Le Clan Dolores : plume et aiguille

Chapitre 11 : Chapitre 11 : l'agent-double

12799 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 26/03/2017 19:32

« Je déteste l’hiver.

- Aurore, il n’y a pas d’hiver à Sweet Amoris. Ici c’est une saison différente chaque jour, et c’est comme ça toute l’année.

- Je déteste Sweet Amoris.


Nous venions de finir notre dernier cours de la journée, à savoir celui dispensé par la merveilleuse Peggy.

Journée durant laquelle j'avais appris par Ruben que je devais rester chez les Mogarra cette nuit-là avec Lysandre et Rosa pour prendre des photos pour le défilé. Le lycée était à moins de dix minutes à pied de l’œuvre d’art architectural qui servait d’appartement aux Mogarra, mais c’était assez long pour que le vent m’ait transformée en stalactite avant d’arriver à destination.


- Au fait, pourquoi Lysandre "nous rejoint plus tard" ?

- Réunion avec Nathaniel, Peggy et toute la clique de ceux qui se mêlent de tout au lycée, répondit Rosa. J’imagine que ça a trait au concert à venir.


Je levai les yeux au ciel.


- Quelque chose me dit que cet événement ne t’enchante pas, observa Rosa. 

- C’est l’image de la bande de groupies dans le public qui ne m’enchante pas. 

- J’imagine que tu préférerais un concert privé. Sans musiciens.


Même si le froid avait congelé chaque centimètre cube de mon corps, je réussis à lui administrer un coup de coude. Elle trouvait sans arrêt un moyen pour faire référence à Lysandre et moi, et, vu l’autosatisfaction qu’elle semblait en tirer, elle n’était probablement pas prête de se débarrasser de cette habitude.


- Vous êtes leeeents, geignit-elle. Mettez le turbo, non ? Je passe mon temps à vous rapprocher, mais ça donne rien ! Je vais devoir mettre beaucoup de gingembre dans le plat de ce soir.

- Ça marchera pas, Lysandre est un tortionnaire. Utilise tous les ingrédients aphrodisiaques que tu voudras, ça servira seulement à me frustrer encore plus.


Elle fronça les sourcils.


- Lysandre et moi, expliquai-je, c’est les pires montagnes russes qui soient. Il s’arrange sans cesse pour me donner envie de lui arracher ses fringues, puis il se transforme en glaçon.

- C’est bon signe, fit-elle, d’habitude il ne se prend pas la tête comme ça. Les filles ont toujours été des kleenex pour lui.


Mes yeux devinrent des soucoupes, ce qui rendit Rosa hilare.


- Tu croyais quoi ? C’est une bombe sexuelle, pas un saint !

- Je me doute qu’il n’a pas fait de vœu de chasteté, mais… je sais pas, je l’imaginais pas se taper n’importe quelle cruche.


Une étrange sensation m’envahit. À mes yeux, Lysandre avait l’air bien trop au-dessus des autres pour se contenter d’une fille lambda. Mais je découvrais qu’il était exactement pareil que moi sur le plan sexuel : l’appétit guidait ses pas.

Enfin, en l’occurrence, il guidait autre chose.


- Il ne fait pas ça pour rien, je pense, avoua Rosa. Il s’amuse de la faiblesse des filles qui passent par son lit. 


Je fis la grimace d’incompréhension la plus épique de l’histoire des grimaces d’incompréhension. Lysandre passait carrément pour un psychopathe.


- Calme ton imagination, Aurore, ce que je veux dire c’est que les filles couchent avec lui pour pouvoir s’en vanter par la suite dans tout le lycée Sweet Amoris. 

- Il a couché avec des filles du lycée ?! m’étranglai-je.

- Officiellement, non… mais en réalité il a écumé tous les entrejambes féminins, à l’exception d’Ambre, Charlotte, Li, Peggy, Kim et Melody. Ah… et Violette aussi, il fait pas les vierges.


J’eus un rictus. Rosa parlait comme si Lysandre gérait un réseau d’économie souterraine.


- T’es en train de me dire qu’il s’est tapé tout le lycée…


Rosa acquiesça.


- … mais que personne n’est au courant ? achevai-je avec une autre grimace.

- C’est bien, Kruger, tu commences à devenir perspicace.

- Mais ça n’a aucun sens !

- Réfléchis, rooooh ! Une fille va coucher avec Lysandre, puis toute fière elle court le répéter à tout le monde au lycée. La première à vouloir vérifier l’info, c’est bien sûr … ?

- Peggy, devinai-je sans peine.

- Elle demande l’avis de Lysandre sur la question, ce dernier nie tout en ne manquant pas de cynisme, Peggy pond un article intitulé « La groupie qui criait au loup », et le tour est joué.


C’était quoi ce lycée de malades ?


- Peggy a ridiculisé environ cinq ou six filles comme ça, ajouta Rosa. Depuis, plus aucune n’ose crier partout qu’elle a couché avec Lysandre sous peine de passer pour une menteuse. Et c’est pareil avec Castiel et Armin.


L'étonnement fit place à l’amertume en entendant le nom d’Armin.


- Enfin bref, Lysandre ne s’entiche jamais de personne, et quand il veut passer à l’acte, il n’y va pas par quatre chemins. S’il est comme ça avec toi, c’est qu’il est mordu, il veut faire durer la séduction.

- En somme, il est sadique.


Mon ton respirait l’agacement. Il suffisait d’évoquer le frère d’Alexy pour m’aigrir. Je sentis le regard miel de Rosa sur mon profil gauche frigorifié.


- Je sais que je vais avoir droit à un autre coup de coude, commença-t-elle, mais il ne faut pas que cette histoire avec Armin te tracasse à ce point. Déjà que vous êtes lents avec Lysandre, si en plus tu commences à te lasser de lui…


Elle eut droit à son coup de coude.


- Et de toute façon, comment tu veux que je me lasse de Lysandre ? C’est un OVNI, il ne me laissera jamais me lasser de lui.

- Armin aussi est un OVNI, et j’ai clairement l’impression qu’il t’obsède, ça va crescendo.

- …


Bien sûr qu’il m’obsédait.

Du jour au lendemain, j’apprends qu’il est potentiellement amoureux de moi, il m’annonce qu’il coupe les ponts pour me protéger de je ne sais quelles sortes de tarées, il m’explique qu’il a tendance à se battre, et puis il…


- Aurore ? Pourquoi tu t’arrêtes de marcher ?

- Il a couché avec Ambre.

- Qu’est-ce qu…


Impossible de défroncer mes sourcils.

J’oubliai instantanément le froid, et pressai le pas en direction de l’appartement. Rosa s’était immobilisée.


- On est arrivées, la coupai-je. »




***




Je posai mon sac dans l’entrée avant de retirer ma veste. L’appartement des Mogarra était en désordre total. La cheminée était dissimulée par des mannequins de couture sur lesquels étaient épinglées les dernières pièces à retoucher pour le défilé, il y avait des chutes de tissus un peu partout, et des magazines de haute-couture tapissaient littéralement le sol. Une tasse à café à moitié pleine trônait au-dessus de l’une des baffles de la chaîne Hi-Fi.


" On dirait que Leigh est débordé, observai-je.

- Le mot est faible. Il dépense des blindes en Lavazza.


Je réprimai un sourire. Leigh avait bel et bien le profil d’un buveur de café Lavazza.

Mon regard fut attiré par les gros titres de l'un des journaux éparpillés sur la table.


« Le clan Vanderbilt au complet. »


Je grimaçai devant la photo qui illustrait cet article. Cette enflure de Lino revêtait les traits d’un humble père de famille qui rentre de la guerre. Et comment deviner, avec son chemisier col lavallière et ses stilettos Vera Wang, que Libby était un assassin ?


- On n’aurait pas dû acheter ce journal, déplora Rosa en regardant par-dessus mon épaule.


J'eus un rire nerveux. Le journal s'appelait "L'Aurore".


- C’est pas dans ce journal que Zola a publié « J’accuse » ?


Le journal dont elle faisait allusion avait disparu au début de la seconde guerre mondiale, et j’ignorais comment les créateurs de celui-ci avaient obtenu l’autorisation de subtiliser son intitulé, mais je ne pris pas en compte cette incohérence. 


- Il faut croire que « l’Aurore » est passé d’engagé à dépravé.

- Et toi, Aurore, tu m’as l’air dépitée. Qu’est-ce qui t’arrive ? On dirait que McQueen est mort une deuxième fois.


Elle s’installa sur l’accoudoir du fauteuil victorien que j’occupais.


- Je suis cassée, Rosa. Rich me manque tellement. Libby voulait me faire du mal, elle a fait pire. Elle est en train de me faire cuire à feu doux. Je meurs un peu plus chaque jour.


Nous étions au chaud, mais je sentais encore le blizzard dans ma poitrine.


- Tu as pleuré quand McQueen est mort ? 

- C’est une question rhétorique ? hoqueta Rosa. Tellement d’eau s’est écoulée de mes yeux pendant tout février 2010 que j’aurais pu réhydrater le corps flétri de Mme Shapiro. 

- Eh bien depuis la mort de Rich, je n’ai pas versé la moindre larme sans avoir au moins quatre grammes de Single Malt dans le sang. Je suis ce qu’on pourrait qualifier d’une constipée émotionnelle. La seule chose que je peux faire à mille pour cent sans avoir bu une goutte, c’est vouer à cette chienne de Libby la haine la plus viscérale qui soit.

