seulement pour pouvoir tout savoir de mes journées : il faisait d’une pierre deux coups, il occupait aussi Dawn pour distraire son esprit et la faire souffrir autrement qu’en meublant ses nuits à coucher avec des inconnus pour éviter de penser à Rich. 

Il savait très bien que les coups d’un soir ne duraient qu’une nuit. En se réveillant le lendemain, Dawn n’avait qu’une chose à l’esprit : Rich, Rich et encore Rich. En faisant ressurgir dans sa vie le seul garçon qu’elle ait jamais aimé, il l’occupait sur du plus long terme.


- Elle n’en a rien à faire de Castiel, le contrai-je. Elle a déjà prévu de se taper Aaron ce soir.

- Tu doutes de ma clairvoyance, Aurore ? Tu oublies qu’elle est complètement bicéphale, elle ne s’est certainement pas imbibée de Smirnoff pour booster la flexibilité de son vagin.


À en croire Ruben, Dawn avait bel et bien bu pour être assez ivre pour pouvoir oublier la présence de Castiel et s’adonner à ses pulsions sexuelles tranquillement, contrairement à ce qu’elle m’avait prétendu.


- En cherchant des stratagèmes pour l’éviter, elle fait d’autant plus fonctionner mon plan, parce qu’elle se concentre sur cet unique objectif. Et ce plan a d’autres facettes bien plus amusantes : l’hôtel Talba est déjà réservé, et l’une des suites est prévue pour toi, tes deux entremetteurs et leur candidat respectif.


Ruben n’avait pas abandonné son idée : j’allais partager une chambre avec Rosa, Alexy, Armin et Lysandre.


- Pourquoi tu fais ça ?! m’exaltai-je en lui donnant sur l’épaule un coup qui ne le fit même pas cligner des yeux.

- Parce que c’est bien trop distrayant de te voir tergiverser entre deux garçons, chérie.


Sur ce, il tira une latte de sa cigarette et recracha la fumée par le nez.


- Je… je te… hhhhhhhh !


Je lui faussai compagnie pour rejoindre les autres. 

Tout ce que Ruben voulait, c’était me torturer. Il n’allait quand même pas rater l’occasion de m’observer lui-même au lieu de déléguer cette tâche à Castiel, ce serait bien moins jouissif pour lui !

Enfoiré.


En retournant de l’autre côté du car, j’aperçus un combi Volkswagen de hippie, plein de signes Peace & Love et de titres d’albums des Beatles, arriver vers nous en diffusant Black Hole Sun de Soundgarden avec ses enceintes.


Le véhicule se gara en diagonale sur deux places de parking, et la porte du conducteur s’ouvrit, pour laisser apparaître…


- Mixxiiiiiie ! s’écria Dawn en courant vers la meilleure tatoueuse de Ruben.


Mixxie passa la main sur son crâne tondu en sortant du combi. Dawn l’étouffa alors avec une étreinte qui écrasa son frêle buste.


- Toi, t’as picolé, railla-t-elle.

- Sors-moi d’ici, pleurnicha Dawn. Je suis coincée avec Ruben et ses amis lycéens !

- Désolée ma belle, aujourd’hui je suis le taxi d’un certain monsieur Far-West.


Monsieur Faraize soupira. Il regarda Mixxie d’un air inquiet. Sa dizaine de piercing et ses tatouages sur les tempes ne semblèrent pas le rassurer. Elle monta dans le car et s’installa à la place du conducteur.


- Okay Mix, fit Ruben en arrivant, petite mise-à-jour : tu prends aussi Barbie et celle qui a un bloc-note greffé à ses mains.


Peggy et Ambre se regardèrent.


- C’est une blague ? s’insurgea la première. On va rejoindre ma grand-mère pour aller voir un musée alors que les autres en sont dispensés ?!

- Je croyais que les pneus étaient crevés ! s'exclama Ambre.


Ruben sourit et sortit du combi quatre pneus tous neufs qu’il passa à Faraize.


- Un peu de travaux manuels, monsieur Farniente, fit-il.

- Et pourquoi les autres ne montent pas avec nous puisqu’il n’y a plus de problème ? s’insurgea Ambre, certainement atterrée de devoir quitter Castiel alors qu’il était avec Dawn.

- Parce que si une autre attaque terroriste vient à crever les pneus du car, il est hors de question que les victimes soient des participants au défilé.

- Ah ouais ? On est des cobayes, c’est ça ?! fulmina la blonde.

- J’aurais plutôt dit des appâts, mais c’est comme tu préfères, railla Ruben.


Il ouvrit la porte arrière du combi et nous fit signe d’y monter. L’arrière du véhicule n’était qu’un grand matelas. Nous allions tous être collés.

Pierre, Ken et Nathaniel s’y installèrent confortablement jusqu’à ce que les autres y montent aussi : ils étaient aussi entassés que les vêtements dans ma valise.

Ruben escorta Dawn, qui titubait encore, coté passager, et monta coté conducteur avant de me faire un sourire en coin.


- Mets cette proximité physique à profit, railla-t-il.

- C’est la proximité entre mon poing et ta figure que je fait mettre à profit, maugréai-je en grimpant.


Génial, il ne restait plus qu’une place à côté de Lysandre, face à Armin. Le destin était contre moi, Ruben avait à beau être athée, il s'était certainement débrouillé pour trouver un Dieu, avant de le corrompre pour qu’il l’aide à faire de ma vie une mauvaise blague bien trop longue.


Nous étions tellement serrés que j’étais littéralement collée au garçon séraphique.

Le véhicule démarra en direction de l’hôtel Talba, à dix minutes en voiture, au son de Knee Socks des Arctic Monkeys.


Je croisai le regard de Ruben dans le rétroviseur. Il fit alors exprès de caler brutalement, ce qui me fit perdre l’équilibre et retomber sur Armin. 


- Oups, pouffa le conducteur en tripotant ses écarteurs. »


Par réflexe, Armin m’avait rattrapée dans ma mini chute. En relevant la tête, j’étais littéralement nez-à-nez avec lui. Il nous fallut quelques secondes pour reprendre nos esprits et arrêter de nous fixer dans le blanc des yeux.


Je me redressai en m’éclaircissant la gorge, et Armin prit une grande inspiration avant de me tourner le dos.


Lysandre se mordit la lèvre inférieure et me regarda brièvement avec amertume.


Ça n’allait donc jamais s’arrêter.




***




Génial, il pleuvait. Ça aussi, ça devait être un coup de Ruben...


L’hôtel Talba avait cinq étoiles à son actif. Alors que les autres s’extasiaient devant les colonnes de marbre qui encadraient la porte d’entrée, je fus prise d’un frisson. La dernière fois que j’étais venue là, Viktor avait profité de mon ébriété pour dormir avec Dawn et moi.


Cette dernière s’éloigna d’ailleurs pour aller vomir dans l’un des arbustes.


« Pourquoi est-ce qu’il nous a fallu une demie heure pour arriver alors que la route était déserte et qu’on était à moins de dix minutes ? lançai-je à Ruben.

- La vision dans le rétroviseur de toi en sandwich entre tes deux Dom Juan m’a donné envie de faire durer le plaisir en prenant tout sauf un raccourci.


Je lui assénai un coup de coude. Ruben tendit au voiturier les clés du combi. Ce dernier ajusta sa visière et jeta un oeil du côté du véhicule. Il haussa les sourcils face à cette voiture de hippie pleine de graffitis tout en rondeur, puis prit les clés et partit le garer.


- Monsieur Montepagano ! s’écria une rousse en tailleur devant l’établissement.

- Bonjour Delphine, fit Ruben en s’avançant vers elle. Les suites sont prêtes ?

- Évidemment, sourit-elle.


Elle pianota sur sa tablette tactile et s’éclaircit la gorge.


- Messieurs Nathaniel Ottaviani, Castiel Desproges et Kentin Sargues, vous aurez la suite 508. Le maître d’hôtel vous donnera les clés sur présentation d’une pièce d’identité.


Nathaniel et Ken poussèrent un long soupir. Les pauvres, Ruben les avait vraiment mis dans la même chambre que Castiel.


- Aaron Alami, Pierre Barma et Violette Dubon : ce sera la 407, poursuivit la rousse. Et les autres, vous serez juste à côté, dans la 408. Puisque les deux suites sont sur le même étage, je vais tous vous escorter. Monsieur Montepagano, je vous ai mis la suite habituelle avec mademoiselle Dawn.


Seul point positif, j’étais à proximité de Pierre, mon nouveau dealer.

En entendant que Dawn serait avec Ruben, Castiel fronça les sourcils. Il n’étais pas aussi prêt à accepter leur relation qu’il me l’avait assuré.


- Excusez-moi, fit Dawn d’une voix douteuse. Est-ce que cet ENFOIRÉ de Viktor est là ?

- Euh, non mademoiselle Kruger, il est en voyage d’affaire pour Talba designs. 

- Taaant. Mieux.


L’alcoolémie de ma soeur sembla rappeler quelque chose à la rouquine.


- D’ailleurs, nous avons l’honneur d’accueillir votre ami Antón Ravel toute la semaine, monsieur Montepagano. Ce qui signifie que…

- Qu’il va transformer l’hôtel en boite de nuit toute la soirée, achevai-je à sa place.

- Euh… effectivement, fit-elle en se raclant la gorge.


Antón Ravel était un milliardaire de 24 ans complètement débile qui ne savait que dilapider la fortune dont il avait hérité, mais Dawn et moi ne loupions jamais une seule de ses soirées où l’alcool coulait toujours à flot.


- Il est extrêmement enthousiaste à l’idée du défilé à venir et aimerait fêter ça ce soir. Donc tenue plus que correcte exigée. 


Armin leva les yeux au ciel.


- On va devoir sortir le costard, c’est ça ? 

- Au moins, tu t’habitueras, fit Rosa. Les vêtements dans lesquels tu vas défiler seront encore moins confortables.


Elle ricana. 

Je la soupçonnais fortement d’avoir exigé qu’Armin défile pour le voir enfin porter autre chose que des jeans brut et des pulls unis.


- Je vais vous faire visiter l’établissement, fit Delphine en nous emboitant le pas à l’intérieur de l’hôtel. Si vous voulez bien me suivre. »




***




« Et ça, c’est le restaurant, expliqua la rousse en nous conduisant dans l’immense salle tamisée. 


Je levai les yeux au ciel pour la énième fois. Je connaissais l’hôtel par coeur.

Cette visite était vraiment barbante…


- Puisque monsieur Montepagano est actionnaire majoritaire, poursuivit-elle, l’hôtel vous y donne à tous un accès à volonté compris dans le forfait.


Ruben était actionnaire de tout ce qu’il était possible d’énumérer.


- Ça, ça m’intéresse, se réjouit Alexy en se frottant les mains.

- Monsieur Montepagano nous a informés que certains d’entre vous sont encore mineurs. L’hôtel a accepté de vous servir de l’alcool, mais seulement du vin, du champagne et du rosé. Donc pas de whisky ni de vodka et tout ce qui s’en suit pour ceux qui n’ont pas encore 18 ans.


Les seuls majeurs de ma classe étaient Pierre et les jumeaux. Quant à moi, je me fichais complètement de cette prohibition partielle : je savais exactement comment me procurer des bouteilles de whisky.

Je reniflai discrètement pour éviter que Ruben me voit et fasse l’une de ses remarques jubilatoires sur ma reprise de la cocaïne, mais ce fut Lysandre qui me grilla.


- Aurore ? fit-il.

- Ouais ?


Il ne me répondit pas et se contenta de me fixer d’un air grave, puis me prit par le bras et m’éloigna avec lui dans le couloir de l’hôtel. Armin nous suivit du regard, sourcils froncés.


- Quoi ?! l’interrogeai-je en le faisant me lâcher.

- Si Leigh et Rosa apprennent que tu recommences à te droguer pour pouvoir tenir le rythme du défilé, crois-moi qu’il n’approuveront pas.

- Si je ne prenais pas de coke, j’aurais dormi toute la semaine comme une personne normale, et Rosa m’aurait elle-même injecté sept grammes en intraveineuse.


Je tentai de rejoindre les autres pour échapper à son sermon, mais il m’attrapa par les épaules pour que je lui fasse face.


- Le café, ça marche aussi, rétorqua Lysandre.

- Le café, c’est dégueulasse, l’imitai-je.


Il poussa un grand soupir et ferma les yeux.


- Toi aussi t’as consommé des trucs pas très licites, lui rappelai-je. Et t’as replongé !


Lysandre avait un passé de drogué différent du mien, il avait consommé moins de drogue dure et fumé plus d’herbe, mais cela restait de la drogue. Quelques semaines plus tôt, je l’avais vu ranger dans sa poche un pochon que Barma venait de lui vendre.


- C’est pas un peu l’hôpital qui se fout de la charité ? maugréai-je.

- C’était de l’herbe, Aurore. Toi tu t’es pris des traces à deux reprises ce matin et encore une fois à la station-service, tu crois que je t’ai pas vue aller aux toilettes toutes les trois heures ? 

- Tu fabules complètement, Lysandre. C’est pas une trace qui va me tuer.


Il m’attrapa par le menton et planta ses yeux dans les miens.


- Tes pupilles sont dilatées.


Il posa ensuite sa main sur ma poitrine, ce qui me fit rater un battement. Mais sa paume ne fut en contact avec mon sein que quelques secondes.


- Ta fréquence cardiaque est ultra rapide. Tu crois que tu vas me faire avaler que t’as pris qu’une seule trace ?

- L’autre symptôme, c’est l’augmentation de la libido, raillai-je. Tu veux vérifier ? 


Lysandre soupira longuement. 


- Je sais pertinemment que tu ne t’y pas remise juste pour tenir le coup jusqu’au défilé. 

