Le Clan Dolores : plume et aiguille

Chapitre 10 : Chapitre 10 : miroirs

27165 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 26/03/2017 19:30

"Rich ! Tu vas pas ingurgiter tout ça ?!

- Détends toi, Dawn d'amour, c'est juste pour pimenter un peu cette bonne vieille coco.

- Je sais ce que c'est qu'un Speedball, siffla-t-elle la clope entre les dents. Mais ne garde pas tout pour toi, ordure, moi aussi je veux du condiment !


Plus loin, je plaçais mon caillou de crack entre les copeaux de tabac de ma cigarette, sans rien dire. 

À les entendre, on aurait pu penser que le thème de leur discussion était culinaire et non pas toxicomane.


- Plus sérieusement, fit Dawn, n’abuse pas sur l’héro. Tu veux pas finir comme Layne Staley, vieux con.


En guise de réponse, il l’attira par les épaules et embrassa son front tatoué.


- Y'en a une qui est concentrée, remarqua Rich en se redressant. Hey, Aurore, t'as enfin compris que les rails de coco c'est de la pure merde ?


Je lui répondis par un retroussement de lèvres en guise de grimace, et il jubila en remettant en place son bonnet coulant à l'arrière de son crâne, sur ses longues ondulations à la Rob Zombie.


- Mieux vaut un rail qui fait saigner le nez qu’une amputation du bras à la Requiem For A Dream, lança Ruben en arrivant.


Ruben avait un mépris certain pour les seringues, même s’il en utilisait parfois. Il était bien plus enclin à consommer la cocaine en la sniffant, ou bien en l’inhalant en la faisant chauffer avec une feuille de papier alu. La coke était chère, les effets, pas très longs, mais il avait horreur de planter une autre aiguille que celle de son dermographe, sa machine à tatouer, dans sa peau qu’il considérait comme l’album de sa vie. C’était l’une de ses seules limites concernant la drogue. Il n’hésitait jamais à tester d’autres substances loin d’être inoffensives. Et ce qu'il avait dans sa poche n'avait rien à voir avec la coke et le crack que nous avions prévu de consommer. J'observai Rich et Dawn pour voir s'ils avaient remarqué les champignons hallucinogènes que Ruben avait sur lui, mais ils avaient l'air trop occupés par la préparation de leurs seringues de Speed.

Ruben croisa mon regard après que je l'aie posé sur sa poche, et il m'adressa un clin d'oeil en tapotant celle-ci. Il allait encore faire des mélanges dangereux...


- Assieds-toi au lieu d’essayer de me faire culpabiliser, Kurt Cobain, fit Rich. Et rends-moi ma gratte !


Ruben s'installa dans l'un des poufs géants, la Martin folk de son frère sur les genoux. 


- Cobain, hein ? répéta Ruben. Tu dis ça pour la guitare, l'héroine ou bien les textes écrits à balle ? Ou peut-être les textes écrits à balle d’héroine en jouant de la guitare.


Il gratta lentement les cordes une par une.



- Je dis ça pour ta Courtney, railla Rich en désignant Dawn.

- Me traite pas de Courtney, enfoiré, siffla-t-elle.


Clope au bec, Ruben commença à jouer Love, Hate, Love de Alice in Chains.

Ce n’était pas le moment.


- Stop, l'interrompis-je. Je veux pas faire de bad trip, moi. Rich, fous nous de la grosse psytrance. 

- À vos ordres, obtempéra-t-il. 


Ruben posa finalement la gratte avec un sourire amusé. 


- Tu sais Aurore, plus tard cette chanson pourrait devenir notre hymne.

- Je veux pas que quelque chose d'aussi déprimant résume notre vieille secte de joyeux toxicos tatoués, objecta Richard.


Dawn eut un rictus. C'était probablement l'association des termes "joyeux" et "toxicos" qui l'avait faite tiquer. Ces mots n'avaient rien à faire ensemble. La toxicomanie était un cauchemar. Elle avait mis du temps à le comprendre, mais elle l'avait compris. 

Richard. Si philanthrope, si optimiste, si inconscient. Si important. Il haussa les épaules de manière insouciante face à la réaction de ma soeur. 


- Déprimant, non. Sublime, oui, corrigea Ruben en soufflant de la fumée. 


Rich et Dawn, tous les deux à moitié à poil, juraient avec Ruben qui était vêtus du pull et de la veste en daim que la fraîcheur de l'hiver parisien le faisaient arborer. Cette dualité illustrait probablement leur rapport à l'extérieur, à tous les trois : Dawn et son corps seulement couvert par une brassière noire et un short de sport en coton ; Rich, son torse nu et son jean troué. Voilà l'allégorie de leur vulnérabilité face au monde. La première la devait à ce don empoisonné qui lui permettait de tout vivre à cent à l'heure, à aimer passionnément, vivre passionnément, souffrir passionnément, et qui la rendait si naturelle qu'elle en devenait victime. Il était facile de lui faire du mal, elle était moins mystérieuse qu'elle en donnait l'impression. Impulsive, unique en son genre, certes, mais facile à comprendre quand on l'observait un peu. Rich était le symbole même de la jeunesse insouciante. Pour lui, la vie était trop courte pour se prendre la tête. Il disait tout ce qu'il pensait sans distiller ses phrases, partageant avec Dawn cette exacerbation dans tout ce qu'il ressentait. Il avait besoin de sensations fortes, de nouvelles expériences, et il était tellement obnubilé par sa quête d'ivresse qu'il en oubliait de se méfier d'autrui. Il était un soldat nu, sans bouclier pour parer.

Lui et Ruben étaient antagonistes malgré leur fraternité. Ce dernier mettait quasiment une vie à accorder sa confiance à qui que ce soit. Il réfléchissait à tout avant d'agir, chacun de ses mots était porteur de sens. C'était un surdoué. Sa seule faille était aussi la nôtre, et elle pouvait se sniffer, s'injecter, se fumer ou encore s'inhaler. Il ne se mettait jamais à nu. Il était opaque. Les deux autres, transparents. 


- Trinquons, les ancêtres", ordonna Rich en faisant tinter sa seringue de Speed contre celle de Dawn.



***



"Bonjour. Je suis le Docteur Sobrepère, professeur de psychologie à l'université Jean Jaurès de Toulouse. Je vais vous parler d'une tare psychologique encore trop peu connue à ce jour. 


J'abaissai légèrement l'écran de mon PC pour mieux voir le vieux barbu qui, assis derrière un bureau, diplômes de psycho trônant non loin de lui, semblait me parler directement depuis le rectangle de sa vidéo YouTube. 


- La dystymie est un trouble unipolaire. C'est une forme chronique de dépression. 


Ce mot me fit tiquer. En... dépression ? Dawn, en dépression ?


- Elle se caractérise par une dépression d'environ deux ans qui peut néanmoins s'étaler. Les causes peuvent en être biologiques : avoir un membre de sa famille lui-même dysthymique, cyclothermique ou bien bipolaire est susceptible de favoriser le développement du trouble.


La bipolarité de notre grand-mère expliquait donc beaucoup de...


- Néanmoins, la dysthymie peut aussi découler d'un traumatisme au cours d'une vie. Divorce, viol, inceste ou bien plus fréquemment décès.


... Rich.


- L'un des principaux symptômes du trouble dysthymique est l'irritabilité et la facilité à mettre en colère celui qui en souffre. 


Elle était tellement colérique qu'elle devait avoir été un volcan dans une vie antérieure. 


- Une personne insomniaque, ou, au contraire, hypersomniaque, peut également être dystymique.


Quand elle ne prenait pas de coke pour la réveiller encore plus, elle ne dormait jamais plus de cinq heures. Et son sommeil était sans cesse entrecoupé par des moments où le sommeil décidait plus que jamais de se faire désirer. Elle allait alors prendre un bain, un verre d'eau ou bien une cuite.


- Les dysthymiques, même si cela ne se voit pas forcément, ont une faible estime d'eux mêmes.


Je savais déjà que son apparente confiance en elle n'était qu'une carapace. 


- Ils sont souvent très critiques avec eux-mêmes... ou avec les autres. Le pessimisme rythme leur vie. 


Il n'y avait qu'à jeter un oeil à ses tatouages pour cerner ce trait de sa personnalité : Baudelaire, Rimbaud, Flaubert, Verlaine... Elle vouait un culte aux chefs de file de la littérature maudite à la beauté glacialement spleenée. 


- Ils ont soit des difficultés de concentration, soit des difficultés à prendre des décisions. 


Je mis la vidéo sur pause pour réfléchir un moment. Elle n'avait aucun problème de concentration. Ni, à ce que je savais, des difficultés à faire des choix.

Quoique, n'était-ce pas Ruben qui l'aidait à prendre des décisions ? Après tout, je ne l'avais jamais connue sans lui, et il était indéniablement son pilier. Elle dépendait de lui, dans tous les sens du terme. 


- Et dire que Willem et Hannah t'ont confiée à une malade mentale.


Mon coeur eut un raté, puis je poussai un soupir en fermant les yeux.


- Le pire, poursuivit Dawn, c'est qu'ils ne sont même pas conscients que ma présence ne change rien à ta vie ici.

- Arrête tes conneries.


Je refermai alors mon PC avant de pivoter sur ma chaise pour lui faire face.

Elle était vêtue de son éternel uniforme : un peignoir de soie noire impossible à refermer totalement à cause de la proéminence de sa poitrine, qui contrastait avec la minceur de ses membres et de sa taille. Il lui arrivait bien plus haut que les genoux et laissait voir les tatouages de ses jambes. Un crâne avec des magnolias en aquarelle lui recouvrait le bas de la cuisse, surmontant un basilic qui faisait le tour de son genoux. Son tibia était décoré d'une rangée verticale de croix allant jusqu'à la pointe de son pied. Ces croix marquaient le point de rencontre d'un texte qu'elle s'était fait écrire sur tout le mollet, débordant sur le tibia pour ne laisser qu'une bande vide qu'elle avait comblée avec les croix. Il s'agissait d'un extrait de Notre Dame de Paris dans lequel on apprend qu'Esmeralda est pendue, et que Casimodo souffre tellement qu'il décide de se laisser mourir à côté du cadavre de sa bien-aimée. 

Cette version-là était bien loin du Bossu de Notre-Dame, film édulcoré par les gargouilles animées et les banderoles roses de Disney. Contrairement à la plupart des enfants normaux, Dawn avait d'abord connu l'histoire de Victor Hugo avant de découvrir celle de Walt. Vers ses quatre ans, elle avait littéralement forcé mon père à lui lire Notre-Dame de Paris au lieu de Petit Ours Brun ou bien Max et Lili. Le beau livre rouge à la reliure gravée de doré l'attirait comme s'il lui parlait. Elle ne savait pas lire, elle ne comprenait pas tout, mais elle suivait l'histoire avec une assiduité insolite pour son jeune âge. Étant donnée la taille du bouquin et la légendaire impatience de mon père, Dawn avait déjà cinq ans et demi quand il lui avait lu les derniers paragraphes. Parce qu'elle l'avait évidemment obligé à le lui lire dans son intégralité. Avec Dawn, même à cinq ans, impossible de sauter des pages pour faire passer le calvaire de la lecture plus vite : elle le remarquait immédiatement. Cette fin dégueulasse lui avait tellement plu que mes parents s'étaient mis à se demander si cet enfant était bien normal. Surtout lorsque, après avoir vu la version Disney, elle se soit mise à péter une durite en criant que ce film était à chier. Du haut de mes quatre ans, je répétais ce qu'elle disait sans rien comprendre au pourquoi du comment. Tout ce que je savais, c'était que Walt Disney était un enfoiré d'avoir fait pleurer ma soeur à cause de son bossu débile. 


- Ose prétendre le contraire, fit-elle calmement. T'as aucune restriction avec moi, c'est comme si j'étais pas là.


Qu'est-ce qui lui prenait de s'inquiéter de cela ? Il semblait que la Dawn fragile refaisait surface. Cette dernière trouvait tous les prétextes possibles pour se descendre, alors que la Dawn sûre d'elle et séductrice respirait l'arrogance et l'autosatisfaction.


- Pas besoin de jouer les gendarmes pour rassurer maman, répliquai-je sans trop savoir ce que je voulais prouver. Nos parents savent que tu seras jamais la nouvelle super nanny, mais ils se rappellent toutes ces conneries que tu m'as empêché de faire. C'est pour ça que maman est rassurée que tu sois là. 

- N'importe quel idiot aurait essayé de te dissuader de reprendre de la methamphétamine.

- Essayé ? Tu m'as passé le plus gros savon de l'histoire quand t'as su que j'avais eu la bêtise de toucher à cette merde ! J'ai bien cru que t'allais péter tous les meubles ! Nos parents sont pas sourds, ils t'ont entendue gueuler et ils ont tout compris. Si t'avais pas été là, je serais devenue dépendante de cette drogue de kamikaze.

- C'est Ruben qui a tout fait, comme d'habitude.


Elle fixait le sol d'un air grave. Les mots du docteur Sobrepère résonnèrent alors à mes oreilles. 

Une dépression. 

Dawn se remettait en question sans raison, elle doutait sans cesse d'elle-même et camouflait cette partie d'elle même par une carapace d'assurance, une armure de confiance en soi. Il arrivait qu'elle baisse sa garde d'elle même, ou bien que sa véritable nature perce sa couverture malgré elle, je n'en savais rien, mais ce qui était sûr c'est que la Dawn artificielle avait des moments d'absence en faveur de ma véritable soeur. Ruben et moi étions les seuls à avoir vu la vraie Dawn, et j'assistais présentement à une représentation privée de cette dernière. 


- Ruben m'a surtout initiée à toutes ces conneries, la contrai-je. Il n'a pas plus de mérite que toi. Pas cette fois en tout cas. Qui nous fournisssait toute cette drogue ? Des milliers d'euros par semaine, bordel. Tout ça pour des seringues de C, des anesthésiants pour chevaux et de la poudre blanche. C'est lui qui nous servait tout sur un plateau. Peut-être qu'il a réussi à nous faire légèrement remonter la pente mais...


J'enlevai ma main de ma cuisse, et celle-ci se mit à trembler toute seule. 


- ... mais le manque est là, merde ! Chaque jour je dois masquer ces micro spasmes que le manque de drogue me fait avoir. Pour une fois, c'est Ruben le fautif. Il n'a pas de mérite à avoir, toi oui.

- La gazière a raison, intervint une voix depuis le bout de la pièce. Sans cet enfoiré, vous seriez actuellement assez étrangères à la toxicomanie pour confondre un rail de coke avec une traînée de farine de blé.


Je soupirai longuement. 

Ruben était arrivé par la salle de bain de ma chambre. Depuis ma cuite à l'absinthe chez les Mogarra, il avait quitté la ville, d'après Dawn. Probablement pour retrouver Paris le temps qu'il en fusse à nouveau lassé, avant d'aller faire un tour à Hossegor, à Collioure ou bien en Toscane. Je savais qu'il était revenu à Sweet Amoris depuis une semaine pour travailler avec Leigh sur le défilé qui approchait à grands pas, et nous nous étions brièvement croisés alors que je venais aider Rosa pour la décoration de la salle, mais je n'avais pas eu le courage de lui parler. La seule chose qui avait évolué entre lui et moi était que je parvenais maintenant à me retenir de prendre mes jambes à mon cou à sa simple évocation. 


- C'est toi qui a fait tout le boulot pour rattraper les dégâts, Ruben, répondit Dawn en croisant les bras sous sa poitrine. Comment t'es entré ?

- Comme je l'ai toujours fait. 


Comment avait-il pu grimper à la fenêtre de ma salle de bain alors que le sol était à plus de six mètres ?


Il s'affala au hasard sur le coussin géant en fourrure taupe qui servait de pouf dans un coin de ma chambre, près de mon lit. Même dans une position aussi décontractée, il gardait cette classe si caractéristique de sa personne. Il portait quatre bagues à chaque doigt de sa main gauche. Un crâne et un anneau gravé en argent, une pierre ovale dans un cadre baroque, et une bague articulée a la manière de celles de Dawn. Toute sa main était tatouée en aquarelle, comme les fleurs qu'il avait encrées autour du crâne sur mon ventre. Sa droite était parfaitement vierge, à l'exception d'une ligne noire parfaitement régulière qui allait se de son poignet à la pointe de son auriculaire. C'était avec cette main que Ruben tatouait, et cette simple ligne symbolisait ses principes cartésiens dans son art : il s'était fait serment de ne pas tatouer n'importe quoi à n'importe qui et surtout à privilégier la passion avant le gain. Cette main était un outil à ne pas utiliser à tord. 

Il était vêtu d'un t-shirt bleu marine à manches longues, avec un perfecto en cuir noir qu'il avait remonté au dessus des coudes pour le faire blouser. Il faisait ça depuis toujours, prétendant autrement avoir l'impression d'étouffer ses tatouages, et plus particulièrement le portrait du marquis de Sade par Man Ray qu'il s'était lui même parfaitement tatoué sur l'avant-bras gauche. 

Il était coiffé comme à son habitude, c'est-à-dire pas du tout. Ses cheveux blonds étaient en bataille sans faire Sex Pistols à balle de crack. Cette coiffure n'avait rien d'extraordinaire, mais elle allait à Ruben comme un gant. Certains l'aurait comparé au sex-appeal de la coiffure faussement négligée qu'arborait quotidiennement Lysandre, mais j'étais incapable de voir une once de sensualité chez Ruben, qui avait quasiment des liens familiaux avec moi. Pourtant, j'étais consciente de son potentiel de séduction gargantuesque. Il dévastait tout sur son passage avec son aura unique en son genre et ses manières quasi-sculpturales tant ces dernières étaient nonchalamment intimidantes. Quiconque croisait la route de Ruben s'avérait happé par le lyrisme exact qu'il possédait de manière innée : des tournures de phrases et des termes étoffés qui donnaient non seulement un effet Parnassien mais, aussi et surtout, tapaient dans le mille à chaque fois tant leur sens était véridique. Ruben était de ceux qui avaient toujours raison. Et je réalisais peu à peu sa ressemblance avec le garçon aux yeux vairons.


- Voyons voir... Aurore ne m'a toujours pas ordonné de dégager, Dawn et elle sont dans la même pièce sans se foutre sur la gueule, Dawn se fait légèrement passer un savon par Aurore et reste pourtant étonnamment calme alors qu'en temps normal elle serait partie au quart de tour... j'en déduis que je ne suis plus le seul à être au courant de la dysthymie.

- J'aurais jamais dû le lui dire, fit Dawn en soupirant.

- Arrête, répliquai-je. T'as beau prendre des airs méprisants pour mimer l'indifférence envers moi, je suis toujours ta soeur, et ton devoir c'est de me dire ce genre de choses. C'est un putain de minimum !

- T'es plus en position de revendiquer tes droits depuis que tu nous as désertés, cracha-t-elle.


Touché, coulé.

Je pivotai à nouveau sur ma chaise, mais en direction de mon bureau. Bras tendus, mains à moitié posées sur le bureau, je fermai les yeux en expirant très fort, pour tenter de me calmer. En les réouvrant, je sentis le regard de Ruben, qui pouvait voir mon visage depuis le pouf sur lequel il s'était élégamment vautré.

Comme à chaque fois que mes émotions échappaient à mon contrôle, il m'observait. Et, à mon plus grand agacement, il me comprenait évidemment mieux que moi-même je me comprenais. 

En me voyant lever les yeux vers lui, il esquissa un sourire et m'adressa un clin d'oeil. Ses iris vert bouteille se posèrent ensuite sur Dawn.


- Tu lui en veux parce qu'une rancune de merde persiste en toi, affirma-t-il à l'intention de ma soeur. Ta fierté est ton venin, cara.


J’avais quasiment oublié ce surnom qu’il donnait à Dawn depuis des années. C’était non seulement “chérie” en italien, mais aussi une déformation du prénom d’une reine de Paris, Cora Pearl. Une grande horizontale qui avait beaucoup à voir avec Dawn : beauté, sensualité, irresistibilité, et surtout, Paris. 