- Je sais que… ça pourrait avoir l’air bête, mais pourquoi vous ne l’avez pas assignée en justice ?

- Parce qu’un juge ne nous ramènera pas Rich.


Nerfs ou manque de cigarette, je ne sais pas ce qui fit alors trembler le journal entre mes doigts.


- Et même en perdant un procès, poursuivis-je, Libby aura déjà gagné la guerre.


Le silence s’installa.

Le crépitement des flammes de la cheminée n’était plus seulement notre fond sonore, il s’était lancé dans une tirade qui me paraissait sans fin.

Ironie, Rosa brisa la glace du silence instauré par le feu.


- Ruben, fit-elle, comment il a réagi ?

- C’était la joie, tu t’en doutes. »




***




On m’avait coupé la gorge.

Rich.


- Foutaises, déclara Ruben. C’est des conneries.


Je ne respirais plus.


- Dawn, calme toi.

- Comment ça ?! s'époumona ma sœur. Rich, Ruben ! Rich !


Ses cris tordaient mes tympans dans tous les sens. Je tentais de m’agripper à quelque chose pour ne pas tomber, mais ça ne servait à rien. J’étais déjà par terre, mais je me sentais dans un néant, je me sentais couler à perpétuité.


- Foutaises.


Ruben fixait le sol d’un air impassible. Implacable.

Sa cigarette s’était totalement consumée, mais le long tube de cendre au bout tenait parfaitement, comme s'il défiait les lois de la gravité uniquement parce que Ruben l'avait décidé.


- Ruben ! s’égosilla Dawn, haletante. Réveille-toi ! Fais quelque chose ! Rich est mort !

- Dawn... la ferme.


J'avais lutté pour prononcer ces mots, handicapée par les spasmes qui m'empêchaient de respirer.

Ce que Dawn disait n’avait aucun sens : mélange de désespoir, d’espoir, de lucidité, d'aliénation, le tout enrobé par une souffrance léthargique.

Mais cela m'importait peu. Dès cet instant, je compris que les termes « Rich est mort » me seraient pour toujours insoutenables.


- C’est des conneries, répéta Ruben. Foutaises.


De minuscules poignards imprégnés d’arsenic transperçaient chaque parcelle de chaque cellule de mon corps. Mon cœur était devenu un pique-aiguilles. J’étais une hémorragie silencieuse.

J’étais en pleine crise de spasmophilie. Je faisais de l’épilepsie. Je devenais claustrophobe, schizophrène, je devenais folle à lier. J’étais coincée. J’étais en implosion. J’étais un volcan en éruption que l’on avait bouché. La lave me rongeait et bouillonnait en moi. Je la sentais, elle me brûlait.

Moi aussi, je mourrais.


- Ruben !


Dawn respirait la douleur. Elle ne parlait pas, elle hurlait à s'en rompre les cordes vocales, elle expirait et vomissait chaque syllabe, et quand elle ne criait pas elle s'étouffait et faisait une crise d'asthme.


- Ruben !


Ruben ne bougeait pas. Il n’avait tout simplement pas esquissé un seul mouvement. Son corps était fossilisé.


Mais ce n’était que le début.


- Ruben !


La cendre tomba finalement de sa cigarette.

Il baissa les yeux vers ce tas anthracite sur le tapis.

Il revint alors exactement à sa position initiale.

Impassible, toujours.

Il tendit son avant-bras devant lui, et, fixant le même point tout du long, colla son mégot de cigarette, encore brûlant, contre sa peau.

Dawn était muette face à ce spectacle. Mes crises s’estompèrent aussitôt.

Il appuyait assez fort pour créer une brûlure, mais pas assez pour éteindre ce qui restait du mégot.

Il laissa tomber ce dernier sur le sol. Un étroit cratère s’était formé à l’endroit touché.

Il attrapa une autre clope sur la table. Son regard n’avait toujours pas changé d’axe.

Il alluma la cigarette, et réitéra l’opération au même endroit de son avant-bras.


- Foutaises, répéta-t-il.


Des larmes de douleur coulaient sur ses joues, sans que son visage ne laissât transparaître aucune émotion. Mais tout son corps tremblait, comme s'il était en transe. Il appuyait si fort qu’il semblait embraser tout son être.


- Foutaises.


Dawn, main sur la bouche pour étouffer ses cris, se leva pour monter à l’étage.

Elle savait que Ruben ne voulait pas que nous voyions cela. Je le savais aussi. Mais je choisis de rester.

Ruben agonisa devant mes yeux, en boucle, pendant que j'entendais Dawn hurler et saccager l'étage. 




***




- Ca a continué deux jours non-stop, jusqu'à ce qu'on s'écroule d'un sommeil perturbé. Enfin, j'estime que ça ne s'est jamais arrêté. Chaque jour, j'ai l'impression d'apprendre la mort de Rich.


Je plantai l'ongle de mon pouce sous le menton de Libby, sur la photo du journal.


- Tout l’intérieur du bras droit de Ruben est brûlé, achevai-je. Il a écrasé très précisément six cent quarante-huit clopes contre sa peau, en passant à dix-neuf reprises sur chaque recoin. Depuis, il est anesthésié de toute forme de douleur physique.


Rosa eut un frisson et frotta l'intérieur de son propre bras.


- C'était une mauvaise idée de parler de ça, opina-t-elle visiblement ébranlée par mon récit. Je préférerais encore que tu parles d'Armin toute une journée.

- Pas moi.


Parler de Rich, ça me faisait mal, mais ça faisait partie de la thérapie du deuil.

Parler d'Armin, ça me faisait juste mal.


- Aurore... tu es sûre que tu vois Armin comme un simple ami ?

- Armin n'est même plus un ami, esquivai-je.

- Ne te défile pas.


Rosa descendit de l'accoudoir du siège pour s'accroupir devant moi et me regarder en contre-plongée.


- On t'a déjà dit que t'es vachement je-m'en-foutiste comme fille ?

- Merci, Rosa, de me rappeler ce qui est écrit sur tous mes bulletins scolaires depuis le collège.

- Comment une fille aussi je-m'en-foutiste, répéta-t-elle, peut-elle accorder tant d'importance à un mec qu'elle connaît depuis deux mois, sans avoir un minimum d'attirance pour lui ? Et je parle d'attirance physique, voire même chimique à votre stade à vous.

- T'étais pas censée me jeter dans les bras de Lysandre ? lui rappelai-je.

- Si. Mais c'est la guerre froide dans ton petit coeur, chérie, et j'ai envie de savoir ce qui se passe pour te faire revenir sur le droit chemin. Alors, c'est qui le bloc soviétique ? Armin ou Lyschou ?


Cette question me paraissait stupide. Armin et Lysandre étaient incomparables.

Mais... quitte à m'investir dans une histoire, autant le faire avec quelqu'un qui connaît déjà mes secrets. Le choix est d'autant plus évident quand on sait que l'autre a couché avec Ambre.


- Armin, répondis-je. C'est Lysandre le bloc de l'Ouest.

- ... attends, je suis plus sûre, c'est qui qui a gagné la guerre froide déjà ?


Je soupirai. Rosa avait pourtant si bien commencé sa tentative de psychanalyse.


- Le bloc de l'Ouest.

- Aaaaah ! Donc Lysandre !

- J'ai du mal à saisir le rapport avec la guerre froide.

- Moi aussi, en y réfléchissant, concéda Rosa. Mais au moins ça t'a fait avouer que c'est Lysandre que tu veux.


Je secouai la tête.


- Le bloc de l’Est était sous leadership de l’URSS. URSS qui a éclaté en une multitude de pays, dont la Russie. 

- Et donc ?

- Tu penses que Poutine est sur la même longueur d’ondes que Obama ? Le premier veut négocier avec Bachar El Assad, et le second veut faire tout l’inverse. Ça ne te rappelle pas les réunions du conseil de sécurité de l’ONU où URSS et USA se contredisaient sur tout ?

- … Tu m’as complétement perdue.

- Je veux dire que l’URSS n’a fait que changer de nom, aussi caricatural que ça puisse paraître. Donc la guerre froide n’est techniquement pas terminée.

- C’est votre dernier mot, monsieur Faraize ? 

- Et donc Armin n'est pas éliminé, achevai-je.

- Tu m'épuises, lâcha-t-elle en laissant tomber sa tête entre mes genoux.

- On est deux à être épuisés, alors, lança une voix depuis l'entrée.


Rosalya et moi échangeâmes un regard inquiet. Lysandre n'avait fait aucun bruit en entrant ! Depuis combien de temps était-il là ?

Nous ne le saurions jamais, car il ne l’aurait de toute façon pas laissé paraître.


- Cette réunion était un supplice, ajouta-t-il en franchissant le seuil de la porte ouverte du salon où nous nous trouvions.

- Vous vous êtes faits briefer sur les règles de conduite pendant votre concert ? demandai-je

- Je me suis fait briefer, corrigea-t-il. Les autres membres ont séché cette passionnante entrevue. J'étais seul avec Peggy, Nathaniel et la directrice, et croyez-moi… le combo est efficace.

- Pauvre chou, fit Rosa en se levant. Il te faut un remontant de type culinaire. J’espère que vous aimez la pizza, parce que j’ai tout sauf envie de cuisiner ce soir.


Lysandre se tourna vers moi et me fit signe de le suivre. 