- T’as raison, concédai-je.


J’avais eu une prise de conscience, c’était comme si on m’avait fait visionner un film de moi-même depuis mon arrivée à Sweet Amoris. J’avais tout arrêté pour me donner l’illusion que mon passé était lointain : je voulais me créer une nouvelle vie aux antipodes de l’ancienne, avec un seul but en tête, oublier Rich, Ruben et ma soeur, oublier ma perte ainsi que la fuite que je leur avais infligée. Mais comment avais-je pu me donner tant de mal en négligeant l’élément le plus évident de tous ? Comment avais-je pu penser continuer mon petit jeu de rôle alors que Ruben était plus fort que moi ? Je m’étais donné l’impression illusoire que je contrôlais ma vie, mais Castiel m’avait appris que Ruben avait tout agencé lui-même, choisissant le lieu de ma nouvelle vie, mon établissement scolaire, le moment de mon arrivée ; se renseignant sur les gens que j’allais fréquenter, allant même jusqu’à embobiner les seules personnes autres que Dawn, Rich et lui à qui j’avais accordé ma confiance… pour que ces personnes me trahissent à leur tour. Ce que Ruben voulait me montrer, c’était que ce n’était pas mon boulot de prendre ma vie en main : il le faisait pour moi.


- T’as raison, repris-je. Tu sais, depuis mon arrivée dans cette ville, j’ai la vie la plus ennuyeuse qui soit : je me couche entre 23h et minuit, je me lève à 7h00 pour aller en cours, je rentre le soir en réprimandant ma soeur parce qu’elle ne s’est pas protégée en allant à la pêche aux gigolos la nuit d’avant… Je vivais une demie-vie.

- Aurore…

- Et maintenant que grâce à tes petites cachotteries j’ai pris conscience du temps que j’ai perdu, je ne peux plus me permettre de dormir pour le rattraper. 


Je tapai affectueusement sur l’épaule de Lysandre, avant de lui adresser un regard caricaturant la gratitude.


- Je me suis toujours demandé pourquoi les symptômes de la prise de drogue pendant des années ne se voient pas sur toi, ta soeur et Ruben, fit-il.

- Je pèse 46 kilos pour un mètre soixante-cinq alors que je ne mange que des donuts, tu crois que c’est mes trajets jusqu’au lycée qui me font éliminer les calories ?

- Les drogués ont des têtes de zombies, le teint grisâtre et la peau ridée prématurément, répliqua-t-il. Toi, ça fait quatre ans que tu te drogues et tu restes la beauté incarnée.


Je me mordis la lèvre.


- C’est pour me faire une déclaration que tu m’as prise à part ?

- C’est pour te faire comprendre que puisque même ton corps refuse d’extérioriser les ravages de la drogue, tu ne te rendras sûrement jamais compte que t’es en train de déconner.

- Môsieur Mogarra, quel langage peu châtié.

- Tu es euphorique à cause de la cocaïne, conclut-il en voyant que je ne le prenais pas au sérieux, mais tu sais très bien que je dis vrai.


Euphorique ? J’eus un rire nerveux. Dix kilos de speed n’auraient pas suffit à m’euphoriser assez pour me faire oublier que j’allais passer une semaine dans la même chambre que lui et Armin.


- Si tu te soucies à ce point de moi, évite de me donner des leçons alors que j’ai gentiment passé l’éponge sur ton silence.

- Tu crois que j’ai cru à tes faux airs indifférents quand tu es venue m’annoncer que tu savais que j’étais au courant du stratagème de Ruben ? riposta calmement Lysandre. Je sais très bien que tu me détestes.


Comment pouvait-il résumer les choses de façon aussi caricaturale ?


- Si je te détestais, la situation serait mille fois plus simple pour moi.

- Une partie de toi me hait, l’autre éprouve tout le contraire, reprit-il. N’oublie pas que tu es ma muse, Aurore, j’ai appris à te connaitre comme si je t’avais faite.


Il fit alors un pas vers moi. Je ne tentai pas de reculer, bras croisés, iris plantées dans les siennes.


- Je sais très bien ce que tu vas faire. Tu vas t’auto-persuader que de toutes façons tu as l’habitude des histoires de Ruben, tu ne vas rien raconter à Dawn et te contenter de lancer des piques et des regards noirs à ton bourreau. Tu vas nous provoquer, Armin et moi, comme tu l’as fait avec brio en embrassant Castiel devant tout le lycée. Tu ne va pas nous ignorer, mais tu ne nous donneras pas ce qu’on veut. Tu vas suivre le courant de tes pulsions sexuelles et physiques, en sautant sur qui tu veux et en prenant toutes les drogues que tu peux.

- Il y a des contradictions dans ton raisonnement, Lysandre. J’ai envie de te sauter dessus, et pourtant je ne veux pas te donner ce que tu veux. »


Il prit une grande inspiration et détourna les yeux. Je pus alors partir et rejoindre les autres. 




***



La suite était faite de manière extrêmement singulière. Le sol était creusé, de sorte que le coin salon, avec canapé et télévision, n’était atteignable qu’en descendant une marche d’au moins quarante centimètres de hauteur. À quelques mètres du salon, un lit deux places était placé face au large balcon, et deux autres lits le surmontaient sur ladite marche : l’un à gauche de la pièce, l’autre complètement à droite. L’élément central était un grand bar. 

« Intimité » n’était pas le premier mot qui venait à l’esprit en découvrant l’endroit.


« Ça aurait pu être pire, m’assura Alexy, Ruben aurait pu faire en sorte que tu partages un seul lit avec Lysandre et Armin…


Mes yeux parcoururent pour la quinzième fois la suite complètement ouverte, avec une baignoire en plein milieu, et une seule douche italienne, dans un coin, qui était affublée d’un panneau « hors service ». 

J’allais devoir prendre mon bain devant Armin et Lysandre… et vice-versa.


- J’irai me doucher dans la suite de Castiel, fit aussitôt Lysandre.

- Et moi sous la pluie, railla Armin. La météo est un cauchemar ici.


Il partit en direction de la seule chambre séparée de la suite, mais Rosa surgit alors du fond de la pièce.


- Bien essayé, mais c’est Alexy et moi qui allons dormir là.

- Tu plaisantes ? s’indigna Armin. Ruben Montémachin t’a enrôlée dans son plan ?

- Range tout de suite ce regard suspicieux, fit-elle. Pour une fois, je ne cherche pas à jouer les entremetteuses. C’est juste que c’est le seul endroit qui contient un bureau sur lequel ton frère et moi pourrons installer nos machines à coudre et faire toute la nuit les dernières retouches sur les vêtements, pendant que vous dormirez tous les trois comme des larves.


Je levai les yeux au ciel. Lysandre était déjà allé poser ses affaires à côté du lit qui se trouvait à droite du bar, et je partis alors vers celui qui se trouvait côté gauche. Armin consentit à prendre celui qui se trouvait en bas de la marche, face au balcon.


Rosa et Alex s’éclipsèrent dans leur chambre pour continuer de s’occuper des préparatifs, me laissant seule avec Lysandre et Armin.


Le malaise était omniprésent.


Pour oublier momentanément ma promiscuité avec les deux rivaux, je vissai mes écouteurs dans mes oreilles et lançai la plus joyeuse des chansons de Bob Dylan de tout mon iTunes. Et dire que 90% des gens pensait que ce génie de la folk était mort…


Je m’affairai ensuite à sortir de mes valises toutes mes chaussures et pendis mes vêtements au portique qui était mis à ma disposition. Je tombai finalement, en replongeant le nez dans mes bagages, sur le dernier numéro du journal du lycée, que je recevais gratuitement de par mon statut d’élève journaliste de cette folle de Peggy.


« Elle nous avait manqué ! Pas besoin de vous préciser de qui je parle, vous l’avez tous vue embrasser Castiel Desproges dans le couloir du lycée, devant Lysandre Mogarra et Armin Galienne. Aurore Kruger est une futée : elle se l’était joué discrète ces dernières semaines, donnant l’illusion qu’elle se retirait de la scène pour rendre à Ambre Ottaviani sa place de tête d’affiche, mais c’était seulement pour mieux se faire désirer et revenir à la charge avec LE coup du siècle. 

Lorsque Kruger m’a fait la suivre pour que je photographie son baiser avec la coqueluche du lycée, j’ai senti les regards assassins de toutes les filles du couloir dévisager de haut en bas sa physionomie irréprochable. Et la colère a fait place à l’incompréhension quand Aurore a choisi d’embrasser non pas Armin ni Lysandre… mais Castiel ! Calmez-vous, mesdemoiselles, j’ai une réponse à cet acte inattendu.

Chers lecteurs, vous vous rappelez tous les fausses déclarations que certaines filles dont je tairai le nom (de toute façon vous vous en souviendrez tous seuls) m’ont faites sur de soi-disant ébats sexuels avec Armin Galienne ou Lysandre Mogarra ? Bien entendu, ma conscience journalistique me poussait à chaque fois à aller demander au garçon intéressé si cet information était véridique, et à chaque fois… il niait. En même temps, comment en vouloir à ces pauvres filles de se rêver un détour dans le lit de l’un de nos apollons ?

Eh bien, pour la toute première fois, une autre fille est venue m’assurer avoir forniqué avec Armin, ET ce dernier a confirmé. Et quand je vous annoncerai que cette fille n’est autre que Ambre, vous comprendrez pourquoi Aurore Kruger, sa rivale numéro un, s’est empressée d’aller lui rendre la monnaie de sa pièce en embrassant Castiel.

Mais Aurore n’a pas seulement voulu se venger de la belle blonde, elle est aussi allée narguer Armin et Lysandre en passant plusieurs de ses nuits chez Dake Foster… vous savez, le sublime australien qui ne peut se déplacer dans le lycée sans un nuage de filles derrière lui. Notre reporter Capucine Torres s’est rendue par hasard sur les lieux du crime : elle voulait simplement aller interviewer chez lui monsieur Boris, notre professeur d’EPS et oncle de Dake, lorsqu’elle est tombée sur les deux tourtereaux se disant au revoir sur le palier de la maison. Et cette découverte fortuite m’a incitée à me rendre moi-même sur les lieux du crime à maintes reprises ces dernières semaines. J’ai donc surpris à nouveau Aurore et Dake trois nouvelles fois ! Et oui, Kruger est une multi récidiviste, chers lecteurs, en témoignent les photographies ci-contre. Le visage d’Aurore n’est pas nettement reconnaissable puisque j’ai dû me tenir assez loin de ma cible, mais ses tatouages et ses longues ondulations marron glacé la trahissent. Quant à Dake, sa main est un peu trop basse pour que cette étreinte ne soit qu’amicale… »


J’interrompis alors ma lecture, submergée par la surdose de bêtises et le style d’écriture minable de Peggy Shapiro.

Cette fois-ci, je me moquais allègrement qu’elle m’ait encore fait suivre par son idiote de Capucine pour me prendre en flagrant délit. Comme si cette dernière avait vraiment prévu d’interviewer le prof d’EPS ? 

Ce qui me faisait fulminer, c’est qu’Armin ait malgré tout confirmé qu’il avait couché avec Ambre. J’étais allée embrasser Castiel uniquement pour lui montrer que je me fichais de ce que disait sur mon compte le journal du lycée. Je me moquais d’Ambre, de Castiel, de Peggy et ce caniche de Capucine. Tout ce qui me brisait, c’était à quel point Armin se moquait de ce que je pouvais bien lui avoir avoué devant la colline quelques semaines plus tôt. Il voulait seulement ne pas perdre la face devant moi : il avait dit qu’il ferait telle chose, eh bien il l’a faite en dépit des aléas, pour garder sa foutue crédibilité.

J’arrachai mes écouteurs de mes oreilles.


- Lysandre ? appelai-je pour vérifier s’il était toujours là.


Pas de réponse. Il était certainement déjà parti voir Castiel pour répéter, ou plutôt échapper à l’atmosphère ultra pesante que notre tête-à-tête avec Armin lui imposait.

Armin leva à peine les yeux de son téléphone en m’entendant appeler son rival. Il secoua lentement la tête, comme si m’entendre prononcer son nom lui était pathétique.


- Il est parti ? demandai-je en me levant.


Je m’approchai d’Armin avec le journal à la main. Lorsque ce dernier vit que je tenais le torchon, ouvert à la page de l’article qui m’était consacré, il posa son iPhone sur son lit et poussa un lourd soupir.


- Je me suis tuée à t’expliquer que je n’ai plus rien à perdre, et tu persistes à vouloir jouer les…

- Si tu n’étais pas allée embrasser le seul garçon pour qui Ambre pourrait vendre son âme, me coupa-t-il, j’aurais pas confirmé que j’ai couché avec elle ! C’était le seul moyen de faire croire que vous êtes quittes, de ne pas donner aux autres l’illusion que tu as le dessus sur elle.

- Ah, c’est une prestation compensatoire ?


Armin se leva.


- Tu sais très bien que j’ai couché avec Ambre, alors pourquoi te mettre dans cet état alors que ce n’est qu’un détail que ce soit écrit dans ce maudit journal ?

- Mais tu comprends rien, hein ? m’exaltai-je. C’est une chose que tu te sois tapé cette greluche, mais oublie-la deux minutes. Là, tu m’as seulement prouvé toute l’hypocrisie dont t’es capable : tu prétends vouloir me protéger mais tu fais le sourd quand je te montre que j’exècre ton plan stupide ! Tu le mènes à terme juste pour pouvoir finir ce que t’as commencé !

- Mais je viens de te dire que c’est uniquement pour réparer cette connerie que t’as faite en allant embrasser Castiel pour provoquer Ambre !


« Ambre », « Ambre », « Ambre »…


- C’est quoi le deal là ? intervint Alexy derrière moi.


