Le Clan Dolores : plume et aiguille

Chapitre 7 : Chapitre 7 : cogitations

10199 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 26/03/2017 19:26

"Tourne toi légèrement, Rosa.

- Mais j'ai le soleil en plein dans les yeux !


Dawn. 

Je n'arrive toujours pas à croire que tu m'aies rejointe dans ce trou paumé.


- Juste le temps de prendre la photo, ton visage est encore plus avantagé à la lumière.


En ce moment même, tu dois être en train de fumer une énième Lucky Strike double filtre, celles au paquet bleu, accoudée à une fenêtre de chez Agatha. Nue évidemment.


- Parfait, Aurore. Garde cet air pensif. Ça fait très Marlene Detriech.


Le bindi que tu t'es fait tatouer au milieu du front est partiellement dissimulé par tes cheveux blonds, en bataille bien sûr puisque tu viens de te réveiller. Il est cinq heures de l'après-midi et comme à ton habitude tu as décidé de vivre la nuit et dormir le jour. 


- C'est bon, Leigh ? Je peux me tourner ?

- Pas maintenant Rosa.


Tu rejettes la fumée avec ta nonchalance habituelle. Peut-être as-tu enfilé un tanga en dentelle noire -tous tes sous vêtements sont en dentelle noire.

Mais ce qui est sûr c'est que ta poitrine, elle, est totalement nue.


- Le soleil m'aveugle ! Tu veux que je devienne aveugle ?! Leigh !!!


Les seuls parements de tes seins, hauts perchés malgré leur proéminence, sont les piercings de tétons que tu t'étais fait faire quand tu avais mon âge. La dernière fois que tu les avais exhibés à mes yeux, tu avais choisi des bijoux dépareillés. Une flèche pour le gauche, un simple spike pour le droit.


- Ne t'inquiète pas, tu as de la marge avant devenir la prochaine Ray Charles. 

- TRÈS. Drôle.


Mais depuis ce temps, tu as dû en changer au moins deux fois. Tu as toujours dit ne pas aimer la routine.


- C'est bon, là ?

- Oui, ça y est. Tu peux te retourner.

- Enfin !


À quoi peux-tu penser, Dawn ? Cela doit dépendre de la fenêtre à laquelle tu es accoudée.


- Aurore ? ... Aurore ???

- Mmhh ?

- Ta veste, enlève-la. Pose la juste sur tes épaules et fais en sorte de sortir tes avant-bras pour qu'on voit bien tes tatouages.


S'il s'agit de celle de ta chambre, tu as vue directement sur le soleil. En voyant l'astre briller dans le ciel, tu dois espérer qu'il se recouche le plus vite possible pour que le crépuscule arrive. Tu as toujours aimé le crépuscule.


- Comme ça ?

- Oui c'est nickel.


En y réfléchissant, c'est un peu paradoxal vu le prénom que tu portes.

Dawn, c'est l'aube. Les aurores.

Dawn, Aurore.


- Je fais pareil, Leigh ?

- Heu, si tu veux Rosa, mais d'abord je prends quelques photos où tu gardes ta veste enfilée normalement.


Si c'est la fenêtre de la salle de bain que tu as choisie, c'est l'immeuble voisin que tes yeux observent. Qu'est ce qu'un mur de briques pourrait bien t'évoquer ? Peut-être ce têtu de Ruben qui n'a toujours pas montré le bout de son nez depuis ces trois jours où tu le cherches activement à Sweet Amoris.


- Ça me gratte l'oeil, Leigh, je peux me gratter l'oeil ?

- Fais attention au maquillage.


Tout compte fait, c'est probablement à la fenêtre de ma chambre que tu es accoudée. Exposée plein nord, elle donne directement sur la rue et les passants. Tu as toujours aimé observer les inconnus, Dawn. Cela te rappelait ce poème où Baudelaire tombe soudainement amoureux d'une femme qui passe au milieu d'une foule.


- Je t'avais dit de faire attention, Rosa, t'as du mascara sur la joue maintenant !


Cette apparition redonne au poète goût à la vie, jusqu'à ce que la passante disparaisse et abandonne Baudelaire dans la rue parisienne, seul malgré la foule. Seul avec son spleen.


- Tu sais mon coeur, je te suis très reconnaissante de nous aider, tu es un ange tombé du ciel et je t'aime tout ça tout ça mais J'AI MAL !

- Ne t'inquiète pas Rosa, c'est bientôt fini. Tu vas pouvoir t'asseoir.


Il était dix heures du matin lorsque tu étais allée te coucher, Dawn. Nous nous étions croisées dans la cuisine : moi, habillée et maquillée pour passer la journée avec Rosalya et son copain qui s'était dévoué pour nous aider avec le blog, et toi en peignoir de satin rose poudré. Tu avais passé deux heures dans ton bain moussant, avec une capsule effervescente parfum vanille. Tu avais lancé un vinyle d'Aerosmith et tu étais ressortie pour te glisser sous tes draps et entamer ta nuit alors que le soleil s'était levé. 


- C'était nécessaire ces talons ? Pourquoi les miens n'ont pas de plate forme comme ceux d'Aurore ??? La cambrure est intenable !!!

- La cambrure de ses talons est aussi grande que celle des tiennes. Maintenant ARRÊTE DE PARLER. Tu as la bouche ouverte sur la moitié des photos ! Regarde, on dirait que tu bailles !


Tu avais décidé de passer par la cuisine pour te servir un petit verre de whisky, et tu avais répondu à mon regard intrigué que "la routine avait parfois le dessus".

J'avais englouti mon donut avant de te souhaiter bonne nuit et me diriger vers la porte d'entrée. Tu as tourné les talons sans rien dire, puis tu es montée dans ta chambre, laissant derrière toi un nuage de ton parfum au Dahlia noir.