- L'orgueil engendre l'orgueil, répliqua-t-elle.

- Si c'était l'orgueil qui guidait Aurore, la question serait réglée.


Dawn m'avait coupé les cordes vocales et gelé les neurones avec son attitude. L'annonce de sa dythymie, la mort de Rich qui me sautait en plein visage dès qu'elle me lançait un pique, la culpabilité qui me rongeait, tels étaient les ingrédients du ragoût d'amertume qui pouvait me résumer à ce moment-là. Ma tête était une coquille vide. Ruben réfléchissait pour moi. Il plaçait des mots sur ce que je n'arrivais même pas à me représenter de manière abstraite. En somme, il se contentait d’être Ruben.


- Aurore est consciente qu'elle se comporte comme une vraie tête à claques.

- Ne profite pas de mon mutisme, l’interrompis-je.

- Elle sait qu'elle a fait une erreur, poursuivit-il, et on lui manque à cette abrutie. Surtout toi. Sauf qu'elle a été traumatisée par la perte de Rich.

- Toi aussi t'as perdu Rich ! s'emporta Dawn. Et moi aussi. J'ai rendu copie blanche à toutes les épreuves de ce bac à la con, j'ai passé un an à déprimer et à faire des putains de cauchemars ignobles, on m'a trouvé une maladie mentale, j'ai dû réapprendre à vivre, Ruben !


Mon flanc droit me brûlait. J'avais l'impression qu'il clignotait et qu'on pouvait le voir à mille lieues à la ronde.


- Et jamais je me serais sauvée en te laissant ou en laissant Aurore affronter ce deuil seule ! Ma fierté de merde, comme tu l'appelles si bien, elle m'a poussé à me montrer plus forte, à être à la hauteur de la mémoire de Richard. T'as... t'as perdu ton frère. Ton frère, bordel ! Et tu t'es relevé encore plus vite que moi ! 


La vérité. Tout ce que je cherchais. Tout ce que je fuyais. 

L'encre dans mes côtes était désormais comme un flot de lave liquide coincée dans mes vaisseaux sanguins et condamnée à me brûler inlassablement. 


- T'as eu un courage incroyable, alors que cette idiote a pris ses jambes à son cou. J'ai jamais été aussi déçue de ma vie ! C'est pas ta petite protégée qui est traumatisée ; c'est moi. 


Dawn. 

À tout moment, tu pouvais t'écrouler. Il suffisait de te pousser juste assez fort.

Tu étais si… friable. 


- Ma propre soeur s'est sauvée quand j'avais plus besoin d'elle que jamais, et elle a fait pareil avec toi ! Et tu sais bien à quel point je t'aime, espèce d'enfoiré ! Si quelqu'un te fait un coup pareil, compte sur moi pour le maudire à ta place, pour ressentir le double de ma propre peine puisqu'elle aura été additionnée à celle que tu aurais ressentie si tu n'avais pas été anesthésié par ton affection !


Un mystère au contenu ironiquement limpide. Je savais tout ça, je le savais pertinemment, et je l'ignorais au possible. Fuir Aurore, toujours fuir. C'est donc ça ton maudit hymne.


- Tu te rends compte que j'ai subi trois deuils en un ?! Celui de Rich, celui de mon Aurore et celui de ton Aurore, parce-que sur le coup j'ai juste eu l'impression que ma soeur était morte ! Et deux fois en une : pour toi et pour moi. 


Tellement de rancoeur, de peine, de chagrin s'entrechoquaient dans ce corps perpétuellement endeuillé.


- Elle a... brisé mon foutu coeur. 


La voix de Dawn devint tout à coup cassée. Non plus cassante. Elle menaçait de fondre en larmes d'une seconde à l'autre. Sa voix, sa respiration, son ton illustraient sa vulnérabilité de manière photoréaliste.


- T'es peut-être incroyablement perspicace et d'une intelligence de dingue, Ruben...


Le prince des nuées était aux antipodes de l'émotion de Dawn. Alors que cette dernière était au bord de l'explosion, il affichait une mine sereine comme devant n'importe quelle situation anodine. 


- ... mais je commence à me demander si t'as réussi à me cerner malgré tout ce temps.


L'air à la fois sérieux et décontracté, il ne l'avait pas quitté de ses yeux couleur bouteille pendant tout son discours. J'entendis derrière moi le bruit des pas de Dawn, qui avait quitté la pièce pour descendre les escaliers.


- Voilà pourquoi cette fille sera toujours l'égérie de mes aphorismes, fit-il. Aucune autre ne peut être une muse pareille, à part toi peut-être. Mais tu es déjà celle de mon alter-ego.


Son alter-ego ? Lysandre lui avait donc parlé du fait que je l'inspirais ? Et je n'étais apparemment pas la seule à avoir remarqué des ressemblances entre lui et Ruben. Ruben lui-même s'était identifié à lui. C'était confirmé, Lysandre était un autre lui. 

Et Ruben voyait donc de la poésie dans ce monologue de Dawn, une dimension théâtrale dans cette confession ? Je ne savais pas quoi lui dire. J'étais en état de paralysie. 


Chaque seconde de silence entre nous était comme une hégire de mutisme, mais je ne pouvais pas la rompre.

 Au bout d'une dizaine d'éternités, Ruben se leva.


- Qu'est ce qu'il faut pas faire pour accélérer les choses.


Ce ton plein de sous-entendus... Il voulait me faire comprendre que...

Je compris alors instantanément : Ruben avait provoqué Dawn pour l'obliger à vider son sac et à provoquer un déclic en moi.

C'était un génie. Un enfoiré de génie. 

Il n'avait décidément pas changé d'un pouce.

J'avais l'impression de ne pas avoir cligné des yeux une seule fois depuis que Dawn avait ouvert la bouche.


- T'es en taule, fit Ruben. Je veux bien alléger ta peine, mais il n'y a qu'en matière de tatouages que mon nom peut se conjuguer avec le mot "miracle". Tu sais comment payer la totalité de ta caution, chérie. 

- Comment ? murmurai-je calmement, sans sécher mes larmes.


Mes joues étaient inondées. Je n'avais pas remarqué que mes yeux avaient pleuré, cela faisait-il dix minutes ? Dix secondes ? Ruben seul le savait. 

Il passa derrière moi, et je le sentis se pencher dans ma direction. Il posa son menton sur mon épaule, collant sa joue à la mienne, mouillée. 


- En jouant les exhibitionnistes, toi aussi."


Les doigts de sa main vierge glissèrent sur mon flanc droit. 



***


Crack. Fenêtre. Ruben. Seins de Dawn. Tapis. Table. Je me suis cognée. Pas grave, pas le temps d'avoir mal. Télévision. Mur. Plafond. Je tourne, tourne, tourne ! J'ai fait le tour de l'appart six fois. Dawn ?! Ruben ?! Rich ?! Ah, ils sont là ! Ruben a déjà pris ses champis, il est déjà en plein trip, ça se voit. Wooooah ça a l'air trop bien ! Je testerai. Haha. La. Haha. Prochaine fois. Mais là pas besoin. J'me sens déjà top. Rich, c'est toi ? Je vois rien dans cet appartement. Haha, jme cogne partout. J'ai perdu au moins dix kilos en bougeant. Droite, gauche, droite, gauche. Vroummmmm. Sur place. Vroummmmm. Tout droit. Vroummmmm, je suis Usain Bolt ! Et hop, je m'enfile un autre stick. Crack. Tiens, j'avais jamais remarqué ce tableau. Il est vraiment moche haha ! Hé mais. Dégage, foutu clebs ! RUBEN ? QUAND EST-CE QUE TU CONSENTIRAS ENFIN À DONNER CETTE BESTIOLE ?! J'ai pas mangé depuis un moment, moi. J'ai pas pas faim. Pas besoin de bouffe, j'ai le keukra. Où est passée Dawn ? Tiens, j'entends du bruit dans les escaliers. Oh, des gens ! Salut ! Ruben a invité du monde ? Bizarre, c'est pas son genre de ramener du.. Oh mais il est pas mal lui. Hahaha il est drôle en plus. Suis-moi, le baisodrome est tout proche. Allez, magne toi un peu ! Si tu continues à traîner comme ça je vais devoir te porter. J'espère que c'est un bon coup. Oups, mon soutif a volé par la fenêtre. Tant pis, j'en aurai plus jamais besoin. Pouaaah c'était rapide ! Mais c'était plutôt cool. Un autre stick pour me récompenser. Crack. Je l'ai quasiment violé le pauvre garçon. J'ai le mojowwww ! Il avait qu'à prendre de la C lui aussi, hein ! Haha. Daaaawn ! T'es encore plus à poil que tout à l'heure. Tu dois probablement sortir d'une chambre toi aussi. Avec qui t'as couché cette fois ? Tiens, sa tête me dit quelque chose. Pas grave. Je m'en contrefous, je suis invincible ce soir ! Il me manque quelque chose pourtant. Je sais ! J'ai pas bu ! Mais où est l'alcool ? Oh, du Jack ! Gloup, gloup, glou... Mais c'est pas du whisky, ça. Qui a remplacé le Jack Daniels par du jus de pomme ?! À tous les coups, c'est Ruben... ou plutôt Dawn. Ils m'ont toujours interdit de mélanger drogues et alcool. Raaah, j'les emmerde ! Tiens, les effets redescendent déjà. Pas grave, j'ai qu'à prendre de la kétamine... ou bien plutôt de l'ecsta ! Oh oui, de l'ecstasy ! Il y en a dans le tiroir à de la commode. Ha, le voilà ! S'enivrer. Lalalala. C'est tellement bien de s'enivrer. Gloup, un cachet d'ecsta. MDMA. Baudelaire a dit au monde de s'enivrer, alors je m'enivre ! Mo... Et toi, Rimbaud, toi le seigneur des aphorismes sous-jacents, regarde comme je suis ivre ! Mon... Enfin, quasi-ivre. Mont... Enfin plutôt complètement à balle, mais je m'enivre quand même. Montée. J'ai l'impression d'être un super-héros ! Je vole au milieu du chahut parisien qui monte à mes oreilles depuis la fenêtre ouverte ! Je déambule à toute vitesse dans ce charivari d'inconnus ! Je respire l'ouragan de multitude ! J'inhale le tohu-bohu de paires d'yeux vitreux et de bouches rieuses ! J'habite ce meli-melo de passants ! Je pénètre cette innefable orgie, cette Sainte prostitution de l'âme ! Je profane ce temple de stupides fidèles ! Je me travestis en ombre dans cette réunion de tout ce qui voudrait briller ! J'intègre cette secte du mélange d'auras ! Je plonge dans ce bain de foule qu'est devenu cet appartement ! "Où vivez-vous, mademoiselle ?" me demanderont agents de fonction publique, fonctionnaires administratifs et tous ces gens chiants qui veulent mille photocopies de RIB avant de demander dix photos d'identité format standard, un certificat de scolarité et une pièce d'identité. "Dans la foule" leur répondrai-je, "Et maudits soient les chiffres, oublions l'école, et je n'ai pas d'identité ! À bas votre concret ! Ce à quoi j'aspire ne peut être ni vu, ni senti, ni lu, ni porté !" ! Charles utilisait un présent de vérité générale dans ses Petits Poèmes en Prose. Sa généralité était pourtant centrée sur sa seule race ! Le poète ! L'albatros ! Le prince des nuées ! Rubeeeen ! Comment faire pour prendre un bain de foule sans se dissoudre dans cette multitude comme un cachet d'aspirine dans un verre d'eau ? Il faut savoir s'enivrer, et je sais m'enivrer ! Je pénètre l'esprit de tous ces gens, je les devine, leurs visages sont amusants, tout est d'une beauté psychédélique. Et je reste moi sans être moi. J'ai l'impression que je suis "Elle" et "Je". Troisième et première personne. J'agis tout en étant spectatrice de moi-même, c'est ça, s'enivrer ! Vivre, parler, danser, pleurer de toutes ses forces sans avoir besoin de réfléchir ! Ça se fait tellement naturellement qu'on ne peut que constater les fruits de son enivrement. Mon esprit est en repos, il ne fait plus rien, mon corps est aux commandes, la drogue est aux commandes, elle me fait voir tant de choses, elle me fait dire des phrases sans queue ni tête qui amusent cette foule dont je me délecte, et mon esprit n'a besoin de rien faire, les amphétamines l'ont remplacé. Mon esprit s'est installé sur une chaise longue, et, assis en tailleur, il n'a qu'à s'enivrer avec moi. "Je est un autre" disait Arthur ! Toujours là pour m'enivrer, ce Charles, cet Arthur, ce Paul et ce Gustave. Desc... Quelle beauté dans leur souffrance. Descen... Ces mots cruellement divins. Descent... Ça me bouleverse. Descente. Ma tête est lourde, c'est insupportable. Ce sont les poètes maudits qui m'ont fracassée de tout mon être. L'enivrement est une montagne dont un versant est la descente. Quel enfer. J'aimerais mourir ! Mon "Je" et mon "Elle", que faites vous ? Pourquoi avez vous fusionné à nouveau ? Il faut que Je soit un autre ! Je est un autre ! Je est un autre, vous m'entendez ?! Séparez vous a nouveau pour m'épargner cette torture que mon corps et mon esprit subissent présentement ! Assez d'être humaine ! Assez d'êtres humains ! Qui sont tous ces gens ?! Qu'est-ce que ces inconnus font ici ? Qu'ils aillent tous au diable ! Comment ai-je pu m'enivrer avec eux ? Qu'ils sortent tous ! Ce sont eux qui rongent mon crâne ! Je les sens picorer chacun de mes neurones comme des asticots extraits de la terre par les becs pointus d'une horde de corbeaux. Il faut que je sorte de cette émeute hostile. Il faut que j'échappe à cette horde de loups. Il faut que je me tire de ces sables mouvants. Il faut que j'esquive ces vautours. Il faut que j'arrache mon esprit à mon corps. Il faut que je plonge la lame brulante que je suis devenue dans une bassine d'eau glacée pour me donner le coup de fouet qui abrégera mes souffrances. Au pire, ça me tuera, au mieux, ça m'anesthésiera. Dans les deux cas, je serai gagnante, parce-que rien n'est pire qu'une descente d’ecsta.



***



23h46

J'ai soif.


En passant devant la chambre de Dawn pour me rendre dans la cuisine, je la vis, allongée sur son lit. Ruben était contre elle, l'encerclant comme s'il essayait de la garder prisonnière de ses bras tatoués. Ils ne dormaient pas, je le savais. Dawn ne dormait jamais la nuit, pas plus que Ruben.


Je ne sais pas combien de temps je les ai observés depuis le couloir, sans savoir s'ils étaient au courant de ma présence. 


00h51

Je me sers un verre de lait. 


Je checkai mon téléphone, guidée par un espoir débile, pour voir si Armin avait enfin daigné me répondre. 

Non.

Je lus encore une fois le message que je lui avais envoyé la veille, en cours de philo.

[g]

Ça fait trois semaines, maintenant. Parle-moi, Armin. Ce qu'il me faut, c'est pas une pseudo-protection qui me fait plus souffrir qu'autre chose, c'est mon pote le geek qui a une phobie débile des espaces verts. Réponds, enfoiré. Tu me manques.[/g] 


J'avais guetté sa réaction à la lecture de ce texto. J'espérais avoir droit à un regard, à un signe d'intérêt ou de compassion, mais... Rien. 

Quelle idiote. Il avait dû me prendre pour une tarée à le harceler de messages depuis ces deux semaines où il avait mis à exécution le plan qu'il m'avait exposé la dernière fois qu'il m'avait parlé. Mais c'était plus fort que moi. Armin me manquait d'une force impressionnante. J'étais la première à en avoir été étonnée. 


01h02

Je prends un bain dans la salle d'eau commune, au sous-sol du loft. 


Tante Agatha avait dû débourser une fortune pour cette baignoire de designer, totalement ronde, directement encastrée dans le sol gris foncé. Le mitigeur imitait le raffinement victorien du 19eme siècle, ce qui contrastait avec la modernité du béton ciré dans lequel le bassin avait été sculpté.

Des spots éclairaient la pièce comme des bougies, donnant à cette frigide nuit hivernale des semblants tamisés.

J'avais vidé le reste du bain moussant de Dawn dans l'eau. J'étais imprégnée par son singulier mélange olfactif de monoï vanillé et d'amande de Californie. Je m'étais toujours demandé d'où elle sortait ces produits insolites. Dès le lendemain de son arrivée, ses affaires étaient déjà éparpillées un peu partout. Comme si elle était là depuis des semaines. C'était ça, avec Dawn, elle installait son aura sans l'imposer, de manière à la fois brutale et imperceptible.

J'avais cours sept heures plus tard, mais c'était le cadet de mes soucis. Je voulais rester dans la mousse. Je voulais que Rich revienne. Je voulais ne jamais avoir déçu Dawn. Je voulais que ce blocage avec Ruben disparaisse. Je voulais enfin avoir le courage de me "mettre à nue" devant Lysandre. Je voulais qu'Armin me réponde. Je voulais à la fois arrêter le temps, le remonter, et l'accélérer. Et je me trouvais stupide de me réfugier dans la mousse.


01h35

Je suis allée lancer un vinyle de Alice in Chains dans le gramophone du couloir attenant au salon. 


Je n'avais pas peur de réveiller Dawn et Ruben : ils ne dormaient pas. Ils étaient juste couchés l'un à côté de l'autre. Ruben avait simplement dû rejoindre Dawn dans son lit, sans dire un mot. Et l'étreinte qu'il lui avait offerte avait probablement été l'explication de son comportement de tantôt. Ces deux-là communiquaient ainsi. Dawn avait compris rien qu'à l'arrivée de Ruben dans son lit que ses mots avaient eu pour unique but de la faire parler, de la pousser à bout pour me faire comprendre ce qu'elle me reprochait. C'était aussi pour lui une manière de lui présenter des excuses pour lui avoir fait péter un plomb. Elle l'avait probablement accueilli en le traitant doucement d'enfoiré ou bien de je-ne-sais quelle sorte de con.


01h47

Troisième verre de muscat.


Mes mauvaises habitudes me reprenaient. Ma gueule de bois chez les Mogarra ne m'avait que brièvement servi de leçon. 

J'avais une envie violente de petite mort. Je voulais me faire tatouer. J'en mourrais d'envie. C'était encore plus harrassant que ce manque de sexe qui me suivait quotidiennement depuis que mon flanc droit avait été piqué. 

Ma peau était le réceptacle de ma souffrance psychique étouffée, le miroir d’une terreur interne tournée sur le monde extérieur. 


Quatrième verre. 


02h10

Sixième verre.


C'était une promenade de santé. J'étais triste de tenir aussi bien l'alcool, cela me rappellelait mes anciens exploits.

Pourquoi devais-je toujours me réfugier dans quelque chose ? La boisson, le sexe, la drogue, la clope, la petite mort...

Je fuyais toujours, je trouvais sans cesse un refuge provisoire. J'en avais marre.


Et j'avais soif.


2h24

Treizième verre.


J'étais légèrement entamée. J'avais bu très vite pour que l'alcool monte. C'était mauvais pour mon foie, mais j'avais besoin de...


"Pose ce verre.


Dawn.


- Pourquoi tu fais ça ? Tu veux te vider la tête ou bien les tripes ?

- Je sais pas, répondis-je. Les deux.


Je m'apprêtais à boire une autre gorgée, à même la bouteille, mais Dawn me la saisit et la vida dans la plante à côté du canapé. 


- C'est un gâchis abominable.

- T'as bu deux bouteilles et demi alors que t'as cours dans à peine six heures ? m'engueula-t-elle en désignant les cadavres de Muscadet posés sur la table. 

- Ça va hein, c'est que du Muscat. 

- Ferme-la.