Je fis volte-face. Il sortit de sa chambre, Rosa sur ses talons, affichant tous deux un air dépassé.


- Vous allez vous disputer toute la semaine pour cette histoire de coucherie débile ? poursuivit-il.

- Vous sortez même pas ensemble ! fit Rosa. Armin a couché avec Ambre, d’ailleurs, beurk ; Aurore avec Dake. Et alors ?! Hissez le drapeau blanc cinq minutes et arrêtez de vous disputer comme des gosses alors que vous défilez tous les deux dans à peine quatre jours !

- On est cinq jeunes qui vont habiter une suite de luxe tous frais payés pendant une semaine, on est tous beaux comme des dieux, on est invités à la soirée d’un milliardaire ce soir et le seul truc que vous trouvez à faire c’est vous entretuer ?!


Je levai les yeux au ciel, Armin soupira encore. 

On se faisait engueuler comme deux gamins.


- C’est quand même incroyable de se prendre la tête à ce point ! reprit Alex. Vous êtes jeunes !

- Y’a des gens qui tuerait pour avoir ce que vous…

- Stooooop ! interrompis-je Rosa. 

- C’est bon ! ajouta Armin. 

- Vous avez gagné, assurai-je. Où est le whisky ?


Je me dirigeai vers le bar et ouvris l’un des placards. Vide.

Quelqu’un me tapota sur l’épaule.


- J’étais justement allé en chercher, fit Lysandre qui venait d’arriver. Castiel avait embarqué la moitié de la cave de ses parents dans sa valise.»


Il posa cinq bouteilles de Single Malt sur le comptoir.




***




« Je vais pas mettre une burqa simplement parce que je me trouve dans la même pièce que Lysandre et Armin !

- Aurore, fit Alex, je te demandais juste si c’est nécessaire que tu te balades en t-shirt Bob l’Éponge taille XS sans rien d’autre en dessous qu’une minuscule, minuscule culotte.

- Elle est noire, d’ailleurs, railla Lysandre depuis le canapé.


Je me tournai vers lui. Comment avait-il pu nous entendre alors que nous chuchotions à au moins cinq mètres de lui ?


- J’aurais plutôt dit gris anthracite, corrigea Armin.


Il ignora le regard dédaigneux que je lui adressai et se servit un autre verre de whisky.


- Alors maintenant vous avez le droit de vous promener torse-nu, mais je suis obligée de couvrir mes fesses… marmonnai-je.

- C’est pas des fesses que t’as, fit Rosa, c’est un chef-d’oeuvre. 


Sur ces mots, ils lorgnèrent tous mon arrière-train et hochèrent la tête pour approuver.

J’enfilai alors un short de pyjama en soupirant d’exaspération. 


Et les torses de Lysandre et Armin, c’était pas de l’art, peut-être ? Alex et eux s’étaient tous les trois débarrassés des pulls qu’ils portaient à cause des trente degrés de la pièce.

Je soupçonnais d’ailleurs Ruben d’avoir fait monter exprès le chauffage dans la suite. Je suffoquais. Hors de question de mourir de chaud : j’avais déjà fait l’effort de mettre un t-shirt, alors que si je m’étais écoutée je me serais baladée en tenue d’Ève.


- T’es sûre que tu veux pas un verre ? me demanda Alexy en me voyant boire à même ma bouteille. Ou… un peu de coca pour diluer ?

- Elle est sûre, firent Rosa et Lysandre à l’unisson.


Ils avaient l’habitude.


- Beurk, glapis-je. Du diluant.


Par pure provocation, je passai volontairement devant Armin et Lysandre pour rejoindre le dernier fauteuil vide. Ils ne manquèrent pas de me reluquer.

J’entendis Alexy soupirer en réalisant que le short que j’avais mis était à peine plus couvrant que ma culotte. Voyant qu’il consentait à accepter que je ne changerais pas mes habitudes pour ménager les hormones de mes deux prétendants, je lui adressai un sourire narquois.


- Bon, ça suffit la détente, lâcha Rosa. J’ai besoin que vous essayiez certaines tenues pour les retouches.

- C’est une blague ? s’insurgea Armin. Ça fait à peine trois quarts d’heure qu’on est arrivés !

- C’est déjà beaucoup trop long. Allez, debout ! Tous les trois !


Lysandre et moi consentîmes à nous lever, habitués aux pulsions de bourreau de travail de Rosalya. Elle ma harcelait depuis des semaines avec ce défilé, alors je n’étais pas à une journée près.

Mais Armin ne bougea pas du canapé.


- Tous les trois, j’ai dit ! répéta Rosa.

- Hey ! fit le frère d’Alexy. Sous prétexte qu’on a décidé à ma place que je vais devoir me pavaner sur un podium, je dois te laisser m’exploiter pour faire de moi un parfait petit mannequin servile ?


Rosa avança dangereusement vers lui, mais Armin resta imperturbable.


- C’est quoi la suite ? poursuivit-il. Tu vas me forcer à ne manger que des baies de Goji ?

- Armin… l’avertit son frère. Elle a pas l’air d’humeur à se laisser contrarier.

- Merci Alex, mais c’est pas demain-la-veille que je vais me laisser réduire en esclavage.


Rosalya s’accroupit devant Armin, un sourire sardonique fendant son visage. Elle leva lentement son poing pour prendre de l’élan. Elle n’allait quand même pas…


- Qu’est-ce que tu fais ? pouffa Armin. T’es vraiment pas normale comm… OH. BORDEL.

- Rosa ?! laissai-je échapper.


Mains sur l’entrejambe, il hurla de douleur. Lysandre et Alexy, mi-amusés, mi-compatissants, eurent un frisson.

Rosa avait littéralement pété un câble.


- Voilà ce qui se produit quand on est réfractaire alors que le défilé est dans quatre jours, fit Rosa en se levant.

- Tu m’as broyé les…

- Bon, on s’y met, coupa-t-elle Armin qui se tordait encore de douleur.


Lysandre, Alex et moi-même grimpâmes sur la marche derrière le canapé. 


- On peut continuer de boire pendant que tu nous utilises, quand même ? interrogeai-je Rosa.

- Bien sûr. Je ne suis pas un monstre.


J’entendis Armin siffler un « tu parles » en nous rejoignant à contre-coeur.


- Enlevez tous vos fringues, ordonna Alexy. Même si pour Aurore ça risque d’être assez rapide.

- Très drôle.


Je me débarrassai de mon short. Alors que je m’apprêtais à en faire de même avec mon t-shirt, Rosa interrompit mon geste.


- NON ! hurla-t-elle.


Je lui lançai un regard douteux.


- Complètement tarée, murmura Armin qui était déjà en caleçon.

- Ton flanc droit, me murmura Rosa à l’oreille.

- J’en ai plus rien à faire, répondis-je en persistant à vouloir enlever mon haut.


Elle agrippa le bas de mon t-shirt et me fit les gros yeux. Je lui jetai alors un regard complètement neutre, qui sembla lui faire comprendre que je me moquais plus que jamais que les jumeaux voient mon flanc droit. C’était fini. Ruben avait utilisé la manière forte pour me débrider, et il avait réussi.


- Fais pas de bêtise, m’ordonna-t-elle. J’ai un body dans mon sac, je vais le chercher. Ne bouge pas.


Elle partit en direction de son lit pour s’exécuter.

Les jumeaux me scrutaient, incrédules. Lysandre évitait soigneusement mon regard. Il se mordit la lèvre inférieure. Quelques semaines plus tôt, je n’aurais accepté de dévoiler mon flanc droit pour rien au monde, et mon indifférence nouvelle le contrariait. 

Mais d’un autre côté, c’était ce qu’il avait toujours voulu : que je me dévoile. Mon deuil n’était plus un secret. Je l’affichais au grand jour. On pourrait même dire que j’étais ravie de pouvoir exhiber cette douleur. Elle faisait culpabiliser. 


- Rosa, l’appelai-je alors qu’elle avait quasiment atteint sa chambre. »


Elle fit volte-face.

Et j’enlevai mon t-shirt.




***




Alexy n’avait pas esquissé un seul mouvement depuis que le choc l’avait fait s’asseoir sur le rebord de la baignoire. 


Armin avait abandonné ses rébellions ponctuelles envers Rosa et se laissait gentiment faire pendant qu’elle ajustait l’une des tenues dans lesquelles il défilerait. Regard vide.


Lysandre me fixait. Stupéfait.


« J’étouffe, m’agaçai-je en tirant en vain sur le corset blanc cassé qui me comprimait le buste.


Et je me comportais avec autant de nonchalance qu’à l’accoutumée.


- Tu pourrais au moins feindre l’intérêt, fit Armin avec le même regard incrédule que depuis plus d’un quart d’heure.


Il venait de découvrir ma peau brûlée et tatouée en aquarelle, la matérialisation dans ma chair de la putréfaction qu’avait engendré en moi la mort de Rich. Cette vision l’avait chamboulé à un tel point qu’il n’avait même pas lorgné le décolleté de mon corset, qui faisait remonter mes attributs quasiment jusqu’à mes clavicules.


- Je t’avais prévenu que j’allais peut-être te montrer ma mort, un jour, lui rappelai-je en levant les bras pour que Rosa puisse m’enfiler une crinoline.


Cette dernière n’avait rien dit depuis que je lui avais désobéi. Pourquoi tenait-elle tant à ce que je ne dévoile pas mon flanc droit ?

Je décidai de la pousser à briser la glace en attrapant une cigarette avant de la mettre en bouche.


- Ah non ! protesta-t-elle alors que j’étais sur le point de l’allumer. Pas question que tu fasses tomber de la cendre sur cette crinoline ! J’ai passé des jours à coudre à la main ce satin autour de chaque foutu rangée de fil de fer !


Gagné. Je rangeai docilement ma cigarette en haussant les épaules.


- Bon, vous allez vous en remettre, fit Rosa. Alexy, dépêche-toi de venir m’aider au lieu de regarder Aurore avec ces yeux de truite !


Alexy se leva effectivement pour attraper une aiguille et porter main forte à Rosa, mais il avait toujours les mêmes yeux de soucoupe.


- Frangin, tourne-toi, fit Alex d’une voix faiblarde.


Armin s’exécuta avec lenteur.

Rosa était redevenue elle-même, mais les trois autres étaient métamorphosés. Alexy n’avait jamais été aussi calme. Armin n'avait jamais eu à ce point l'air d'un zombie. Lysandre n’avait jamais affiché une mine aussi décontenancée.

Et oui, cher garçon séraphique, le manège de Ruben a eu des effets bien plus drastiques que tu l’avais pensé. Un changement de comportement pareil, ça traduit un choc incommensurable. Tu t’y attendais pas, hein ? Moi qui refusais que tu effleures mon flanc à moins d’avoir bu tout une fontaine d’alcool.


Je lui adressai un clin d’oeil.

Un tintement se fit entendre dans la serrure de la suite. Quelqu’un ouvrit.


- Génial, l’antéchrist a un double des clés, maugréa Armin qui venait de voir qui était entré.


Je forçai d’un geste Rosa à interrompre ses retouches pour pouvoir faire volte-face. Ruben portait une veste de costume aubergine.


- Étrange de te voir en violet, accueillis-je l’invité surprise, il paraît que c’est la couleur de la modestie.

- Le blanc te va à merveille depuis toujours, répliqua-t-il dans un sourire. Si tu ne transpirais pas la luxure, on te croirait presque chaste.


Il attrapa l’une des bouteilles de whisky sur le comptoir du bar et se servit un verre en observant nos mines.


- En général, les gens font cette tête soit lorsqu’ils apprennent que Bob Dylan est encore en vie, soit quant Aurore vient d’exhiber son flanc droit, examina-t-il.

- Bob Dylan n’est pas mort ? s’étonna Rosa.


Je levai les yeux au ciel. Ruben but son verre d'une traite.


- J’imagine que vous n’avez pas tous eu le plaisir de rencontrer mon merveilleux cousin Viktor, fit Ruben. Contrairement à vous, si Aurore acceptait d’enlever son t-shirt devant lui, il afficherait un air bien plus réjoui.

- Si par miracle ce cas de figure venait à arriver, répondis-je, ledit t-shirt servirait seulement à étrangler Viktor.

- Sauf s’il veille à ne pas se trouver dans la même pièce que toi.


Sur ce, Ruben posa le verre qu’il venait de vider pour inspecter du regard le haut des murs de la suite.


- Belles moulures, hein ? fit Armin pour lui demander à quoi il jouait.

- Sans parler des caméras.

- Hein ?! meuglai-je.


Je levai les yeux vers l’angle du mur que Ruben venait de me désigner du menton. Un immense ficus m’empêchait de voir ce qui se cachait derrière.


Ruben s’avança dans sa direction et écarta l’arbuste pour nous révéler un minuscule objectif avec une lumière rouge allumée.


- Viktor a toujours été un sale petit voyeur, fit-il en bidouillant la caméra. 


La lumière rouge s’éteignit.


- Je vais le tuer, déclarai-je.

- C’est une blague ?! s’exclama Lysandre. Ton cousin est obsédé par Aurore au point de tous nous espionner ?


La seule chose qui pouvait faire perdre son sang froid à Lysandre, c’était le manquement au respect de la vie privée. En avait témoigné sa colère quand Peggy l’avait fait suivre pour un article sur ma vie amoureuse.


- C’est quoi ce délire ? s’exalta Armin. Il est où ce malade ?!


Il avança d’un pas, mâchoire à nouveau crispée. Il avait serré ses poings comme s’il s’apprêtait à réduire quelqu’un en bouillie.


- À New York pour la société Talba, répondit Ruben en éteignant une deuxième caméra. Il conclut une transaction censée lui rapporter onze millions, mais ses mauvaises habitudes vont lui en faire perdre vingt.