Tu joues les provocatrices, les femmes fatales irrésistibles. Tu abuses de tes charmes comme l'alter-ego d'Emma Bovary, mais tu as été dénuée de la hardiesse candide que Charles lui trouvait quand il l'avait rencontrée aux Berteaux.

Je n'ai jamais pu déterminer quel sentiment définit le mieux mon lien avec toi, Dawn.


Jalousie ? 


- Bon, faites-moi une petite grimace, les filles. 


Agacement ?


- Hein ?! Pourquoi ?


Admiration ?


- Histoire de casser le côté... Kristen Stewart en pleine gueule de bois. Ils vont prendre peur, les lecteurs de votre blog."


Cela doit être les trois.



***



Rosalya et moi nous changions dans le showroom de Leigh, qui était en fait une chambre du vaste appartement Haussmanien qu'il habitait.


- Ça fait combien de temps que Leigh vit seul ?

- Hum... trois ans maintenant. Mais tu sais, il ne vit pas seul, me répondit Rosa.


Je secouai lentement la tête en souriant intérieurement. Evidemment qu'il ne vivait pas seul : elle passait tellement de temps chez lui qu'on pouvait considérer qu'elle habitait là.


Je m'étais cachée derrière l'un des paravents de la pièce pour me changer, prétextant un excès de pudeur et un manque de confiance en moi trop présents pour m'exhiber en sous-vêtements devant qui que ce soit.


- Mais... mais ou est mon...

- C'est ça que tu cherches ? me coupa Rosa.


Je vis dans l’entrebâillement du paravent qu'elle agitait mon haut, nonchalamment vautrée sur le divan près de la porte.


- Super, tu peux me le lancer ?


Elle pouffa légèrement, avant de se redresser et de prendre un air plus sérieux.


- Aurore, je suis une fille tu sais, moi aussi j'ai des complexes et des tares physiques. Je ne vais pas te juger, je ne suis pas Ambre !

- Bon Rosa, file moi mon t-shi...

- De quoi as-tu honte ? Je suis sûre que c'est ridicule : je t'ai jamais vue en maillot ou en sous-vêtements mais je t'ai toujours trouvée très bien foutue... avec tes vêtements du moins !


Seigneur...


- Tu sais quoi ? Moi j'ai des vergetures en haut des hanches à cause de ma poussée de croissance quand j'avais treize ans. Je vais te montrer.

- Oh tu sais c'est pas...


Je n'eus même pas le temps de finir ma phrase qu'elle avait déjà fait voler sa robe en travers de la pièce.


- Elles se sont éclaircies depuis le temps, mais on ne peut pas nier qu'elles sont assez voyantes. Pourtant, je m'en fiche !

- Waouh. T'as trop raison Rosa. Je peux avoir mon haut maintenant ?

- A ton tour, Aurore ! Tu vas te placer juste devant ce miroir et tu vas me dire ce qui te dérange.


Voilà, Rosalya se prenait pour William Carnimolla dans Belle Toute Nue.


- Allez, on se dépêche ! ordonna-t-elle en voyant que je restais derrière mon paravent. Je suis prête à rester ici avec toi jusqu'à ce soir s'il le faut ! J'ai plein de soutien-gorges push-up dans la chambre de Leigh, si c'est ta poitrine qui te complexe alors on pourrait...

- Stop ! Stop ! STOP.


Je me décidai enfin à sortir de ma cachette pour récupérer mon vêtement, marchant presque comme un crabe pour ne lui exhiber que mon côté gauche. Une fois que je fus nez-à-nez avec Rosa, celle-ci cacha mon bien derrière son dos.


- Ta ta ta, fit elle en agitant son index. Le miroir est juste là.

- Bon, écoute Rosa, je ne suis peut-être pas vraiment... complexée par mon corps.


Elle fronça les sourcils d'incompréhension. Je devais attraper mon fichu haut. Je tentai sans succès de le récupérer des mains de ma tortionnaire, qui me détaillait de bas en haut.


- Tu rigoles où quoi ? fit-elle. Tu te planques le ventre avec le bras et tu es voûtée comme le Bossu de Notre-Dame ! Ça se voit que tu veux cacher quelque chose. Je te répète que tu es très bien gaulée !


Cette posture était la responsable de mon incapacité à attraper mon bien. Déjà que Rosalya mesurait presque dix centimètres de plus que moi, rester voûtée n'arrangeait rien. Mais je n'avais pas le choix : il ne fallait pas que qui que ce soit voit mon...


- Vous avez des occupations des plus... étranges, les filles.

- Lysandre ?! s'exclama Rosalya en faisant volte-face.


J'en profitai pour enfin récupérer mon t-shirt et l'enfiler à toute vitesse.

Nous ne l'avions même pas entendu entrer.


- Leigh est parti ramener du tissus à la boutique, il ne m'a pas dit que vous étiez là.

- Tu tombes bien ! fit Rosa. Donne nous ton avis : cette idiote complexe sur son...


Je la coupai par un coup de coude qui la fit se retourner. Elle s'aperçut alors que je m'étais rhabillée et qu'elle était la seule de la pièce à être dénudée. Cela ne semblait gêner personne pourtant.


- Je suis revenu d'une répet' chez Castiel pour chercher mon carnet de paroles, je l'ai oublié. Il n'est pas ici ? fit Lysandre en fouillant la pièce du regard. Ah ! Le voilà.


Il se pencha et ramassa un bloc-note bleu marine au milieu d'un tas de fringues en désordre.


- Je ne t'ai même pas salué, remarqua-t-il en me faisant aussitôt la bise. 


Pourquoi avait-il l'air aussi détendu ? Il venait quand même de me surprendre en soutien-gorge et jean alors qu'on se connaissait à peine, et pourtant il m'avait l'air plus... pudique là dessus. 