Il m’emboîta le pas vers le couloir principal de l’immense habitation, et je remarquai alors qu'il tenait ma veste et mon sac dans sa main gauche. Il avait dû les récupérer dans l'entrée en arrivant. Il s'arrêta devant une pièce que je reconnus immédiatement.


- Ta chambre ?

- Dépose plutôt tes affaires ici, m’indiqua-t-il. T’as quand même pas prévu de dormir au pied de notre porte-manteau.


Il m’adressa un regard complice, avant d'installer mon sac sur la chaise Louis XVI noire et argentée qui faisait office de siège de bureau.

C’était parfaitement explicite. Lysandre voulait que je partage son lit. Je gardais un souvenir flou de la fois où nous avions dormi ensemble : le mal de crâne de ma gueule de bois, le fait d’avoir tout juste appris ce que j’avais fait après avoir bu, Ruben, tout ça m’avait plongée dans un demi-sommeil qui m’avait fait oublier le reste.

Lysandre Mogarra et moi, dans le même lit, sans que rien de libidineux ne se produise, ça aurait dû être un tortueux festival de désir non assouvi, un combat perpétuel contre une chimère inaccessible. Mais j’étais encore sous le choc des dernières vingt-quatre heures. J’avais donc parfaitement dormi, sans me soucier, pour la première et dernière fois, du séraphisme que dégageait celui dont je partageais le lit, et surtout du fait de me trouver en sa présence alors qu’il ne portait qu’un simple boxer noir Pierre Cardin.

Il accrocha ma veste sur le dossier de sa chaise et posa mon sac sur l'assise. Je ne savais pas si c’était parce que le fait de laisser mes affaires dans sa chambre annonçait symboliquement notre nuit dans le même lit, ou bien parce-que je voyais en Lysandre quelque chose de divin, mais ce geste si anodin me paraissait religieux.


- On évitera l’absinthe, ce soir, m’informa-t-il. Non pas que je dénigre ton foie en béton. Tu aimes le Single Malt, d’après mes souvenirs. Deux bouteilles de Yamazaki nous attendent.


Il avait prévu de picoler ?


- Je croyais que cette soirée serait réservée à notre corvée photographique.

- C’était le cas, fit-il. Mais tu penses vraiment que notre entremetteuse attitrée va tenir la chandelle ce soir ?


Qu’est-ce qu’il voulait dire ? Que Rosalya allait nous…


- Pizzas commandées, annonça une voix féminine depuis le couloir. On mange et je vais dormir. Je suis cre-vée ! On fera les photos demain, hein ?


Lysandre me jeta un regard jubilatoire.


- Du Yamazaki, c’est nickel, répondis-je.


Il me fit un sourire en coin, quasiment imperceptible à l’œil nu, mais que les antennes que son aura avaient fait pousser en moi voyaient parfaitement. Oui, Lysandre avait créé un radar dans mon cerveau. Un radar qui guettait la moindre évolution de la courbe sinusoïdale qui représentait ses comportements avec moi : chaque lueur dans son regard, chaque pli que formait son fameux sourire oculaire, chaque intonation de sa voix, chaque once de surprise qui était par moments camouflée par sa déconcertante maîtrise de lui. J’avais appris à creuser ce site de fouilles qu’était Lysandre. J’étais le spéléologue en quête de raccourci vers un sommet-apogée. 


Rosalya arriva au seuil de la chambre. Elle se frotta le dessous de l’œil, pour mimer la fatigue sans pour autant détruire le maquillage prodigieux qu’elle devait passer des heures à réaliser quotidiennement.


- Tiens, certains sont… très hospitaliers, ici, souria-t-elle en désignant mes affaires installées dans la pièce.


J’allais lui répliquer que, puisque Lysandre avait prévu que l’on dorme ensemble, elle n’avait pas à jouer sa petite comédie pour nous laisser seuls toute la soirée, mais elle avait déjà décampé.


- Tu as accepté mon offre alcoolique, observa Lysandre en s'installant sur son lit. J'en conclus que tu n'es pas encore disposée à te dévoiler "sans whisky ni absinthe".

- Tu m'as prise par les sentiments en me proposant du Single Malt.


Il me fit signe de le rejoindre.

À peine m'étais-je exécutée qu'il m'assomma par une affirmation que je n'avais pas anticipée.


- Tu n'existes pas qu'à travers Dawn, Ruben et Richard, lança-t-il sur un ton de défi.

- Tu sais pertinemment que si.


D'ordinaire, l'optimisme de Lysandre me réchauffait, mais cette fois-ci il me blasait. Il pouvait se faire psychologue d'Aurore, mais il n'avait pas le droit de faire de ma relation avec Ruben, Dawn et Rich un sujet d'étude.


- C'est toi qui t'oblige à tout voir à travers eux, insista-t-il, mais pour un tiers, pour quelqu'un qui te voit seule, qui ne s'imagine pas une seule seconde que tu as une relation plus que fusionnelle avec trois autres personnes, tu es seulement Aurore.


Lysandre retombe toujours sur ses pattes.


- Donc je répète, Aurore, tu n'existes pas seulement à travers Dawn, Ruben et Richard.


Il avait surtout compris que la seule manière qu'il avait de contrer mon braquement était d'attiser la flamme qu'il allumait en moi. Et pour cela il avait seulement à prononcer mon prénom, de sa voix si suave qui me faisait voir en lui l'incarnation d'un dieu grec.


- Sans eux, à Morpert, à quoi ressemblait ta vie ?

- Tu le sais très bien, j'imagine que j'ai dû tout te dire le soir de l'absinthe...

- C'est pas ça la question. Raconte-moi ta vie à Morpert, quand tu étais seule chez tes parents.


Je pris une grande inspiration.


- Il y a eu deux phases dans ma vie à Morpert sans Dawn, Ruben et Rich. La phase avant, et la phase après.


Lysandre ne me demanda pas "avant quoi ?". Il savait très bien que je parlais de la mort de Rich.


- J'allais voir Dawn et Ruben deux week-ends par mois à Paris, je m'arrangeais avec Rich pour qu'on monte en même temp...

- Essaie de me raconter ça sans parler d'eux.

- Je peux pas.

- Si.


Deuxième inspiration.


- Je loupais la moitié des cours. Pas parce que j'aimais pas ça ou que j'avais envie de m'accorder des grasse mat' les lundis matins, mais parce que j'étais tout le temps en descente. Morpert est une bien plus grande ville qu'il n'y paraît, et j'avais aucun mal à me fournir en speed, lsd, exta, ganja.... Je faisais bien plus vieille que mon âge, et me ravitailler en alcool n’était pas compliqué non plus, d'où la résistance de mon foie.


Je décroisai les jambes, ce qui débloqua ma cuisse gauche, qui tremblait à cause du manque de nicotine.


- Ma mère était prof d’économie politique à l’Université d’Aix, c'est-à-dire à des centaines de kilomètres de Morpert. Et heureusement pour la junkie que j'étais, mon père était bien trop occupé par sa grande carrière d'architecte pour se rendre compte que les soirées entre filles auxquelles je prétendais aller deux fois par mois étaient en réalité des teufs en plein-air dans un champ à des kilomètres de la ville. De la psytrance à fond, des milliers de personnes à balle, des drones qui filment le carnage, on faisait pas semblant aux teufs de Sainte-Constance de l'Abbaye. Mes seuls soucis dans la vie étaient de trouver comment atténuer les maux de crâne de mes gueules de bois, et de trouver des covoiturages pour m'emmener à Sainte-Constance.

- Rappelle-moi l'âge que tu avais ? demanda Lysandre.

- Quinze ans et des poussières, répondis-je.


Il avait toujours ce petit sourire en coin, si rassurant et déstabilisant à la fois. On ne savait pas ce qu'il cachait. Il passait son temps à me sonder sur tout, mais je ne connaissais rien de lui. Peut-être me faisait-il réfléchir sur ma vie pour ne pas que j'aie le temps de lui demander de me parler de la sienne.


- Chaque jour, poursuivis-je, je rentrais avec un mec différent. J'ai dû me taper des centaines de personnes rien que l'année où Dawn est partie. La drogue me stimulait à un point inimaginable. Et j'étais jamais satisfaite. Quand le mec avait fini, je le virais, et j'en appelais un autre parce que j'avais encore faim. Mon record, c'est six partenaires en 24h. Et ils m'avaient toujours pas rassasiée. Parce que j'ai ce côté masochiste qui fait que je force mon corps à se décontracter au moment clé.

- "Je me nourrissais uniquement de donuts et d'organes génitaux".


Je compris qu'il citait l'une de mes confidences du soir de l'absinthe.


- C’est pas tout à fait exact, en réalité je me nourrissais aussi de beaucoup de coke.

- Se faire mourir pour mieux se nourrir, ton paradoxe me fascinera toujours.

- J’ai aussi essayé les filles, pensais-je à haute voix.


Il inclina simplement la tête, à l’aveu de ces relations lesbiennes.


- Ca t’a plu ?

- C’est… différent.


Lysandre était le seul garçon à rester calme, à ne laisser paraître aucun trouble en m’entendant parler de mes expériences saphiques.

… oh.

Et si je ne l’attirais pas sexuellement ? Si je l’attirais seulement… avec mon personnage de camée torturée au passé pourri ?

Mes yeux bifurquèrent instinctivement vers son entre-jambe. Il fallait que je sache si ça le laissait indifférent


- Ne t’embête pas, fit Lysandre dans un rictus.