Chaque fois que Viktor nous observait à notre insu, Dawn et moi, ou qu’il nous faisait des avances un peu trop poussées, Ruben s’arrangeait pour faire perdre à leur société assez d’argent pour le dissuader de recommencer.


- Comment t’as pu conclure un marché avec ce porc pour faire revenir Agatha ? m’exaltai-je. Comme s’il était digne de confiance !

- Voyons chérie, répondit Ruben, depuis quand ai-je besoin d’accorder une quelconque confiance à ceux qui ne sont que mes outils ?

- Comme Castiel ? lança Lysandre.


Je me tournai vers lui non sans surprise. Je ne me l’étais jamais imaginé attaquer Ruben.


- Castiel n’a pas à être rétrogradé au rang de simple outil, répondit ce dernier en faisant mine d’être outré. Puisque je vois qu’il a encore mieux réussi sa mission que je me l’étais imaginé, faisons lui tout de même l’honneur d’être qualifié de mandataire.

- C’est quoi cette histoire avec Castiel ? m’interrogea Armin en croisant les bras.


Il avait l’air aussi remonté que quand je lui avais appris avoir couché avec Dake.


- Il n’est jamais passé dans mon lit, si c’est ce qui t’inquiète, lançai-je. Il préfère ma chère grande soeur, et quant à moi je suis pas vraiment branchée roux.

- Quoique des confidences sur l’oreiller auraient été bien plus efficaces pour ton plan que de l’espionnage ponctuel entre deux interclasses, maugréa Rosa à l’attention de Ruben.


Armin ouvrit la bouche pour parler, mais il s’interrompit et baissa les yeux au niveau du bar. Il venait de comprendre que Ruben avait utilisé Castiel en agent double pour m’épier et me tester.


- Et la vérité éclata, fit Ruben en se servant un nouveau verre de whisky. Bon, j’apprécie votre compagnie mirifique, mais je dois aller amputer Viktor de quelques millions d’euros en guise de sanction. 

- Comment tu peux traiter ton cousin de voyeur alors que toi t’es un vrai psychopathe ? lui lança Armin en s’avançant vers lui.


Il s’était entreposé entre Ruben et la porte. Le mètre quatre-vingt trois d’Armin face au mètre quatre-vingt huit de Ruben. Cinq centimètres d’écart qui pourraient ne représenter que quelques miettes, mais malgré son regard perçant qui ne lâchait pas ce dernier, Armin ne parviendrait jamais à l’intimider. Ils n’étaient pas égaux, et Ruben comptait bien le lui faire comprendre.


Il répondit à la colère d’Armin par un rictus indifférent, ce qui fit se contracter bien davantage la mâchoire de ce dernier.

Ruben but une gorgée de whisky et reposa le verre sur le comptoir.


- Quand tu es piqué au vif, tes mignons yeux azur virent au bleu pétrole, fit-il. Ta mâchoire est aussi tendue que l’arme d’un hallebardier, ta tempe bat la chamade, et on entendrait ton coeur hurler de rage jusqu’à Vérone. Toute cette colère est bien trop concentrée pour une seule personne, et ça, tu le dois à ta bienveillance. Chaque fois que quelqu’un qui compte pour toi est dans une situation fâcheuse, tu ne peux te résoudre à faire taire cet instinct qui te pousse à te sacrifier pour cette personne. La conséquence, c’est que tu absorbes toute la douleur de l’autre, et elle est stockée dans les tréfonds de ton âme, empilée sur le reste. Puis, pendant qu’elle fermente, l’empilation continue et se transforme en entassement. Stockage saturé. Maintenant qu’il n’y a plus de place, tu bous pour tenter de la faire s’évaporer.


Ruben reprit son verre de whisky et imprima de longs mouvements rotatif pour y faire tourner l’alcool à l’intérieur, alors qu’Armin peinait à dissimuler son désarçonnement. Il était en train de lire en lui alors qu’il le connaissait à peine.


- Sauf que, reprit Ruben, tu n’as toujours pas trouvé d’issue d’évacuation. Ta colère est ton propre venin, et plus tes jours s’écoulent plus elle t’empoisonne. Paradoxe : tu serais le premier à succomber au charme juvénile d’un minuscule bébé chaton qui vient de naître.

- Hey, Freud, fit Armin. Je t’ai traité de psychopathe, pas de psychanalyste.


Ruben répondit par un autre rictus. Il contourna Armin et partit en direction de la porte, verre à la main, pour disparaître dans le corridor.


- Quel guignol, maugréa Armin en revenant à sa place, signifiant qu’il ne comptait pas laisser la psychiatrie de Ruben bouleverser notre séance de retouches, aussi pénible fut-elle.


Alexy, qui avait accompli l’exploit de ne pas décrocher un mot depuis le début, s’avança vers Lysandre pour reprendre les retouches de sa tenue, mais celui-ci le stoppa d’un geste.


- Pas la peine, maugréa-t-il. Filez-moi une aiguille et du fil, je vais me débrouiller avec ça. Je vais dans la suite 508.

- Il faut consolider la boutonnière et faire un ourlet à la queue de pie, et…

- Je sais aussi coudre, Coco Chanel, coupa-t-il sèchement Rosa.


Cette dernière cligna frénétiquement des yeux, aussi éberluée que moi qu’il lui ait parlé comme ça. Lysandre attrapa une aiguille et une bobine de fil noir et s’éclipsa pour aller rejoindre Castiel dans sa suite.


- E-euh, parvins-je à lâcher.

- C’est pas grave, couina Rosa en resserrant mon corset, c’est tant pis pour lui. Il n’aura qu’une seule tenue pendant tout le concert du défilé, et ce sera sa faute si elle est ratée. Non mais j’te jure quel…


Elle continua à marmonner tout en tirant sur les liens du corset, m’étouffant un peu plus tous les trois mots. Armin avait beau vouloir faire croire que les analyses de Ruben ne l’avaient pas atteint, il fixait silencieusement le vide, sans remarquer ce qui m’arrivait.


- R-rosa, suffoquai-je.

- Après tous les efforts que j’ai fourni…, marmonna Rosa. Il devrait avoir honte de me…


Je luttais pour respirer, en vain. Comme par magie, la chaîne Hi-Fi se lança toute seule. C’était Sweet Child O'Mine de Guns’N’Roses.


- R-Ros…

- Hey ! intervint Alexy en éloignant Rosalya de moi. Y’en a vraiment pas un seul qui est sain d’esprit ici ! Bande de malades !


Cela sortit Armin de ses pensées, il se dépêcha de venir desserrer les liens de mon corset, avant de me l’enlever et de me faire m’asseoir sur le rebord de la marche de la suite.

Main sur le thorax, je retrouvais petit à petit un rythme cardiaque normal. Armin s’était assis à côté de moi, visage penché sur le mien pour me sonder des yeux. Au bout de quelques secondes, je poussai un soupir de soulagement et lui signifiai du regard que j’allais bien.


- Je crois que ce défilé te donne des tendances meurtrières, maugréa Alexy à l’attention de Rosa.

- J-je, je crois que je devrais, je…


Elle ne trouvait plus ses mots. Son acharnement au travail avait été aussi étouffant pour elle que ce corset pour moi.


- Tu devrais juste arrêter de passer ton temps à faire des retouches inutiles et t’accorder cinq minutes de pause avant de devenir un danger public, lui murmura Alexy derrière nous.


J’entendis Rosa sangloter dans ses bras. Armin me prit alors dans les siens. Et mon coeur défaillit à nouveau.


- J’aurais préféré un autre coup de pied dans mes défuntes parties génitales plutôt que d’assister à ton quasi homicide involontaire, railla-t-il à mon oreille.


J’étais encore sous le choc de son étreinte. Sentir ses bras serrer ma taille, son visage contre mon cou, sa respiration caresser mes omoplates nues. Tout était là pour me donner l’impression que ce moment était tout sauf réel.


- Aurore, je…

- Tu lui présenteras tes excuses plus tard, Rosa, fit Alexy. T’as besoin de te remettre de tes émotions, toi aussi. On va aller prendre un verre, allez, viens.

- Désolée, Aurore, murmura malgré tout Rosa.


Ils ramassèrent leurs affaires et refermèrent doucement la porte derrière eux.


- Merci, fis-je après quelques minutes.


Armin ne me demanda pas pourquoi. Il se contenta de me serrer plus fort, et d’inspirer longuement le parfum de mon cou.

Il savait que je le remerciais d’avoir enfin succombé, d’avoir réagi comme je le voulais en abandonnant ses faux airs distants. Il était enfin lui-même. Il était redevenu le Armin que j’avais rencontré à mon arrivée à Sweet Amoris, et plus cet inconnu distant et colérique à outrance.


Il embrassa ma nuque et éloigna son visage de moi, laissant sur ma peau la sensation factice de ses lèvres.


Il me prit par les épaules pour pouvoir examiner les traces que les baleines du corset avaient laissé sur mon ventre et mon buste. Ses yeux s’attardèrent sur mon flanc droit, puis remontèrent le long de mon torse. Il ne put s’empêcher de les balader sur ma poitrine. Il enleva sa chemise, et je crus alors qu’il succombais aux pulsions de n’importe quel homme en tête-à-tête avec une femme à moitié-nue. 

Mais il me tendit seulement le vêtement pour que je puisse l’enfiler.


Ma seule réaction fut de cligner des yeux en fixant la chemise. 


- Je vais pas pouvoir résister bien longtemps si tu te couvres pas, fit Armin en détournant les yeux.

- Tu recommences à lutter ? m’étonnai-je. Moi qui croyais que t’avais compris que c’était inutile.


Armin m’adressa un sourire en coin.


- Ruben a beau être une belle enflure, fit-il, je dois avouer qu’il est doté d’une perspicacité assez surnaturelle. 


Et agaçante. 


- Mais il y a peut-être une seule chose chez moi qu’il n’aurait jamais pu deviner avec son cerveau magique, reprit Armin. 

- Ton addiction aux jeux vidéos ?

- Il suffit d’ouvrir mes bagages pour deviner ça, fit-il. Je parle plutôt du fait que certains de mes sens sont décuplés.


Armin prit ma main et l’approcha de son visage. Il inspira longuement pour sentir mon parfum, de mon poignet au milieu de mon avant-bras.


- L’odorat.


Il effleura mon bras avec sa main.


- Le toucher.


Il prit doucement mon menton et pencha son visage vers le mien. Ses yeux azurin plantés dans mes iris, il réduisit la distance entre nous à seulement quelques millimètres. Et il m’embrassa.


- Le goût, murmura-t-il en s’éloignant.


Ce baiser avait été bien trop court, c’était de la torture. Il me torturait comme Lysandre.


- J’ai toujours succombé à mes pulsions pour satisfaire mes sens, expliqua-t-il. Mais t’es pas n’importe quelle fille. Tu mérites que je lutte intérieurement.

- Ça fait des semaines que tu luttes, répliquai-je en tentant de rapprocher mon visage du sien. Embrasse-moi encore.

- Enfile ma chemise.


Je ne l’écoutais pas. Je fis courir mes doigts dans ses cheveux noirs et tentai d’orienter son visage vers le mien, mais il avait bien plus de force que moi. Il résista.


- S’il te plait, murmurai-je.


Je connaissais maintenant le talon d’Achille d’Armin. Ce n’était pas seulement ses sens exacerbés. Il s’agissait de ses instincts protecteurs. Ruben avait visé juste : la fragilité réveillait son humanité et sa compassion. C’était son point faible.


- Embrasse-moi, Armin.

- Aurore…


Il prit une grande inspiration. 

Je le pris par la nuque et parvins enfin à tourner son visage vers le mien.


- Je peux pas, murmura-t-il.

- Pourquoi ?

- Si je t’embrasse plus de cinq secondes, j’arriverai jamais à m’arrêter. Et j’ai pas envie que tu me choisisses uniquement parce qu…

- Tais-toi, l’interrompis-je.


Il allait encore parler de ce maudit choix que j’avais à faire entre lui et Lysandre. Mais il ne comprenait pas que ce moment, pour la première fois depuis plus d’une année, m’avait fait oublier tout le reste. Les innombrables garçons que j’avais utilisés comme des kleenex pour assouvir mes pulsions ne me procuraient de la satisfaction que les premières minutes. Mais jusqu’à ce qu’il parle de choix, Armin m’avait transportée. L’espace de quelques minutes j’étais devenue une fille normale qui n’avait parmi ses problèmes ni la toxicomanie ni le deuil. J’avais enfin oublié le manque. Armin était mon remède, mais seulement quand il se donnait à moi.


- Fais comme s’il n’y avait personne d’autre, repris-je. Oublie-les tous. Fais-le pour moi.

- Je peux pas te partager, Aurore.

- Arrête avec cette histoire de rivalité, je suis en train de te dire que c’est toi que je veux.


Armin fut aussi surpris que moi-même par les mots que je venais de prononcer. Je venais de m’engager.


- Aujourd’hui seulement ? m’interrogea-t-il. Ou peut-être jusqu’à ce que tu quittes cette suite d’hôtel ?

- Armin, c’est toi que je veux. Tu le sais pertinemment.

- J’ai besoin d’être certain que ce que tu viens de dire a la même importance pour toi qu’elle en a pour moi.


Je savais ce qu’il voulait.

Je descendis de la marche pour me retrouver debout face à Armin. Je le poussai assez pour avoir la place de me mettre à califourchon sur lui. Il plaça de lui-même ses mains sur ma taille toujours nue, pendant que je baladais doucement les miennes sur son torse. Ses yeux si bleus perforaient chaque recoin de mon visage, comme pour profiter des plus longues minutes pendant lesquelles ils en étaient plus proches que jamais. Il se mordit la lèvre inférieure en caressant ma joue.