- Tiens, ça me rappelle qu'on a un article à écrire ensemble, fit-il.


Un klaxon se fit entendre de dehors. 


- On en reparlera lundi ? Je suis un peu pressé, Castiel m'attend en bas. Je te donnerai mon numéro pour qu'on s'organise mieux.


Il nous salua puis disparu aussi vite qu'il était arrivé.

Rosalya se tourna aussitôt vers moi.


- Je n'en ai pas fini avec toi, me prévint-elle en agitant un index sermonnateur

- Ça ne te gêne pas que le frère de ton petit ami te voie en petite tenue ? la questionnai-je en ignorant ce qu'elle venait de me dire. 


Ils devaient être... très proches. Ça devenait glauque. 


- Tu sais chérie, Lysandre connaît mieux mon anatomie que mon gynécologue.


Très. 

Très glauque.


Rosalya éclata de rire.


- Fais pas cette tête, j'exagère ! C'est pas du tout ce à quoi tu penses.


Elle traversa la pièce d'un pas vif pour partir à la recherche de sa robe.


- J'ai posé pour lui. Nue. Et plus d'une fois. 

- Leigh est au courant ? demandai-je.

- Évidemment, c'est lui qui a proposé à Lysandre que je sois son modèle. C'était pour un concou... mais où est passée cette fichue robe ???


Je n'avais jamais imaginé que Lysandre aurait eu un point commun avec Ruben.


- Ah, la voilà ! s'écria Rosa en l'enfilant rapidement. Qu'est-ce que je disais ? Ah oui... c'était pour un concours qui avait pour thème les réécritures ou un truc dans le genre.

- C'est à dire ?

- Il fallait choisir une oeuvre, un artiste, un bouquin, une chanson... n'importe quoi, et en faire le thème d'un shooting photo. Sauf que ça devait à tout prix être culte, genre Madame Bovary. D'ailleurs, c'est ce que le gagnant a présenté. 

- Donc Lysandre n'a pas gagné, conclus-je. Il avait présenté quoi ?

- Je suis pas très calée en littérature mais je sais qu'il avait vraiment bien respecté le thème. Il avait choisi un recueil de poèmes qui était déjà illustré, c'était comme le featuring d'un poète et d'un peintre. Et Lysandre a joué ces deux rôles : il a réécrit à sa façon tous les poèmes du recueil, et les illustrations étaient les photos de moi nue.

- Les Mains Libres ?


Rosalya écarquilla ses yeux.


- Hein ? fit-elle en retroussant les lèvres. 

- Ce recueil c'était bien Les Mains Libres de Man Ray et Paul Eluard ?

- ... Ah oui ! Paul Eluard. C'était à cause de ça que Lysandre n'est arrivé que cinquième. Deux espèces de vieux cons du jury avaient décrété que c'était "prétentieux" de réécrire les poèmes aussi, que Lysandre voulait se donner plus de chances de gagner parce que les photos seules ne suffisaient pas et bla bla bla.


Des vieux cons, effectivement. Les Mains Libres est une oeuvre binaire, les poèmes illustrent les dessins plus que l'inverse. C'est là que réside tout le sens et le surréalisme, c'est à dire la force de l'oeuvre : dans la coalition de la poésie et du dessin. L'idée de Lysandre était purement géniale. Réécrire les poèmes dessins d'Eluard était loin d'être un affront : c'était plutôt un hommage. 


- Et Lysandre a répondu quoi ?

- Ah, ça je m'en rappelle très bien, commença Rosa. Il leur a simplement dit que "le dessin était pour lui une écriture dénouée" et qu'il ne fallait pas dissocier les poèmes des photos, que les courbes des lettres se confondaient avec la poésie des courbes des photos. 


Rosalya ne devait pas se douter de mon étonnement. Lysandre avait cité du Jean Cocteau, avec une insolence, atténuée, certes, mais pouvant s'apparenter à celle qui caractérisait Ruben.

... à celle qui caractérisait Richard.


- Il était un peu dégoûté... vraiment en fait. Il avait énormément bossé pour ça. Faut savoir que le premier prix c'était de se faire exposer provisoirement à Beaubourg pendant deux semaines. Mais bon, c'est la vie !


Je pris une grande inspiration. Je ne pouvais pas repenser à Rich'. Je me l'étais interdit. 


- Et sinon, tu avais déjà posé nue ? la questionnai-je pour me ressaisir. 

- Oui, quelques fois je remplace Gretchen, le modèle qui pose topless pour la marque de Leigh. Je porte un jean, mais c'est tout comme. Et sinon je suis aussi le mannequin lingerie de Leigh, mais plus pour quelques défilés que pour les shootings. Poser nue, j'ai adoré ça ! J'ai peut être un côté exhibitionniste... C'est pour ça que je n'étais pas totalement à l'aise tout à l'heure : j'ai beau adorer la mode, c'est pas mon truc de poser habillée. Je suis faite pour la partie stylisme, pas pour exhiber mes fringues devant l'objectif. 


Une idée me vint instinctivement. Malgré tous mes efforts pour démarrer une nouvelle vie, il semblait que tous les éléments de mon passé resurgissaient : d'abord Ruben, puis Libby, le souvenir de Rich', et enfin Dawn... J'avais l'intuition que je devais prendre les devants, ne pas essayer de fuir mais accélérer le processus. J'allais fondre certains éléments de ma vie ensemble pour ne pas me subordonner à l'impulsion potentielle des événements.


- Ma soeur aussi aime poser nue."



***



"Qu'est ce que tu fous à cette heure ci ? T'as pas école demain ?

- J'fais une pause, répondis-je en zappant, affalée sur le canapé du salon


Dawn me lança un regard interrogateur. Pour toute réponse, je désignai du menton la copie double qui était posée sur la table basse. Dawn la saisit et s'aperçut qu'elle était vierge de toute annotation, excepté le sujet de ma dissertation. 