Elle vida aussi mon verre, que j'avais docilement posé sur la table, dans la plante.


- Tu veux tuer cet arbuste ? fis-je avec beaucoup trop d'animosité. 

- Au moins tu tiens moins bien qu'avant, observa-t-elle en comprenant que je n'étais pas totalement sobre. Ça veut dire que t'as réduit ta consommation ces temps-ci. Moi qui pensais que ce serait le contraire. 


À Morpert ou à Paris, il m'aurait fallu une bouteille de plus pour ressentir les mêmes effets.


- Je m'étais juré de ne pas compter. 

- Les bouteilles ? la questionnai-je . 

- Les minutes.


Je la questionnai du regard, et elle ne répondit pas. Elle avait enfilé une chemise d'homme. Celle-ci n'appartenait pas à Ruben. Elle était à Dawn. Cette dernière voyait tellement de symboles partout qu'elle considérait le seul fait d'emprunter un vêtement à Ruben comme un acte de soumission. Elle pouvait piquer ses affaires à n'importe qui d'autre, que ce fusse mon père ou l'un des mecs qu'elle se tapait pour une nuit. Mais Ruben la dominait déjà assez malgré elle pour qu'elle choisisse d'exacerber cet événement en lui empruntant une chemise. Elle était trop fière pour extérioriser la prise de la forteresse Dawn par Ruben.

 

- Un an, deux mois, une semaine et...


Elle s'interrompit pour jeter un oeil du côté de l'horloge ancienne posée contre le mur, sur le meuble TV qu'Agatha avait fabriqué avec des parpaings et une planche. 


- six heures et dix minutes, acheva-t-elle.


J'étais une catastrophe en mathématiques, et je déduis qu'elle parlait de...


- La mort de Rich', soufflai-je.


Ces mots avaient dû traverser des barbelés pour sortir de ma bouche. 


Ils faisaient mal à dire. 


- Non. Ça ça fait un an, deux mois, quatre semaines, une heure et et seize minutes. Ça aussi, je m'étais juré de ne pas compter.


Je fermai alors les yeux en comprenant de quoi elle voulait parler tantôt. 


- Je faisais référence à la mort d'Aurore, m'acheva-t-elle.


Et ces mots là semblèrent sortir tout naturellement de la sienne. 


Ils faisaient mal à entendre. 


- Je suis en vie, soufflai-je. Je suis là, maintenant. 

- Non. Agatha a seulement été mutée par cette chienne de Libby.


Je fermais mes yeux si fort que j'en avais des douleurs aux paupières.

Si Dawn et moi étions physiquement réunies, c'était tout sauf grâce à moi. Bien au contraire. 

Nous étions plus séparées que jamais malgré que nous partagions la même adresse.


- Où est Ruben ? me surpris-je à demander.

- Ici, répondit le principal intéressé. 


Ni Dawn ni moi ne levâmes les yeux dans sa direction. Il était perché au dessus de nos têtes, probablement penché par-dessus la mezzanine. 

Il me guettait.


- L'aiguille est la meilleure des plume, m'adressa-t-il. Et vice-versa. 


C'était à la fois un rappel, un conseil, un ordre et un défi qu'il me dédiait exclusivement. 

Il monta le volume du gramophone. C'était Love, Hate, Love de Alice in Chains qui résonnait. Si fort.

Notre hymne. À tous les quatre. Malgré nous. 

Cette souffrance, cet amour, c'était nous. C'était le cocktail que j'avais toujours voulu éviter, mais cette mélodie et ces paroles me rappelaient la vérité. 


- Le liquide nourrit la mère féconde, ajouta-t-il.


Dawn fronça les sourcils en comprenant que Ruben nous adressait un message précis, à chacune d'entre nous. Je partis en direction du buffet. Ma soeur n'essaya pas d'arrêter mon geste en me voyant ouvrir une bouteille de Label 5. Elle avait saisi ce que Ruben voulait : qu'elle me laisser boire. Elle ne se doutait pas de ce qu'il voulait déclencher chez moi en m'incitant à aller chercher une autre bouteille, mais elle savait que c'était d'une importance quasiment cérémoniale. La partie du message qui m'était adressée était concessionnaire. Ruben, comme Lysandre, savait que le but ultime de ma quête de paix serait atteint "sans whisky ni absinthe", donc quand j'aurais eu la force de m'y vouer en étant totalement sobre. Mais il avait probablement jugé que Dawn devait être mise au courant de mon flanc au plus vite, que même si la seule façon de le lui montrer était de me faire boire, il fallait le faire. Pour une fois, c'était la situation concrète qui était privilégiée, et non plus l'état dans lequel je me trouvais pour faire avancer les choses. 

En buvant de longues gorgées de ce liquide infect, je rejoignis ma place initiale, près d'une Dawn immobile, comme si je n'avais pas quitté mon siège. Heureusement que mon foie était brifté et mes papilles gustatives habituées au goût difficilement soutenable du whisky pur de qualité hasardeuse.

À plus des deux tiers de la bouteille, je pris sur moi pour ne pas me lever et descendre une carafe d'eau. C'était immonde. Ma tête tournait. J'étais à l'apogée de mon ébriété productive : en buvant moins, je restais trop muette ; en buvant plus, j'oubliais tout et j'en disais trop. Il ne fallait pas que je déblatère mes émotions comme avec Lysandre. Ruben ne voulait pas ça. Il voulait seulement que je montre à ma soeur le strict nécessaire pour qu'elle comprenne par elle même ce qu'il fallait comprendre. 


- Si j'attrape froid, répondis-je à Ruben, ce sera ta faute. 


Je l'entendis rire.

Mon t-shirt atterrit sur le sol, et Dawn s'approcha de mon flanc.


- Aurore...


Sa voix s'éteignit pour laisser libre cours à son analyse. 

Ses yeux valsèrent sur ma peau sans oublier une miette de mon tatouage. Je sentais le mouvement cadencé des engrenages qui tournaient dans son crâne. Elle interprétait tout de manière exacte. Elle compris instantanément tout Aurore. Et je m'écroulais sous le poids de mon crâne de plomb.


- ... bande d'enfoirés."



***



"Ruben, gémis-je en portant ma main à mon crâne douloureux, t'as pas de l'aspiri...

- PEREZ HILTON LIT NOTRE BLOG ! s'égosilla Dawn depuis le bout du salon. 

- PARDON ?! fit Rich en s'approchant de l'ordi.


Aïïïïïe. Ma tête était au bord de l'explosion. J'avais mis des heures à calmer cette affreuse descente d'ecsta, et j'avais déjà eu un retour hallucinogène entre-temps. Sauf que mon crâne en refaisait des siennes. Je me rappelais vaguement d'inconnus qui avaient déboulé. C'était qui ? Et je m'étais tapé lequel ?


- JE T'AVAIS DIT QUE ÇA FONCTIONNERAIT D'INVITER D'AUTRES BLOGGUEURS, jubila Dawn.

- C'est toi qui as amené tout ce monde ?! m'insurgeai-je.


Et il s'agissait donc de bloggueurs. Je m'étais tapé un bloggueur. Faites qu'il ait mis une capote. 


- ILS ONT DÛ POSTER DES PHOTOS SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX OÙ ON VOIT VOS TÊTES DE DÉTERRÉS, devina Rich. ET ENSUITE LES GENS ONT CHERCHÉ VOS PROFILS ET ILS ONT TROUVÉ VOTRE BLOG.

- Ou alors celui que tu t'es tapé a pris ton geste pour un paiment nature et il a estimé légitime de te dédommager en publicité, fit Ruben en arrivant. D'ailleurs j'espère que tu t'es protégée. Il a dû chopper une saloperie en écumant les teufs. Et je t'avais dit de ne pas coucher avec n'importe quel bouffon comme ça. C'est valable pour les deux Kruger.

- OH, FERME LA, RABAT-JOIE ! protesta Rich. Et puis comment t'as fait pour voir Dawn et Aurore avec leurs conquêtes du soir alors que t'étais en pleine hallucination psyché ?

- Pas besoin de les avoir vues.


Il nous connaissait. C'était suffisant. 

Son frère était mille fois plus enthousiaste que lui. Ce qui intéressait Ruben, ce n'était pas le succès. Que son blog avec Dawn ait un seul visiteur ou des milliers, il s'en moquait. Il voulait seulement poster ses articles et photos, point barre. Mais puisque tout ce qu'il touchait se transformait en or, le succès avait suivi.


- Le VIH, ça vous dit rien, les libertines ?

- REGARDE TOUS CES VISITEURS, RICH.

- VOUS EN AVEZ MÊME AU LUXEMBOURG. PARMI LES DIX HABITANTS DE CE MICRO PAYS, Y'A DES LECTEURS DE VOTRE BLOG. 


Ruben soupira. S'il y avait bien une seule chose qui lui faisait perdre son légendaire sang-froid, c'était notre trop grande sociabilité sexuelle à ma soeur et moi.


- J'étais à balle, Ruben, lui répondis-je. 

- De crack seulement. T'avais pas encore pris d'ecsta.

- Tu sais très bien que toutes les drogues me nymphomanisent.

- Mais ça ne t'empêchait pas de mettre une capote, fit-il. Demain, on retrouve ton camarade d'ébats, et direction le planning familial pour un dépistage. La prochaine fois je te mettrai une laisse. 

- T'es un ancêtre, répondis-je a moitié amusée. 


Ruben était peut-être un toxicomane, il n'en demeurait pas moins un exemple de responsabilité. Je le voyais comme une sorte de Superman en perfecto en cuir dont la kryptonite était une seringue d'héroïne. 


- NOTRE ARTICLE SUR VERMEER A FAIT UN CARTON, s'obstinait Dawn.

- Profites-en, fit Ruben. Quand tu seras enceinte de l'un de tes gigolos tu ne pourras plus poser pour m...

- ET REGARDE CELUI SUR SADE. DES CENTAINES DE COMMENTAIRES !


J'étais très étonnée. D'habitude, personne ne coupait la parole à Ruben. C'était un leader naturel, son aura en imposait bien trop pour qu'il fusse ignoré comme ça. Surtout par Dawn qui, et ça blessait son orgueil, était dominée de tout son être par le prince des nuées. 

Cette attitude inhabituelle ne sembla pas le déstabiliser. Au contraire.


- Les champignons, c'est encore mieux que dans mes souvenirs, fit-t-il.


Ça, par contre ça attira l'attention des deux autres. Ruben savait comment les rendre réceptifs. 


- T'avais des champignons ? s'indigna Dawn. T'as dit que tu prendrais de la MD ! 

- Partage, la prochaine fois, enfoiré !

- Jamais je te laisserai mélanger C, héro et champis, frangin. La prochaine fois, peut-être, si tu résistes à la tentation du shoot de Speed, mais... on sait tous que t'y arriveras pas.


Il se leva pour fermer l'ordinateur de Dawn, qui ne geignit même pas. Peu importe ce qu'elle faisait, la drogue prenait le dessus et monopolisait son attention. Même cette histoire de blog n'était pas prioritaire face à la came, entendre le mot "champis" l'avait faite revenir parmi nous. 


- Je disais donc, poursuivit Ruben, arrête de coucher avec tout le monde. 

- Mon vagin m'appartient, et t'es pas la PJ du sexe.

- Ton vagin n'est pas un garage a chibres.


Je levai les yeux au ciel. C'était un dialogue de sourds. Je savais que Ruben avait raison de prendre tout ça tellement au sérieux, mais quelque part je m'en moquais. Après tout, pourquoi me donner la peine de surveiller mes relations sexuelles quand je n'étais même pas fichue de résister à un rail de cocaïne ?


- Pour ça, t'as pas à t'en faire, vieux maniaque du sperme. J'ai couché avec une fille.”



***



C'était mardi. Je n'étais pas en état d'aller en cours la veille. Ma gueule de bois m'avait pourtant semblée risible par rapport à celle du lendemain d'absinthe chez les Mogarra.


"AURORE ! hurla Rosalya en me voyant arriver devant le lycée. 

- Sa..

- NOTRE BLOG A DÉJÀ UN SUCCÈS DE DINGUE ! REGARDE : ON A DÉJÀ DES MILLIERS DE VISITES !

- -lut.


Elle agita sous mon nez son téléphone portable, via lequel elle s'était connectée à Boldscript, la plate-forme de notre blog mode.

Lysandre enleva de sa bouche les quelques cheveux de Rosalya qu'elle lui avait fait bouffer en gigotant. 


- Bravo les filles, nous gratifia-t-il.


Depuis ces deux semaines qui nous séparaient de ma mise à nue alcoolique, nous nous étions beaucoup vus. Pas parlé, juste vus.

De temps en temps, je le croisais dans l'immeuble des Mogarra. Je montais les escaliers pour rejoindre Leigh ou Rosa, et il sortait. Probablement pour retrouver Castiel. Il me saluait toujours silencieusement, en esquissant un léger sourire qui se concentrait surtout dans ses yeux, en les faisant se plisser. Je m'arrêtais de monter, il s'arrêtait de descendre, et nous nous regardions en coin quelques secondes. C'était notre manière de nous dire encore plus de choses qu'avec des mots. Il me regardait exactement comme cette fois où il m'avait dit que je l'inspirais et qu'il voulait que je me re-confie à lui, et j'essayais de lui faire comprendre par mon mutisme que je n'avais renoncé à rien. Un jeu existait entre Lysandre et moi.


- Tout le monde en parle au lycée ! renchérit Rosalya en rejetant ses cheveux en arrière. Notre dernier article a particulièrement plu ! Peut-être que Sweet Amoris a meilleur goût que ce que je pensais, finalement !

- Dommage que ce soit "sponsorisé" par Peggy, maugréai-je.


C'était dans le cadre du club de journalisme que nous avions ouvert ce blog, et Peggy ne se priverait sûrement pas pour nous donner un peu trop de consignes alors qu'elle ne connaissait rien à la mode. En témoignait son sweat vert.


- LES FILLES, VOUS ÊTES GÉNIALES ! hurla Alexy en nous sautant dessus dès qu'il nous vit. CE BLOG EST UNE BÉNÉDICTION.

-M-m-merci, fis-je, étouffée par ses bras.


J'étais toujours en bons termes avec lui. En apprenant son plan, il m'avait dit qu'Armin était une tête de mule et qu’il ne comprenait pas comment il en était arrivé là.


- VOUS ALLEZ FÊTER ÇA J'ESPÈRE ?! poursuivit-il sans me lâcher. C'EST UNE OBLIGATION.

- OUI, répondit Rosa. DEMAIN SOIR, CHEZ NOUS. VIENS, SI TU VEUX !

- Attendez, intervins-je, on ne va pas se foutre une chiste juste parce que des gens lisent notre...

- DEMAIN SOIR ? HIIIIIII, ÇA VA ÊTRE GÉNIAL.

- RUBEN ET DAWN VIENDRONT, J'ESPÈRE, me fit Rosa.

- RUBEN ? 


Merci, Rosalya...

Lysandre plaqua sa main sur son visage divin, et Alexy m'interrogea du regard en voyant que personne ne lui répondait.


- Un ami d'enfance, répondis-je en ne sachant plus où me mettre. 

- AMI D'ENFANCE ? répéta Rosa. IL ÉTAIT À L'ACCOUCHEMENT DE TA MÈRE QUAND IL AVAIT DEUX ANS ET DEMI. C'EST QUASIMENT TON FRÈRE.

- Je crois qu'on va aller en cours, hein, intervint Lysandre en emmenant Rosalya à l'intérieur du lycée.


Je poussai un soupir de soulagement. Le frère de Leigh m'avait sauvée d'autres boulettes de Rosa.


- Tu m'as jamais parlé de lui, fit Alexy en arquant un sourcil.

- J'ai dû... oublier. Enfin bref, hum... Armin n'est pas là ?

- Plus loin. Avec Castiel.


Ces deux-là s'étaient pas mal rapprochés depuis quelques temps. Et on savait tous à quelle activité ils, ou plutôt leurs poumons, s'adonnaient quand ils étaient ensemble.


- Ils vont passer le bac blanc de littérature défoncés ? fis-je.

- Les auteurs l'étaient en écrivant les bouquins, alors bon... Et je veux bien te laisser tranquille parce que c'est un grand jour, miss cachotteries ! 


Ils avaient vraiment un problème, ce n'était qu'un fichu blog qui avait eu un peu de succès malgré son ouverture récente.


- Mais je ne vais pas enterrer mes questions ! Dès demain, nouvelle vague de curiosité !


Pourquoi moi...


Peggy passa alors juste devant nous. Comme si elle sentait que je la regardais, elle fit volte-face et me lança un sourire carnassier.


- Tiens tiens... Salut, Aurore.


Ses yeux brillaient d'autosatisfaction, et chacun de ses mots était d'un sardonisme patent. Avec Peggy, c'était tout sauf bon signe. 


- Bravo pour le blog, ajouta-t-elle en reprenant son chemin pour entrer dans le lycée. Comme quoi, c'est bénéfique d'avoir plus de temps pour le tissus et moins pour le cône. 


Elle disparut en me laissant cogiter sur sa phrase étrange.


Dans la salle de littérature, je m'installai à ma place habituelle : au fond, à côté du radiateur. Les jumeaux étaient sur la même rangée, et avant l'histoire avec Armin c'était à côté d'eux que je passais tous mes cours. 

Castiel était assis devant moi, pianotant sur son téléphone avec son éternel air je-m'enfoutiste.


- Bon anniversaire, la tatouée, fit-il sans lever ses yeux légèrement rougis par la marijuana.

- Mon anniversaire est dans des semaines, Castiel.


Il se mit à rire. Il était assez défoncé pour délirer tout seul.


Depuis combien de temps ne m'avait-il pas adressé la parole ?

Je ne pouvais pas le nier, il s'était délibérément éloigné de moi. Armin avait vu juste : tout comme ce dernier, Castiel ne voulait pas qu'on soit vus ensemble. J'avais encore du mal à croire en cette théorie de lycée mafieux, mais pourquoi semblaient-ils tous y adhérer ? Je ne savais plus exactement quoi penser. 

Rosa et Lysandre arrivèrent. Celui-ci s'apprêtait à s'asseoir à côté de son ami guitariste, mais Rosalya le devança, faisant grimacer Castiel de confusion.


- Qu'est-ce que tu fiches ? 

- Je m'assois à côté de toi, sombre attardé.

- Si t'as décidé de me copier pour le bac blanc, ça s'appelle du suicide.

- On peut bien baisser la garde une fois dans l'année, répondit celle-ci avec un grand sourire quasiment carnassier.


En voyant Lysandre, secouant la tête devant l'incorrigibilité de cette entremetteuse, s'installer à mes côtés, je compris le dessein. Rosalya voulait m'accorder une journée où Lysandre et moi aurions eu la permission de nous montrer un peu plus proches qu'à l'accoutumée. Le blog l'avait vraiment mise de bonne humeur.

Je sentais le regard de Lysandre se poser sur mon profil droit. Et, en périphérie, celui d'Armin assis plus loin. Ses pupilles azur étaient pointées vers moi, j'en étais sûre.

Je savais que c'était débile de me subordonner à des attentes, mais une partie de moi espérait de tout coeur qu'il allait m'offrir un geste amical. Depuis qu'on ne se fréquentait plus, je m'étais rapprochée de Rosa, Leigh et donc indirectement de Lysandre. C'était loin de me déplaire : nous partagions les mêmes centres d'intérêt, et il m'était agréable de pouvoir discuter de Vivienne Westwood sans qu'on me demande si je parlais d'un livre ou d'un plat anglophone. Mais cet abruti de geek me manquait.


- Vous ne pourrez sortir qu'à partir de neuf heures, nous informa l'une des deux pionnes chargées de nous surveiller.


L'autre, ruminant son chewing-gum, se chargea de nous distribuer les sujets. 