- Ta beauté finira par m’achever, pensa-t-il à haute-voix.


Son pouce effleura ensuite mes lèvres, sa respiration chaude chatouillant mon visage.

J’avais envie de fermer les yeux pour mieux savourer ce moment, mais je décidai de les garder ouvert afin de pouvoir le contempler. 

Armin avait une beauté froide, vampirique. Des traits envoutants combinés à un regard ténébreux, quasiment noir, malgré la clarté de ses yeux. Un nez assez discret pour ne pas voler la vedette à ses iris surnaturelles. Une mâchoire marquée par les sillons de ses joues, même quand elle n’était pas contractée de colère.


- Félicitation, monsieur Galienne, murmurai-je, 


Mes lèvres caressèrent les siennes, mes cils effleurèrent le haut de ses pommettes.


- Je suis amoureuse de vous.

- C’est mon père, monsieur Galienne, railla Armin contre mes lèvres.


Il m’embrassa comme quelques minutes plus tôt. Mais je plaçai ma main derrière son crâne pour m’assurer que cette étreinte durerait bien plus longtemps.

Au son de la voix d’Axl Rose, Armin fit courir ses mains sur mes reins pour défaire les liens de ma crinoline. Je levai les bras pour le laisser la faire passer sur ma tête et la jeter sur l’un des fauteuils derrière moi. À mon tour, je défis le bouton de la braguette de son pantalon, et relevai le bassin pour pouvoir le lui enlever. J’eus à peine le temps de me rasseoir sur lui qu’Armin m’avait déjà soulevée par l’arrière des cuisses pour se relever avec mes jambes autour de sa taille. Mon rythme cardiaque était décuplé par ses baisers sur mon port de tête, pendant qu’il me transportait jusqu’à son lit, au pied de la marche.

Il balaya de la main son exemplaire du journal du lycée, posé sur le rebord du matelas, pour m’y allonger et plonger sur moi. Il m’embrassa jusqu’à n’en plus pouvoir, puis se redressa, haletant. Ses mains maintenaient mes poignets autour de ma tête. Alors que je lui lançai un regard contrarié en gémissant pour qu’il continue, il me lâcha et descendit du lit.


La musique s’arrêta d’un coup.


- Tu croyais vraiment que c’était aussi simple, s’amusa-t-il. Comme si j’allais bien pouvoir croire que tu m’aimes. 

- Qu’est-ce que tu…

- Réveille-toi, Aurore.


Et j’ouvris les yeux, allongée sur le divan, Rosalya et Alexy penchés sur moi. Je clignai des yeux et massai mon front en me relevant. C’était quoi ce délire ?


- Qu’est-ce qui s’est passé ? murmurai-je sans rien comprendre à ce qui m’arrivait.

- Je suis désolée Aurore, paniqua Rosa. T-tu.. Je… j’étais complètement à bout de nerfs et j’ai failli t’étouffer avec le corset. T’es tombée dans les pommes.

- Elle s’est réveillée ? fit Armin en se levant du canapé qu’il occupait.


J’étais en culotte, couverte par un plaid. Je resserrai le tissus contre ma poitrine.


- Tu te sens comment ? m’interrogea Alexy.

- T’es en nage, remarqua son frère. Et toi Rosa t’es carrément atteinte, hein ! 

- Je t’ai répété mille fois que je m’en veux à mort !


Armin claqua de la langue et soupira.


- T’es sûre que ça va ? s’étonna-t-il en m’observant.


Je ne fus pas capable de soutenir son regard, morte de honte.

J’avais commencé à rêver dès que je m’étais imaginé que la chaîne Hi-Fi s’était lancée tout de seule. Tout redevenait clair.


- C’est rien, les rassurai-je. J’ai juste fait le rêve le plus réaliste de toute ma vie.


Mes yeux bifurquèrent vers Armin, qui remarqua mon attitude étrange et fronça les sourcils.


- Aurore, tu sais pas à quel point je m’en veux, pleurnicha Rosa. J’ai cru que t’allais…

- Ça va Rosa, j’ai rien.


J’étais carrément agacée que mon rêve soit fini. Et frustrée.


- C’était quoi, ce rêve ? m’interrogea Armin.

- Je sais plus, mentis-je.


Je me relevai sans faire attention au plaid, me retrouvant nue dans ma minuscule culotte, que je ne tardai pas à enlever. Rosa poussa alors un petit cri d’effroi.


- Eh ben, pouffa Alexy.

- T’es sûre que ça va ? s’inquiéta Rosalya en me tendant le plaid, que je repoussai.

- J’ai besoin d’une douche, répondis-je en me dirigeant vers la baignoire.


Une douche très froide.

La porte s’ouvrit.


- Écoute, Rosa, fit Lysandre en refermant derrière lui, je pense que tu devrais nous laisser tranquilles avec ce défilé. Tu vas tous nous rendre…


En faisant volte-face, il s’aperçut que j’étais nue devant la baignoire.


- … fous, acheva-t-il sans me quitter des yeux.

- Pas mal, hein ? s’amusa Alexy. Vous avez de la chance que je préfère les mecs, sinon je lui aurais sauté dessus à cette petite Aurore.


Lui qui râlait quelques heures plus tôt parce que je me baladais en culotte et qui avait limite fait une attaque après avoir vu mon flanc droit, il s’était drôlement débridé après m’avoir vue tomber dans les pommes.

Je m’installai dans la baignoire et fit couler l’eau. J’étais encore sous le choc de ce qui venait de se passer, ou plutôt de ne pas se passer. Je plaçai mon avant-bras sur le rebord et y posai ma tête pour observer Armin, et me faire à l’idée que j’avais seulement rêvé.


- Je suis d’accord, approuva Rosa. J’ai bien failli étouffer Aurore avec son corset.


Toujours troublé par ma nudité, Lysandre ne prit même pas au sérieux les derniers mots de Rosa. Il devait certainement penser que ce n’était qu’une image.


- Vous avez entendu ? s’étonna Alex. C’est un miracle, le bourreau de la mode nous laisse enfin quartier libre. Fini l’asservissement !

- Oui, enfin, le défilé reste dans quatre jours, modéra Rosalya. »


Ils parlaient tout seuls. Armin me regardait avec une incompréhension peinée, voyant que je le fixais en silence. Et alors qu’il n’était même pas dans mon champ de vision, je sentais posé sur moi le regard bicolore de Lysandre.


Qu’est-ce qui prenait à mon subconscient ? Je n’étais absolument pas certaine de vouloir faire une croix sur Lysandre au profit d’Armin… Et dans ce rêve, je débitais des phrases clichées à souhait, je me comportais comme un coeur d’artichaut tout droit sorti d’une comédie romantique. C’était ce que j’avais toujours moqué, l’incarnation de la faiblesse.

Ce rêve m’avait plu autant qu’il m’avait peinée. J’avais toujours été fière de pouvoir me dire avec certitude que j’étais insubordonnée affectivement, contrairement à ma soeur qui dépendait malgré elle de Ruben.

Mais c’était complètement faux. Mon cerveau éveillé n’était qu’une fioriture qui servait à masquer ce qui m’habitait réellement. Endormie, j’étais redevenue moi-même : une asservie, une amoureuse. Mon coeur avait parlé, et je détestais, j’exécrais ça. Mais en même temps, cette honteuse libération m’exaltait, me galvanisait. 


Armin me jeta un dernier regard et se servit un verre de whisky avant de s’asseoir sur un fauteuil.


J’avais adoré ce rêve autant que je l’avais abhorré.




***




Je grimaçai devant l’assiette de spaghettis posée face à moi, tripotant les pâtes avec ma fourchette depuis plusieurs minutes.


« T’en veux pas ? m’interrogea Alexy la bouche pleine.


Il n’attendit même pas ma réponse avant de me subtiliser le plat pour le verser dans sa propre assiette.


- Ch’est dieu lui-même qui a fait ches shpaghettis, fit-il après avoir gobé une boulette de viande.


Dawn, à ma gauche, sirotait un verre de vin rouge en contemplant le frère d’Armin avec un air amusé. Elle avait complètement dessoûlé de sa cuite express.


- Les soeurs Kruger sont végétariennes ? nous interrogea Rosalya.

- Sauf quand il s’agit d’organes génitaux, lança tranquillement Castiel.

- Les soeurs Kruger n’ont pas faim, fit Dawn en lui adressant un regard noir.


« Les soeurs Kruger » sont cocaïnomanes, et la coke est un coupe-faim. 

Lysandre secoua lentement la tête pour me témoigner sa désapprobation.


- Je vous avais prévenus que j’aurais pas faim quand vous m’avez forcée à descendre au restaurant de l’hôtel, leur rappelai-je en buvant une gorgée de vin.

- T’as pas besoin de t’affamer à cause de ce défilé débile, lança Armin en se servant un verre de bordelais.


J’éclatai de rire. Il pensait sérieusement que je virais à l’anorexie mentale ?


- Même si je gobais toutes les barquettes de frites de la feria de Bayonne, répliquai-je, je resterai condamnée à peser à peu près trois kilos jusqu’à ma mort.

- En plus elle a dû absorber au moins 2000 calories de sky aujourd’hui, fit Dawn. L’alcool, c’est la santé.


Ruben, qui était installé à une autre table avec ses camarades milliardaires, se leva pour commenter la situation. Il avait l’oreille partout.


- Le stock de whisky ne va pas rester plein ad vitae aeternam, lança-t-il avant de nous fausser compagnie.

- Tu sais très bien que c'est intuitu personae que le barman planque les denrées, répondis-je.


Alexy et Rosa me fixèrent avec des yeux de soucoupe.


- Tu parles latin, maintenant ? m’interrogea le premier.

- Je parle seulement le Ruben.


Et j’allais bel et bien écouter son conseil tacite. Je consultai ma soeur du regard, et elle me répondit par une moue approbative.


- Excusez nous, fis-je en me levant et en prenant Dawn par le bras, mais on va rejoindre notre milieu naturel.

- Le bar, précisa-t-elle en se levant également.

- Boire à jeûn, fit Lysandre dans un rictus. Bonne idée.


Je lui fis une révérence pour le remercier de son commentaire subsidiaire. 


Nous nous éloignâmes de leur table pour nous engouffrer vers le fond du restaurant et nous installer au comptoir.


- Ils sont sexy, tes petits copains, quand ils sont inquiets pour toi, railla-t-elle. Deux whisky Single Malt Macallan 58.


Dawn était pour le moins précise dans ses indications.


- Mademoiselle Aurore est mineure, fit le barman, on m’a indiqué de ne lui servir que du vin.

- Mais ma chère soeur est majeure, répliquai-je. Elle se portera garante de mes débordements d’adolescente au foie malmené.

- Bon, concilia-t-il. Après tout, monsieur Montepagano dit toujours qu’on n’est pas à un an près…


Le barman nous fit dos pour s’occuper de la commande.


- Je les préférais quand ils étaient moins consciencieux et moralisateurs, maugréai-je en revenant aux garçons.

- Voilà pourquoi je choisis toutes mes proies en m’assurant qu’elles, ou plus souvent ils, soient dans le bon état d’esprit, c’est-à-dire : insouciants…


Elle attrapa le verre de whisky que le barman avait posé devant elle. Je fis de-même.


- … détachés, ajouta-t-elle.


Elle vida la moitié cul-sec.


- Et surtout pas amoureux, railla-t-elle enfin.

- D’où les six mois pendant lesquels tu es officiellement sortie avec ce très cher Castiel, la piquai-je.

- Il me fallait bien une expérience qui me conforte dans l’idée de faire définitivement une croix sur les sentimentaux fleur-bleue. 


Castiel n’avait pas supporté la proximité de Dawn et Ruben. Elle avait raison, c’était bien plus simple de fuir l’amour. L’amour était une bride à la liberté, et Dawn et moi adorions la liberté.


- Mais les coups d’un ou deux soirs sans lendemain, j’ai peur que ça me suffise plus, pensai-je à haute voix.

- Oh mais je parle pas pour toi, pouffa-t-elle. Toi t’es foutue, ça y’est, t’es tombée dans l’exclusivité, t’es raide dingue de tes deux apollons.


Je haussai un sourcil à son attention.


- Je ne me suis pas encore mariée, lui rappelai-je. Aurore Kruger est bel et bien célibataire.

- Officiellement, nuança-t-elle. Mais officieusement…


Je vidai mon verre cul-sec et le reposai sur le comptoir.


- La publication des bans n’a pas eu lieu, très chère soeur. Je n’éprouve aucune culpabilité à continuer ma moisson alors que je n’ai même pas choisi lequel des deux je préférais.

- À ta place, je prendrais Armin, fit-elle. Il respire la rage. Ça doit être assez explosif au lit.


Je me gardai bien de lui répondre que j’avais rêvé d’Armin.


- Mais Lysandre a un excellent potentiel, expertisa-t-elle. Je l’ai senti dès que je l’ai vu.

- Lysandre préfère me faire languir plutôt que de passer à l’attaque, et Armin joue les inaccessibles torturés sans arrêt. Ils me fatiguent.

- La même chose, fit Dawn au barman après avoir vidé son verre.


Celui-ci regarda avec surprise nos verres déjà vides, puis lança à ma soeur un sourire amusé. Elle l’imita et haussa les sourcils en agitant son verre, pour montrer qu’elle avait encore très soif. Dawn n’était pas du genre à demander les choses, elle les ordonnait. Elle n’était pas simplement la protégée du grand Ruben Montepagano, du moins c’est ce qu’elle voulait absolument démontrer par chacun de ses agissements. Avec son air sûr d’elle, ses moues nonchalantes et ses talons aiguille, elle avait des allures de femme d’affaire qui s’est faite seule. Pourtant, ma soeur n’était ni ambitieuse ni carriériste. Tout ce qu’elle voulait, c’était exploiter au maximum les opportunités que lui donnait sa beauté hors normes, profiter de cette vigueur qui se fânerait avec les années. Elle vivait au jour le jour, elle tirait un plaisir incommensurable à savoir qu’elle impressionnait. Le barman n’échappa pas à la tradition : il avait l’air à la fois intrigué et intimidé par ma soeur. Sa gestuelle la rendait d’apparence inaccessible. Mais Dawn était une mythomane de la performance : il n’y avait qu’à tendre le bras pour l’attraper.