- "La poésie se fait dans un lit comme l'amour. Ses draps défaits sont l'aurore des choses. Commentez cette citation d'André Breton". T'as encore rien écrit et il est minuit et quelques. C'est moi ou tu deviens débile ?


Je levai les yeux au ciel. Au moins, ces mots insinuaient que j'avais jadis été intelligente.


- J'ai la flemme, soufflai-je en m'étirant.


Dawn s'installa dans le fauteuil près de la cheminée. Elle écarta mes affaires posées sur la table pour y installer le contenu du vanity qu'elle avait amené avec elle : vernis à ongles, lait pour le corps, démaquillant et autres cosmétiques. 


- Tu sais, il y a genre trois salles de bain dans cet appartement.


Elle ne prêta pas attention à ma remarque et attrapa la bouteille de dissolvant pour enlever le vernis noir mat qu'elle avait déjà aux ongles.

On aurait pu s'attendre à ce que ses mains soient à son image : gracieuses, longilignes, affûtées, tatouées. Mais elles étaient la seule partie de son corps que Dawn s'était juré de ne pas marquer d'encre indélibile. Légèrement nacrées, avec des doigts frêles et étroits, elles me rappelaient deux anges déchus se recroquevillant sous leurs ailes immaculées.

Leur seul parement était une bague au majeur. C'était comme une armure de doigt, elle allait de leur racine à la fin de la deuxième phalange, encerclant les deux majeurs d'une couche de métal minutieusement gravé. Elle me rappelait celle de Nana Osaki.


- J'étouffe, fit Dawn en se débarrassant de son débardeur. 


La première fois que Dawn avait mis ces bagues, elle n'avait qu'un seul tatouage, deux bonnets de soutien gorge en moins et était encore vierge. Inutile de préciser que cela remontait à une éternité.

Elle ne les avait jamais enlevées.

Des mains fragiles protégées chacune par une armure au majeur. L'allégorie de ce qui faisait de Dawn, Dawn. D'apparence inaccessible par sa sensualité et son mystère, elle s'avérait plus vulnérable qu'un coquelicot tout juste cueilli. Elle avait besoin d'un bouclier, de quelque chose pour parer à son trop-plein de fragilité. Quelque chose. Ou quelqu'un.


- Ça colle cette merde, fit-elle en étalant de la crème hydratante sur sa poitrine nue.


Les yeux de Dawn étaient comme un miroir déformant. Regarder à travers était comme enfiler une paire de lunettes dont les verres vous feraient voir le monde comme une suite de petites métaphores toutes plus complexes les unes que les autres. En fait, ses yeux étaient une fenêtre. Une fenêtre pleine de buée à travers laquelle personne ne pouvait voir. Personne sauf Ruben.


- J'en ai besoin, déclara Dawn en pivotant pour étaler ses jambes sur l'accoudoir du canapé. 


Je levai vers elle des yeux interrogateurs.


- La berceuse, répondit-elle.


Un petit rictus m'échappa. J'avais oublié ce surnom métonymique que Dawn donnait au tatouage. Le bruit de la machine l'apaisait.


- Le tatoueur chez qui je suis allée récemment est pas mauvais, si tu...

- La berceuse de Ruben, me coupa-t-elle.


Elle bascula sa tête en arrière pour observer les poutres du plafond, mains sur le haut du ventre.

Ruben était le seul à pouvoir toucher Dawn, aux sens propres et figurés, à lui procurer ce plaisir de l'aiguille qui piquait son derme.


- Tu te rappelles ce que j'ai toujours dit j'espère, me dit Dawn. La petite mort.

- Se faire tatouer, c'est comme le sexe, récitai-je. Ton tatoueur est ton amant. À toi de choisir si tu veux te faire prendre pendant deux minutes comme une femelle canari qui se fait vulgairement cocher par son mâle, ou alors qu'on te fasse l'amour en observant chaque saccade de ton rythme cardiaque, chaque hérissement de tes poils les plus court, de ton duvet le plus clair et fin.


La petite mort, comme l'appelait Verlaine.

Je fermai les yeux en posant ma main sur mon flanc droit.


"Si bien que ce soir-là Tircis

Et Dorimène, à deux assis

Non loin de deux sylvains hilares,


Eurent l'inexpiable tort

D'ajourner une exquise mort."


- Ruben est un enculé, cracha Dawn. C'est un putain de sadique qui sait quelle emprise il a sur ses victimes, et il s'en éloigne pour les faire languir. Elles attendent son retour en entretenant le souvenir de la passion, de la douleur, du plaisir, de la petite mort.

- T'es toujours aussi dépendante de lui.


Dawn se redressa. Elle fronça les sourcils en fixant le parquet à travers le verre de la table basse. Son regard seul contenait autant d'amertume qu'un marc de café. Je sentais les palpitations de son coeur, la colère qui l'envahissait.

Je lui avais raconté l'épisode Libby le jour même de son arrivée, et cela avait semblé diminuer l'amertume que je lui inspirais.

Mais la Dawn que je redoutais refaisait surface : celle qui avait décidé que j'étais parmi ses ennemis. J'avais fait l'erreur de lui rappeler qu'un être du commun des mortels avait réussi à devenir sa drogue, à percer sa carapace doublée de satin et lui ôter l'armure derrière laquelle elle se dissimulait. Ruben faisait de Dawn ce qu'elle avait honte d'être : une personne dépendante d'une autre personne.

Une chose horrible se produisit : ma soeur leva lentement ses yeux vers moi. Son regard, dur comme un roc, me frappa de plein fouet avec la violence d'une vague qui s'abat sur la rive. Elle venait de remettre sa rancoeur envers moi en tête de ses priorités. 