Je compris alors ce que voulait me dire cette rapace de Peggy. Elle faisait allusion à mon éloignement d'Armin, tout en utilisant la fumette comme métonymie pour le désigner. Elle exagérait, Armin et moi n'avions fumé ensemble qu'une seule fois. Elle n'allait quand même pas en parler dans un article ?


- À quand l'aurore ? me lança Lysandre, me sortant de mes pensées. 


Je lui jetai un regard interrogateur. Il passa sa main dans ses cheveux et sa langue sur ses lèvres. Je l'avais vu faire ça au moins mille fois, mais c'était toujours aussi efficace sur moi. Lysandre était libidineux. 


- L’aurore, répéta-t-il. Le soleil se lève à l'est, Aurore. 


Il descendit les yeux jusqu'à mon flanc droit, et je compris qu'il me demandait quand j'allais enfin l'exposer à nouveau à ses yeux. "L'aurore", c'était le levé du soleil, c'était la libération, et c'était mon prénom. C'était le fait de me dévoiler enfin. Et "l'est" c'était la droite, le flanc droit, la clé de ma libération. C’était le condensé de tout ce que je redoutais.

Je ne sais pas si c'était son perfecto oversize en cuir, retroussé au-dessus de ses coudes, ses cheveux légèrement en bataille, ou bien son don pour les énigmes, mais Lysandre m'apparut inéluctablement comme une projection de Ruben. Je savais désormais ce qui me bloquait avec lui. Il me rappelait trop Ruben, et donc mon passé. J'avais encore trop peur pour accepter ce dernier, et le fait que j'aie montré mon flanc à Dawn était seulement dû à l'alcool. Si je n'avais pas bu, jamais elle n'aurait vu ce tatouage. J'étais au point de départ, je n'avais pas évolué. La seule chose qui avait changé était que Dawn, grâce à ce que Ruben et l'alcool m'avaient fait faire, avait l'air encline à effacer sa rancoeur envers moi. Dans mon esprit, c'était le statu quo puisque j'étais capable de m'exprimer seulement après avoir picolé comme un trou. 


- J'ai toujours préféré le crépuscule à l'aurore, répondis-je. 


Et ce regard, ce regard plein d'assurance, qui semblait me comprendre en long, en large et en travers, qui d'autre que Ruben me l'avait déjà adressé ?


- L'aurore te va très bien, pourtant.


Il faisait référence à ma cuite. Il m'avait vue sans aucune armure, totalement mise à nue. Sous mon vrai... jour. 

En me voyant comprendre toute l'étendue de son jeu de mot, un sourire monta aux yeux de Lysandre. Il aurait très bien pu m'expliquer de manière détaillée ce qu'il voulait dire, mais il choisissait la brièveté significative. Un seul terme porte parfois le sens de mille autres. Voilà comment s'exprimait Lysandre, voilà comment s'exprimait Ruben.


- Tu me rappelles Ruben, voilà pourquoi je préfère le crépuscule. 


Il laissa transparaître un léger étonnement dans son regard. Mais il avait toujours l'air de maîtriser la situation. Encore un point commun.

La pionne posa deux feuilles blanches sur nos bureaux. 


- Vous les retournerez quand tout le monde en aura une, fit-elle en s'attaquant à la seconde rangée. 


J'attendis qu'elle eût le dos tourné pour retourner mon sujet. Lysandre m'imita.


"Emma Bovary est-elle victime du destin ?"


- Désillusion romantique, murmurai-je à l'intention de mon voisin, n'oublie pas.


C’était de ça que je lui avais parlé juste avant de l’embrasser le soir de l’absinthe.

Il appuya sa joue contre sa main droite. 

Son autre main se rapprocha alors de moi. À mon tour de passer ma langue sur mes lèvres, mais pas avec l'aisance qu'avait Lysandre. C'était par réflexe que j'avais fait ce geste, parce-que j'avais une impression d'assèchement dans ma bouche tant mon séraphique voisin de classe m'intimidait. Au contraire de ce dernier, j'avais l'air déstabilisée. Mon regard était fuyant, mon rythme cardiaque avait accéléré. C'était dingue, jamais personne ne m'avait fait un tel effet. C'était quoi ce mec ?


- Ne t'inquiète pas, répondit-il. 


Sa main me donna alors le coup de grâce en venant se plonger dans mes cheveux pour caresser la naissance de ma mâchoire. Mon coeur fit un soubresaut.


- Aucune chance que j'oublie."


Voilà ce que Ruben n'avait pas. 



***



Rich me tendit son briquet tempête.


"Merci. 


Je pus alors balancer dans le vide le Bic qui me faisait pester depuis dix bonnes minutes, avant d'utiliser le sien. Je tirai sur mon joint avant de le lui passer. 


- La lune est belle, ce soir, commenta-t-il en s'allongeant à mes côtés. 

- Paris est belle, corrigeai-je.


Les toits de Montmartre encadraient la cime du Sacré-Coeur, que l'on apercevait clairement depuis le toit de l'appartement dont Ruben avait hérité. J'avais passé des centaines de nuits à observer ce ciel, ici, sur le toit, mais chaque fois il me semblait neuf.


- C'est dingue comme Paris mue, souffla Rich. Elle se renouvelle chaque jour. Je me demande comment Ruben peut s'en lasser si vite. 

- C'est parce-qu'il y a passé trop de temps. Toi et moi, on vit pas ici, c'est ça l'avantage. On n'a pas le temps d'être lassés. 


Il me tendit le cône, et je tirai longuement dessus, avant de souffler la fumée avec assez de lancinance pour pouvoir l'observer se mêler aux étoiles aussi longtemps que possible. 


- Tu es sûre de te plaire, là-bas ? s'enquérit Richard. 


Dawn et Ruben habitaient Paris, Rich prenait des cours par correspondance, en attendant d'avoir l'âge légal pour arrêter ses études, et vivait de sa passion, qui lui donnait une vie de nomade sans adresse fixe. J'étais la seule à être restée à Morpert.


- Je peux me plaire nulle part sans vous, répondis-je. Tu sais très bien à quoi ressemble ma vie là-bas.


Il éclata de rire. 


- Évidemment, fit-il. Tu es la paria de service, la rescapée du Clan Dolores. Avant, on était quatre marginaux, mais maintenant tu es la seule tatouée droguée de la ville à devoir supporter les sarcasmes, regards en coin et compliments hypocrites de tous ces ploucs. Pauvre chérie. 


Son rire était peut être le meilleur bruit du monde. Je me faufilai entre son torse et son bras gauche.


- Je veux pas y retourner. C'est la pire des gifles de passer de ces toits à ceux de Morpert.

- Le ciel sera toujours le même, assura Rich. On regardera toujours bêtement les mêmes étoiles en espérant que le temps daigne enfin s'arrêter. 


Mon crâne reposait contre son visage. J'aurais effectivement donné cher pour stopper le temps. 


- Le temps qui passe, c'est peut-être la chose la plus cruelle que l'on puisse dénommer, déclarai-je dans un soupir.

- Pour sa défense, il a inspiré des poèmes plutôt sympas.


Rich était décidément le garçon du verre à moitié plein. L'avoir dans sa vie, c'était réchauffant, ça vous allumait le coeur et ça donnait une étincelle inexplicable, comme si l'optimisme et l'espoir perpétuel de son auteur vous avait contaminé l'espace d'un instant. 


- Quitte Morpert, ma belle. 


J'eus un rictus. 


- Pour faire quoi ? 

- Tu as l'embarras du choix. Tu as Paris.


Il ouvrit son bras libre pour désigner le paysage urbain que nous avions sous les yeux. 


- J'ai surtout tous les ingrédients pour plonger encore plus, ici.

- À part trois adorables enfoirés qui t'aiment, qu'est-ce que tu as ?

- Des sachets de poudre blanche et des seringues à perte de vue.


Son visage se fendit par le large sourire candide qui avait le don de faire craquer tous ceux qui croisaient sa route. Rich n'était pas aussi beau que Ruben, loin de là, mais il avait un charme intense. Ça le rendait irrésistiblement attachant. On lui pardonnait vite son insouciance. 


- Justement, c'est génial, assura-t-il. On a une chance de dingue d'avoir toute cette marchandise à notre disposition. 


Il était vraiment dans une phase dangereuse de la toxicomanie, celle où l'on voit la drogue comme une bénédiction et où l'on est incapable d'y déceler le moindre danger. Nous étions tous plus ou moins passés par là, mais il était resté coincé dans cet aveuglement. 


- Rich, s'il te plaît, ouvre les yeux.

- Ils sont grand ouverts, et ils regardent Paris en se demandant s'ils la verront en kaléidoscope ou en accéléré la prochaine fois qu'ils se poseront sur elle. 


Je poussai un soupir. Il pensait déjà à ce qu'il allait consommer le lendemain.


- Pourquoi prendre de la came si c'est pour culpabiliser sans cesse ? m'interrogea-t-il.


Rich faisait allusion à Ruben, Dawn et moi, qui étions bien trop accros pour arrêter, mais qui voyions tout cet univers comme un cauchemar. Dawn avait récemment eu une période d'inconscience comme celle de Rich, mais Ruben lui avait rappelé que la drogue était un poison.


- Pour s'assurer qu'une partie de sa conscience a envie de rester en vie, répondis-je.

- Et à quoi bon vivre si on ne le fait qu'à moitié ? Pour moi, la vie doit être intense. 

- Elle l'est. C'est juste que la drogue t'a tellement accoutumé à être à balle que tu as l'impression d'être vivant seulement après avoir consommé. 

- C'est parce-que c'est le cas.


Je levai les yeux vers lui. Les siens étaient encore illuminés d'une étincelle qui apparaissait à chaque fois qu'il parlait de drogues. Je tirai sur le joint qu'il tenait dans sa main. 


- C'est affligeant de voir que ce qui t'abîme te rend si heureux, soufflai-je.

- L'amour fait la même chose, et pourtant tout le monde adore ça. 

- On ne peut pas mourir d'amour. 

- On peut en faire une overdose. 

- C'est seulement dans la tête, l'amour n'a rien à voir avec la drogue. 

- L'amour EST une drogue. 


Mes yeux se fermèrent, comme pour ravaler des larmes d'inquiétude. 


- On t'aime bien trop pour te laisser vivre selon ces principes idiots, murmurai-je. 

- Être un idiot, c'est être heureux. Je suis ravi de ma vision débile de la vie.


Il tira longuement sur le joint. 


- Tout est luxe, calme et volupté, ajouta-t-il, quand on accepte de s'abandonner à l'enivrement de choses simples. 

- Cette définition est aux antipodes de la toxicomanie, Rich, tu penses vraiment que s'injecter un shoot de cocaïne c'est représentatifs des "choses simples" de la vie ?

- C'est un tout autre discours que tu tenais il y a quelques heures quand tu étais sous crack, me rappela-t-il dans un rire. 

- J'étais à balle, répliquai-je, et maintenant je suis à nouveau consciente. Toi, c'est comme si tu redescendais jamais, t'es toujours en plein flash, t'es toujours dans le même état d'esprit que si tu venais d'utiliser une seringue.

- Je suis donc le mec de quinze ans le plus chanceux qui soit. 


Ce sourire béat dans sa voix, c'était comme l'allégorie de sa dangereuse insouciance. 


- À notre âge, les ados découvrent la vodka-orange, fument leur première clope en manquant de s'étouffer, n’ont parfois jamais fait les préliminaires, se bourrent la gueule au bout d'un verre de rosé, lançai-je. Au lieu de ça, nous on se défonce à coup de MD, on fume des champs entiers d'herbe, on est tout juste entamés avec deux 'teilles de whisky chacun, on couche avec notre millième partenaire sexuel parce-que la came nous stimule. 

- Les buveurs de rosé au foie en papier crépon nous envient, crois-moi.

- C'est le contraire, Rich, c'est nous qui devons les envier.


Quand allait-il comprendre ? J'étais si inquiète, envahie par une peur viscérale pour cet idiot dont le bras m'encerlait. Comment convaincre quelqu'un de dogmatique de changer ses convictions alors qu'il n'a jamais songé à se remettre en question ? La drogue était à la fois son sanctuaire et sa prison, tout comme pour Dawn, Ruben et moi-même, mais Rich la voyait simplement comme un palais d'extase. 


- T'es décidément le point de rencontre de deux océans qui se mélangent jamais, me dit-il.


Il tira la dernière barre du joint. 


- Une partie de toi s'abandonne à la came, poursuivit-il, l'autre la décrit comme un cauchemar, mais malgré leur dualité j'aime passionnément ces deux océans qui te constituent."



***



"Euh... t'es sûre que ça va Aurore ? 

- J'ai l'impression que je vais accoucher d'un alien, répondis-je. Parfois j’envie la directrice d’être ménopausée.


Il n'en fallut pas plus pour que Kentin comprenne que j'avais mes satanées règles.


- Hum... C'est peut être pas le moment de te féliciter, alors. 


Me féliciter ? Pourqu... ah oui, le blog. C'était si incroyable que ça ?


- Si, si. Merci ! Aïeeeeee.


Je m'étais allongée devant le lycée, mon sac me servant de coussin. J'avais remonté mon haut pour découvrir mon nombril et poser mon téléphone dessus. Sa chaleur diminuait ma douleur, mais je souffrais toujours atrocement. 


- Tu veux que je t'accompagne à l'infirmerie ?

- Là, c'est d'un exorciste dont j'ai besoin. Mon vagin est hanté je pense. 


Quelle idiote j'étais d'avoir arrêté la pilule. En plus de m'avoir fait perdre un bonnet de soutien-gorge, ça avait réactivé mes douleurs menstruelles..

Ken fit une grimace bizarre. C’était parce-que j’avais parlé de vagin ?


- Te dérange pas pour moi, ajoutai-je. De toute façon seule la morphine pourrait venir à bout de ce fléau.


Ou bien une bonne dose de marijuana. Mais je m'en voulais déjà d'avoir fumé un stick un mois plus tôt.


- Tu attends quelqu'un ?

- Rosalya. Ça fait un quart d'heure qu'elle est partie pisser. Ou plutôt accoucher, vu le temps qu’elle met.


Ken esquissa un sourire plus gêné qu'amusé. Il se gratta le bras gauche avec un air peu à l'aise. 


- Tu veux t'asseoir ? l'invitai-je en pensant qu'il n'osait pas me le demander. 

- Hum, non c'est gentil, je suis pas encore allé manger.


Il avait l'air assez nerveux. Son regard survola quelque chose à ma gauche, et je tournai légèrement la tête pour comprendre ce que c'était. 

Ah. D'accord. 

Une dizaine de petits groupes de trois ou quatre élèves, assis le long du mur face au lycée, me toisaient avec des yeux soit hautains, soit moqueurs, soit amusés. Ils étaient visiblement assez coincés pour être étonnés par mon attitude. S'allonger devant son bahut quand on a 17 ans, où est le problème ? Que mon jean boyfriend fusse couvert de brindilles était le cadet de mes soucis, et j'avais bien trop mal à mon bas-ventre pour tenter d'égaler la pseudo-classe de BCBG qu'ils pensaient tous avoir en restant droits comme des piquets, menton relevé, brushing à 150 balles retombant en cascade sur leurs épaules couvertes de cachemire pour les filles et barbe de trois jour impeccable pour les quelques garçons non imberbes qui étaient présents. La seule chose à laquelle je faisais attention dans ma posture était de ne pas totalement relever mon haut, pour que mon flanc droit reste caché. Soit Kentin était gêné de tenir une discussion avec la décadente de service, soit il était pudique au possible et mon ventre tatoué le déconcentrait. Parmi les élèves qui me jugeaient du regard, il y avait majoritairement des terminales ES, des premières que je ne connaissais pas et quelques secondes qui tentaient ridiculement d'avoir l'air plus âgées en mettant des talons hauts et du rouge à lèvres carmin qui débordait de leurs lèvres hydratées par le dernier Carmex à la cerise qu'elles avaient vu dans une vidéo de youtubeuse beauté. Évidemment, il n'y avait presque que des filles. Les quelques garçons parmi elles adoptaient un regard différent, moins dur, mais imitant le mépris. C'était quand même dingue, ce lycée était rempli d'élèves tous plus beaux les uns que les autres, mais la conscience de leur beauté leur montait tellement au crâne qu'ils agissaient tous comme s'ils étaient la duchesse de Cambridge et qu'ils devaient respecter un code royal. Calmez-vous, les bourgeois pubères, certains d'entre vous n'ont même pas atteint la majorité sexuelle. 

Lassée de me faire reluquer, je leur présentai mon majeur. Cela fit redoubler leurs messes basses, mais au moins ils ne me regardaient plus. Et puis de toute façon, leur avis à mon sujet était le cadet de mes soucis.

Mon interlocuteur sembla d'abord perturbé par mon geste, puis rassuré.


- Je savais pas que Dawn était en ville, poursuivit Ken après s'être éclairci la voix. Je l'ai croisée au Mad's récemment. Bien sûr, elle ne m'a pas reconnu, je m'y attendais.


Disait-il cela parce qu'il s'était métamorphosé ou bien parce-que Dawn n'avait jamais fait attention à lui ?


- On vit ensemble, répondis-je... enfin, on habite au même endroit.


"Vivre ensemble" était loin d'être l'expression la plus adaptée à notre promiscuité.


- Connaissant les événements, j'imagine que vous cohabitez difficilement, fit-il.


Je poussai un soupir. Kentin avait déjà quitté Morpert quand mes relations avec Dawn s'étaient envenimées, c'est-à-dire à la mort de Rich, mais il avait visiblement été tenu au courant de notre conflit. Probablement par des membres de sa famille restés dans notre ville natale. 

À Morpert, tout le monde nous connaissait. Certains crevaient d'envie d'intégrer notre quatuor, d'autres voyaient dans notre autosuffisance et notre élitisme une forme d'arrogance. On était trop tatoués, trop littéraires, trop soudés, trop drogués pour que les autres eussent osé nous approcher. Ça agaçait. Les plus extrémistes nos avaient même surnommé le "Clan Dolores". C'était une référence au whisky du Clan Campbell, et donc à notre forte tolérance à l'alcool. "Dolores" signifiait douleur. Ce terme illustrait le tatouage, l'aiguille, la petite mort. Richard était aussi tatoué que Dawn, et il partageait comme elle, Ruben et moi-même cette addiction à la pénétration de l'encre dans l'épiderme. Nous étions à la fois craints et admirés, alors qu'on ne demandait rien de tout cela. Certains nous prenaient pour des tarés masochistes, d'autres rêvaient d'intégrer notre cercle tout en cultivant une jalousie à notre égard. À croire qu'on nous voyait comme une secte. Des rumeurs de consanguinité avaient été émises, car certains, déroutés par nos relations singulières, hésitaient entre des hypothèses de fraternité ou de relations amoureuses. Ils finirent donc par nous considérer comme une fratrie, mais ils sentaient que nous étions liés par autre chose que le sang. Ils étaient certains de voir de l'amour, de la tension sexuelle, une attirance physique entre nous. Mais là aussi le dilemme demeurait : "Aurore est elle amoureuse de Ruben ? De Richard ? Ou bien ne serait-ce pas Dawn ? Peut-être qu'un ou plusieurs d'entre eux est déjà pris par une personne extérieure au quatuor... Quoique non, c'est impossible. Qui pourrait supporter de voir celui ou celle avec qui il partage une relation amoureuse être proche de trois autres personnes à ce point ? Après tout, Dawn et Aurore ont un joli tableau de chasse sexuelle dans la ville, et le peu de relations sérieuses qu'elles ont eu la folie d'entamer se sont rapidement soldées par un échec. Ça montre que personne ne peut traverser les douves qui encadrent cette forteresse qu'est le quatuor. Que les quatre angles de ce carré ne pourront jamais tisser de liens avec une personne extérieure, ils sont déjà pris. Et c'est là que tout s'obscurcit. Sont-ils amoureux ? C'est sûr et certain. Quel genre d'amour est comparable au leur ? Orphée et Eurydice pour le plus anaphorique ? Sid et Nancy pour le plus malsain ? Roméo et Juliette pour le plus cliché ? Uniquement des amours mêlant passion intellectuelle et attirance sexuelle. Ça veut donc dire que Aurore est avec Richard... enfin, non, avec Ruben ! Et donc Dawn est avec Richard ! Ou bien ne serait-elle pas avec Ruben ?"