- Je croyais que tu avais déjà jeté ton dévolu sur le bel Aaron, fis-je en la voyant enjôler le serveur.

- La nuit est assez longue pour que je partage mon lit.


Je pivotai légèrement sur ma chaise de bar pour avoir vue sur la salle. Un groupe de blues se produisait sur la scène, avec quelques uns des pensionnaires de l’hôtel debout devant eux, certains dansant tranquillement, d’autres discutant, un verre de blanc à la main. On reconnaissait immédiatement les élèves de ma classe, parmi les hommes d’affaires en costard. Nathaniel, Kentin, Violette, Aaron et Pierre avaient visiblement fait un before en vue de la soirée d’Antón Ravel : ils étaient à moitié ivres.


- Comment tu peux te cantonner à deux spécimens alors que t’as la chance inouïe de cohabiter toute l’année exclusivement avec des bombes sexuelles ? fit Dawn. T’es devenue beaucoup trop sage, c’est chiaaant.


Elle m’avait déjà fait part de cette réflexion quelques heures plut tôt, à la station-service, et je n’y avais pas réellement prêté attention. Mais ce rêve stupide avec Armin, puis sa confrontation avec la réalité, m’avait fait prendre conscience que je pouvais courir pour que lui ou Lysandre me donnent enfin ce que je souhaitais.


- Tu te souviens quand maman nous donnait des catalogues de jouets pour qu’on fasse une croix à côté de tout ce qu’on voulait pour Noël ?


Dawn me répondit par un sourire en coin. Nous écumâmes ensemble le coin concert de la salle, où quelques beaux mecs ne passaient pas inaperçu.


- J’avoue que j’ai un joli catalogue, fis-je.

- Et mon Aurore est de retour, se réjouit ma soeur.


Je pivotai à nouveau pour être face au bar et attraper mon verre à nouveau plein, que je fis tinter avec celui de Dawn.


- Il en aura fallu, du temps, ajouta-t-elle avant de boire une gorgée.

- Ne crie pas victoire. Au cas où tu l’aurais oublié, j’ai une revanche à prendre depuis des mois.


Elle pouffa en comprenant ce que je venais de lui rappeler. Avant la mort de Rich, Dawn et moi avions un jeu fétiche. Dès que l’une d’entre nous repérait un garçon pour la nuit, l’autre devait tout faire pour le lui piquer. Quelques mois plus tôt, dans un bar parisien, elle avait gagné la partie et j’avais été contrainte de repartir avec un ami de ma proie initiale. Je comptais bien lui refaire à mon tour ce coup-là.


- Interdiction de finir dans le lit de l’ancien moche, m’avertit-elle. Ce serait bien trop facile pour toi.


Elle savait que Kentin avait été dingue de moi pendant les trois quarts de mon adolescence.


- Donc le lot de consolation sera soit l’intello canon, fit Dawn, soit le beau dealer sympa.

- J’ai beaucoup de mal à m’imaginer coucher avec Pierre alors qu’il me fournit toute ma came, et Nathaniel n’en parlons même pas.

- Tu devras pourtant t’y résoudre, je compte bien garder Aaron pour moi. »


Je lui jetai un regard défiant avant de boire une sage gorgée de single malt.




***




« Aurore Kruger »


J’examinai à nouveau l’immense boîte rectangulaire estampillée de mon nom, qui avait été posée sur mon lit pendant que nous étions au restaurant. Les mêmes colis surprise trônaient sur ceux d’Armin, Alexy, Lysandre et Rosa, mais j’avais été la seule à monter. Ils étaient restés au restaurant de l’hôtel.


Je ne savais pas si c’était le mélange de la cocaïne et de l’alcool qui me rendait parano, mais j’appréhendais bêtement l’ouverture du cadeau. Peut-être Libby Vanderbilt s’était-elle arrangée pour me faire livrer une bombe…


Je soulevai la boite pour la secouer, et remarquai qu’une carte était collée sur le fond de celle-ci.


« Ce n’est pas une bombe, chérie. »


« Chérie » ?… C’était un cadeau de Ruben. 

Comme si ça allait me rassurer.


Je pris une grande inspiration et ouvris le mystérieux contenant. Deux autres boîtes, carrées, y étaient calées dans du tissus de soie.


- Super, il joue aux poupées russes en plus, pensai-je à mi-voix.


Je m’installai sur mon lit et m’emparai de la boîte de gauche avant de l’ouvrir.

C’était une paire de sandales à talons Valentino couleur chair, avec une sublime robe de la même marque. Manches longues et longueur au-dessus du genoux, la robe était noire, évasée, complètement transparente, avec une multitude de fleurs opaques couleur fauve, rouge brique, vert kaki et blanc, brodées dessus pour ne pas tout dévoiler. Le petit col montant noir était en tulle opaque, et remontait sur le cou d’environ un centimètre. C'était typiquement le genre de créations que concevait ce génie qu'était Maria Grazia Chiuri.


Ruben avait laissé une autre carte au fond de cette boîte. Seul y était inscrit le mot « Chasteté ». Je pouffai de rire.


J’ouvris ensuite la boite de droite. C’était une autre tenue complète, mais il s’agissait cette fois-ci d’escarpins ébène Carolina Herrera, avec un smoking noir pour femme, de chez Saint-Laurent. La veste était cintrée, avec des épaulettes pointues et des manches au tombé parfait. Le pantalon était droit, dans un tissus fluide mais épais. Il n’y avait ni body ni chemise avec cet ensemble, dont la veste devait certainement se porter fermée sans rien dessous.

La carte au fond de la boîte était marquée du mot « Luxure ».


Ruben voulait que je lui signale par ma tenue de ce soir-là si je comptais rester sage ou faire des galipettes, c’était aussi stupide que ça.


- Pouah ! fit Rosa en entrant par la porte que j’avais laissée entr’ouverte. Il faut que je digère toutes ces parts de lasagne… Aurore ?


Elle me chercha du regard et s’avança jusqu’à mon coin de la suite. En me voyant assise sur le lit, les trois boites ouvertes et les vêtements hors de prix allongés sur mes genoux, ses yeux s’exorbitèrent. Elle pivota vivement vers le lit d’Armin, puis de Lysandre, et vit que des boîtes y trônaient également. Comprenant qu’elle avait certainement reçu elle-aussi un cadeau, elle courut dans sa chambre.


- Hiiiiiiiiii ! s’exclama-t-elle.


Je l’entendis secouer sa boîte comme une furie, puis elle accourut vers moi pour l’ouvrir en ma présence.


- Est-ce que je t’ai déjà dit que Ruben est mon héros ? s’écria-t-elle en poussant mon colis vide pour y installer le sien à la place.

- Ne te réjouis pas avant d’avoir ouvert, la prévins-je. Il est capable de t’avoir livré une doudoune Kiabi rien que pour s’amuser.


Elle s’était débarrassée du couvercle avant même que j’eus fini de parler. Contrairement à moi, Ruben ne lui avait offert qu’une seule tenue : une mini-robe à manches longues en sequins bleu nuit de chez Grace MMXIII qui épouserait parfaitement son corps, avec des stilettos pointus en velours rouge. Je me bouchai les oreilles en voyant Rosalya prendre une grande inspiration pour hurler.


- HIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !!!!!

- Je suis officiellement sourde, déclarai-je en dépit de mes précautions.

- HIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !!!! continua-t-elle en courant jusqu’à sa chambre avec la tenue dans les bras pour pouvoir l’essayer.


Je secouai la tête face à la réaction de cette hystérique. Mes yeux se posèrent sur les deux cartes de Ruben. Chasteté ou luxure. Ruben me proposait un choix étrangement manichéen. Ce n’était pas dans ses habitudes.


- Hey Rosa, tu devrais abandonner le lycée pour te reconvertir en alarme d’incendie, fit Alexy en entrant. On t’a entendue depuis l’ascenseur.


Armin et Lysandre arrivèrent sur ses talons. Ce dernier referma derrière lui avant de remarquer la boîte posée sur son lit.


- Hiiiiiiiiiiiiiii ! fit à son tour Alexy en courant rejoindre Rosa dans leur chambre.

- Ruben essaie d’acheter ton pardon pour t’avoir espionnée ? m’interrogea Armin en descendant la marche pour aller à son lit.


Lysandre ouvrit calmement sa boite et en sortit un costume trois pièces gris Armani, avec gants et pochette de satin lavande dans la poche. Un camée noir et blanc avait été cousu au col de la chemise. Pas de surprise, le dieu vivant allait être beau à tomber dans cette tenue.


- C’est une blague ? maugréa Armin en brandissant l’un de ses cadeaux.


Je me tournai vers lui et éclatai de rire en voyant que Ruben lui avait livré une balle anti-stress pour lui rappeler même à distance qu’il avait compris que le geek était un colérique névrosé.


- J’espère qu’il t’a aussi offert un noeud papillon, pouffai-je en m’approchant pour voir le contenu de sa boîte.

- J’y ai échappé, fit-il dans un soupir de soulagement en sortant de sa boîte une cravate texturée marron glacé mêlée de brun.


Je fus interloquée par l’originalité du tissus du costume, qu’Armin n’avait pas encore sorti de la boîte. Je descendis la marche pour le rejoindre, et déballai la tenue à sa place.


- Cravate Maison Martin Margiela, examinai-je, chemise Karl Lagerfeld, veste et pantalon Ralph Lauren, gilet De Fursac, chaussures Oscar de la Renta. Ruben a dépareillé.


Il avait surtout choisi pour Armin un costume carrelé de marron foncé et glacé, bien plus original que ce que portait habituellement le geek. Mais le goût très sûr de Ruben était sans failles.


- Comment t'as réussi à deviner la marque de chacun de ces machins rien qu'en les regardant une seconde chacun ? s'étonna-t-il.

- Vivienne Westwooood ! chantonna Alexy derrière nous.


Il venait de monter sur le comptoir du bar de la suite, et se mit à y défiler dans son tout nouveau costume. Ce dernier était entièrement coloré, aussi excentrique que lui. Une veste orange vitaminé avec une chemise à motifs et une cravate à rayures : il n’y avait vraiment que Westwood pour transformer cette combinaison en chef-d’oeuvre.


- Je veux épouser Ruben, fit Rosalya en émergeant de sa chambre dans sa mini-robe moulante bleu foncé.

- Est-ce que Leigh est au courant ? railla Lysandre en se déshabillant.

- Il voudra l’épouser lui-aussi quand il verra ma tenue, répliqua-t-elle.


Mes yeux bifurquèrent vers le garçon séraphique, torse nu. Il me vit le dévisager et m’adressa un faible sourire avant d’enlever son pantalon. Il était devenu très distant, sauf quand il s'agissait de me faire la morale pour la drogue...


Armin me sortit de mes pensées en me tapotant l’épaule.


- Tu t’es déjà habillé ? m’étonnai-je en faisant volte-face. Moi qui croyais que tu marmonnerais un « gnagnagna j’accepte pas les cadeaux des psychopathes » avant de flanquer la boite à la poubelle…

- J’avais pas prévu de quoi m’habiller comme un pingouin pour ce soir, fit-il, alors c’était soit ça soit me pointer à la soirée de tout à l’heure en polo et baskets.


Il le cachait bien, mais j’étais convaincue que cette surprise lui faisait plaisir.


- Par contre, là, j’aurais besoin d’aide, me signala-t-il en se battant avec sa cravate.


Il l’avait mise complètement à l’envers.


- C’est bon, viens là.

- Il faut juste m’expliquer, me contra-t-il.

- C’est impossible d’expliquer comment faire un noeud de cravate !


Il soupira, s’avança vers moi et leva le menton. Je soulevai le col de sa chemise et retournai la cravate avant de la positionner correctement. À chaque fois que mes doigts entraient en contact avec la peau d’Armin, je le sentais esquisser un mouvement de recul.


- Je vais pas t’étrangler, hein, lui assurai-je.

- On sait jamais. Tes lacets sont toujours faits n’importe comment.


Je grimaçai.


- Mais arrête de gigoter comme ça !

- Je suis chatouilleux !


Il tenta de reprendre la cravate en mains, mais je ne lâchai pas ma prise.


- C’est pas ma faute si t’as fait n’importe quoi, lançai-je

- Désolé de ne pas avoir un bac +5 en cravates Martin Luther King

- Martin Margiela ! corrigeai-je en me débattant avec lui.

- Tout le monde s’en fout !


Armin était un vrai gamin.

… Bon, moi aussi.


Je lui lançai un regard sombre avant de mettre mes mains sur les deux côtés de sa taille et les pincer doucement, ce qui le fit sursauter. Il était effectivement très chatouilleux, mais il avait également d’excellents réflexes et avait piégé mes deux mains dans les siennes.

Après quelques secondes, il réalisa qu’il me prenait les mains et me lâcha pour me laisser nouer son insupportable bout de tissus. Cette fois-ci, dans le silence.


- Comment il fait, tous les jours, Nathaniel ? marmonna-t-il.

- Il faut bien qu’Ambre lui serve à quelque chose, répondis-je.


J’achevai de nouer la cravate et resserrai le noeud avant d’abaisser le col de la chemise. 


- Voilà, il fallait juste me laisser faire.