Les murs de la salle semblaient s'éloigner, les sons de la télévision diminuer de volume, et tout ce qu'il y avait autour de ces deux iris bleues-marine aux éclats gris anthracite et surtout violets, dont la singularité marquait notre lien de parenté, s'estompa jusqu'à disparaître. Le regard de Dawn transperça mon coeur et mon flanc droit, avant de donner le coup de grâce en se faisant non plus haineux mais déçu.


Dawn se leva rapidement.


- La mort, fit-elle dans un rire glacialement nerveux. C'est quoi... la mort ? La mort, ça se limite juste à décomposer ce que le hasard des rencontres atomiques avait composé pour un temps donné.


Elle sortit.



***



"Et hop !


Castiel s'empressa de croquer dans ma barre de céréales aux amandes.


- Qu'est-ce que... mais c'est dégueulasse ton truc ! s'exclama-t-il en grimaçant. 

- Veuillez excuser, monsieur, la maison vous offrira un meilleur service la prochaine fois que vous viendrez lui squatter ce qui lui sert de petit déjeuner, marmonnai-je.


 Quelle nuit de merde.


- Tu ressembles à la fiancée de Frankeinstein ce matin. 


Visiblement, ça se voyait. 


- Passe-m'en une, lui lançai-je en le voyant sortir son paquet de cigarettes. 


Il ne cacha pas son étonnement. 


- Tu m'avais pas dit que tu fumais pas ?

- Mes anciens démons me rattrapent, répondis-je.


Dans tous les sens du terme.


- Ben, Ricky, qu'est ce que tu fais avec ça dans la bouche ? me demanda Armin qui venait d'arriver devant le lycée avec Alexy.

- Je joue de la flûte, ça se voit non ? D'ailleurs tu tombes bien, passe-moi ton grinder.


Il me tendit aussitôt le petit crâne en métal qui lui servait à broyer son cannabis. Il l'avait toujours sur lui.


- Tu vas fumer un cône maintenant ? railla Castiel. Tu te trouves pas déjà assez perchée naturellement ?

- La ferme, fis-je en fouillant moi même dans le sac d'Armin pour en sortir un paquet de feuilles slim.


J'en pris deux, puis je m'affairai à les coller bout-à-bout.


- Fais gaffe, faut se dépêcher de coller la gomme de la troisième...

- Je sais, coupai-je Castiel.

- Ne t'amuses pas à faire un pur de cette taille, j'ai plus beaucoup de salade, m'avertit Armin. 

- T'inquiète, j'ai une indus'.


Alexy nous regarda tour à tour avec des yeux ronds.


- Vous parlez chinois là ? fit-il.


Je vidai le tabac de la clope que j'avais grattée à Castiel dans la feuille que j'avais fabriquée, prenant soin de bien le répartir. L'opération se répéta avec la weed. Armin me tendit un filtre, et en moins de deux minutes le joint était roulé. 


- Tu sais y faire, dis-moi, observa Cast'. L'incarnation même du cliché de la L.


Je ne lui répondis pas, tirant déjà une barre. La weed d'Armin était excellente.


- C'est qui ton dealer ? lui demandai-je.

- Pierre Barma. C'est le fournisseur de tout le monde.


Voilà qui expliquait peut-être son immense popularité et le fait que tout le lycée le connaissait. 

J'avais honte de me l'avouer, mais la fumette m'avait incroyablement manqué. Elle me rappellait des milliers de choses à la fois, des odeurs, des moments, des sons et des textures.

Arrêter avait été à la fois une libération et un déchirement. Je jetais sur le cercueil la dernière motte de terre qui le recouvrirait, la page avait été tournée... ou plutôt arrachée, très mal arrachée. Il restait encore, sur au moins trois centimètres d'épaisseur, les mots-clés pour me rappeler le passé, les mots les plus douloureux du modeste livre de ma vie.


- Si Mme. Phipps capte que t'es rabat, t'es morte Kruger, me lança Castiel entre deux taffes.

- Elle captera pas, je serai tout juste entamée avec si peu.


Le rebelle aux cheveux rouges siffla.


- Eh ben, c'est que Lysandre et moi on a de la concurrence. 

- Lysandre ? répétai-je en cachant mal mon étonnement. 


Alexy tira sur le joint. Sa tête partit aussitôt en arrière, on voyait qu'il n'avait pas l'habitude. 


- Lysandre et Castiel sont les deux plus gros camées de ce lycée, expliqua-t-il après avoir toussé pendant une bonne minute. Leurs deuxièmes prénoms pourraient-être "haschich".

- Ouais, avoua Cast'. Sauf que Lysandre a arrêté le cône. Mais apparemment Kruger est là pour prendre la relève.


La sonnerie retentit. Merde.


- On le fumera à la pause, déclarai-je en steakant mon joint.


J'avais du mal à croire que Lysandre ait été un camé. Il commençait à avoir bien trop de points communs avec Ruben, à mon goût.




***



Foutu casier.


"Ben qu'est-ce qui t'arrive, la tatouée, on se bat avec le matos du lycée maintenant ? La ganja de tout à l'heure c'était peut être du shit coupé à la LSD si tu te mets à avoir des hallu'.

- Très drôle Castiel, pour pas changer, maugréai-je en donnant un dernier coup de poing à la portière de mon fichu casier, qui se décida enfin à s'ouvrir. 


Castiel croisa les bras sur sa poitrine.


- Pourquoi tu restes planté là ? le questionnai-je en saisissant mon manuel de philo.

- Je t'observe, fit-il. T'es marrante.


Je lui jetai un regard noir.


- Tu sais à qui tu me fais penser parfois ?

- ... nan.

- Daria Morgendorffer, railla-t-il dans un sourire.


Je ne comprenais vraiment rien à la manière dont fonctionnait ce mec. Pourquoi s'intéressait-il autant à ma vie de merde ? J'avais pourtant cru comprendre qu'il ne manquait pas de fans dans le lycée. 