N'importe quoi.

Bref. Je me fichais de tout cela. Rich était mort, le carré était dissous. Et il n'était même pas devenu triangle : c'était un segment dont les deux extrémités étaient Dawn et Ruben. J'étais le troisième point, mais je m'étais autodétachée. Autodétachée à contrecoeur. J’avais beau avoir montré mon flanc droit à Dawn, c’était l’alcool et Ruben qui m’y avaient forcée. Rien ne me donnait du mérite.


- Bon, moi je vais manger avant qu'il ne reste plus rien.

- Bonne chance, répondis-je. J'ai eu des asperges et un steak que je soupçonne d'être en plastique. 

- Ca peut pas être pire que la bouffe de ma mère.


Il me fit un signe de la main.


- Bon, quand faut y aller...

- Merci, Kentin.


Il m'interrogea du regard. 


- Merci de pas m'avoir dit que t'étais désolé pour Rich. 


Ken me répondit par un sourire timide et traça sa route. Aussi singulier que ça puisse paraître, je détestais que l'on me présente des condoléances pour la mort de Rich. Kentin avait l'air de l'avoir saisi. 

Mon flanc droit me faisait encore plus mal que mes ovaires. 


- Hey.

- Soit t'as des problèmes de transit, répondis-je à Rosa qui venait de revenir, soit tu t'es arrêtée en chemin pour écrire un bouquin.

- Soit j'ai croisé Pierre Barma et je l'ai supplié de s'arranger avec son père pour nous trouver un ingénieur du son et un régisseur lumière pour le défilé. Ça a payé ! Il l'a appelé devant moi, et on a toute une équipe géniale qui va s'occuper de faire de cette soirée une tuerie ! Pas de problème pour le budget grâce aux économies que Ruben nous a fait faire !


Elle se mit à applaudir frénétiquement dans ses mains. Ce défilé la mettait dans tous ses états, surtout depuis que Ruben s'était engagé bien plus que prévu dans le projet. Il était sensé s'occuper uniquement des décors de la pièce que Leigh s'apprêtait à louer, mais Ruben avait fini par le dissuader de réserver la salle des fêtes qu'il avait prévu : il avait acheté une petite fabrique textile abandonnée. Planquée au milieu de la ville, elle lui avait coûté moins d'une centaine de milliers d'euros. Elle était complètement salubre, l'installation électrique était parfaite, et il n'avait eu qu'à faire repeindre les murs, installer un catwalk et monopoliser un paysagiste pour réaménager le jardin attenant. Leigh avait insisté pour acheter lui-même le mobilier, et Ruben avait cédé à sa requête en répliquant avec ironie que de toute façon il n'avait besoin que de deux chaises pour faire asseoir Lag et Puitségur.


- D'ailleurs, poursuivit Rosa, c'est quand même pas commun qu'un mec d'à peine vingt ans ait autant d'argent. Ses parents ont dû casquer.

- Lesquels ? Ruben a été adopté. 


Elle écarquilla ses yeux dorés.


- J'en déduis que ça fait partie des choses que je n'ai pas dites le soir de l'absinthe.

- Effectivement, approuva-t-elle en s'asseyant à côté de moi. 


Lino Vanderbilt, père abject de cette ordure de Libby, avait un concurrent immense : Richard Talba. Ce dernier était fou amoureux d'une femme atroce, une croqueuse de diamants attirée par la fortune du milliardaire. Lorsqu'elle lui annonça son accidentelle grossesse, elle fut soulagée d'apprendre que Talba voulait faire adopter le bébé. Diagnostiqué d'un cancer d'un cerveau incurable, le père de Ruben savait qu'il allait mourir, et il ne voulait pas que son horrible femme, dont il avait commencé à douter de la sincérité en la voyant se lamenter de sa grossesse qui allait déformer son corps, plus que de l'annonce du cancer de Talba, fusse la responsable légale de son enfant. Mes parents furent les premiers à avoir été mis au courant de cette décision, et ils parlèrent à leur ami de Maria et Pablo Montepagano, couple trentenaire qui tentait sans succès depuis des années d'avoir un enfant. Leur situation financière était à mille lieues de l'immense fortune de l'empire Talba, mais c'était bien assez pour élever confortablement un enfant. Richard Talba voulait rencontrer les futurs parents de son fils, et il fit alors un saut à Morpert. Le beau pavillon en bord de mer, au sud de Morpert, l'air pur de la Province, le village subtilement pittoresque, avec ses bâtisses en pierre de taille, et sa cathédrale de l'époque de Louis VII, subjuguèrent Talba. Les Montepagano avaient étudié le théatre, mais ils avaient fini par devenir luthiers. Ils fabriquaient minutieusement des violons, guitares, contrebasses et autres instruments à vent. La chaleur de cet humble couple et leur simplicité aida à convaincre définitivement le père déchu, mais c'était surtout le passé parisien de Maria et Pablo qui l'avait décidé. Pablo avait grandi à Collioure, à la frontière espagnole, Maria entre Monaco et la Toscane italienne, et ils s'étaient rencontrés pendant leurs études, dans un opéra du quartier latin parisien. Talba les questionna sur leur rapport à la ville, et ils la lui décrivirent comme rétrospectivée. Ils ne lui dépeignèrent pas le Paris contemporain, mais celui de leur jeunesse. Le vieux Paris, celui qui avait été remplacé par des vendeurs de porte-clefs et des étudiants stressés. Le vrai Paris était cristallisé dans leur coeur, et Talba, qui avait passé sa vie entière en plein coeur de la capitale, se sentit soudainement moins parisien que ces deux provinciaux. Son fils, s'il avait pu le garder, aurait grandi entre les plus chics des quartiers parisiens. Sa vie aurait croulé sous les cuillères en argent. Il aurait été accoutumé au luxe, insensible à la réalité, anesthésié de la beauté parisienne. Talba ne voulait pas que son fils connaisse le même Paris que lui ; il voulait que Ruben connaisse le Paris des Montepagano tout en grandissant loin de la capitale. 

Ruben Talba, renommé Montepagano-Talba, et couramment appelé uniquement par le nom de ses parents adoptifs, vit le jour en 1995, dans le confort du 17eme arrondissement de Paris. Son père refusa de regarder son bébé, sachant que ses sentiments le rattraperaient et qu'il finirait par ne plus le lâcher. Avec une douleur viscérale, il le tendit immédiatement aux parents adoptifs, qui s'étaient déplacés sur Paris en prévision de l'accouchement, mais ces derniers insistèrent pour que le père brisé choisisse le nom de son fils. De mère israélienne, Talba lui donna le nom "Ruben", signifiant "Voyez un fils" en hébreu. 

Deux années plus tard, Pablo et Maria parvinrent enfin à procréer, en donnant naissance à leur seul fils naturel, qu'ils nommèrent Richard, en hommage à l'homme qui leur avait donné leur aîné.


- Ça veut dire... que Rich' n'est pas le frère naturel de Ruben ? 

- Non. Mais il n'en a tellement rien à faire, Rich' est... enfin, il était... bien plus proche de Ruben que certain frères biologiques. 


Ces deux enfants furent une vraie bénédiction pour Pablo et Maria. Mais ce bonheur fut de courte durée : Maria mourut trois ans après la naissance de Rich, laissant Pablo avec Ruben et Rich, mais elle savait qu'il ne serait pas seul à les élever. Mes parents connaissaient extrêmement bien le père biologique de Ruben, et il les avait suppliés de veiller sur son fils pour lui.


Talba s'éteignit moins d'une dizaine d'années plus tard, après une hégire de douleur découlant aussi bien de la maladie que de l'éloignement avec sa progéniture. Son testament se composait d'une lettre qui, lorsque Ruben me l'avait faite lire, m'avait ébranlée jusqu'au plus profond de mes tripes. 

Il avait quitté la mère de Ruben peu après sa naissance, et son testament se partageait entre Ruben, Pablo, Rich', mes parents, Dawn et moi-même. J'avais moi aussi eu droit à une lettre, mais le notaire ne me l'a transmettrait qu'à ma majorité. Même chose pour Dawn, qui avait dû recevoir la sienne cette année-là.


- D'ailleurs, m'interrompis-je, on s'était déjà éloignées quand elle a eu dix-huit ans. Elle ne m'a pas montré cette lettre... et je sais pas trop si je veux la lire.

- Réfléchis bien, ma belle.


Elle avait raison. Je ne savais pas à quoi m'attendre, et j'appréhendais déjà la lecture de ma propre lettre.

Ruben avait hérité d'une somme qu'il n'avait jamais voulu me communiquer, mais je savais qu'elle était astronomique. Je savais aussi qu'il avait beaucoup culpabilisé en commençant à la dépenser, ayant l'impression de profiter de la mort de son père, d'insulter sa mémoire. Il s'était donc fixé des règles qu'il ne m'avait jamais expliquées. Il acceptait de dépenser sa fortune, mais pas n'importe comment. Je n'arrivais pas à comprendre comment il triait les bons investissements des mauvais.


- Donc voilà pourquoi Ruben a tellement de moyens. Il a aussi hérité de parts de la société de son père, qui est actuellement dirigée par son cousin Viktor, un sale con d’ailleurs. Et même si, depuis la mort de Richard-père, la société Talba s'est faite devancer de près par Vanderbilt, elle est encore plus fructueuse que quand Talba lui-même la gérait. Ruben sera riche toute sa vie, surtout s'il continue à dépenser si peu. 

- "Peu" ? répéta Rosa. Son appartement n'a pourtant pas la dégaine d'un taudis. 

- C'est une ancienne usine minimaliste, ce genre de trucs ne coûte pas extrêmement cher.

- Oh, mais moi je parle de son appartement à Paris, pas du local pour le défilé. Celui qu'il va vendre.


Je me levai alors d'un bond, ignorant mes ovaires qui me martelaient le bas du ventre. 


- ... On dirait bien que t'étais pas au coura...

- Ça sort d'où, ça ? la coupai-je. C'est impossible qu'il vende cet appartement... il... Il peut pas.

- I-il m'a montré les photos de l'annonce hier en début d'aprem, et Leigh aussi les a vues.


Je n'y croyais pas. Impossible ! Ruben n'allait quand même pas vendre notre seul souvenir parisien de...


- Je dois y aller !"



***



"Vous étiez encore sur le toit ? nous accueillit Dawn.


Elle avait le nez dans l'un de mes cahiers de cours, un stylo à la main. 


- Encore en train de faire les maths d'Aurore, entonna Rich.

- C'est le prix à payer pour que cette attardée puisse revenir ici.


Je secouai la tête dans un sourire. Elle faisait ça pour être sûre que je ne redoublerais pas ma seconde, pour que nos parents me laissent continuer de passer mes vacances à Paris. Elle n'avait jamais voulu comprendre que les mathématiques n'y changeraient rien puisque j'avais déjà prévu d'aller en L l'année suivante et que mes notes dans le bloc littéraires étaient excellentes. Mais bon, puisqu'elle insistait.


- Rate quelques équations, lui indiquai-je. Il faut que ce soit crédible, quand même.

- Ne m'en demandes pas trop, hein. 


Rich sauta sur le fauteuil en cuir moutarde.


- Comment cette famille a pu donner naissance à un prodige des chiffres et à une littéraire qui sait tout juste compter ? s'interrogea-t-il.


Il grilla une Lucky Strike en posant ses pieds sur la table basse que Dawn avait incité Ruben à acheter. Ce dernier, si cela n'avait tenu qu'a lui, aurait tapissé entièrement l'appartement de matelas, sans se prendre la tête pour la partie fonctionnelle. Au lieu de cela, ma soeur l'avait entraîné dans des magasins de meubles vintage qu'elle était la seule à connaître, et l'immeuble Haussmanien devint une oeuvre d'art. Tous les murs étaient gris foncé, à l'exception de ceux que Ruben avait tagués. Celui du salon avait été fait sous hallucinogènes, d'où ses couleurs acidulées, formes psychédéliques et motifs phasants. L'appartement 8 de l'immeuble 27 rue Danton, à Montmartre, était notre sanctuaire. J'acceptai la cigarette que me tendait Dawn. C'était ma onzième de la journée. À mesure que je soufflai la fumée, mes yeux survolaient le décor qu'ils connaissaient si bien. La décoration grunge, avec ces quatre chaises de designer dépareillées autour de la table à manger noire. Celle en métal gris foncé, très industrielle, était ma préférée. C'était mon siège attitré. Son asymétrie la rendait étrangement belle : le côté gauche était dépourvu d'accoudoir, contrairement au droit qui était quasiment un bouclier. À sa droite, le siège baroque aux allures de fauteuil Louis XVI, mais dont la couleur noire et les gravures gothiques donnaient des airs de trône auguste, appartenait en quelques sortes à Ruben. En face était installée la chaise en bois qu'affectionnait Dawn. Son apparence était si naturelle que le meuble avait l'air nu, dépourvu de quelque chose, comme si sa fine couche de vernis était perméable à toute agression extérieure, mais il avait une esthétique irréprochable. Enfin, à côté d'elle, restait la Eames jaune soleil aux pieds balançoire. Elle était à Rich, et je n'aurais vu personne d'autre s'y installer. Cet objet était comme un sourire ambulant. Je ne savais pas exactement pourquoi, mais j'étais convaincue que ces chaises illustraient chacune de nos personnes. Et puis il y avait aussi ces tableaux abstraits qui m'hypnotisaient quand j'étais saoule. Tout un mur y avait été dédié. La peinture noire de ce dernier constrastait volontairement avec les coloris acidulés des oeuvres d'art. Ruben en avait peint certaines, acheté d'autres, et retouché celles qu'il trouvait trop sobres. À chaque fois, il rendait justice aux toiles, malgré les doutes que j'émmettais constamment en ayant égard de ses projets. Et ce poufs énorme, face au canapé, était assez grand pour six. Je m'étais toujours demandé où Ruben l'avait déniché, puis devant son absence de réponse j'avais conclu qu'il l'avait fait lui même, avec du rembourrage de ouate et des chutes de tissus dans différents camaïeux de noirs et de gris. J'avais passé des nuits entières à dormir sur ce patchwork. Parfois avec Ruben, parfois Rich, ou encore Dawn. Et, rarement, seule. Et puis ces têtes de peluches accrochées aux murs à la manière de trophées de chasse. C'était une idée de Rich, qui avait un peu trop bu pendant l'un de nos légendaires vendredis soir. Il s'était lancé dans un monologue sur la chasse par passe-temps, et avait décrété que les texans sanguinaires feraient mieux de décapiter des nounours et fumer un bon spliff. Ruben l'avait évidemment pris en compte. Le lendemain, des museaux de cerfs et de biches en peluche trônaient au dessus de la cheminée. Et ce miroir qui prenait la moitié d'un mur. C'était une trouvaille de Dawn. Elle avait passé commande sur internet, et en recevant la marchandise nous nous sommes rendus compte qu'il était complètement déformant. Il s'avérait que, puisque nous étions complètement à balle en accueillant le livreur, nous sommes immédiatement tombés amoureux de l'effet psychédélique de nos silhouettes démesurées. Et puis le sol carrelé de noir et blanc dans la cuisine aménagée à la Burton, cette pièce pas très large mais bien trop longue et haute dans laquelle j'avais brûlé tous les plats que j'avais tenté de préparer quand j'étais encore inconsciente de ma malédiction culinaire. Et cette immense toile blanche que Ruben avait tendue sur tous les murs d'une pièce vide dont il ne savait quoi faire pour que l'on puisse y écrire de tout et y éclater des ballons de peinture. Ces sculptures hideuses qui encadraient le poste de télévision. Leur laideur était hilarante. Cette table à manger dont la plaque de verre recouvrait tous les tickets de métro que nous y collions au fur et à mesure de nos déplacements dans la capitale. Ces pages de magazines des années 70 qui servaient de papier peint dans les toilettes, avec la tête de Ringo Starr pile en face de la cuvette. Ces cadres vides que Dawn avait accrochés aux murs on-ne-sait-pourquoi, mais que personne n'avait envie de décrocher. Ces cheminées, quatre en tout, sur lesquels Ruben avait reproduit tous nos tatouages à l'aérographe. Ces immenses fenêtres que j'avais peintes en argenté sur un coup de tête. Ces tableaux photos de Rob Zombie dans ses films d'horreur les plus gores. Ces murs de notre chambre immense entièrement tapissés de camées noires, cette chambre que nous partagions, ce lit dans lequel nous dormions à quatre depuis des années, ces trois autres chambres qui servaient respectivement de débarras, de niche géante pour le chien et de baisodrome. Cet espace bien trop grand qui était mis à notre disposition, mais qui malgré tout était plus chaleureux qu'un minuscule chalet Pyrénéen. 



***



"Qu'est-ce que tu fiches ic...

- Où est Ruben ?! coupai-je Dawn.

- Pas là.


Elle avait seulement entrouvert la porte, et je me chargeai de l'ouvrir complètement, obligeant ma soeur à s'écarter pour me laisser entrer. 


- Je dois le voir ! C'est impossible, il peut pas !


Dawn semblait étrangement calme. Elle me jeta néanmoins un regard interrogateur. 


- Il veut vendre l'appartement ! explosai-je. T'étais au courant ?


Ma soeur me fit alors dos pour aller s'installer à l'une des chaises de la partie salle à manger du salon. 


- Oui.

- Mais vous êtes tous devenus dingues !


Elle ne sembla pas réagir. Qu'est-ce qui lui arrivait ?


- Ne me dis pas que ça te met pas dans le même état que moi, Dawn !

- C’est quoi le problème ?

- Le problème ?! Mais je te rappelle qu'il y a une différence entre faire son deuil et vouloir effacer tout souvenir ! 


Elle tourna légèrement la tête, et je pus voir le quart de son visage. Son oeil gauche me toisait.


- Toi, Ruben... Rich ! ... moi ! Et puis où vous allez vivre ?!

- Il trouvera un autre appartement. Et puis pour l'instant je suis coincée ici.

- Un... autre appartement ? répétai-je éberluée. Un "autre" appartement ?! Il pourrait bien acheter tout Montmartre, ça ne vaudra pas notre appartement !


Dawn laissa alors échapper un léger hoquet, et la voix de Ruben retentit depuis le premier étage. 


- Elle l'a dit, annonça-t-il en se penchant sur la rembarde de la mezzanine. 


Je levai la tête. Il était bien là ! Quel enfoiré ! J'allais lui passer le plus gros savon de sa vie. 


- Elle l'a vraiment dit ? fit Dawn en me tournant toujours le dos.


Je ne comprenais rien ! Et j'avais horreur qu'on parle de moi à la troisième personne alors que j'étais présente. 


- Quoi ? couinai-je. Qu'est-ce que j'ai dit ? Et qu'est-ce qu'il fout là ? T'es encore entré par la fenêtre ?!


Ruben descendit les marches pour nous rejoindre au rez-de-chaussée.


- Je suis là depuis des heures, répondit-il, on t'attendait figure-toi.

- Explique-moi cette putain d'histoire d'appartement, exigeai-je.

- Je ne vais pas le vendre. Je préfèrerais encore me faire tatouer le visage de Lino Vanderbilt sur le front. 


Mon rythme cardiaque se réduit alors de moitié. Je ne comprenais toujours pas ce qu'il se passait, j'étais encore essoufflée par le trajet que j'avais fait en courant depuis le lycée, mais j'étais soulagée d'un poids incalculable. 


- Qu'est-ce que je fous là alors ? m'enquéris-je.

- Dawn et moi, on a fait un pari.

- Oh non, ne me dites pas que vous avez remis ça...