Et merde, il m’avait vue reluquer son intimité.


- Je vois pas de quoi tu…


Impossible pour moi de terminer cette phrase, en moins d’un quart de seconde, j’étais allongée sur le dos.


- Comment peux-tu remettre en question ton pouvoir de séduction ? s’amusa-t-il en prenant mon poignet.


Il dirigea ma main vers sa braguette, et je pus constater par moi-même que mes craintes étaient injustifiées.




***




"Je comprends pas, Aurore, répéta Rosa pour la énième fois. C’est quoi le problème ?

- Je te l’ai déjà expliqué quinze fois !


Sous ses airs de philanthrope, Lysandre était un vrai sadomasochiste.


- Il m’a laissé toucher son…

- Oui ! m’interrompit Rosa. Je sais.

- Il est vraiment. VRAIMENT gâté.

- Seigneur…


Je laissai échapper le soupir le plus long que je pouvais.

Lysandre était parfait de A à Z, et j’avais pu le confirmer par une seule prise en main.


- Il sait que j’ai pas couché avec un seul mec depuis au moins DEUX mois, et j’ai tenu bon, Rosa ! Moi qui avais toujours été déprimée pendant mes règles parce que je pouvais pas coucher, j’ai été chaste pendant deux mois !

- Wow, railla-t-elle. Tu tiens le coup, j’espère.

- Il a profité du fait que je me sois affamée pendant tout ce temps pour me donner plus envie que jamais ! Il ne m’a même pas laissée lui faire une…

- Chutttt, Aurore, ne termine pas cette phrase.


Quel enfoiré.


- Il s’est barré pile au moment où j’avais envie de le bouffer tout cru ! Je suis frustrée, là ! Il me faut ma dose !

- Ta dose ? Baisse le volume, chuchota Rosa, la vieille du dessus entend tout, elle va croire qu’on héberge une droguée et elle va…


Rosa se rappela que j’étais bel et bien une droguée.


- … bref.

- Il s’est barré ! répétai-je ! Et tu sais pourquoi ?! POUR NE PAS LOUPER «N’OUBLIEZ PAS LES PAROLES» !!!


Rosa écarquilla les yeux et jeta un œil à son iPhone.


- Quoi ?! Ça a commencé ? C’est l’émission spéciale Renaud !

- Je vous hais !

- Chhht… bon, tu dois l’avoir à son propre jeu. Il veut te faire craquer ? Fais le craquer avant.


Elle voulait donc que je joue la même carte que lui ? 

Après tout, Lysandre était un mâle. Un mâle avec une excellente maîtrise de ses pulsions sexuelles, mais un mâle quand même. Si je parvenais à me montrer assez enjôleuse, j’obtiendrais de lui ce que je voulais.

Mais voulais-je coucher avec lui ?

Une partie de moi voulait faire durer le supplice de l’attente frustrante pour toujours, l’autre criait famine (« l’autre », c’était mon vagin).


- Je sais pas, Rosa...


Elle poussa un soupir.


- C'est quoi le vrai blocage, Aurore ? Il y a peu tu aurais payé pour avoir Lys' dans ton lit.


Je n'avais aucune envie de le dire.

Mais je pris sur moi.


- Armin.


Je vis le désespoir dans les yeux de ma psychologue attitrée.

S'il y avait bien un élément perturbateur à son projet d'union entre Lysandre et moi, c'était le frère d'Alexy. Elle avait beau prétendre ne pas vouloir me pousser de force dans les bras du garçon séraphique, je savais qu'au fond elle était profondément gênée par l'obstacle Armin. Et que pouvait-elle me répondre ? Elle avait déjà épuisé son stock de questions rhétoriques sur le sujet.

C’était la première fois que j’avais envie d’un garçon qui me plaisait réellement, moi qui étais habituée aux coups d’un soir. Je mourrais d’envie de creuser avec Lysandre, mais coucher avec lui n’aurait pas été sans lendemain. Il s’agissait d’un vrai choix qui aurait eu des conséquences.

Et quoi que je me fasse croire, je ne cessais de penser à Armin à chaque fois que j’imaginais une quelconque concrétisation avec Lysandre. 

Il fallait que j’éradique Armin de ma tête.


Le bruit de la sonnerie résonna depuis la porte d’entrée.


- Les pizzas ? s’étonna Rosa. Le livreur est venu en fusée ?


Elle se sauva de la salle de bain, comme profitant de ce prétexte pour ne pas avoir à répondre à ma nouvelle confidence, et se rua vers l’entrée.

Je m'engouffrai dans le couloir, et j’entendis Rosalya déverrouiller la porte, avant de l’ouvrir puis de…


- Alexy ?!

- Surpriiise !


Je pressai le pas en entendant la voix du frère d’Armin. Débouchant sur l’entrée, je le vis effectivement. Il avait arboré une tenue bien plus minimaliste qu’à son habitude : un chapeau fedora noir reposait sur l’arrière de son crâne, rappelant la couleur ébène de sa besace en cuir. Il portait un jean skinny déchiré aux genoux, et le rose pâle de son pull oversize contrastait avec le cuir camel de ses Doc Martens’.


- J’ai amené des victuailles, annonça-t-il en sortant de son sac deux bouteilles de muscat.

- O-on ne t’attendait que demain soir, balbutia Rosa.


Elle qui voulait me laisser seule avec Lysandre, elle était mal barrée avec Alexy dans les parages.


- Chhhht, Chiara Ferragni, un succès pareil ça se fête le soir même. Oh mais ne serait-ce pas la co-blogueuse ?


Il jeta les bouteilles dans les bras de Rosa pour me donner l’un de ses légendaires câlins étouffants.


- Alex… on s’est vu en cours il y a moins d’une heure, parvins-je à marmonner entre ses pectoraux.

- Si tu savais comme je suis fier !


Dépassée, l’entremetteuse alla refermer la porte, qui était toujours béante.

Mais à la seconde d’après, l’interphone retentit.


- Les pizzas, fit-elle dans un soupir. LYSCHOUUU ?

- « Lyschou » ? railla Alexy.


Le dénommé arriva rapidement, et constata à son tour la présence de l’invité surprise. En voyant le frère de son rival, Lysandre laissa paraître qu’il était contrarié. Et je compris qu’il avait entendu notre conversation, à Rosa et moi, quand nous parlions d’Armin.




***




« Tiens, Lysandre, prends mes olives.


Alex lui tendit l’assiette dans laquelle il avait empilé ses olives noires, qu’il avait tous ôté de sa pizza. 


- Je suis bluffé, cet appartement a l’air magnifique, belle architecture, superbes moulures au plafond, décoration digne de Philipe Stark, plancher en bois massif et… Aurore, tu me fais visiter ?

- Mais j’ai pas…

- Allez amène-toi !


Le jumeau maléfique me prit par le bras pour me lever du canapé Chesterfield sur lequel j’étais confortablement avachie.

Rosa plaqua sa main contre son front, et Lysandre pinça les lèvres en repoussant l’assiette d’olives vers sa belle-sœur aux cheveux argent.


Alors que j’avais encore ma part de 4 fromages à la main, Alexy me traîna le long du couloir, jusqu’au deuxième salon qui se trouvait à au moins cinq pièces de Rosa et Lysandre. Il ferma les portes.


- A quoi tu joues ? le sondai-je.


Il prit son air outré.


- Moi ? Mais à rien voy…

- Alex, la dernière fois que tu as agi comme ça c’était pour me demander de faire semblant d’être ta petite amie pendant un dîner avec ta grand-mère Christelle.

- Christine, corrigea-t-il … et contre toute attente, elle t’a adorée !


Je lui adressai un regard qui lui rappela que cette chère Libby Vanderbilt était elle aussi au rendez-vous, ce qui le poussa à clore le sujet.


- T’as vraiment cru que j’allais te laisser seule avec Lysandre alors que Rosa s’évertue depuis des jours à vous faire copuler ? explosa-t-il.

- Tu m’avais pas donné, je cite : « ta bénédiction » ?

- C’était avant de comprendre ce que mon frère éprouve pour toi.


Ma mâchoire se crispa.


- Armin m’a clairement fait comprendre que je devais vivre ma vie et ne plus lui adresser la parole, lui rappelai-je.

- Armin est un crétin. Il pense bien agir, il fait semblant de ne pas souffrir en s’éloignant de toi, mais crois-moi qu’il vit un enfer.

- En même temps il a couché avec le diable, sifflai-je.


Alexy sembla vaguement étonné par ma déclaration, mais il ne me demanda aucun détail. Au lieu de ça, il se mit à faire les cent pas.


- Tu le savais, c’est ça ? compris-je. Tu savais qu’il a couché avec Ambre !

- Je lui ai rabâché cent fois de ne pas faire cette connerie ! Il veut à tout prix te protéger et il oublie son propre bonheur !

- Arrête avec ça. Armin a cherché une excuse pour s’éloigner de moi, et maintenant que c’est fait on ne va pas m’obliger à revenir vers lui.


J’eus un rire nerveux.


- Aurore, je suis venu pour t’empêcher de faire des bêtises, et rattraper celles d’Armin.

- Donne-moi une seule excuse au fait qu’il soit allé soulager ses pulsions sexuelles avec elle après m’avoir abandonnée.

- …

- C’est bien ce que je pensais.

- Je suis pas là pour justifier ses actes, Aurore, même si je sais exactement pourquoi il a fait ça.