- Je pige vraiment pas ce qu'ils te trouvent, fit-il.


Je compris immédiatement de quoi il voulait parler. 


- Nathaniel, Armin et Kentin ne me trouvent rien du tout, anticipai-je.

- Bordel la tatouée, t'es complètement aveugle c'est trop drôle, ricana-t-il. Ne change surtout pas, pour une fois que quelque chose est marrant dans ce bahut. 


Il mit ses mains dans les poches de son perfecto en cuir avant de se pencher vers mon oreille.

- Sinon, chuchota-t-il, quoi de neuf avec Ruben et Miss 95D ?


Comment avait-il pu deviner le tour de poitrine de Dawn ? Cela faisait un moment qu'il ne m'en avait pas parlé, et je m'en portais très bien. 

Nous entendîmes derrière nous la voix de la directrice qui réprimandait une élève :

- Voyons mademoiselle Capucine, dépêchez vous de rejoindre votre salle !


Il fallait que je me dépêche moi aussi, la sonnerie avait déjà marqué la fin de l'interclasse et mon prof de philo m'avait déjà dans sa ligne de mire puisque je passais les deux heures que durait son cours à terminer mes nuits. 


- En quoi ça te regarde ? interrogeai-je le rebelle. 

- Oh, ne sois pas si agressive, fit-il en mimant l'indignation. Moi qui m'inquiétais pour ta santé mentale. 


Je poussai un long soupir. 


- Qu'est-ce qui te fait dire que ma "santé mentale" est en danger ? le questionnai-je sans réellement attendre de réponse. 

- Oh rien...


Je commençai à m'éloigner pour rejoindre ma salle de classe. 


- Peut-être ton t-shirt que t'as mis à l'envers, enfin j'dis ça..." ajouta-t-il.


Merde.


J'entendis Castiel allègrement se foutre de ma gueule quand il me vit me diriger vers les toilettes des filles. 



"Bonjour monsieur, désolé de mon retard j'ai eu un incident d'ordre menstruel.

- Oh, fit-il gêné. Euh... ç-ça ira pour cette fois. Allez vous asseoir mademoiselle Kruger.


Les garçons de la classe grimaçaient. Le coup des règles marchait à tous les coups. 


- T'es vraiment ignoble parfois, ricana Alexy quand je pris ma place habituelle : dernier rang, à côté de lui, du radiateur et du rideau pour mieux me cacher durant ma sieste.

- Sans les règles, il n'y aurait pas de vagins fertiles, et tu serais jamais né, rétorquai-je.

- Et le monde aurait été tellement, mais tellement chiant sans moi... C'est bon chérie, tu m'as convaincue.


Il me tapota l'arrière du crâne. Armin émergea de son sommeil, assis à la droite de son frangin. 


- Dis, Alex, fit-il. Tu penses pas qu'il serait temps de mettre notre Michael Scofield au courant ?

- Arrête de m'appeler comme ça ! ralai-je.


"Au courant" ??? 


- Au courant de quoi ?! questionnai-je les jumeaux. 

- Tu te rappelles la soirée de Nath, me dit Armin, quand on a joué à "je n'ai jamais", et que mon frangin a avoué avoir déjà eu le béguin pour l'une des personnes de la salle sans préciser son identité ?

- Euh... ouais, fis-je.


Enfin, ce qui m'avait marquée durant cette soirée avait d'avantage été Nathaniel, en caleçon, complètement ivre, avec ses tatouages au marqueur indélébile et le rideau qu'il s'était accroché autour du cou pour se faire une cape.


- Eh ben Armin m'a cuisiné pendant une semaine pour que je lui dise qui était cette personne, et j'ai fini par lui avouer parce qu'il est vachement relou quand il s'y met, poursuivit Alexy. 


La curiosité me piqua. Alexy n'avait quand même pas eu des sentiments pour Castiel ou Nath ?!


- C'est qui c'est qui c'est qui c'est qui ???

- Houla, on se calme chérie, fit Alex. Mon premier est brun aux yeux verts, mon second mesure 1m72, et mon troisième a les mêmes initiales que Kristen Stewart.

- Kentin ! devinai-je rapidement.


Les jumeaux firent mine de m'applaudir.

Alexy avait ou avait eu des sentiments pour Ken, je n'en revenais pas. 


- J'ai vite abandonné, tu t'en doutes, m'informa-t-il. Malheureusement, on ne change pas l'orientation sexuelle des gens en prononçant leur nom trois fois devant un miroir. Enfin, de toute façon les pantalons motif camouflage c'est vraiment pas mon truc !


Lysandre, assis juste devant moi, pivota dans ma direction.


- Tiens, me fit-il en posant un bout de papier sur ma table avant de se retourner. 


Alexy s'en saisit avant moi, et son visage se fendit d'un sourire bien trop large. 


- Eh ben ! Y'en a qui perdent pas de temps ! s'exclama-t-il en me tendant l'objet de son analyse. 


C'était le numéro de Lysandre. 


- Arrête ton char, Alex, on a juste un article à écrire ensemble pour cette peau de vache de Peggy.

- Tu as ma bénédiction, poursuivit-il en ignorant ce que je lui avais dit, il est carrément à tomber.


Je roulai des yeux en ne cherchant pas à épiloguer.

Je sortis mon téléphone pour y noter le numéro du garçon aux yeux vairons, et j'en profitai pour lui envoyer un message afin qu'il ait également le mien. 


On procède comment ?


Sa réponse ne se fit pas prier. 


On préparera des questions avant l'arrivée des trois victimes. 

On fera ça chez moi, tu connais mon adresse. 


Hein ?! Son adresse ?

Je ne pus lui envoyer d'autre message pour lui demander des explications à cause du prof qui arrivait vers nous pour distribuer des polycopiés. 