Dawn et Ruben, pendant notre enfance, s'amusaient à parier sur tout ce qui les entourait. Ce n’était pas les paris innocents du style “cap ou pas cap” auxquels s’adonnaient les enfants. L’un ou l’autre montait tout un stratagème de tromperie pour prouver à l’autre qu’il avait raison. Quand on leur demandait pourquoi ils jouaient les Scapin, ils répondaient “Paris aime le pari.”.


- Dawn refusait de croire que la partie de toi illustrée sur ton flanc droit est encore en vie. Avec la complicité de Rosalya, j'ai proposé de te forcer indirectement à lui prouver qu’elle avait tord. Tu devais prononcer les mots “notre appartement”. Et... Ça m'a aussi permis de me faire pardonner d'avoir tendu un piège de ce genre à Dawn hier soir, en te piégeant toi aussi pour faire un match nul. Je suis acquitté ? fit-il à l'intention de ma soeur.

- ... Ouais, grogna-t-elle.


Quelle bande de tarés.


- Vous auriez pas plutôt pu me demander directement quelle serait ma réaction dans l'éventualité d'une vente de l'appartement, au lieu d’enroler Rosa dans votre complot tordu ?

- Tu t’es fait laver le cerveau ? fit Ruben. Tu sais très bien que je ne fais jamais simple quand je peux faire compliqué.


Il mordit dans une pomme qu'il avait prise de la coupe de fruits sur l'îlot central de la cuisine, ouverte sur le salon.

Je passai ma main dans mes cheveux, à la fois subjuguée par le culot de Ruben et habituée à ce genre de combines.


- Enfin, il fallait surtout qu'on te voit pour discuter de Libby, expliqua-t-il. C’était un moyen de t’attirer ici pour parler, et puisque ce soir tu ne rentres pas…


Mon coeur rata un battement. C'était comme si j'avais oublié l'existence de cette garce. Mais…


- Comment ça, je ne rentre pas ?

- On a besoin de photos pour le décor du défilé, m’expliqua-t-il. Leigh est occupé toute la semaine, et moi aussi. Il ne reste plus que…

- Lysandre.


Il était, lui aussi, photographe, d’après ce que m’avait dit Rosa.


- C’est le seul soir où il ne répète pas, alors ça semblait logique.

- Et en quoi ça me concerne ? 

- Tu vas poser, chérie. 


HEIN ? Moi ? Poser pour Lysandre Mogarra ?


- Allez, ne joue pas les couilles molles. C’est pas comme si c’était la première fois que tu passes devant l'objectif. Et puis Rosalya sera avec toi.


Je regardai du côté de ma soeur. Pourquoi elle ne posait pas, elle ?


- Ruben a déjà des milliers de photos de moi en réserve, répondit-elle à mon froncement de sourcils, pas besoin d’en faire plus.

- Lysandre a déjà accepté. Et il avait l’air… ravi.


Ruben m’adressa un sourire significatif, ce qui n’échappa pas à Dawn.


- Attendez, c’est une blague ? fit-elle. Aurore, depuis quand tu tombes amoureuse ?

- Je ne suis PAS amoureuse, m’indignai-je.

- C’est vrai, affirma Ruben.


Il se leva pour aller jeter le trognon de sa pomme. 


- Elle est seulement hypnotisée, ajouta-t-il dos à nous. Et puis, elle a d’autres chats à fouetter.


J’attendis qu’il fit volte-face pour l’interroger du regard. C’était sans aucun doute l’une de ses célèbres énigmes. Il ne répondit pas à mon interrogation, ce qui me laissa comprendre que l’explication me serait donnée plus tard.


- Bon, parlons de la vipère, dévia-t-il.

- Si je vois sa gueule, maugréa Dawn, je sais pas ce qui va me retenir de...

- Libby Vanderbilt a le pouvoir d'envoyer quelqu'un au goulag rien que s'il l'a regardée de travers, alors contente-toi de frapper ton oreiller, cara.

- Pfffff...

- C'est quoi le plan ? m'enquéris-je. 


Il n'avait pas précisé avoir trouvé un moyen de nous débarrasser de Libby, mais je savais que c'était le cas. Après tout, c'était Ruben.

Il s'assit sur le rebord de l'îlot central. Heureusement pour lui, le plafond était haut, sinon il se serait pris les poêles qui y étaient pendues en plein crâne.


- Le plan, fit-il, c'est que vous n'allez pas vous venger.

- Elle a quasiment tué Rich ! s'indigna Dawn en se levant enfin. 

- Oui, c'est une sale chienne qui mériterait qu'on lui arrache la rate à main nue, concilia Ruben, mais vous n'allez pas vous venger. Elle a trop de pouvoir maintenant qu'elle s'est publiquement réconciliée avec le fumier qui lui sert de père. Il suffit qu'elle claque des doigts et une camionnette noire aux vitres teintées se garera devant votre loft, dix gros-bras en sortiront et forceront la porte, ils vous plaqueront un mouchoir imbibé de chloroforme sur le visage et vous vous réveillerez à Bangkok entre deux travelos sodomites.


Le pire, c’était que Ruben exagérait à peine.


- C'est à cause de moi qu'elle vous hait à ce point. 

- Tu rigoles ? lança Dawn. Elle fait juste partie de toutes ces filles qui te trouvent tellement sexy qu'elles ont développé une obsession découlant de leur fierté démesurée. Libby a seulement plus de moyens que tes autres groupies pour nous menacer. 

- Il n'empêche que je suis la cause première de ce bordel. Oui, c'est de sa faute parce qu'elle est dingue, mais si je n'avais pas été là vous n'auriez jamais eu de tels problèmes avec elle. C'est à moi d'agir, elle ne me fera rien.


Ruben avait encore raison. Si Libby nous haïssait à cause de sa jalousie envers la beauté de Dawn et sa faculté à faire tomber tout le monde sous son charme, c'était surtout vis-à-vis de Ruben que cette enflure nous méprisait. C'était pour éloigner Dawn de Ruben qu'elle avait fait transférer Agatha. Elle connaissait ma mère : elle savait que cette dernière n'aurait jamais accepté de me laisser vivre seule dans une ville inconnue, et que Dawn aurait été forcée à rester ici. 


- Je suis retourné à Paris la semaine dernière, poursuivit-il. Je suis passé au salon, et Mixxie a accepté de me remplacer le temps qu'il faudra. Elle va engager un pierçeur en CDD pour te remplacer, Dawn. Celui-ci quittera le salon à notre retour. C'est pour ça que je dois avoir une estimation de la durée qui nous sépare de notre retour sur Paris. 

- T'as vraiment trouvé un moyen de convaincre maman de me laisser seule ? m'enquéris-je.

- Moi ? Non. C'est Leigh qui a trouvé cette idée."



***



Libby Vanderbilt était encore interviewée à la télévision, sur la même petite chaîne quasiment inconnue qui avait à tout les coups été payée par Lino pour diffuser des images de cette Gorgone.


"Tiens, ils passent un autre film d'horreur ? fit Dawn en arrivant.


Elle déposa deux sacs KFC sur la table. 


- Quelle vipère, siffla Ruben.

- Vipère, non, fit Rich en trempant déjà une wings dans de la sauce. C’est juste une pauvre fille dénuée de principe qui tente de s’achèter du succès.

- T’as raison. C’est pas une vipère, c’est un phasme crevé.


"Votre père, le mythique Lino Vanderbilt, n'a de cesse de vous faire parvenir des témoignages de son affection via divers médias, fit le journaliste. Cela semble vous laisser de marbre.


Nous eûmes un rictus en voyant cette sorcière faire sa plus mauvaise imitation de ma soeur, en essayant de mimer son air inaccessible et son charisme. Elle ne regardait pas l'interviewer, ni la caméra. Elle tenait une clope même pas allumée à la main, et elle avait avancé ses lèvres prune pour les faire paraître plus charnues et maquiller son manque de personnalité en sensualité. 

Le charisme ne s’imite pas, et elle ne semblait pas le comprendre.


- Qu'il m'écrive toute un recueil de sonnets s'il le veut, minauda-t-elle. Je n'ai pas besoin de lui. 


J'éclatai instinctivement de rire. Quelle manipulatrice. C'était pas croyable de tomber si bas. Cette guerre avec son père, c'était du cinéma pour faire le buzz et rendre cette pauvre fille célèbre, c'était pour lui donner une chance de se faire une place dans la jungle parisienne. Nous savions très bien que Lino et Libby s'entendaient parfaitement bien. Ils étaient sur la même longueur d’onde, le même vice les habitait. Le vice Vanderbilt.


- Vous avez été vue dans plusieurs courts métrages, et trois films, dont le tout récent “Sarah”, de Marie-Clémentine Rauturier, qui est une réalisatrice, certes, discrète, mais surdouée. Et vous avez, avec brio, répondu à toutes ses exigeances, qui étaient bien sûr titanesques étant donné le génie du personnage que vous jouiez. Comment avez vous réussi à interpréter le personnage passionné, avant-gardiste, illustre qu’est Sarah Bernhardt ? 


Si Libby avait été une mauvaise actrice, je me serais fait une joie de me moquer encore plus fréquemment d’elle. Mais ce n’était pas le cas. Libby était un prodige du jeu. Elle m’avait grandement surprise en interprétant Sarah Bernhardt, parce-qu’elle était incroyablement crédible. Si je n’avais pas détesté cette fille, peut-être aurais-je été friande de ses films. “Sarah” était son premier sur grand écran, et il promettait de faire parler d’elle, surtout si le porte-monnaie de Lino lui donnait un coup de pouce. Le talent d’actrice de Libby Vanderbilt était mémorable. Mais après tout, c’était prévisible venant de la manipulatrice spécialiste de la tromperie qu’elle était.



- Je peux me vanter de connaître Sarah comme si j’avais préparé une thèse à son sujet, répondit Libby en feignant toujours la nonchalance. Je connais son patriotisme, ses libertinages, ses amitiés. Tout, André. C’est comme ça que l’on devient un personnage.

- Et vous avez pu devenir Sarah.

- Je ne le suis pas devenue. Je l’étais déjà. Et je l’ai toujours été. Ne riez pas, ça peut sonner prétentieux mais je me suis réellement identifiée à Sarah Bernhardt. J’ai, sans prétention, une certitude que je suis destinée à la même gloire qu’elle.


Le journaliste eut du mal à dissimuler sa surprise devant l’arrogance de Libby. Se rappelant probablement qu’elle le payait pour qu’il fasse publiquement son éloge, il se reprit. Ruben, Dawn, Rich et moi, étions plus qu’accoutumés à l’autosuffisance de Libby. Et nous nous en amusions, parce-que malgré tous ses efforts, toutes ses ambitions, elle ne dépassait et ne dépasserait jamais Dawn, qui la surpassait sans même le faire exprès.


- Votre objectif est donc l’excellence. Ambitieuse et douée.

- Mon objectif est hors du temps. Je veux surpasser les mythes d’aujourdhui et d’hier en étant le mythe de demain. Et…


Libby fit mine de se gratter le front, mais on vit qu’elle traçait avec son majeur une ligne qui allait du milieu de celui-ci au milieu des sourcils, en faisant deux allers-retours. Un trajet pour chacun d’entre nous. Voilà comment elle déclarait publiquement la guerre à ma soeur, voilà comment elle nous déclarait sa rage de vaincre. C’était son habitude à chaque fois que cette question lui était posée. Elle traçait sur son front le tatouage de Dawn.


- … Et la très-chère sera vraiment nue.”




***




"Mademoiselle Kruger, vous êtes encore en ret...

- Ordre menstruel, coupai-je le prof en allant directement m'asseoir. 


Je sortais l'excuse des règles chaque semaine, et il ne posait jamais de question. Pour une fois, je les avais vraiment. J’avais dans mon vagin une preuve en coton ensanglanté au cas où il me demanderait des précisions.


- Tu me détestes ? grimaça Rosa pendant que je m’installais.

- Tu pouvais pas faire autrement, répondis-je en détachant le foulard que j'avais noué en turban autour de mon crane. Ruben est très persuasif.


Je roulai le tissu en boule et le posai sur ma table pour m'en faire un coussin. La philosophie, c'était le cours de la sieste, pour moi. Tout comme l'histoire-géo, l'anglais, l’espagnol, la littérature anglaise et l'EPS en fait. 


- Tu peux le dire, fit Rosa. J’espère que ça a fonctionné, au moins. 

- Bien sûr que ça a fonctionné. Cet enfoiré a toujours raison. Dawn ne me hait plus. Je crois. Et selon lui Leigh aurait une idée pour qu'elle puisse retourner à Paris.


Cela sembla piquer la curiosité de Rosalya.


- Il n'a pas encore voulu m'en dire plus, soupirai-je, mais il a dit que je serai chez vous ce soir pour une séance photo.

- Ah oui, j’avais oublié ! s’exclama-t-elle. J’étais tellement obnubilée par le blog, je t’ai même pas prévenue.


Mon regard se posa alors sur Armin, derrière Rosa, qui avait exactement la même position que moi. Sa tête reposait sur le bonnet de son frère, qu'il avait réquisitionné pour l'utiliser lui-aussi comme coussin. Nous avions pris cette habitude ensemble, quand nous faisions la sieste côte-à-côte, près du radiateur de la classe.

Depuis qu'il ne me parlait plus, j'avais l'impression qu'il me manquait quelque chose. C'était comme cette sensation d'oubli que l'on a en sortant de chez soi. On sait que quelque chose manque, mais impossible de faire revenir sa mémoire. Armin me manquait, mais impossible de le faire revenir vers moi. Il m’ignorait royalement.


- Ça peut plus durer, déclara Rosa en me sortant de mes pensées. 


Je décollai légèrement le front de mon coussin improvisé. Rosa, menton appuyé contre la paume de sa main droite, regardait dans la direction de mon ex-ami aux yeux azur.


- Arrête de te torturer, poursuivit-elle. Il souffre aussi de la situation... enfin je crois. Ce mec est un mystère, je te l'ai déjà dit. Mais ce dont je suis sûre c'est qu'il tient énormément à toi. S'il s'inflige cet éloignement, c'est parce qu'il l'estime nécessaire.

- Je comprends rien à ce lycée, fis-je en fixant de nouveau Armin. S'éloigner de quelqu'un assurerait la sécurité uniquement parce-que cette personne est adulée par la gente opposée ?

- Il n'a rien inventé. C'est malsain de prendre de tels risques et d'ignorer les éventuelles conséquences. 


Je fronçai les sourcils. Quels risques ? Quelles conséquences ? On était dans un foutu lycée ou bien dans Prison Break ? Il y avait vraiment des tarés prêts à s'attaquer à quelqu'un parce-que leur élève coup de coeur avait l'air attiré par ce quelqu'un ? N'importe quoi. 


- Aurore, ce lycée n'est pas comme les autres. Rappelle toi que notre directrice choisit les élèves en fonction de leur physique. Ici c'est une toute autre norme.

- J'avais compris tout ça, mais rompre les ponts avec moi parce-que je m'entends bien avec quelques garçons, c'est pas un peu exagéré ?


Rosalya sembla réfléchir un moment. 


- Remettons la situation dans un contexte qui t'est familier, proposa-t-elle. Si je te demande de me parler de la relation Ruben-Dawn, tu penses à quoi ?

- Ils s'aiment. D'une force fulgurante. Pourtant je dirais pas qu'ils sont amoureux. 

- Tu penses que Ruben pourra un jour trouver une autre Dawn ?


J'eus un rictus. Il n'y avait pas d'autre Dawn. Dawn était un collector. Même en cherchant bien, c'était impossible de rencontrer qui-que-ce-soit de semblable à elle. 


- Je vais prendre ça pour un non, conclut Rosa. Et Libby, elle déteste Dawn, elle est animée par une jalousie impressionnante ? C'est ça ? Elle serait capable de quoi pour éloigner ta soeur de Ruben ?

- ... Je sais pas. 


La motivation première de Libby avait été d'obtenir Ruben. Impossible pour elle. En réalisant son nombre d'échecs, elle s'était rabattue sur un second objectif : se venger en nous faisant du mal, à Dawn et moi. Elle avait donc fait la pire des choses qui soit. Elle avait indirectement tué Richard. Libby était capable du meurtre, à condition de ne pas se salir les mains.


- Ici, acheva Rosalya, tu es Dawn. Lysandre, Castiel, Armin et Dake sont Ruben. Et les filles qui te jalousent, Libby.


Rosa n'avait pas l'air aussi inquiète qu'Armin quand il m'avait parlé de ce "danger" mais elle était sérieuse. Je ne sais pas pourquoi, mais une partie de moi la croyait, alors que je n'avais pas cru une seconde à ce que me disait Armin.


- Je pense qu'une part de lui ressent pour toi quelque chose qui va au delà de la simple amitié, fit Rosalya comme si elle avait lu dans mes pensées. Tu le sais, au fond, et t'as inconsciemment cru qu'il était simplement jaloux des autres garçons, donc tu n'as pas pris ses indications au sérieux. 

- Et s'il s'est éloigné de moi, ça veut dire que c'est parce qu'il voulait prouver que ce n'était pas par jalousie qu'il me protégeait ?


En s'éloignant, Armin me laissait carte blanche. Il m'avait dit qu'il allait protéger mes arrières, que je pouvais faire ce que je voulais avec qui je voulais : le prix à payer était qu'il n'ait plus aucun contact avec moi. 


- Ça veut dire, corrigea Rosa, qu'il est soit seulement inquiet pour toi et que la jalousie n'a rien à faire là dedans, soit qu'il prend énormément sur lui en te regardant te rapprocher des autres garçons alors que tu t'éloignes de lui, et donc qu'il a mis sa jalousie de côté pour ton bonheur. 


Tout était plus clair. Je détestais Armin de s'être éloigné de moi, parce-que j'avais l'impression qu'il m'ignorait, alors qu'il faisait tout cela pour moi, mais je lui étais aussi reconnaissante de l'altruisme de son geste.


- Il me manque, cet imbécile, murmurai-je en posant mon menton sur mon foulard. 

- C'est pour ça que je dis que ça peut plus durer.

- Tu vas le forcer à me reparler ? interrogeai-je Rosalya.


Cela ne m'aurait, à vrai dire, pas étonné venant d’elle.


- Bien sûr que non, chérie, ce serait faire l'apologie de la polygamie.

- Hein ?


Elle plissa ses yeux dorés dans un sourire malicieux. 


- Tu as déjà assez où donner de la tête, répondit-elle. 


Cette tournure de phrase me rappela Ruben me disant que j’avais d’autres chats à fouetter.


- Au lieu de laisser la princesse dans sa tour se languir de son geek en attendant qu'il daigne se montrer, je vais lui servir un caviar ivoire trempé de noir de jais pour qu'elle oublie son chagrin et s'adonne au séraphisme d’un tourbillon d'ailes dorsales.


C'était la plus étrange des descriptions de Lysandre qu'elle aurait pu faire. 


- Tu changeras jamais, hein.

- Oh que non, ma belle, et bientôt tu me remercieras chaleureusement."



***



“Ruben, faut qu’on parle.


Rich était enfin parti se coucher, en compagnie de Dawn. Cela faisait quasiment vingt-quatre heures qu’il n’avait pas dormi, et chaque minute de plus me faisait maudire sa nature insomniaque qui lui permettait de rester éveillé comme il l’entendait.

J’avais compté les secondes en attendant qu’il daigne enfin nous laisser. 


- Il a recommencé, lançai-je en me rapprochant de Ruben sur le pouf géant.


Celui-ci avait l’air d’attendre que je lance le sujet. Il fit longuement craquer sa nuque avant de monter le son de la TV. L’émission avec Libby était terminée, et le reportage sur Agnès Sorel qui passait juste après allait nous permettre de couvrir nos voix, au cas où Rich ne serait pas encore assoupi.


- Laisse moi deviner, fit Ruben. “La drogue, c’est génial.”, “je peux pas vivre sans cocaine.”.