Je n’avais même pas envie de lui demander de m’en dire plus sur ce point.


- Sujet clos, déclarai-je. Allons les rejoindre. »




***




Comment allais-je bien pouvoir effacer Armin de mes pensées alors que son jumeau s’était incrusté jusqu’à nouvel ordre ?


« Je croyais qu’on faisait les photos demain ?

- Changement de programme, soupira Rosa en éparpillant des échantillons de tissus sur la table.


Evidemment… Elle n’avait plus besoin de procrastiner, puisqu’elle l’avait décidé dans l’unique but de me laisser seule avec Lysandre. 

Le facteur « Alexy » avait modifié la donne.


- Notre invité a un goût assez sûr, donc autant le mettre à disposition, concéda-t-elle.

- J’accepte de me faire exploiter, fit Alex.


Il prit l’immense carton que lui tendait Rosa, et l’ouvrit non sans surprise.


- Leigh a dévalisé Martin Margiela ? railla-t-il.

- Leigh a créé la moitié de ces chaussures, corrigea Lysandre. S’il t’entendait le comparer à Margiela il te tuerait avec son pique-aiguilles.

- La plus belle mort qui soit, fit Alex.


Il sortit de la boîte quatre paires de chaussures : des mules Carven à plateformes, des cuissardes en vinyle, des low boots en suédine et…


- Je rêve où Leigh a créé des escarpins en Lego ?

- Désolée Aurore, fit Rosa, c’est moi qui vais les porter.

- Comment tu veux qu’on assortisse ça ? lâchai-je.


Alex était bluffé par cette paire. Il la regarda sous tous les angles pour comprendre comment Leigh avait bien pu coller des Lego sur l’ensemble de ces escarpins, y compris le talon.


- Il y a un body noir bi-matière dans le showroom, proposa Lysandre. Il faut rester sobre pour qu’on ne voit que les chaussures.

- Avec les cheveux de Rosa, ça va être compliqué.


Alexy n’avait pas tort.


- Je les attacherai.


Rosalya avait lâché ça comme si elle avait eu envie de donner coûte que coûte raison à Lysandre, et pas au frère de son rival.


- Un body noir, des escarpins, une queue de cheval… énuméra Alexy, tu veux ressembler à Ariana Grande ? 

- Beurk, non ! Je ferai des tresses un peu détendues et ça ira très bien.

- On ne verra que tes cheveux, ils sont encore plus voyants que les Lego, et crois-moi, je m’y connais en Lego : j’en lançais sur Armin pendant qu’il jouait sur sa Nintendo DS.


Alexy m’adressa un sourire, ravi de constater qu’il avait réussi à instaurer un malaise : je m’étais automatiquement contractée en entendant le nom d’Armin, ce que Lysandre avait remarqué. Rosalya fusilla l’invité surprise du regard. 

Je ne voulais pas entrer dans le jeu d’Alex, alors je fis mine de rien. 


- Oubliez le body, intervins-je, Rosa posera nue avec une veste de costume à moitié fermée.

- Lysandre, m’ignora Rosa, tu peux nous amener des verres ? J’ai besoin de carburant.


Il poussa un soupir en se levant.


- Trouvez un accord.


Rosa referma les portes du séjour après que Lysandre se soit éclipsé dans la cuisine. 


- Bon, Alex, je sais à quoi tu joues. Crois-moi, je comprends que tu sois en faveur d’Armin, mais demande-toi un peu ce qui convient à Aurore !

- Coucou, je suis toujours là vous savez, tentai-je.

- Contrairement à ce que tu fais avec Lysandre, Rosa d’amour, je n’essaie pas de rapprocher Aurore et mon frère.


Je haussai un sourcil perplexe.

Rosa ouvrit la bouche pour parler, mais on entendit Lysandre s’approcher dans le couloir.


- J’essaie de gagner du temps pour que les deux camps aient les mêmes pourcentages de réussites, acheva-t-il.

- Armin a couché avec Ambre, siffla Rosa, c’est fichu pour lui. En plus il a dû choper une MST.

- C’est tout ce qu’il mérite, railla Alex.


Je ne comprenais rien au manège d’Alexy. Il était conscient des torts de son frère, mais refusait de le laisser perdre. Il me cachait quelque chose.


- Si vous avez froid, je peux monter le chauffage, proposa Lysandre en ouvrant les portes.


Alex, sourire narquois, attrapa un tire-bouchon et le planta dans le liège d’une bouteille de muscat.


- Aurore a raison, fit-il. Rosa sera nue sous une veste de costume, et oubliez les cheveux attachés, ça fera trop strict. Il suffira de lui crêper les cheveux et d’y coincer quelques Lego pour rappeler les chaussures.


Il s’était même incrusté dans le projet du défilé. 

Rosa avait l’air excédée qu’il prenne les devants, mais les idées d’Alex étaient bonnes… ce qui l’énervait encore plus.


- Vendu, cracha-t-elle, mais sur l’autre moitié des photos je porterai un body. »




***




« Reprenez-donc du muscat, cher collaborateur, minauda Rosa.


Alexy secoua la tête en montrant son verre encore à moitié plein.


- Ma collaboratrice chercherait à me saouler ? N’altérons pas mes capacités.


Saoulée, Rosalya l’était déjà. Et au sens propre. 

Alexy parlait bien sûr de ses capacités à faire allusion à Armin à chaque occasion. Il avait prononcé le nom de son frère à trois occurrences, et l’entremetteuse était sur le point de l’étrangler avec le mètre de couturière qu’elle pressait dans son poing comme un anti-stress.

Elle avait néanmoins réussi l’exploit de me mettre en binôme avec Lysandre pour débarrasser le coin photo, qui était jonché de chutes de tissus et de magazines que ce pauvre Leigh avait laissé partout pendant ses nuits blanches de travail.

Nous n’étions malgré tout pas isolés, et juste assez près des deux autres pour les entendre se lancer des piques pendant qu’ils disposaient les vêtements du shooting sur un portant à roulettes.


- On va essayer de terminer ça avant qu’il soit trois heures du matin, déclara Rosa. Je suis épuisée.

- Ne sois pas modeste, riposta Alexy. Comme si tu pouvais bâcler un shooting… Et puis je t’ai vu t’arrêter à la machine à café à chaque interclasse, cet après-midi.


Il avait raison : Rosa avait anticipé et s’était dopée à la caféine toute la journée pour rester éveiller le temps qu’il faudrait cette nuit-là.


- D’ailleurs, je vois pas d’éclairages artificiels, observa Alexy, j’en conclus que vous aviez prévu de shooter seulement au lever du soleil.

- Un point pour toi, siffla-t-elle entre ses dents.

- Quant à moi, je suis encore en pleine forme, renchérit-il. Je vais pouvoir rester avec vous JUSQU’À demain !


C’était la goutte d’eau pour Rosa. Elle se tourna vers Lysandre et lui lança un regard alarmé sans même tenter d’être discrète. Ce dernier haussa les épaules et poussa un faible soupir.

Pourquoi prenaient-ils tout ça tellement au sérieux ? Je jetai un œil à la pendule murale.


- On a encore pas mal de temps avant de commencer à shooter, ça vous dit un 21 ?


Pour appuyer mes propos, je troquai mon balai contre une bouteille Yamazaki, et invitai les autres à s’asseoir. J’espérais ainsi calmer Rosalya et éviter d’avoir le meurtre d’un Galienne aux cheveux bleus sur la conscience.

Voyant Rosa prendre place sur le canapé, je me précipitai à côté d’elle, pour empêcher Alexy de s’y installer. 


- Je crois que tu as fini le muscat, Alexy, observa Lysandre. Tu vas devoir mélanger avec le whiskey, ce soir.


Je ne pus réprimer un petit rire. Lysandre aussi se mettait à espérer qu’Alex soit bien trop saoul pour rester sur le qui-vive jusqu’au shooting.


- Seulement si je perds, se défendit-il. »




***




Mettre Rosa et Alexy en face était peut-être encore pire que côte à côte.


« Dix-huit, dix-neuf, fit-elle.


Concentrée comme jamais, elle fixait l’incrusté pour le déstabiliser.


- Vingt, continua-t-il.


C’était à mon tour. Je soupirai et bus l’intégralité de mon verre de whiskey pur.


- Un, deux, trois, enchaînai-je sans conviction.


Lysandre, très éméché, parvins à marmonner « quatre, cinq ». Depuis le début de la partie, qui avait déjà duré trois quarts d’heure, Rosa et Alex étaient tombés sur le Vingt et un à peine cinq fois chacun, contre seize fois pour moi et vingt-neuf fois pour Lysandre. On aurait dit que leur vie était en jeu. Au début, ça m’amusait, mais ça s’éternisait, et je sentais que le garçon séraphique me maudissait d’avoir proposé ce divertissement.

Après une éternité, Rosa arriva à vingt et un et dû inventer une règle.


- J’annule la règle qui consiste à remplacer le chiffre « huit » par « Armin », déclara-t-elle souverainement. 

- T’as pas le droit ! protesta Alexy.

- Si, elle a le droit, fis-je à l’unisson avec Lysandre.


Alexy se renfrogna. Lassée, j’empoignai la bouteille de sky que Rosa venait de reposer sur la table, et la vidai d’une traite.


- Au-Aurore ?


Lysandre répondit à ma place à Alex.


- Elle coûte cher en alcool.