J'attendis qu'il s'éloigne pour me remettre à mon clavier. 

Pendant que je rédigeais mon SMS, je me rappelai de la veille, où je l'avais brièvement croisé chez Leigh. Il venait chercher son carnet ou quelque chose dans ce genre... et Rosalya qui m'avait expliqué que Leigh ne vivait pas tout seul. C'est à Lysandre qu'elle devait faire référence. En même temps, avec un appartement aussi immense, pas étonnant que Leigh puisse héberger à la fois sa copine qui venait squatter sept jours sur sept et son propre frère. 


Une image me vint alors : celle de Ruben, Dawn et Rich'. Comment ne pas comparer ce trio avec Lysandre, Rosa et Leigh ? Surtout depuis que je savais que Rosalya avait posé nue pour Lysandre. Quand à Leigh, le fait qu'il ait arrêté ses études très jeune pour vivre de sa passion coïncidait assez avec Rich et sa...


Mon flanc se mit alors à me faire l'effet d'un poignard. J'avais l'impression que mon coeur était juste sous mes côtes droites et qu'il y battait à tout rompre, menaçant d'exploser.


Rien que le souvenir de Richard Montepagano était devenu trop tabou pour ne pas me mette pas dans tous mes états.

Je fermai les yeux en effectuant une légère pression sur mon flanc droit, comme pour le forcer à faire taire l'ouragan que l'encre qui y avait été injectée créait en moi.

Tu es ridicule, Aurore. Tu dois censurer tes propres pensées pour empêcher les larmes de perler sur tes joues. Tu n'es même pas fichue d'accepter une disparition vieille de plus d'un an, tu refuses même d'affronter Ruben parce qu'il incarne à lui seul tout ce que tu as peur de te remémorer. Tu as effacé Rich' de ta mémoire à des fins égoïstes. Tout ce qui te fait peur, c'est de nuire à ta petite personne en la faisant souffrir. En refusant de te rappeller de lui, tu insultes l'un des trois plus grands acteurs de ta vie... et tu as perdu la confiance de ta propre soeur, ta soeur qui, elle, s'est montrée infiniment plus forte que toi après ce drame qui l'a autant affectée. 

Tu te mens, Aurore. Tu n'existes que dans l'illusion que tu t'es créée. Tu t'es confinée dans un leurre, un mirage. Tu crois continuer de vivre ta vie d'adolescente je-m'enfoutiste et insouciante ? Pourquoi lutter ? La vérité est encrée dans ton sang, accepte-la, bon sang ! Regarde les souvenirs avec nostalgie si tu y tiens, mais pas comme des épines qui viendraient envenimer ton existence ! Comment peux-tu faire ça à Rich ? Comment peux-tu faire ça à Ruben ? Comment peux-tu faire ça à Dawn ?!

Tu es coupable, Aurore. Peut-être est-ce la seule chose que tu as réussi à accepter. Ni Dawn ni Ruben ne sont responsables du fossé qui s'est creusé entre vous : c'est toi qui les as abandonnés, c'est toi qui as refusé de surmonter ton deuil, c'est toi qui as renié au lieu de surmonter. En essayant de sauver les meubles, tu t'es rendue responsable de l'effondrement de ton propre édifice. Tu as tout gâché, et tu continues de tout gâcher. Si seulement tu pouvais aller voir ta soeur et Ruben, leur faire part de tous tes regrets, leur présenter très excuses pour avoir lâchement fui, peut-être pourrais-tu retrouver un semblant d'estime de toi même, mais tu sais d'ores et déjà que cela n'arrivera pas.

Parce que tu as apostasié, Aurore. Tu as décidé de t'éloigner de deux diamants que tu avais la chance d'avoir. Tu as préféré la jouer perso, tu as abandonné ton navire pour aller te noyer, croyant naïvement pouvoir nager jusqu'à la terre ferme. Pourtant, as-tu gagné quoi-que-ce soit avec ce comportement de déserteur, de lâche nauséabond et abject ? Tu as tout perdu, Aurore, et si l'un de tes deux diamants a décidé de te fuir et de faire une croix sur toi, l'autre t'a condamnée ne jamais avoir de répit. Il a décidé de te forcer à te souvenir. Il refuse de te laisser l'oublier parce qu'il sait qu'une partie de toi refuse de se mentir. Ruben te court après pour l'honneur de tout ce que ta soeur, lui même, son frère et toi aviez vécu ensemble, pour la mémoire de Rich, pour l'amour que votre quatuor se vouait inlassablement, et toi tu le rejettes sans arrêt, tu le fais passer pour un psychopathe qui te harcèle par pur plaisir... alors qu'il fait ça parce qu'il t'aime, merde ! À chaque fois que tu l'envoies bouler, il refait surface, plus déterminé encore à faire triompher ta lucidité sur ta peur. Pourquoi fais-tu du mal à tous ceux qui tiennent à toi ? Pourquoi détruis-tu tout ce que tu touches ? Pourquoi acceptes-tu de te subordonner à tes démons, au détriment de tes deux diamants bruts ? Pourquoi refuses-tu même de regarder certains de tes tatouages ? Pourquoi t'interdis-tu le droit de te confier à qui-que-ce-soit ? Pourquoi te caches-tu derrière cette apparence de fille qui se fiche éperdument de tout ? Pourquoi ne passes-tu pas une journée sans te torturer l'esprit en pensant à toutes tes erreurs, alors que la raison même qui t'a poussée à mes commettre est justement ta peur de te torturer ?

Tu as rendu ta vie tragiquement absurde, Aurore.



***



Armin et moi attendions Alexy près d'un parc attenant au lycée. Étant sous délégué de notre classe, il avait été convoqué avec Nathaniel, Melody l'autre déléguée et Kim l'autre sous déléguée, pour parler de notre classe ou quelque chose de ce genre. 