- Comment j’étais censé deviner que tu fais mieux les noeuds de cravate que tes lacets ? »


Armin enfila la veste de costume Ralph Lauren. Cette tenue était un vrai chef-d’oeuvre sur lui, mais je m’abstins de le lui dire.

Je remontai la marche de la suite pour aller m’habiller moi aussi.




***




Cette robe me grattait atrocement.

J’appuyai sur le bouton 8 de l’ascenseur pour rejoindre Ruben et Dawn dans leur suite.


En fouillant dans la poche de la veste de smoking que j’avais enfilée sur la robe, pour en sortir mes cigarettes, je sentis un autre objet.


Ma main extirpa un paquet de préservatifs. 

Ruben et sa phobie des MST…


Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent avant même qu’il ait démarré, laissant entrer…


- Salut Aurore, fit Aaron en appuyant sur le bouton 5.


Ses yeux bifurquèrent vers la petite boîte bleue que je tenais encore en main. Il détourna les yeux pour rire discrètement.


- Cadeau de Ruben Montepagano, sponsor numéro un de tous les plannings familiaux de France et de Navarre, expliquai-je.

- Ça, c’était pas écrit sur sa page Wikipédia.

- Ah, la page Wikipédia de Ruben… soupirai-je. Tout ce qu’il y a à en retenir, c’est que monsieur n’est qu’un petit con très, très, très riche.


Aaron Alami avait vraiment tapé le nom de Ruben sur Google ?


- Et… Dawn c’est ta soeur c’est ça ? m’interrogea-t-il.


Oh non, elle était en train de gagner. Aaron avait compris qu’elle avait des vues sur lui, et il ne se doutait absolument pas que j’avais prévu la même chose qu’elle. 


… En même temps, je ne pouvais pas lui en vouloir. Il faut dire que je ne lui avait jamais réellement témoigné d’intérêt à part pour lui emprunter son briquet de temps en temps. Comment était-il censé deviner que j’avais dans l’idée de lui ouvrir mes cuisses ?


- Et l’ex de Castiel, répondis-je.


Il pinça les lèvres et inclina la tête. 

Bingo, le rebelle aux cheveux auburn n’avait pas hésité à profiter du trajet en car pour montrer à tout le monde que Dawn était sa chasse gardée. S’il avait appris qu’Aaron lui avait sauté dessus, Castiel l’aurait littéralement démoli. Et Aaron appréciait Castiel.

Aaron appréciait tout le monde. C’était peut-être pour ça que je ne m’étais encore jamais intéressée à lui : je m’étais toujours méfiée des gens trop sociables.


- Dommage, fit-il dans un sourire.


Je grimaçai intérieurement. Dawn avait un avantage physique par rapport à moi : son bonnet D. Pas étonnant que Castiel m’ait toujours vue comme une planche à pain en comparaison, alors que ma poitrine était tout à fait normale.


Dans le doute, je ne pus m’empêcher de baisser les yeux vers mes seins. Cela me rappela que j’avais très envie de me gratter.


- Ça va ? me demanda Aaron en me voyant m’exécuter.

- Ouais, le rassurai-je en arrêtant de tirer sur ma robe. On dirait juste que Ruben a badigeonné mes vêtements d’urticaire.


L’ascenseur arriva au cinquième étage et Aaron s’apprêta à descendre.


- T’as qu’à les enlever, fit-il en m’adressant un clin d’oeil. »


Il sortit et me gratifia d’un sourire amusé depuis le palier pendant que les portes se refermaient sur moi.

Finalement, ça allait être bien plus simple que prévu.




***




« Boooorn to be wiiiiiild, chantait Dawn en se trémoussant avec sa cigarette en main.


J’entrai dans l’immense suite de Ruben et ma soeur, que j’avais tant de fois occupée avec eux. Le Clan Dolores était un habitué de l’hôtel Talba. 

Born To Be Wild de Steppenwolf résonnait dans tout le huitième étage. Pour pas changer, Ruben faisait comme chez lui.


- Je vois que tu as choisi le cocktail, commenta ce dernier en me dévisageant de la tête aux pieds.


J’avais mélangé les éléments des deux tenue.


- J’aime pas les capotes, lui rappelai-je en lui jetant vigoureusement la boîte bleue sur lui.


Il esquiva le projectile, qui tomba pile poil dans la corbeille à papiers derrière lui. 


Alexy n’était jamais là quand je marquais un panier…


- Regarde dans ta poche gauche, m’indiqua-t-il en se roulant un joint.


Super, en m’exécutant je m’aperçus que Ruben avait aussi caché une boîte de préservatifs dans cette poche-là.


- T’en as aussi planqué dans les semelles de mes chaussures ? lui lançai-je.

- Si tu ne t’engages pas immédiatement à utiliser un préservatif ce soir, je prends le micro au milieu de la soirée pour annoncer à tous les messieurs présents que s’ils couchent avec Aurore Kruger sans protection je m’occuperai personnellement de les crucifier.

- Ça va, ça va !


Je me souvins alors que je n’étais pas venue pour passer un savon à Ruben, et m’avançai vers le milieu de la suite avant de m’accroupir par terre.


- Aurore fait caca ! gloussa Dawn qui avait passé sa journée à boire.

- Dawn a deux ans et demi, l’imitai-je en grimaçant.


Ruben se redressa du fauteuil qu’il occupait nonchalamment, avec un sourire intrigué, pour observer ce que je faisais. 

Je collai mon oreille au parquet et vérifiai en tapotant du poing qu’il s’agissait de la bonne planche. Gagné.

Je soulevai celle-ci sous le regard des deux autres, et sortis de leur cachette cinq bouteilles de Nikka Pure Malt.


- T’as caché des bouteilles de whisky dans notre suite ! s’écria Dawn. Quand ?!


Elle se rua vers moi pour m’en voler une, mais je mis mon pied entre elle et moi pour l’en empêcher. Elle trébucha et tomba sur le lit king size. Ruben siffla pour féliciter ma soeur de sa cascade.


- Il y a plus d’un an et demi, répondis-je comme si de rien n’était. Je les avais volées à Viktor.


Dawn releva d’un coup sa tête blonde, qui était enfouie dans les draps, et se redressa brusquement.


- Berk, fit-elle. « Viktor ».


Elle se remit à danser alors qu’il n’y avait plus de musique. 


- Tu comptes remplir de whisky japonais la baignoire de votre suite et prendre un bain d’alcool ? fit Ruben en allumant son joint. Ce serait ta consécration.


Il tapota ses genoux, et je vins m’y installer. Ruben tira longuement sur le spliff et me le passa.


- Je compte faire boire Rosa pour qu’elle ait une bonne grosse gueule de bois demain et qu’elle nous laisse tranquilles un jour de plus, répondis-je en expirant l’épaisse fumée.

- Et les quatre bouteilles et demi qui vont rester ? 

- J’ai soif, c’est tout.


Il posa son menton sur sa main et m’observa fumer en silence. Son autre main caressait ma nuque.

C’était ça, Ruben. Il se débrouillait pour me faire observer par un espion pendant des mois, il me forçait à partager une chambre dénuée d’intimité avec Armin et Lysandre, il m’agaçait en permanence avec sa clairvoyance, il me servait de gynécologue sans que je lui aie demandé, mais je l’aimais bien trop pour ne pas revenir à lui et m’asseoir sur ses genoux comme au bon vieux temps. 


J’avais prévu assez d’alcool pour me débrider totalement et oublier cette pression silencieuse du choix entre les deux garçons qui occupaient sans arrêt mon esprit. Ruben l’avait compris, mais il choisit de ne pas le dire. 

Il parlait très bien, mais il savait surtout se taire.


- Belle tentative de feindre l’indifférence à mon QCM vestimentaire, fit-il en redressant le col de ma robe avant d’ajuster ma veste. Je sais pertinemment que le la vérité c’est que tu es toi-même indécise.


En revanche, ce qu’il faisait le mieux, c’était m’embêter.


- Je t’enverrai le préservatif usagé pour te prouver que je suis bel et bien certaine de l’issue de ce soir, répliquai-je.

- Le raffinement est ta plus belle vertu, railla Ruben.


Il récupéra le joint que je lui tendais.

Je m’étais engagée à jouer avec Dawn. Hors de question que je reparte bredouille.


- Y’a une autre solution, intervint Dawn en lançant une playlist des Strokes. Tu me laisses gagner cette bombe d’Aaron et tu danses très serré avec Armin ou Lysandre pour activer leurs instinct sexuels. Ça te fera gagner beaaaaucoup de temps sur, euh… les dix prochaines années ?


Elle enleva ses escarpins Pigalle de chez Louboutin et se mit à tournoyer dans toute la suite pendant que Reptilia résonnait dans les enceintes.


- J’aime pas laisser les autres gagner, lui rappelai-je.


C’était valable pour elle comme pour Lysandre et Armin. D’accord, c’était moi qui avais des tendances nymphomanes et ne pouvais pas passer une semaine sans rapport sexuel, mais cela n’allait pas me faire faire le premier pas. C’était bien trop facile pour eux.


- Je crois plutôt que tu n’a pas envie de choisir, lança Ruben avec un sourire en coin.


Effectivement, ça me brisait le coeur.


- Rien ne t’y oblige, répliqua ma soeur. Tu peut avoir le combo des deux.

- Je doute qu’ils soient partants pour un plan à trois, esquivai-je alors que je voyais pertinemment ce qu’elle voulait dire.

- Moi je le suis, fit-elle.


Beurk.


- Bouhouhou, la vie est trop dure quand deux dieux vivants se battent pour moi, se moqua-t-elle.

- Tu devrais pas laisser trainer tes chaussures, la prévins-je, elles pourraient me servir d’arme.


Ruben prit doucement ma tête et la posa sur son épaule. Je me laissai faire et fermai les yeux. 


- Pourquoi tu nous a tous offert des fringues pour ce soir ? l’interrogeai-je.

- Pour que tes petits camarades comprennent que je ne fais jamais d’erreur de jugement, répondit-il en me caressant les cheveux.


Il avait parfaitement cerné les goûts de chacun d’entre eux. Même Armin. Sa tenue lui allait comme un gant.


- Et comment t’as fait pour deviner sur quel lit poser chaque paquet ?


Ruben ne me répondit que par un sourire énigmatique, comme pour me dire qu’un magicien ne dévoilait jamais ses secrets.


Mais cette étreinte, cette chambre d’hôtel, Dawn joyeusement bourrée comme avant, me rappelait que Rich manquait au tableau.


- J’y vais, leur annonçai-je en me levant. »


Je ramassai non sans peine mes cinq bouteilles et m’éclipsai rapidement leur suite.




***




Quelle idée de porter toute seule ces cinq bouteilles de whisky avec mes micro-bras…


Je les posai devant l’entrée de notre suite, dans le corridor, pour chercher ma carte magnétique qui servait de clé, et pouvoir ouvrir la porte.


Mais je m’aperçus que celle-ci avait été mal fermée…


« Elle comprend pas.


C’était la voix de Lysandre. Je m’immobilisai instinctivement pour dissimuler ma présence, collant mon oreille à l’entrebâillement.


- J’ai tout fait pour la convaincre de me faire confiance et lâcher prise, poursuivit-il. C’est anormal d’avoir un tel blocage, même s’il s’agissait d’une personne avec qui elle a grandi et qu’elle considérait comme plus qu’un frère.

- On parle d’Aurore, là, lui répondit ce que je reconnu immédiatement comme la voix d’Armin. Elle est bien plus sensible qu’elle veut le faire croire.


Je retins mon souffle en entendant mon nom. Aucun doute, même si les jumeaux avaient le même timbre, il ne s’agissait pas d’Alexy. Armin avait une voix plus grave que son frère.


- Alors au lieu de laisser Castiel jouer les détectives privés, t’aurais quand même pu lui parler franchement et refuser d’assister à la supercherie sans rien dire !

- Tu m’excuseras, Armin, mais je suis pas assez égoïste. C’était une torture de la voir comme ça ! Alors j’ai décidé d’être lucide et de m’avouer que j’étais mal placé pour prétendre la connaître mieux que Ruben qui l’a littéralement vue naître !

- Et tu crois que ça l’a aidée ? lâcha Armin dans un rictus. Vous l’avez forcée à se débloquer ! Maintenant elle fait sa crise de la quarantaine en avance !


Je ne pus m’empêcher d’ouvrir une bouche béante. Ma crise de la quarantaine ?! 

Enfoiré.


J’entendis quelqu’un faire les cent pas dans la suite, certainement Armin.


- T’es carrément gonflé de me donner des leçons alors que tu l’as ignorée pendant des semaines pour jouer les pseudo ange-gardiens.

- T’as pu l’avoir pour toi tout seul pendant ce temps, cracha Armin, tu devrais me remercier.

- Tu t’imagines qu’elle a passé ses nuits dans mes bras à se faire consoler que tu l’aies abandonnée du jour au lendemain, hein ? J’ai tout fait pour qu’elle comprenne qu’elle n’avait pas besoin d’alcool pour libérer ses émotions et arrêter de faire de son fichu flanc droit son talon d’Achille !


Je me mordis la lèvre et fronçai instinctivement les sourcils. Alors c’était ça la vérité, Armin me considérait comme une sorte de trophée, et j’exaspérais Lysandre avec mes blocages de pauvre fille en deuil.


- Et vu que t’étais pas sûr que ta méthode soft allait fonctionner, compris Armin, t’as décidé de garder en plan B la manière forte de Ruben le psychopathe.

- Le résultat est là. Elle se consacre à vouloir étriper Ruben et à me rappeler par quelques piques à quel point je l’ai déçue, et elle pense beaucoup moins à la douleur que lui a causé la mort de Rich !

- Toi qui prônes le respect à la vie privée et l’honnêteté, t’as décidé que la fin justifie les moyens ?! s’exaspéra Armin.