Après une demie heure de jeu de plus, ils étaient tous les trois déchirés. J’avais eu l’idée de proposer à ces deux tricheurs de remplacer leur Single Malt dilué par des shooters. Lysandre avait eu le droit à un temps-mort : il fallait tout de même que notre photographe reste en état. 


- Je chouasis de remettre en placeuh la règle qui consiste à remplacer le chiffre… euh… deux, par le mot « HARMIN ».


Alexy ajoutait des lettres là où il n’y en avait pas. Il était complétement sec.


- Qui vote contre ? s’insurgea Rosa.


Lysandre leva la main et je levai ma bouteille. Rosa n’avait même pas besoin d’exprimer son opinion tant elle était évidente.


- Moi je propose qu’on regarde tous une rediffusion de « n’oubliez pas les paroles », fit-elle non sans enthousiasme.

- Qui vote contre ? » maugréai-je.


Personne.

Oh merde.




***




La suite de la soirée était digne d’une seconde dimension. Pendant la pub, Rosa et Alexy avaient abordé le sujet de la mort d’Alexander McQueen, et ils étaient tombés dans les bras l’un de l’autre, complétement en larmes.

Lysandre était parti se coucher. Il n’était que deux heures du matin, et il avait décidé de dormir un peu, pour dessaouler avant le début du shooting.

Je profitai que tout le monde était occupé pour m’emparer de la stéréo, et y brancher mon iPhone en mode aléatoire.


Aerials de System of a Down résonnait dans les 500m2. Quand j’y repensais, je n’avais jamais vu toutes les pièces de cet appartement.

Je jetai un œil à Rosa et Alexy. Ils étaient en pleine conversation animée à propos du retour des kitten heels en 2012. Bouteille à la main et soulagée qu’ils aient oublié leurs plans respectifs de mariage arrangé, je m’éclipsai vers le couloir, et je débouchai dans le second salon, qui donnait accès à un deuxième couloir où je n’avais jamais mis les pieds.


Je pris de longues gorgées en découvrant le vaste corridor. Les murs bleu canard étaient décorés de tableaux photos en noir et blanc. Rosalya y posait : un coup en smoking, un coup en lingerie fine. Ces clichés étaient de tailles différentes, mais le même cadre baroque en acrylique blanche les enserrait.

La partie droite du vaste couloir étaient un assemblage de plantes gigantesques et de photos de la muse de Leigh. On discernait à peine les portes noires, qui, entr’ouvertes donnaient respectivement accès à une salle de bain et à ce qui semblait être un bureau. 

Mais la partie gauche du couloir était d’un tout autre style. Même peinture bleu canard, mais aucune plante, en dehors d’un grand cactus qui semblait isolé, ne décorait le mur. 

Les Mogarra avaient utilisé un coffre aux boucles dorées, qui semblait abriter un trésor de pirate, pour en faire un siège en allongeant dessus un épais plaid de fourrure blanche. À droite de ce meuble improvisé, à même le sol, trois petits coussins jaune moutarde étaient alignés à la verticale, et, toujours à droite, de grands livres de mode empilés les uns sur les autres servaient de commode sur laquelle un autre livre était posé. Sa couverture était bleu marine, sa reliure était en fausse peau de serpent noire, et au milieu de ce raffinement, un seul mot était écrit, en lettres capitales : « ROMY ». 


Je n’eus pas le temps de l’ouvrir. « Love, Hate, Love » s’était lancée depuis mon téléphone, et mon flanc droit me poussa à aller l’éteindre.




***




« J’ai pas vu le temps passer, il est déjà sept heures du matin ! s’exclama Alexy.

- Salut, fit Lysandre en se frottant les yeux.


Cheveux en bataille, torse nu, caleçon Cardin, je ne pus m’empêcher de le dévisager pendant qu’il se frottait les yeux, et Alexy ne manqua pas de m’imiter, bouche entr’ouverte.


- Bien dormi, le photographe ? le salua Rosa.

- Je vais prendre une douche, et je mets tout en place, annonça-t-il. Avec l’idée d’Alexy, il va falloir au moins une heure de coiffure sur Rosalya.


Alexy fixa Lysandre jusqu’à ce qu’il disparaisse dans le couloir. 


- Tu comprends pourquoi tu n’arriveras jamais à imposer de rival à… ça ? jubila Rosa.


Le frère d’Armin reprit ses esprits et retrouva l’expression de compétiteur qu’il avait en arrivant.

Oh non, les entremetteurs la remettent.


- J’estime que j’ai réussi ma mission, rétorqua-t-il. J’ai empêché Aurore de faire une bêtise.

- Tu ne fais que retarder l’inévitable ! grogna Rosa.

- Vous êtes fatigants, hein ! Si vous continuez vos gamineries je vais finir par sortir avec Nathaniel !


Ces quelques mots les firent taire.


- Bon, Alexy, tu t’occupes des cheveux de Rosa, c’est toi qui as donné cette idée, donc tu assumes. Bonne chance, Jean-Louis David.

- Et merde, fit-il.

- Moi, je vais ouvrir une autre bouteille. »


Les deux me regardèrent avec des yeux ronds. J’avais déjà bu une bouteille entière de Yamazaki, mais c’était encore moins monté que d’habitude.




***




Après le shooting, Alexy décida de nous fausser compagnie. Rosa était parvenue à m’isoler avec Lysandre pendant un petit quart d’heure, en lançant à Alexy le pari qu’il ne pouvait pas faire un ourlet au pantalon flare d’une vieille collection de Leigh. 

Nul en couture, Alex fut piqué au vif et oublia complétement sa mission de trublion. Il s’était isolé dans le bureau et avait finalement perdu le défi. Il avait littéralement déchiqueté le vêtement. Mal luné, il décida de nous fausser compagnie.


« N’oublie rien, surtout, j’ai pas envie que tu reviennes contrecarrer mes plans.

- Je t’aime aussi, Coco Chanel, s’amusa-t-il en mettant son fedora sur sa tête.

- C’est ça… Allez, rentre bien !


Elle tenta de refermer la porte derrière lui, mais il l’avait coincée avec son pied.


- J’aurai ma revanche sur ce défi ! 

- Mais va-t-en, parasite ! couina Rosalya en brandissant l’un des tableaux posés sur le meuble d’appoint.

- Sorcière ! 


Il dévala les escaliers précipitamment, et Rosa put fermer la porte d’entrée. Elle s’y adossa et glissa le long de cette dernière, serrant le tableau contre son torse.


- J’le hais, soupira-t-elle.


Du fond du salon, j’entendis Lysandre rire tout en nettoyant l’objectif de son appareil photo. Rosalya était exactement pareil que le trouble-fête.


- Bon, fit-elle, enfin un peu de… oh mais c’est pas vrai !


La sonnerie avait retenti alors que Rosa venait tout juste de se redresser. Elle ouvrit à la volée sans même remettre le tableau à sa place.


- Bon, Alexy, là ça s’appelle carrément du… C-Castiel ?!

- Félicitations, tu m'as reconnu. Je dois encore embaumer ton parfum insupportable qui s'est greffé à moi hier, pendant le bac blanc où tu m'as forcé à être ton voisin de table.


Lysandre arriva à toute vitesse.


- J'avoue que j'ai peiné à t'identifier, fit Rosa, la ressemblance capillaire avec Mylène Farmer est trop flagrante pour ne pas m’induire en erreur.


Castiel lui jeta un regard grimaçant, avant de le poser sur Lysandre et moi.


- Y’en a qui deviennent inséparables, commenta-t-il.

- Sois pas jaloux, lança Lysandre en l’invitant à s’asseoir, on t'a tellement vu ces temps-ci que ton postérieur est encore imprimé dans le canapé.


Le guitariste s’exécuta rapidement.

Rosa se mordit la langue en exorbitant ses yeux, avant d’aller refermer la porte. Je lui adressai un sourire narquois : son petit plan pour me laisser seule avec Lysandre tombait à l’eau.


- Vieux collabo, répliqua Castiel. Tu croyais que j’allais apprendre quand que Peggy t’a convaincu de participer à ce pseudo concert ?

- Au début j'étais rebuté par le fait d'y être obligé, fit Lysandre, mais un concert, y’a pire comme torture, non ?

- Si une seule de ces tarées me balance son string dessus, je joue le thème de Mario Bros jusqu'à la fin de la soirée.


Mario Bros ? Il avait peut-être passé un peu trop de temps avec Armin.

Castiel vida le contenu de la poche de sa veste sur la table : son téléphone, un paquet de Philip Morris, et un… gros pochon de marijuana.


- Tu fais le chiffre d’affaire de Barma on dirait, commentai-je.


Ca me faisait bizarre de m’entendre lui parler. J’avais l’impression que je ne l’avais pas fait depuis des lustres… et j’appréhendais bêtement sa réaction.

Mais il se comporta comme il le faisait déjà trois semaines plus tôt.


- C’est fini, les dealers, répondit-il. J’ai trouvé le bon plan du siècle.


Il sortit une Philip de son paquet de clopes.


- Le club de jardinage.


Rosa et moi éclatâmes de rire. De toute évidence, nous avions eu la même image en tête.


- Ouais, marrez-vous bien. En attendant, ce club est un nomensland. Y’a une vingtaine d’inscrits, mais personne ne vient à part le petit nouveau, le scandinave en séjour linguistique.

- Jade ? complétai-je en me rappelant l’article que Lysandre et moi écrivions sur les trois élèves étrangers.