- Si tu savais comme il m’inquiète.

- Moi aussi, il m’inquiète.


Nous avions déjà eu des dizaines de conversation sur ce sujet, mais à chaque fois j’étais plus alarmée par la situation de cet inconscient

Ruben tapota l'espace qu'il avait laissé entre ses jambes, et je m'y installai.


- Il a toujours eu cette espèce de soif de la vie, mais maintenant il a soif de poudre et de cachets en croyant que la poudre et les cachets sont la vie.

- Et s’il se mettait à prendre des drogues encore pires que celles qu’il consomme déjà ? fis-je.

- C’est quelque chose qui nous attend tous si on continue nos conneries. Et on continuera nos conneries.


Il prit une inspiration qui gonfla sa poitrine. 

Je connaissais Ruben. Sous ce quasi-stoicisme, cette apparent calme qui semblait tout maîtriser, Ruben bouillonait. Lui qui passait sa vie en dominateur, il bouillonait de peur.


- On peut pas rester là à rien faire, lâchai-je. Toi, moi et Dawn on est conscients qu’être un camé c’est un cauchemar. Lui non !

- Il ne nous écoutera jamais. Et il est impossible à blâmer.


Ruben attrappa son grinder. Il avait passé trois heure sans fumer de spliff, c’était peut-être un record pour lui.


- C’est comme si un aveugle essayait de guider un autre aveugle. On est tous des toxicos, et nos pauvres récepteurs cérébraux bouchés par des psychostimulants et des opiacés feraient mieux de se regarder avant de blâmer leurs semblables.

- Alors il faut surveiller Rich. 


Ruben vida son herbe dans une feuille à rouler.


- On a déjà du mal à nous surveiller nous-même.


Je soupirai longuement. Il avait tragiquement raison. Comment, en étant à balle, réussir à garder un oeil sur Richard ? Notre toxicomanie incontrôlée était incompatible avec la vigilance à laquelle j’aspirais.


- Alors c’est quoi la solution ? 

- Arrêter d’être des camés, répondit Ruben en roulant soigneusement son pétard. 


Je laissai tomber ma tête contre son torse.

C’était logique. Arrêter la drogue, ça nous permettrait d’être crédible en tant que sermonnateurs, mais aussi de pouvoir mieux surveiller Rich et ses consommations. Mais on ressentait au ton qu’avait employé Ruben que les probabilités pour que nous réussissions à arrêter étaient proches du néant.


- Si tu me donnais le choix entre ne plus jamais consommer et ne plus jamais tatouer, mon organisme me forcerait à sacrifier le tatouage, fit Ruben. Et tu me connais assez pour savoir que cette fatalité est tragique.


Je savais à quel point Ruben était accro au dermographe, à l’encre, tout simplement parce que je l’étais moi aussi. Cette dépendance au tatouage était psychologique, mais plus ça allait et plus j’avais l’impression que mon corps en avait besoin, qu’il demandait à être encré à vie. Mais cette addiction physique était illusoire ; Ruben était physiquement dépendant de la drogue, pas du tatouage.


- J’ai essayé, fit-il, de purger mon enfoiré de corps, sans vraiment essayer. Quitter Paris sans prendre de came avec soi, juste histoire d’esquisser une désintox. Mais en fait, dès que j’arrive à Amsterdam, à Begur, à Bristol ou peu importe ma destination, mes récepteurs gargouillent comme un ventre boulimique, et je hausse les épaules avant d’aller m’acheter du crack pour les rassasier.


Il avait développé une désinvolture face à sa propre toxicomanie. Il n’était plus inquiet pour lui-même : il était habitué à se voir céder à ces substances. 

Il alluma le joint avec une allumette. Il avait toujours détesté le goût que donnaient les briquets.


- J’ai toujours la possibilité de trouver de la came, poursuivit-il. Dawn aussi. Voilà pourquoi les chances que l’on arête sont si minces.

- Alors je vais arrêter.


Il esquissa un sourire, le pétard entre les lèvres. 


- Tu penses y arriver ? m’interrogea-t-il.

- Je sais pas. Mais ce que je sais c’est que, moi, je préférerais renoncer à la drogue plutôt qu’au tatouage.

- Tu pars de loin, alors.


Je savais que je partais de loin, mais je l’interrogeai du regard, parce-que sa phrase avait l’air pleine de sous-entendus.

Il tira sur son stick, qu’il me tendit.


- Parce-que tu as dit ça en dévorant ce joint du regard.”



***



“Un catalogue en ligne consacré à l’étalement de ta petite personne. Peggy t’a tendu une jolie perche pour que tu joues d’avantage les femmes fatales. Ce blog est une nouvelle attraction, tu devrais être ravie, toi qui adores être le centre d’intérêt.


Quelle plaie d’avoir son casier sur la même rangée que Ambre.


- C’est quoi, la suite ? poursuivit-elle. Des photos en lingerie pour qu’on voit encore mieux les tatouages de son altesse Kruger ? Quoique, ce serait pas étonnant, vu que ta partenaire a déjà posé à poil.

- Elle pose nue, tu viens en cours en nuisette. Chacun son truc.


Je détaillai brièvement la robe ne laissant pas beaucoup place à l’imagination que l’insupportable soeur de Nathaniel arborait, avant de continuer à m'affairer dans mon casier en n'écoutant ses sarcasmes d'une seule oreille.


- Ce ne sont pas tes Doc Martens et tes chapeaux Fedora qui vont changer quoi-que-ce-soit à Sweet Amoris, cracha-t-elle en rangeant ses cahiers. Ne joue pas les révolutionnaires.

- Et ne joue pas les monarques. A moins que tu veuilles finir décapitée comme l’autrichienne aux brioches.


Elle m’énerve, elle m’énerve, elle m’énerve…


- Pas mal, les connaissances historiques, toi qui passes les cours de Faraize à ronfler à côté d’Armin… oh, mais, j’oubliais votre récent divorce.


Son ton narquois m’exaspéra, encore plus que l’évocation du frère d’Alexy. La blonde sembla le remarquer, satisfaite.


- D’ailleurs, renchérit-t-elle, pourquoi il te fuis comme la lèpre ? Tu crois que j’ai pas remarqué les petits regards que tu lui lances pendant qu’il t’ignore ?


Je me mordis la lèvre pour me retenir de lui jeter mon manuel d’histoire à la figure.

Ambre s’approcha un peu de moi, son casier toujours ouvert.


- C’est vachement sympa de ta part, de trouver le temps de penser à lui entre deux flirts avec Lysandre. 


Cette fois, je ne pus m’empêcher de lui adresser un regard noir qui trahissait mon animosité. Cela ne la repoussa pas. Bien au contraire, Ambre fit encore un pas vers moi. Et je vis en elle le même vice que Libby Vanderbilt.


- Mais… à ta place je ferais un peu plus d’efforts pour renouer avec Armin. Tu perds beaucoup, tu sais.


Qu’est-ce que cette garce péroxydée racontait ? Le nom d’Armin dans sa bouche avait l’air sali. J’avais l’impression harrassante qu’elle insultait mon lien avec lui.


- Depuis quand tu le connais, Armin, hein ? lâchai-je. Je croyais que Castiel était au centre de tes pensées.

- Oh, mais il l’est. Mais ne prends pas la mouche, je te prévenais seulement que tu perds un très bon coup.


Je sentis alors mes yeux s’arrondire comme des soucoupe, sous le rire cristallin de Ambre.


- Et oui, ma jolie, un putain de bon coup, même. Moi qui pensais que tu avais déjà testé la marchandise...


Elle fit une fausse moue. Et je ne revenais toujours pas de ce que je venais d’entendre.

Ambre avait fini. Elle retourna devant son casier, me narguant une dernière fois du regard par-dessus son épaule.

Elle claqua la porte de son casier, puis elle s’éclipsa pendant que je fixais le fond du mien en clignant frénétiquement des yeux. Mon coeur, qui s’était mis à battre à tout-rompre quand la peste avait évoqué Armin et Lysandre dans la même phrase, avait l’air d’être aux abonnés absents. Littéralement, je n’en revenais pas.


Je pris sur moi pour me bouger un peu, après une minute à être restée immobile, et je tentai de refermer la portière de mon casier.


… sans succès.


- Génial…


Je ne comprendrai décidément jamais cette technique que les autres élèves semblent tous maîtriser pour refermer ces foutus cubes de métal. 

Je claquai la portière d'un coup. 


- ... 


Elle fit comme un rebond et était encore plus ouverte que précedamment. 


- Désespérante, commenta Castiel qui venait d’arriver dans le couloir. 


J'avais jadis pour habitude d'être sur la défensive dès qu'il m'adressait une raillerie. Il était pourtant loin de me déranger, en soi. Ce qui m'avait rendue si désagréable, c'était de le savoir au courant de l'existence de Dawn et Ruben, et de beaucoup de détails peu évidents à connaître. Je l'avais inconsciemment assimilé à un danger. 

Ne pas avoir entendu sa voix pendant si longtemps avait neutralisé mon mécanisme de répulsion automatique. 

 Autrement dit, au lieu de l'envoyer chier, je restai muette à le fixer bêtement. Ou peut-être était-ce la nouvelle que je venais d’apprendre qui me rendait incapable de parler.


Il longea la rangée de casiers pour s'approcher de moi et me jeter un regard en coin. Je lus sur ses lèvres l'esquisse du sourire narquois qu'il m'adressait encore trois semaines avant. 

Castiel referma la portière de mon casier sans la forcer. Il donna ensuite un coup à l'emplacement du code, et c'était réglé. 


Il plaça rapidement une cigarette Philip Morris entre ses lèvres. En me voyant détailler cette dernière, il comprit que je mourrais d'envie de fumer. Une de ses clopes se glissa alors dans la poche de mon jean.


Il jeta sa veste par dessus son épaule et traça sa route. Je le suivis mécaniquement du regard. 

Armin l'attendait plus loin. 

J’étais toujours éberluée. Armin. Coucher avec Ambre.


Ses iris bleues pénétrèrent d’abord gravement les miennes, puis je perçus un léger froncement de sourcils traduisant un étonnement. Il me tourna machinalement le dos pour s'éclipser avec Castiel.


Ces dix secondes de contact visuel avaient été les plus longues depuis longtemps. 



***



“Trois heures de sommeil consécutives, annonça Dawn en arrivant après notre cinquième pétard. C’est un record.


Je jetai un oeil du côté du modem. Il était cinq heures de l’après-midi. Ruben et moi avions passé ces trois dernières heures à fumer sur le pouf géant en discutant du cas de Rich. Ce dernier avait dormi seulement une heure, puis il était s’était rendu à un entretien pour son prochain contrat.


- C’est tes galipettes d’hier qui t’ont fatiguée, fit Ruben. L’avantage, avec les filles, c’est qu’elles n’ont pas à “cracher le morceau”.


Je grimaçai devant cette métaphore de l’éjaculation.


- C’était décevant, souffla Dawn. Moi qui m’étais tapé que des mecs pendant des mois, j’avais un meilleur souvenir des lesbiennes.

- Tu n’as qu’à inviter des métalleuses goudou, la prochaine fois. Certaines ont des langues immenses à force de les sortir en faisant le signe de l’anarchie.


Je profitai du fait que Ruben parlait pour finir le joint avant qu’il ne me le pique.

C’était ridiculement paradoxal, mais j’avais l’intuition que je devais à tout prix arrêter. Pour Richard. Je devais lui offrir une Aurore désintoxifiée qui l’inciterait à remettre son pseudo-paradis de came en question.


- Aurore veut arrêter la drogue, annonça Ruben.


Dawn pouffa. Super, il choisissait bien son moment pour me rendre crédible.


- Désolée, se reprit-elle aussitôt.

- Pourquoi tu l’annonces quand je suis en train de fumer de la beuh, enfoiré ? m’insurgeai-je en donnant une tape à Ruben, qui se leva pour aller attraper son appareil photo.


Ma soeur dégrafa son soutien-gorge et me piqua le pétard.


- Voyons si tu tiens plus d’un quart d’heure, lança-t-elle.

- Je peux tenir. Il me faut juste de quoi compenser.


Ruben leva aussitôt la tête vers moi.


- Je vais tout de suite passer une commande pour un lot de cent capotes”, annonça-t-il.




***



Ma cuisse.

Ça recommençait.


Je me mis à la presser de toutes mes forces pour l'empêcher de trembler davantage. Mais c'était trop tard, Pierre Barma m'avait déjà remarquée. 


"Coco, salade, cadillac ? me chuchota-t-il.

- Tabac, répondis-je.


J'étais accro à la cocaïne, je le savais bien. Mais ce qui me manquait le plus, ce qui me faisait perdre le contrôle de ma cuisse par moments, c'était le manque de cigarette. La MDMA n'était pas une nécessité pour moi, et c’était l’arrêt de la clope qui m’avait fait arrêter la ganja.


- Alors qu'est-ce que tu attends ?


Je me tournai vers Pierre. Il tenait entre ses lèvres la Philip Morris que m'avait donnée Castiel. Il avait dû la voir dépasser de ma poche. 


- Si je reprends la clope, répondis-je. Autant reprendre ganja, Cadillac, GHB, Coke, Crack, Poppers, Taz, Kéta, LSD, champis, Speed et Meth. Autant recommencer à écumer les teufs. 


Pierre avait l’air moyennement étonné par mes paroles jusqu'à ce que je cite la methamphétamine. Il se racla la gorge.


- Je vais pas te mentir, en démarrant cette conversation j'aurais bien aimé te vendre deux ou trois grammes de zeub.

- Il me faut bien plus que deux ou trois grammes quand il s'agit de zeub.


Il esquissa un sourire. Je devinai qu'il avait deviné : j'avais toujours eu à ma disposition de la drogue à volonté. 


- Mais bon, sache que je vends aussi des paquets de clopes à quatre euros. Plus tu te prives, plus ta cuisse tremblera, et plus la reprise sera brutale. 

- Qui te dit qu'il y aura une reprise ? 

- Il y a toujours une reprise, assura-t-il. 


Pierre Barma adressa alors un clin d'oeil à quelqu'un derrière moi, avant de me tendre la cigarette, que je refusai de récupérer. 

Je suivis sa trajectoire des yeux.

Lysandre me jeta un regard neutre, en enfonçant au fond de sa poche ce que j'identifiai rapidement comme étant un pochon de marijuana. 

Il avait repris. 


Peggy arriva enfin et nous ouvrit la porte de la salle.


- J'aimerais bien vous dire que je m'excuse d'être en retard. Mais je ne suis pas désolée.

- Tu devrais plutôt t'excuser d'être venue, lança Pierre.

- La ferme, Barma. Cette foutue directrice a enfin donné son accord pour l'événement qui a remporté le sondage lancé par le journal ce mois-ci, j’en discutais avec elle.


Foutue directrice ? Au moins, on ne pouvait pas reprocher à Peggy d'être mielleuse avec sa grand-mère.


- Et quel événement à remporté ton sondage ? demanda Lysandre.

- Tu ne lis pas le journal du lycée ou quoi ?


Elle poussa la porte de la classe. 


- Si. Mais j'ai été un peu plus occupé par l'article où tu expliques que tu me fais suivre par une écervelée plutôt que les résultats d'un foutu sondage.


Capucine geignit en comprenant qu'il faisait allusion à elle. 


- Bizarre que personne ne t'ait mis au courant, fit Peggy. Parce-que ça te concerne directement. 

- Oh non… l’entendis-je souffler.


Nous suivîmes Peggy à l’intérieur.

Alors que je m’apprétais à m’installer à côté de Rosalya, comme à mon habitude, celle-ci fit un signe a Peggy.


- J’ai encore deux articles à écrire, se plaignit Rosa. Et on a déjà bien rempli le blog, avec Aurore. Donc autant qu’elle se consacre à son propre boulot aujourd’hui.


Je lui jetai un regard interrogateur, mais Peggy lui témoignait déjà son accord.


- T’as raison, fit-elle. Aurore, tu vas bosser avec Lysandre sur votre article sur les trois étrangers que vous n’avez TOUJOURS pas fini.


Rosalya brandit discrètement son poing en signe de victoire, mais sa mine changea quand Peggy m’indiqua que je devais travailler sur l’ordinateur juste à côté de la porte.


- Non ! intervint Rosalya. C’est moi qui vais bosser dessus. Aurore et Lysandre n’ont qu’à prendre l’autre PC.

- Quel autre PC ? fis-je en comprenant peu à peu. Tous les autres postes sont occupés.


Elle me fit pivoter sur mes épaules. 

“L’autre PC” était tout au fond de la pièce, partiellement caché par un tableau ardoise qui tenait sur des roulettes.

Décidément, elle s’était résignée à jouer les entremetteuses toute la journée.


- Oh, et puis démerdez-vous, souffla Peggy en haussant les épaules. LYSAAANDRE. Au pied. Tu bosses avec Aurore.


“Au pied” ?

Il se leva sans rechigner, pendant que la rédactrice en chef s’installait à son bureau.


- Tu vas te décider à me dire quel événement a remporté ce sondage ? rappela-t-il à Peggy.

- C’est le concert de rock, annonça-t-elle enfin.


J’étais soulagée. J’avais tout sauf envie de faire une course d’orientation. Une interrogation demeurait cependant.


- Et en quoi ça concerne Lysandre ?


Elle me répondit par un regard qui signifiait que ma question était stupide.

Je me souvins alors que Lysandre était chanteur dans un groupe, à ce que m’avait dit Leigh. Le guitariste était…


- Castiel, me souffla Rosa.


Castiel, la cocqueluche de la gente feminine du lycée, suivi par Lysandre sur le podium. Evidemment que le concert avait remporté le sondage : leurs fans espéraient les voir jouer pour pouvoir faire les groupies dans la fosse.


- Personne n’a officiellement dit que ça me concerne, objecta Lysandre. Est-ce qu’on m’a seulement demandé si je consentais à participer à ce concert ?

- Bon, je t’explique, concilia Peggy en appuyant ses savant-bras sur son bureau. Si tu ne chantes pas, Castiel ne joue pas. Et si vous ne jouez pas, il n’y a pas de concert de rock. Et s’il n’y a pas de concert de rock, c’est le second choix du sondage qui est gagnant. Et le second choix, c’est un foutu bal de promo. Et il faut de la musique à un bal de promo. Et il n’y a que deux groupes déjà constitués dans ce lycée. Toi, Castiel, Aaron et je sais plus qui, et l’autre groupe c’est six otakus en BTS Sciences de l’ingénieur fans d’openings de mangas qui chantent dans un japonais douteux. Bien sûr, le bal sera obligatoire parce-que la directrice ne va pas s’amuser à dépenser une blinde pour que vingt élèves viennent. Et on sera obligés de danser, hein, parce-que la vieille ne va pas non plus se donner la peine d’organiser un événement qui ressemble à une marche mortuaire. Donc, je te le demande, est-ce que tu veux passer une soirée à danser un slow sur le générique des Chevaliers du Zodiaque ?


Wow.


- … ce sera quand ? s’enquérit finalement le chanteur.


Peggy souffla de soulagement.


- C’est Nathaniel qui gère tout ça.


Le pauvre délégué principal allait avoir encore plus de boulot que d’habitude. Qui aurait cru cela possible ?

La rédactrice en chef donna à chacun des consignes pour le numéro à venir, pendant que mon partenaire et moi rejoignons le bureau au fond de la salle, avant d’allumer l’ordinateur poussiéreux qui y était. Nous étions totalement isolé des autres élèves, dos à nous. Rosalya était démoniaque.


Lysandre, après avoir ouvert la page Word de notre article en cours de rédaction, me regarda brièvement. Je devinai l’esquisse d’un sourire sur ses lèvres.


- Ce sera ton premier concert ? l’interrogeai-je.

- Le troisième.


Il passa sa langue sur sa lèvre inférieure. Je me redressai instinctivement sur ma chaise.