C’était donc ça, le plan de Ruben. Faire en sorte que je prenne assez mal le fait d’avoir été trahie pour me débloquer brusquement et changer d’attitude, il avait cherché à me donner un autre centre d’intérêt que ma douleur incommensurable.


- T’aurais réagi comment ? Hein ? s’anima Lysandre. Je suis curieux de savoir.

- Comme une personne normale qui est face à quelqu’un qui a souffert, et pas en la faisant souffrir encore plus en complotant. On n’est pas à Versailles !


En fait, si. L’hôtel Talba se trouvait justement à Versailles.


- J’ai franchement du mal à me faire sermonner par le mec qui a couché avec Ambre par soi-disant diplomatie, lança le garçon séraphique. Pour toi aussi, la fin justifie les moyens, et à outrance.


Lysandre venait de marquer un point. 


- Parce que dans mon cas c’était le seul moyen ! répliqua Armin que je sentais bouillonner. Tu t’es donné le droit de choisir la facilité en laissant Ruben s’occuper de ça. Et contrairement à toi, Saint Lysandre, je n’essaie pas de me faire passer pour un poète romantico-pacifique bourré de principes alors qu’à la première occasion j’oublie comme par magie mes si nobles valeurs !

- Écoute-moi bien… commença Lysandre.


Je l’entendis faire un pas. Ils devaient s’être rapprochés et se fixer poings serrés. Ça ne sentait pas bon.


- Je sais pas exactement en quoi ça te concerne, mais si tu persistes en t’avisant de te mêler de ça, donnant malencontreusement aux choses une tournure indésirable, je t’assure que ça va jouer en ta défaveur.

- Oh, je vois ce que tu veux dire, fit Armin en faisant mine de s’être calmé.


Je savais exactement ce qu’il allait faire. Lysandre venait de le menacer, et Armin n’allait certainement pas laisser passer ça. Je repris l’une de mes bouteilles et la posai bruyamment à terre, pour leur signaler ma présence, avant d’ouvrir la porte.


Mais en entrant, je vis qu’Armin avait déjà assené son coup de poing.


Lysandre, qui leva lentement la tête vers moi, n’eut pas le temps de riposter. Ils s’aperçurent tous les deux que j’étais là.


- Peut-être que ça jouera en ta faveur, ça, maugréa Armin à l’attention de son rival.


Il fit craquer le poignet de sa main avec lequel il venait de frapper Lysandre.


- Vous m’expliquez ? les interrogeai-je en ramassant mes bouteilles.


Je décidai de faire comme si je venais d’arriver, et posai ma cargaison sur le comptoir du bar. Je m’approchai d’eux, mains sur les hanches et faux air dépassé sur le visage.


- Pas grand-chose, fit-il. J’ai juste pété un cable. Comme d’hab.


Pourquoi Armin se faisait-il passer pour le fautif ? J’en avais tout autant assez qu’il joue les enfoirés quand j’étais là que les justiciers en mon absence.


- On a essayé de discuter, expliqua Lysandre en adressant un regard en coin à son agresseur. On va mettre un frein aux pourparlers puisque certains préfèrent se prendre pour Stallone.


Armin se mordit la lèvre inférieure et secoua lentement la tête. 


- Je veux pas savoir, déclarai-je en m’ouvrant une bouteille de whisky. Y’en a pas un pour rattraper l’autre. Où est Rosalya ? Je veux qu’elle boive pour la punir d’avoir tenté de me tuer tout à l’heure.


Personne ne me répondit. Je levai les yeux au ciel et inclinai la tête en arrière pour boire au goulot avec une large amplitude.


Lysandre ouvrit le mini-congélateur se sortit un sac de petits pois surgelés pour le coller à sa pommette gauche et son oeil, qui allaient certainement enfler. Armin s’alluma une cigarette et partit fumer sur le divan. Ces deux gamins n’étaient même pas fichus de faire semblant de se réconcilier.


Je posai mon avant bras sur le comptoir et sortis de mon soutien-gorge mon pochon de cocaïne.


- Qu’est-ce que tu fais ? fit Lysandre en me voyant étaler une ligne du reste de ma poudre blanche sur l’intérieur de mon poignet.


J’attrapai l’une des pailles mises à notre disposition dans un pot, à ma droite.


- Quelque chose qui va peut-être vous mettre enfin d’accord, répondis-je.


Armin fit volte-face, intrigué par ce que je venais de dire, mais j’avais déjà commencé à sniffer.


Je finis les miettes restantes à la langue, et relevai la tête vers les deux autres en reniflant furtivement. Je leur adressai un sourire volontairement exagéré.


Ils échangèrent un regard alarmé, puis restèrent immobiles quelques secondes. Pendant ce temps, j’activai la chaîne Hi-Fi depuis mon téléphone et lançai Carry On Up The Morning des Babyshambles.


Armin et Lysandre esquissèrent enfin un mouvement vers moi, probablement pour me sermonner, mais ils se stoppèrent en me voyant lever ma bouteille de whisky à leur santé, puis boire au goulot avant de quitter la suite. 

De cette façon, je laissais généreusement à ces deux insupportables donneurs de leçons un sujet de discussion sur lequel leur point de vue pourrait éventuellement s’accorder.




***




Je toquai à huit reprise contre la porte de la chambre 407.


Violette m’ouvrit avec un air alarmé, comme si elle s’attendait à ce que la Gestapo soit venue la rafler.


« Au-aurore ? m’accueillit-elle.


Mains dans les poches, je m’invitai moi-même à entrer dans la suite, et il me fallut un bon quart de minute pour réaliser que la timide dessinatrice était nue sous sa serviette de bain.


- Ma meilleure cliente, me salua Pierre Barma depuis son lit.


J’écarquillai les yeux en le dévisageant. Il avait lui-aussi l’air à poil, sous la couette. Mes yeux firent des allers-retours entre lui et Violette.


- Oh merde, j’hallucine, pouffai-je en comprenant la situation.


C’était le couple le plus improbable que j’aurais osé imaginé. Violette grimaça pendant que le rouge lui montait aux pommettes.


- T’as déjà fini la came que je t’ai vendue ce matin ? fit Pierre, impressionné. T’es pas une novice, toi… T’en veux combien ? Cinq grammes ?


Il avait l’air bien plus détendu que sa partenaire, qui était allée se cacher dans un coin. J’approuvai d’un geste du menton.


- Si je m’écoutais j’en prendrais un kilo, murmurai-je pour moi-même.


Mes camarades de chambre m’épuisaient. Je bus une longue gorgée de whisky dans ma bouteille.


Pierre Barma pivota pour s’asseoir sur le rebord de son lit et enfila son caleçon. L’organe qui le tendait à m’indiqua qu’ils n’avaient pas encore fini, ou bien qu'ils venaient tout juste de conclure.


- On dirait que je vous ai interrompus, raillai-je.

- Les affaires avant tout, sourit-il en fouillant dans sa valise.


Je m’avançai vers lui et extirpai de ma poche sept billets de cinquante que je posai sur la commode au pied du lit.


Il me tendit ma came, que je rangeai dans mon soutien gorge, et se sortit une cigarette.


- Vous devriez aérer, leur conseillai-je en me dirigeant vers la sortie. Ça sent le fauve.


Violette poussa un soupir et enfouit sa tête dans un coussin. Pierre s’en empara pour me le lancer dessus, mais je refermai la porte derrière-moi à temps, hilare.

Je n’eus même pas le temps de faire un pas que je me retrouvais nez-à-nez avec ce cher Aaron.


- Barma se transforme en Pablo Escobar, on dirait, lança-t-il dans un sourire en coin.


Il me piqua ma bouteille de whisky et en but une petite gorgée.

Pas étonnant que Dawn l’ait directement repéré. Aaron était un vrai canon. Ça aurait été bien dommage de faire une croix sur lui pour peu que ma soeur ait réussi à l’avoir dans son lit. 

Nos indispensables mais satanés principes de « je ne couche pas avec un garçon en sachant que ma soeur se l'est déjà tapé »…


- Je conclus que j’ai pas le droit de rentrer ? fit-il en voyant que je ne me décalais pas pour le laisser passer.

- Bien vu.


Je lui attrapai le bras et l’entraînai avec moi jusqu’à l’ascenseur. Je le lâchai alors pour appuyer sur le bouton.


- Tu m’expliques ? 

- Je trouve seulement assez injuste que tu tiennes la chandelle pendant que tes colocataires s’envoient en l’air, répondis-je.


Il plissa les yeux pour déchiffrer ce que je venais de dire. 

Quand il saisit le message, il baissa la tête et fendit son visage d'un sourire éclatant. Je fis un pas vers lui et levai mon visage vers le sien. Mes yeux sondèrent rapidement ses iris noisette pour vérifier s’il était consentant, avant de bifurquer vers sa bouche. Il me répondit en attrapant ma taille avant de coller ses lèvres aux miennes.


La porte de l’ascenseur s’ouvrit. Par chance, il n’y avait qu’une seule personne, qui sortit justement à cet étage. 

J’interrompis notre baiser et entrai dans la large cabine, avant de faire signe à Aaron de m’y rejoindre.


- On me l’avait jamais faite, celle-là, fit-il en s’exécutant.

- Considère que c’est une sorte de room-service. »


Je posai alors la bouteille de whisky dans un coin et attendis que les portes se referment pour appuyer sur le bouton d’urgence.


Quel dommage, on était bloqués pour au moins vingt minutes…




***




Essoufflée, je tentai de remettre ma robe pendant qu’Aaron continuait de m’embrasser dans le cou.


« Déjà rassasiée ? murmura-t-il dans mon oreille.

- Les portes vont pas tarder à s’ouvrir, répondis-je dans une expiration. On va…


Il m’interrompit en m’embrassant longuement, pendant que ses mains dénudaient un peu plus mon buste. 


- Je croyais que cette robe te grattait, me rappela-t-il contre mes lèvres.


Je m’apprêtai à répondre, mais il se remit à m’embrasser avec un peu plus de fougue. Je me laissai prendre au jeu, il embrassait encore mieux que Dake.


L’ascenseur repartit brutalement. Cela n’arrêta que moi, Aaron continua ses baisers dans ma nuque sans s’en soucier.


- Faut vraiment qu’on se rhabille, insistai-je en fermant les yeux.


Il fit courir ses doigts dans mes cheveux sans prêter attention à ce que je disais. Je me mordis la lèvre inférieure et gémis. Il n’était pas le seul à vouloir continuer, mais nous étions à deux doigts de nous faire prendre.

Je le forçai à décoller son corps du mien et me mis à la recherche de…


- T’iras pas bien loin sans ça, sourit-il en agitant ma culotte.

- Tu peux la garder, j’ai pas prévu de la remettre.


Vingt minutes ne m’avaient pas suffi, j’avais prévu de l’entraîner dans un placard ou un truc du genre pour continuer, mais avant, je devais me rhabiller et sortir discrètement de cet ascenseur.


- Aide-moi, fis-je en peinant à remonter la fermeture de ma robe.

- Avec plaisir…


Il me fit pivoter vers lui et me souleva par l’arrière des cuisses, mettant mes jambes de part et d’autre de son corps. Il fit un pas en arrière pour s’adosser au mur tout en m’embrassant derrière l’oreille. 


- Non, Aar…


Il avait trouvé mon ultime faiblesse, j’étais incapable de lutter.


Subitement, il me laissa reposer pieds à terre. Je levai les yeux vers les siens et m’aperçus qu’il fixait quelque chose face à lui avec un air déconfit.


Oh non.


Je fis volte-face et réalisai que l’ascenseur était arrivé au rez-de-chaussée. 

Et surtout… que les portes étaient grand ouvertes. 


Deux employés du personnel de maintenance étaient plantés devant la sortie. 


Mais le pire, c’était la présence de Ruben, Dawn, Alexy et Rosalya, qui nous regardaient tous avec des yeux ronds et une bouche béante.


Je remontai ma robe sur mon épaule et frottai le bas de ma lèvre inférieure pour essuyer mon rouge à lèvres. Aaron attrapa sa chemise et se décida enfin à l'enfiler.


- Qu’est-ce qui se passe ? fit une voix aiguë au fond de la foule. 


Oh bordel.


Le cauchemar.


En fait, c’était ça le pire.


- Poussez-vous, couina la voix.


De fins bras s’incrustèrent entre les employés et les écartèrent pour laisser apparaître une silhouette svelte, vêtue d'une robe fourreau en crêpe de soie noire, et une chevelure brun cendré dont les ondulations rebondissaient au fil des pas de leur propriétaire. La femme planta ses yeux bleu ciel, furieux, dans les miens, apeurés. Elle fronça ses sourcils parfaitement dessinés et mit ses mains sur ses étroites hanches.


- Aurore ! s’indigna-t-elle après m’avoir dévisagée de haut en bas.

- Hannah ?! s'exclama alors Dawn.

- Salut... maman, me cramoisis-je en jetant ma veste sur la bouteille de whisky dans le coin de l'ascenseur pour la camoufler.


Un grand blond arriva derrière ma mère. Une barbe fournie, un costume Chanel entièrement noir, chemise comprise, un regard perçant d'un bleu métallisé, quasiment gris. L'homme de deux mètres avait une allure austère qui intimidait immédiatement. Sa seule présence fit se retourner tout le monde vers lui, sauf Ruben. Celui-ci riait à pleines dents pendant que Dawn clignait frénétiquement des yeux pour réaliser qu’elle ne rêvait pas.


- Wilhem ?! lâcha finalement ma soeur quand l'homme arriva à la hauteur de ma mère.


Les yeux de mon père firent des aller-retour entre Aaron et moi, puis il fronça ses sourcils et dirigea vers moi un index menaçant.


- Tu t’es protégée, j’espère ! me lança-t-il. »


Et merde.

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