- Son prénom n’a aucune espèce d’importance. Pour moi, ce mec s’appelle le Messie.


Castiel secoua son pactole.


- Disons qu'il a la main verte, ajouta-t-il dans un sourire. Et aucune chance que le prof du club nous balance, puisque c'est Monsieur Saka.


Je me rappelais parfaitement les descriptions que m'avait faites Armin de ce professeur, quelques semaines plus tôt.

Saka était le pédagogue le plus perché de tous. Il sentait constamment le haschich, et s'était même déjà fourni chez Pierre Barma. Même si l'on pouvait avoir des doutes quant à la prétendue fonction médicinale de sa consommation, M. Saka n'était qu'un professeur d'arts plastiques et le responsable du club de jardinage : la directrice n'en avait donc rien à faire de lui. Elle était bien trop occupée à mettre la pression aux profs d'Histoire, philo et sciences en vue d'assurer au lycée Sweet Amoris un pourcentage de réussite suffisant au bac pour continuer de la protéger des accusations de discrimination que lui adressait Mandraconis.


- Bon, Castiel, se lança Rosa, c'est très gentil d'être venu nous voir mais on n'a pas le temps de s'enfumer avec toi. Si Aurore est là, c'est pour qu'on bosse tous les trois pour le défilé, donc soit tu nous sers de trépied pour l'appareil photo, soit tu désertes.

- Je te rappelle, Coco Chanel, que tu squattes autant que moi, ici.


J'avais tendance à oublier que l'appartement n’était qu'aux Mogarra et pas à Rosalya, elle y passait tellement de temps.


- Oh que non, Cast, intervint Lysandre, Rosa a marqué son territoire en installant environ quinze boîtes de tampons dans l'armoire de notre salle de bain.

- Et je te rappelle que mon postérieur s'est imprimé sur ton canapé, répliqua Castiel en faisant mine de s'indigner, si c'est pas marquer son territoire, ça.

- Tu peux rester, ça va de soi.


Si les yeux de cette dernière avaient été des flingues, Lysandre aurait été un homme mort. Ce dernier évita soigneusement de croiser le regard de sa quasi belle-sœur. 

L’atmosphère était étrange. C’était comme si Lysandre se sentait obligé d’accueillir Castiel, et que c’était peu réjouissant pour lui.


- Je vais prendre une douche, annonça Lysandre.

- Mais tu en as déjà pris u…

- J’ai un peu chaud, me coupa-t-il.


Rosa leva les yeux au ciel, bras croisés, et pivota sur elle-même pour quitter le salon. En chemin, elle lança à Castiel :


- Fais bien ton boulot, au moins.


Castiel regarda Lysandre, et celui-ci lui répondit par un geste du menton, avant de m'adresser un sourire forcé et de s’éclipser vers la salle de bain.


- Kruger, m'apostropha Castiel, suis-moi."




***




"Alors maintenant tu joues les pigeons voyageurs d'Armin ?

- Je t'interdis de me comparer à un piaf quel qu'il soit. Et Armin ne m'a rien demandé de te dire, c'est plutôt l'inverse. Il me tuerait s'il savait que je viens te raconter ça.


Je m'enfonçai plus profondément dans le pouf de la chambre d'ami où m'avait conduite Castiel. Je m'étais automatiquement tendue lorsqu'il m'avait expliqué qu'il allait me parler d'Armin. Alexy, ce n’était finalement que l’apéro.


- Il a couché avec Ambre, lâchai-je.


J'avais pensé à voix haute. Ces mots n'avaient cessé de raisonner dans ma tête depuis que j'avais appris la nouvelle.


- C'est Barbie qui t'a mise au courant, hein ? maugréa-t-il.

- Donc c'est bien vrai ?


Je détestais cette partie de moi qui avait l'espoir qu'Ambre m'ait menti.


- Armin est inquiet. T'étais pas censée le savoir comme ça.


J'eus un rire nerveux.


- C'est quoi le plan ? Il fait comme si on est étrangers sous prétexte que vos groupies sont dangereuses, et puis il va tranquillement se taper la groupie en chef ?

- Il le fallait. Maintenant Ambre pense qu'elle a gagné, et elle ne te voit plus comme une menace.

- Pauvre Armin ! Obligé de jouer les gigolos pour me sauver la vie. Je lui enverrai une lettre de remerciement et une corbeille de fruit, fous moi la paix Castiel.


Je me levai pour sortir de la pièce, mais il me barra le passage.


- Lysandre te plaît, lança-t-il.

- C'est une question ?

- Non.

- Alors tu n’as pas besoin de réponse.


Je tentai à nouveau de sortir, sans succès.


- Et Armin et toi, c'est plus que de l'amitié, hein Kruger ?

- Qu... bon, ne parle plus d'Armin, j'en ai ma claque.

- Oh que oui c'est plus que de l'amitié. Quand vous vous regardez les détecteurs de fumées se mettent quasiment en marche.

- Qu'est-ce que tu veux à la fin ?


Comprenant que je ne sortirais jamais avant qu'il y ait consenti, j'acceptai de prendre place sur le siège qu'il m'indiquait.

Il s'assit sur le bord du lit, face à moi, et sortit une clope qu'il alluma sans tarder.


- Je sais que t'en as envie, jubila-t-il. Je te vois à chaque fois regarder le bout des cigarettes des autres se consumer avec cette jalousie insctinctive qui te donne envie de la leur arracher.

- Qu'est-ce que tu veux ? répétai-je.

- Sainte-Constance, lança-t-il.


J'eus un micro spasme. Tout se passa très vite dans ma tête.


- Et oui, Kruger, on était camarades de teuf, mais t'étais tellement à balle que tu ne te rappelais même pas de moi.

- T'es un malade, conclus-je, un vrai malade.


Je respirais profondément. Castiel avait déjà effectué des recherches sur ma vie personnelle, découvert l'existence de Ruben et Dawn via leur blog et il m'avait déjà bien fait flipper comme ça. Depuis, il semblait s'être désintéressé de moi.

Mais il en savait bien plus.


- C'était l'année dernière. Tu m'as tout raconté, Aurore. T'étais sous coke et moi j'avais rien pris. On était dans la voiture d'un pote à moi, rien que tous les deux.

- Et tu m'as sautée, c'est ça ? achevai-je dans un rire nerveux.

- Non. Mais j'aurais pu. Tu m'avais l'air facile.


Je lui jetai un regard noir.


- Non, m'ignora-t-il, j'ai préféré t'écouter. T'avais l'air complétement paumée.


Je tentai de me calmer. Castiel avait de grandes chances d'être un psychopathe, il m'avait rencontrée pendant ma période de débauche et ne m'avait rien dit jusque-là, il avait joué les détectives privés avec moi, mais je sentais qu'il allait me dire quelque chose d'important que je devais écouter malgré l'état de léthargie dans lequel m'avait plongée le fait d'entendre quelqu'un d'autre que Lysandre, Rosa ou Ruben me parler de mon passé.


- Je t'ai dit quoi ? parvins-je à articuler.

- Rich était mort, et tu avais fui, laissant Dawn et Ruben seuls. Toi, t'en avais pas grand-chose à carrer, faut dire que t'étais tellement perchée que t'avais à peine compris que Rich était mort. Tu pensais qu'il était parti en voyage, ou je ne sais quoi. Tu couchais pour acheter ta drogue, et tu...

- La ferme.


Je me levai et arrachai sa clope à Castiel pour la porter à ma bouche.

Je fermai les yeux pour ressentir chaque parcelle de la fumée pénétrer mes poumons, avant de la regarder s'échapper en dansant dans la lumière artificielle des deux lustres de la chambre.

Cigarette toujours en bouche, je me débarrassai de tous mes vêtements pour me retrouver en sous-vêtements.


- ... j'ai peut-être parlé un peu vite quand je te traitais de planche à pain, railla Castiel.

- Écoute-moi bien, espèce de malade, parce que ces mots je déteste les entendre et je n'ai encore jamais réussi à les dire : oui, Rich est mort.


Je m'approchai de lui pour lui coller littéralement mon flanc droit sous le nez.


- Ouais, j'en avais rien à faire de la mort de Rich, c'est pour ça que j'ai fui Dawn, Ruben, Paris et tout ce qui me rappelait cette partie de moi qui venait de partir pour toujours. C'est pour ça que j'ai demandé à Ruben de me tatouer sur l'ensemble des côtes droites un paysage en trompe l'oeil. Quand je suis de face, on voit Montmartre peint en aquarelle, et...


Je me mis de profil pour qu'il puisse voir l'intégralité de mon "tatouage".


- Et là on voit la matérialisation exacte de ce que j'ai ressenti quand j'ai appris la mort de Rich. Comment Ruben a pu faire ça alors que c'est moi qui l'ai vécu ? Hein ? En utilisant le dessin que j'avais fait avec le procédé de l'écriture automatique. Je suis tellement traumatisée, monsieur, que si j'entre en transe et qu'on me donne une feuille et un stylo je peux te refaire exactement le même. Tu vois à quel point j'en avais rien à foutre de la putain de mort de Richard Montepagano ? Rien à foutre, hein ?!


Castiel fixait mon flanc avec l'air de quelqu'un qui avait un haut-le-coeur.


- Tu te sens mal, en regardant ça, hein ? Ce dessin traduit une folie totale, une aliénation saccadée de spasmes sans fin. Et tu sais comment il me l'a tatoué ?