- Mais chanter pour les foules, c’est loin d’être ce que j’aime.


Lysandre remonta sur ses coudes la manche droite de sa veste, qui était descendue sur son avant-bras. Mon attrait pour la mode prit quelques secondes le dessus, et je ne pus m’empêcher de détailler pour la millième fois de la journée ce bijou de cuir à la coupe parfaite. Comme pour son tatouage, je ne savais pas si c’était cette veste qui était exceptionnelle ou bien Lysandre qui la rendait séraphique.


- Je préfère… l’individualité. Ca me permet de choisir le réceptacle de ce que je veux transmettre.


Je buvais ses paroles, mais j’étais en même temps déconnectée de chacun de ses mots. C’était ça, l’effet Lysandre.


- Je dois pouvoir pénétrer les iris de la personne pour qui je chante. C’est pour ça que je chante pour une seule paire d’yeux. Bien sûr, c’est possible, de pénétrer toute une foule, mais ce sera diffus, étendu sur toute l’assemblée. Alors que quand le chant est réservé à une seule aura, il est concentrée. Comme de l’absinthe.


Comment expliquer ce double tranchant ? La sensualité, la beauté, l’attraction irréversible semblaient émaner de chacune de ses expirations. Pourtant, ce lyrisme, ce génie inné, cette tendance à la figure de style me plaquaient l’image de Ruben devant les yeux. Celle-ci, opaque par moments, transparente parfois, me faisait emprunter des montagnes russes de vicissitude.


- C’est… ta petite mort à toi, lâchai-je.


Lysandre sembla s’intéresser de près à mes mots.

Il avait ajouté une ressemblance avec Ruben à la liste imaginaire que j’avais constituée. Liste déjà bien fournie.

Mais cette ressemblance-ci était de loin la plus conséquente. La superposition du tatouage et du chant. Ruben pénétrait, au sens propre et littéral, chaque peau qu’il piquait de son aiguille. C’était pour cela qu’il ne tatouait jamais n’importe quel client de son salon. Il laissait la plupart d’entre eux à Mixxie, Cam, Molly, Jipper, Minx, ses employés. Il choisissait de manière cartésienne chacune de ses “toiles” comme il appelait ceux qu’il tatouait. Et cette individualité que décrivait Lysandre relevait de la même sélection. Il se consacrait à une seule personne, qu’il pénétrait par son chant. 


- Pénétrer avec une aiguille ; pénétrer avec une voix, poursuivis-je. Ruben, Lysandre.


Ses prunelles m’adressèrent un sourire. Il plaça ses mains sur la jonction entre l’assise de ma chaise et les deux pieds de son côté droit, et je compris instantanément ce qu’il voulait faire. 

Cela lui permit de tirer mon siège vers lui, sans aucune encombre. Nos chaises, collées, ne faisaient plus qu’une. La distance entre nous ne tenait plus qu’à un fil, et je pris l’initiative de la franchir, comme pour prolonger l’apparent dessein de Lysandre.

Mais il s’écarta, juste un peu, pour recréer ce minuscule espace entre nous.

Je plissai instinctivement les yeux, ce qui trahissait ma confusion. Et Lysandre ne tarda pas à me donner du regard une explication précise. 


C’était là que résidait toute la force de son manège. C’était comme être tout près d’un but qui demeurait inaccessible. Une caresse infime mais surpuissante qui frôlait seulement la pointe du duvet, sans jamais toucher la peau. Lysandre aimait se faire désirer. Il adorait ça.


Ma respiration se saccadait à mesure qu’il se penchait vers moi, coude posé sur le bureau. Je n’entendais plus le chahut des autres élèves derrières nous, tous occupés à leurs articles ou leurs bavardages. De toute façon je ne pouvais pas les voir, puisqu’ils étaient dans mon dos.

Mon regard se posait parfois sur Lysandre, mais je le détournai aussitôt, sachant qu’une seule seconde de plus à observer cette allégorie du divin me ferait fondre comme à chaque fois que mes iris se perdaient sur lui.

Il me laissa me défiler deux, trois fois, puis il attrappa lentement mon menton, pour que je puisse bien suivre sa main s’approcher de mon visage, sans être capable de l’arrêter, non seulement parce-qu’une partie de moi n’en avait aucune envie, mais aussi et surtout parce-que j’étais dans l’état de paralysie physique et émotionnelle dont j’avais l’habitude à chaque contact avec lui.


Lysandre fit pivoter mon visage vers le sien, qui était bien trop proche tout en étant bien trop loin.

Je sentis son pouce caresser le bas de ma lèvre inférieure, comme il avait l’habitude de caresser la sienne. Mes yeux étaient forcés de le regarder, mais ils migrèrent sur sa machoire, sa gorge, puis brièvement sur ses lèvres, avant de se détourner complètement. Je tentai de tourner mon visage dans sa direction initiale pour échapper à l’emprise de Lysandre, mais c’était sans succès : le garcon séraphique, par une pression sur mon menton, me fit le regarder à nouveau. Et cette fois-ci, mes yeux se plongèrent instinctivement dans les siens, sans pouvoir s’échapper. C’était comme si cette paire d’iris bicolore était une sphère incassable dans laquelle j’étais enfermée sans pouvoir la quitter. Une sphère en émeraude et en saphir jaune.


- Rappelle toi ce dont tu ne te rappelles pas, me dit-il.


N’importe qui aurait froncé les sourcils d’incompréhension et cherché le sens de cette phrase aux allures d’énigme. Mais, dans sa bouche, elle m’était limpide.

Il faisait une allusion implicite mais évidente au soir de l’absinthe, et à mes actes après avoir bu. Je ne me souvenais de rien, mais il m’avait tout raconté. Ce soir là, je l’avais embrassé. Une fois. Deux fois. Trois fois. Puis il m’avait embrassée.


- Voilà comment je t’aiderai à me dissocier de Ruben.


On entendit Peggy pester contre quelqu’un, probablement Pierre. J’étais encore en état d’hypnose, mais je parvins à l’entendre ensuite prononcer mon nom. En supposant qu’elle allait arriver vers nous, Lysandre libéra mon visage et se remit dans sa position initiale, comme si de rien n’était.


- Aurore, cet abruti de Barma a accidentellement supprimé ta critique pour la rubrique littérature, annonça Peggy qui nous avait effectivement rejoints au fond de la salle. J’ai besoin de ta clé USB


Elle jeta un regard à Lysandre signifiant qu’il allait devoir bosse seul le temps que je revienne. La rédactrice en chef m’emboita le pas, et je m’apprêtai à me lever quand je fus interrompue par une caresse de Lysandre sur ma cuisse, pour renchérir, pour me rappeler ce qu’il me disait quelques minutes plus tôt. Ce que Ruben ne pourrait jamais faire, leur différence clé, c’était l’effet quasiment sexuel que Lysandre avait sur moi. Je sentis la chair de poule m’envahir alors que sa main s’était déjà émancipée de ma jambe. Elle avait laissé un vide qui ne demandait qu’à être rempli. C’était comme ça qu’il faisait régulièrement rater à mon coeur des dizaines de battements. Il me faisait le désirer. Il s’approchait tout près, puis il s’éclipsait en me laissant me languir de lui. Mes yeux observèrent l’endroit qu’il avait frôlé, puis ils se levèrent vers ses yeux. 


- Aurore ! couina Peggy, déjà à l’autre bout de la pièce, pour me rappeler à l’ordre.


Lysandre me regarda une dernière fois avant que je ne quitte mon siège.


- Je ne saurai jamais si tu es cruellement séraphique ou séraphiquement cruel”, lui glissai-je avant de lui fausser compagnie.




***



Dawn avait un don.

Elle savait ensorceler quiconque la regardait.

Quiconque la photographiait.

C'était comme si elle était muse par instinct. 

Sa poitrine nue avait l'air offerte...

... mais elle respirait l'inaccessible. 

Le lointain.

Le divin.

Elle avait enfilé son manteau de luxure. Le même manteau de nudité que les femmes de Man Ray.

Même mystère dans chacune de ses courbes. 

Même surréalisme dans tous ses gestes lancinants.

Même liberté d'interprétation à laquelle ils laissaient libre-court.

Même génie chez le photographe. 

Peut-être était-ce Ruben qui lui transmettait ce don. 

Jamais je ne l'avais vu immortaliser une autre. Cela illustrait leur compatibilité. 

Même suavité que dans chaque seconde de leur existence. 

De qui cette suavité émanait-elle ?

Du modèle ?

Ou du photographe ?

Elle était la somme de ces deux acteurs. 

De cet objectif enchanté et cette beauté froide.

De cette peau encrée.

De ces iris brillantes de poésie. 

Elle incarnait la luxure. 

Dawn avait un don.


“La Castiglione en personne, commenta Ruben.


C’était un signe que la séance était terminée. Il ne prononçait pas un seul mot avant.


- J’ai besoin d’un bon whisky, fit Dawn en s’étirant longuement.


Elle se leva, toujours nue, et partit en direction de la cuisine.


Je pivotai sur moi-même. La nuit allait tomber sur les toits de Paris. Je l’observais à travers la large fenêtre argentée. Je connaissais déjà par coeur ce paysage.


- Aurore, m’appela Ruben. C’est à toi.


Détachant petit-à-petit mes yeux de mon horizon favorite, je lui répondit d’un air serein.


- J’arrive.”




***



Rosalya avait le don.

Elle savait jeter à l'objectif ce sort incurable.

Ce maléfique enchantement. 

C'était comme si elle faisait flotter ses longueurs immaculées par télékinésie. 

Ses deux bras cachant sa poitrine imitaient la pudeur...

... mais ils étaient aguicheurs.

Défiants. 

Intriguants.

Elle avait revêti la nudité. La même nudité que Dawn.

Même lueur tamisée dans le regard.

Même onde sensuelle émanant de son aura.

Même halo semblant envelopper sa peau nue.

Même talent chez le photographe derrière l'appareil. 

Peut-être était-ce Lysandre qui lui transmettait le don. 

Ce n'était pas la première fois qu'il immortalisait Rosa. Cela illustrait leur compatibilité. 

Même séraphisme que Lysandre quand il s'adonnait à la simple activité qu'était la respiration. 

De qui ce séraphisme émanait-il ?

Du modèle également ?

Ou juste du photographe ?

Il le projetait sur Rosa. 

Sur ses épaules légèrement pointues éclairées par le spot.

Sur ses reins à moitié offert.

Sur ses cils courbés de lyrisme. 

Elle incarnait la luxure.

Rosalya avait le don. 


"Tu as tout ce qu'il faut, Lysandre ?

- Largement.


Il nettoya l'objectif de son reflex Nikon avec un chiffon prévu à cet effet.

C’était l’aube, et nous n’avions pas cours jusqu’à vendredi.


Rosa, toujours nue sous sa veste de costume noire, roula en boule les vêtements qu’elle portait en arrivant. Elle se posta devant moi, m’examina du regard en plissant les yeux. Elle arrangea le tombé du haut que je portais sur mes épaules, puis elle se recula légèrement, me ré-examinant avec satisfaction. Je la suppliai du regard de ne pas me laisser affronter un tête-à-tête avec Lysandre et son appareil photo.

Bien entendu, Rosalya me répondit par le sadisme du regard malicieux si caractéristique de sa personne, avant de disparaître en refermant soigneusement la porte derrière elle. Lysandre était dos à nous, toujours à nettoyer et régler son materiel, mais je sentais qu’il se doutait de notre conversation muette, à ma tortionnaire et moi.


- Aurore, m’invita t’il.


Je déglutis. J'avais l’impression que la semelle de mes Carven à plateformes était en plomb, et qu'elle m'empêchait d'avancer. 

Mais j'avançais quand même. 

Parce-que Lysandre m’avait appelée, et que chaque mot qu’il m’adressait, a fortiori quand il s’agissait de mon prénom, me faisait perdre le contrôle de mon corps. Il ne me restait plus qu’une infime partie de ma conscience pour observer, impuissante, mes agissements en état d’hypnose totale, pendant que mes membres fonctionnaient seuls, que mon coeur ratait parfois un battement, et que mes yeux trahissaient cette attraction infaillible qui dissociait mes neurones les uns des autres. Je devenais, à la seule vue de ces iris singulières, un tas de pièces détachées. Et à ce moment-là, cette demi-conscience était le témoin de ma liquéfaction qui s’accroissait à mesure que la distance avec Lysandre diminuait. Me faire photographier par lui, c'était peut-être la chose la plus intimidante qu'il m'eût été donnée de faire. 

Je pris tout naturellement place devant le siège sur lequel Rosalya avait posé, près d’un portrait de La Castiglione, mais Lysandre souleva son trépied et migra avec son materiel tout au fond de la pièce, devant l’une de ses immenses fenêtres. Je l’interrogeai du regard, il ne répondit pas encore.

Je le rejoins alors devant cette vitre, à travers laquelle le paysage hivernal du luxueux quartier nous servait de décor. J'observai brièvement ce dernier. La rue était quasiment déserte, à cette heure-ci. On voyait dans le ciel gris souris des esquisses de couleurs plus chaudes annonçant le lever du soleil. Quelques autres immeuble haussmaniens, semblables à celui des Mogarra, se hissaient devant cet arrière plan, illuminés partiellement par le halo des lampadaires qui avaient probablement été témoins de l’ivresse de certains oiseaux de nuits. Les seules voitures présentes sur ce tableau étaient maladroitement garées sur les étroites places près des commerces en rez-de-chaussée de chaque bâtiment. Leurs chanceux propriétaires étaient exemptés du paiement des parkings sous-terrains non loin. Il fallait se lever tôt pour se garer là, aussi la plupart des conducteurs en mal de monnaie repartaient bredouilles en réalisant que d'autres voitures trônaient déjà entre les lignes blanches qu’ils escomptaient. 

J'oubliais un instant que j'étais à Sweet Amoris. Mes yeux, en cette scène immobile aux nuances cendrées, en ces bâtisses aux moulures imitant les gargouilles que je connaissais si bien, ne voyaient plus que Paris.


- L'aurore qui blêmit, dans le matin si calme. 


Ma mâchoire se crispa légèrement en entendant Lysandre chanter. Chanter mon nom. 


- Sous l'espoir endormi, mon coeur insoumis clame. 


Le fait de l'entendre interpréter une chanson d’un spectacle de Dove Attia me surprenait davantage que sa voix. Renversante, elle l’était. Mais chantée ou non, cette voix m’ébranlait. J'étais habituée à l'effet suave et hypnotique que cette dernière avait sur moi. Quand il parlait, Lysandre m'ensorcelait déjà. Cet effet était continu quand il chantait.


- J'étais un rêveur. J'errais dans l'erreur. 


Je me tournai pour lui faire face. Il réglait son trépied tout en chantant avec aisance. 

Je comprenais finalement le choix de ces paroles. Elles expliquaient son choix de décor. Il réitérait ce parallèl entre Aurore et l’aurore, cette métaphore de la liberté et de la mise à nue qu’il affectionnait tant. Le lever du soleil, derrière moi, c’était l’aurore. Il m’invitait à l’aurore. Il invitait Aurore à l’aurore. Encore une fois. 



- Au fil de mes idées déçues, je n'ai pas pu...


Lysandre me fit signe qu'il était prêt. 


- ... trouver les larmes. 


Je caressai mon body couleur chair sous mon haut, comme pour m'assurer qu'il était toujours là. Sans ce sous-vêtement, le haut en maille totalement transparente que Leigh avait conçu aurait révélé mon flanc droit. C'était hors de question de m'en passer, surtout en sachant que ces photos allaient être exposées. Surtout devant Lysandre. 


- L'honneur qui blêmit, au cœur de la mitraille.


Je ne portais rien d’autre que ce haut, ce body et des mules à talons et à plateforme.

Leigh avait fait en sorte que le body soit imperceptible, en le faisant bicolore : couleur chair jusqu’à mon bassin, puis noir pour donner l’illusion d’une culotte. Lysandre pouvait voir toutes mes courbes, avec ces vêtements. J’étais même à moitié à poil, mais je me sentais bien moins dévoilée que s'il avait vue sur mon flanc. Il ne faisait que me confirmer cette resemblance que je voyais entre lui et Ruben. Il utilisait exactement les mêmes procédés insistants mais brillants que lui, il avait le même but, le même lyrisme.


- Si le doute me saisit, quand la peur me cisaille.


Plus ça allait, et plus Lysandre avait l'air détendu dans sa voix, tout en gardant cette précision et cette justesse dans chaque note. Tout en me transperçant à chaque syllabe. Plus ça allait, moins j’étais indifférente à son timbre.

Il prit le premier cliché pendant que je le dévisageais.


- Il faut la ferveur. L'air fier du sauveur.


Je me repris. Je décidai de m'asseoir sur le rebord de la fenêtre. L'épaisseur du mur permettait de le faire sans ouvrir cette dernière. Lysandre détacha son appareil du trépied pour s’approcher à sa guise. 


- Au fil des illusions perdues, je n'ai pas su, voiler mes failles.


J'étais peu concentrée à chacun de nos shootings. Leigh disait que c'était ma force, d'avoir l'air ailleurs sur tous les clichés. Mais avec Lysandre...


- Mais tous les murs de leurs prisons ne peuvent enfermer l'horizon.


... Avec Lysandre, j'étais là. Nulle part ailleurs. 


- Si l'esprit voit plus loin, l'avenir nous appartient.


Le soleil commençait à se lever, mais on ne pouvait que le deviner. Il était caché par le grand immeuble face à celui des Mogarra.


- Nous suivrons tous le même cortège, le sang n'a pas de privilèges.


Je voulais le voir. Je voulais voir l’aurore.


- Si l'histoire s'en souvient, l'avenir nous appartient.


Je me relevai. Et j’étais quasiment collée à l’objectif de l’appareil photo. Lysandre l’abaissa pour me regarder. C’était la première fois depuis le début de la séance qu’il plongeait ses iris dans les miennes. Et je compris alors ce qu’il voulait dire en parlant de pénétrer l’aura de la personne pour qui il chantait.

Lysandre qui chantait, c’était subjuguant. Mais Lysandre qui chantait en me regardant, c’était l’allégorie du séraphisme.

En d’autres termes, j’étais bouche bée.


- Tant que demain se lève encore, on peut rêver d'un autre sort.


C’était donc ça, l’individualité dont il parlait. 

Il n’y avait que lui et moi dans la pièce, mais sa voix me chantait qu’il n’y avait personne d’autre à mille kilometers à la ronde.

Seulement lui, moi, l’aurore qui pâlissait dehors.

Je lui fis dos, avant de retirer mes chaussures que je laissai au pied du muret.


- Amis serrons les poings, et la rue nous appartient.


Cette chanson traitait originalement de la révolution française, mais j’avais l’impression harrassante que chacun de ces mots, dans la bouche de Lysandre, me transmettait exclusivement un message.

Il ne chantait pas quand il photographiait Rosa.


- La misère nous donne le droit de transgresser toutes les lois.


Je ne pus m'empêcher de me sentir privilégiée. C'était ce sentiment que j'avais à chaque fois que ses yeux croisaient les miens. Pénétrer une seule personne.


- Le peuple est souverain, oui la rue nous appartient.


J’entendis Lysandre s’éloigner d’un pas, pendant que je montais sur le muret.


- L'espoir est permis, unis dans la misère. 


Le tissu sur mon flanc, bien que parfaitement opaque, ne m’avait jamais paru aussi léger. Mon flanc était aussi nu que mes pieds.

J’étais debout face à la fenêtre du salon des Mogarra.

J’étais debout face à un paysage qui me rappelait irrémédiablement le Paris que je fuyais à contre-coeur.

J’étais debout face à la projection de ce dont j’avais peur, pourtant je me consumais d’envie de plonger dans ce décor.

J’étais debout face à l’aurore.

 

- L'aurore nous sourit, dans le matin si clair." 


Je repensais à notre nuit. 

On avait picolé comme des trous.


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