Il fit lentement non de la tête.


- Avec une cigarette allumée. C'est ni plus ni moins qu'une immense brûlure dans laquelle Ruben avait injecté de l'encre par je-ne-sais quel procédé pour en faire un dessin. La douleur était si forte pendant qu'il me charcutait les côtes que je n'ai pas pu regarder quels outils il utilisait à part la cigarette.


Castiel essaya de toucher ma peau, mais j'eus un mouvement de recul.


- Ruben a dû me menotter et m’attacher à l’une des poutres du salon pour que je ne me torde pas de douleur. Pourquoi une poutre ? Parce que même en me ligotant au siège de tatouage habituel, ma souffrance était tellement maladive que je tombais par terre. Combattre la douleur émotionnelle par la douleur physique, voilà comment on fonctionne au Clan Dolores.


Je me mis à faire les cent-pas.


- Mais mon flanc était facile à cacher, et j'ai décidé du jour au lendemain de refuser de me souvenir de mes maux, en refusant de le regarder et de le montrer. Ruben était le seul à connaître l'existence de ce tatouage, et...

- Et quand tu es partie après qu'il te l'ait tatoué, même lui était perdu. Il t’a surestimée : te tirer les vers du nez n’a pas été si compliqué que ça.


Castiel changea radicalement d'expression. Il se leva et me tendit mes vêtements pour que je me rhabille.


- Je vais te faire une confidence, Aurore. La vérité, c'est que je ne t'avais jamais vue avant ton arrivée à Morpert, et je ne suis jamais allé à une seule teuf de Sainte-Constance-mes-fesses.


Je fis volte-face.


- Pendant que tu avais fui Paris, poursuivit-il, j'étais à la capitale et j'y ai rencontré Dawn et Ruben, et j'ai eu la bêtise de tomber amoureux de ta soeur. Tu vas avoir du mal à me croire, mais elle m'aimait aussi.


J'eus un rictus. Combien de garçons avaient cru que Dawn les aimait ?

Mais Castiel fit taire mes moqueries.


- Nous sommes restés ensemble six mois.


Dawn n'était jamais "restée" avec aucun garçon. Pas même deux jours.


- Puis je lui ai avoué avoir du mal avec sa relation ambiguë avec Ruben. Elle m'a chassé de sa vie en un clin d'œil, comme un vulgaire caillou dans sa chaussure.

- Voilà pourquoi Dawn ne pourra jamais avoir de relation, intervins-je. Personne d'autre que sa propre soeur et Rich ne comprendront cette relation fusionnelle qu'elle a avec Ruben.

- Je l'ai comprise, moi ! Il m'a fallu du temps, mais ça y est. J’ai compris que Ruben était plus un frère qu'autre chose pour Dawn.

- Sauf que Ruben est le frère de Rich, pas celui de Dawn. Voilà pourquoi personne ne comprendra la...

- Je m'en moque, me coupa-t-il. Je tiens assez à elle pour accepter Ruben même s'il l'a plus vue à poil en une semaine que moi en six mois. Et Ruben est malin. Il sait que je suis prêt à tout pour récupérer Dawn.


Castiel ramassa mes vêtements et me les lança.


- Il a appris que je vivais dans la même ville que ta chère tante Agatha, et que c’était aussi tout près du village de la famille qui a côtoyé Libby Vanderbilt pendant une longue décennie. 

- Donc il a convaincu mes parents de m’envoyer ici, compris-je. Pour que je sois obligée de faire face à mon passé… parce qu’il savait que je croiserais Libby tôt ou tard. Et pour que tu puisses me fliquer, hein ?!

- Te « fliquer » ? répéta le rouquin. Comme si j’avais que ça à faire. Non non, Aurore, il m’a proposé un marché.


Je n'arrivais pas à y croire.


- Tout ce qu'il m'a dit, c'est que la fameuse Aurore dont Dawn n'avait cessé de me parler allait débouler dans mon lycée en octobre. Le marché était que je devais t'observer comme un profiler, te répéter exactement ce que Ruben me disait de te dire, scruter chacune de tes réactions et noter toutes tes réponses.

- Pourquoi ?

- Pour plusieurs choses.


Castiel tenta de récupérer la clope que je lui avais subtilisé. J'aspirai alors la dernière taffe et l'écrasai sur mon flanc droit, ce qui ne manqua pas de le faire grimacer.


- Tu sais que tu pourrais avoir une page entière dans le Guiness Record avec ce tour-là ? railla-t-il.

- Réponds.

- Il voulait savoir comment tu allais agir ici. Si tu allais continuer tes petites coucheries, la drogue, la clope, si tu allais parler ouvertement de ton ancienne vie à ton nouvel entourage.


J'avais tout arrêté. J'avais tiré un trait sur mes anciens démons dès mon arrivée dans cette ville au point de cacher même que j'avais une sœur.


- Il voulait savoir comment tu te comportais au lycée, si tu avais l'air aussi solitaire qu'à Morpert.


Dès le premier jour je m'étais greffée aux jumeaux, avant de me faire adopter par Rosa et les Mogarra.


- Si un garçon... ou deux... t'attiraient en particulier.


Le ton entendu de Castiel m'exaspéra.


- Et enfin, comment tu réagirais si quelqu'un se mettait à te questionner sur ton passé et à rechercher des infos sur toi.


Toutes ces informations qu'il m'avait envoyées sur Ruben et Dawn en faisant mine de ne pas les connaître, cette fois où il avait prétendu avoir vu Ruben me suivre jusqu'à chez Agatha, la clope qu'il m'avait donnée pour me tenter, tout ça n'était qu'un ensemble de phrases toutes faites que Ruben soufflait à Castiel pour qu'il me les dise.

Ruben était jeune, incroyablement beau et intelligent, et pour couronner le tout il était richissime. Pourtant, tout ce qu’il avait trouvé à faire, c’était jouer à la poupée à distance, c’était m’observer à travers les yeux d’un ados tout sauf désintéressé. Je ne comprenais pas ce qu’il voulait, peut-être voulait-il seulement s’amuser… Mais je le haïssais d’avoir fait de ma vie son petit théâtre personnel, peu importe le but de sa mascarade. C’est à lui que j’en voulais, pas à Castiel, parce que je n’en avais jamais eu rien à faire de Castiel.


- J'avais raison, fis-je, t'es bien un pigeon voyageur, et même un pigeon tout court. Parce que jamais Dawn ne reviendra vers toi sous prétexte que tu as été le bon petit toutou de Ruben.

- C'est ce que tu crois, ma jolie. En attendant, je sais tout ce que je voulais savoir, et Ruben pourra enfin me foutre la paix avec son marché. Tiens-toi prête pour les prochains jours, ils risquent d'être éprouvants."


Il me fit une révérence et me laissa en plan.




***




"Aurore, pour la suite du shooting tu préfères commencer par les broderies ou bien le... Aurore ? Tu vas où comme ça ?


Je n'entendis même pas ce que racontait Rosalya. J'avais déjà refermé la porte d'entrée des Mogarra derrière moi et dévalé l'escalier de l'immeuble.

Je m'immobilisai pour composer un numéro sur mon téléphone, avant de me remettre à marcher.

Après deux sonneries, il décrocha.


- Aurore, me salua-t-il.

- Envoie-moi ton adresse par message.

- Là, tu m'intéresses. C'est comme si c'était fait.


Je raccrochai.

J'étais arrivée devant un tabac. J'avais du liquide sur moi, mais je choisis de ne pas l'utiliser.


- Originale, cette carte bancaire, commenta le buraliste en l'insérant dans sa machine.

- Pas davantage que l'énergumène qui me l'a offerte.


Je pris les trois paquets de Gitanes qu'il me tendait et m'empressai de sortir pour allumer aussitôt une cigarette.

Nouveau message. Il m'avait envoyé l'adresse.

C'était tout près.




***




Je poussai la porte du pavillon jaune pisseux et posai mon sac sur le premier meuble que je vis.

Il devait être seul.

J'entendais seulement un bruit d'eau qui coulait en pluie. Il était sous la douche.


« Aurore ? m'appela-t-il.


Cela venait de la première pièce à ma droite.


- Tu n'as pas peur de choper la crève en te douchant la porte ouverte ? l'interrogeai-je en enlevant mes chaussures et mes collants.

- Je sais comment me réchauffer.


Sa silhouette, à travers la vitre de la cabine de douche, était floutée par la buée.


- Est-ce que tu as quelque chose à faire de mon passé ou de mon avenir ? demandai-je ?

- C’est pas pour te vexer mais… pas vraiment.


Ma robe tomba sur le sol.


- Est-ce que si on venait à se bourrer la gueule ensemble tu t’improviserais journaliste et me poserais des questions toute la soirée pour comprendre quels sont mes démons ?

- C’est un entretien d’embauche ?


Je quittai mes sous-vêtements et commençai à avancer au milieu de la buée.


- Est-ce que tu es prêt à assouvir les besoins d’une fille qui s’est vouée à l’abstinence sexuelle pendant deux mois après s’être tapé la moitié de sa ville ?

- Ne fais pas comme si tu ignorais la réponse.


Il coupa l'eau pour se savonner, et j'en profitai pour le rejoindre.

Il remit l'eau.


- Recoupe-la, fis-je.


Je secouai mon paquet de cigarettes et en pris une avec la bouche, directement dans le paquet.


- Tu comptes fumer pendant que…

- Je compte surtout ne pas compter ».

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