Le geek et moi en avions profité pour finir le cône que j'avais roulé le matin même. À la pause, trois pions s'étaient postés devant le lycée avec l'intention évidente de châtier quiconque s'avisait de sortir le moindre grinder de son sac.

Ma jambe tremblait toute seule.


"Qu'est-ce qui t'arrive ? me lança Armin. T'es déjà en manque de tabac ?


Si seulement c'était ça...


- Tu sais depuis combien de temps je me suis pas faite tatouer ? l'interrogeai-je

- Je sais, ouais : un mois seulem...

- Une éternité, le coupai-je. Et puis... c'était que des petits tatouages, j'ai envie d'une grosse pièce. 


Armin leva les yeux au ciel.


- Tu choisis ton dessin, je t'amène au salon de Paul et tu l'auras ton tatouage. 


Je secouai la tête.

- Ton Paul est très sympathique et tout ça, mais il a l'air carrément nul pour les portraits. Ce qu'il fait c'est plus du New School et autres dérivées.

- Tu l'as vu une seule fois et tu sais déjà tout ça ? s'étonna Armin.

- J'ai appris à évaluer un tatoueur rien qu'en l'observant quelques minutes.


Et le meilleur que j'avais connu jusque-là était introuvable.


- Tu veux te faire quoi, du coup ?

- Le portrait de Suzanne Valadon, répondis-je. Et Arthur Rimbaud ou bien Sacha Guitry, mais à part si j'apprends que Kat Von D habite à Sweet Amoris ça risque d'être compliqué. 

- Kat Von quoi ?! répéta-t-il incrédule. Enfin, il me semble que Rosalya s'est faite tatouer, peut-être que c'était chez quelqu'un d'autre. Demande-lui.


Je posai ma tête contre la colline au pied de laquelle nous nous étions assis.


- Ça servirait à rien, soufflai-je. 


Armin se redressa pour me faire face.


- Et pourquoi ça ?


Parce que j'imaginais déjà Ruben en train de me tatouer, et que quand on a déjà des attentes dignes du l'empereur du tatouage, on ne se risque pas à confier son épiderme à un simple comte.


- Parce que j'ai plus de thunes, mentis-je.


Armin me jeta un regard suspicieux, puis ses yeux s'arrondirent soudainement. 


- Hey, tu pensais que j'avais oublié ?! s'indigna-t-il.

- Heu, qu'est-ce que tu...

- Ta soeur, me coupa-t-il, on meurt d'envie de la voir avec Alex.


Je poussai un long soupir. 


- Tu sais, c'est pas la joie entre nous. 


Mon regard se posa sur l'une des branches du platane face à nous.

Armin ne parla pas pendant quelques temps : il semblait attendre que je lui donne des explications, et je prenais soin d'éviter son regard azurien qui, je le savais, était braqué sur moi.

J'avais toujours eu une sorte de phobie, celle de me confier aux autres. Plus les gens en savaient sur moi et plus je me sentais affreusement vulnérable. Je ne faisais confiance qu'à Rich, et la vie me l'avait enlevé.


Un long silence se fit entre Armin et moi. Je sentis ses iris bleues pénétrer les miennes. 


- Aurore, fit-il.


Cela me fit tout drôle d'entendre Armin m'appeler par mon prénom. 


- J'ai l'impression de ne rien savoir de toi, vraiment rien. T'es un mystère putain.


Qu'est-ce qui lui prenait ?


- T'as vraiment pas l'air bavarde en ce qui concerne la raison qui fait que tu sois toujours en train de fixer un point lointain, à réfléchir à je-ne-sais-quoi. T'as l'air... je sais pas, triste, mélancolique. 

- On dirait vraiment des putain de paroles de Fauve là Arm...

- ... enfin bon ça fait pas méga longtemps que je te connais, et j'ai absolument aucune idée de ce qui te tracasse. Je veux juste que tu saches qu'on est pareils. Toi tu as tes donuts et ton je-m'enfoutisme permanent, moi j'ai ma console et mes paquets de chips barbecue.


J'avais l'impression que Armin avait réfléchi longtemps à ce qu'il allait me dire. Il était vraiment très sérieux, et je sentais que ses mots n'étaient pas à prendre à la rigolade. Pourtant, je n'arrivais pas à saisir le but de son discours. 


- Je comprends pas, Armin.

- Moi non plus je comprends pas Aurore ! Je comprends rien à ce qui se passe dans ta jolie petite tête, mais si je pige pas le fond du problème je pense en avoir saisi la forme. Peut-être que je suis complètement à côté de la plaque, mais ce que je pense c'est que t'as aucune envie de te confier à qui que ce soit, peut-être que c'est dans ta nature, ou alors peut-être que t'as traversé un problème X à cause d'une personne Y qui t'a fait perdre toute forme de philanthropie, j'en sais rien ! Mais je suis tellement comme ça moi aussi que je sais que, peu importe si je venais à t'assurer que je suis prêt à être ton confident, tu me croiras pas ou alors t'auras peur.


Il revint à sa position initiale pour s'adosser contre la colline. 


- Enfin bref, t'as toujours l'air trop occupée à réfléchir pour être à 100% présente quand on te parle. T'es là, mais t'es pas là. Tu fais acte de présence, mais t'es présente qu'à 50%. Même quand t'es assise toute seule dans un coin à lire un de tes bouquins et que je suis à proximité, je vois dans tes yeux que les lettres que tu lis c'est juste du vent, et qu'il y a quelque chose qui te bouffe de l'intérieur. Je le sais que tu vas mal, je le sais que le joint de ce matin c'était pour décompresser, mais je sais pas ce qui te compressait.


La voix d'Armin se fit plus douce. 

- Je m'étais promis de ne plus jamais me consacrer au bien-être de qui-que-ce-soit d'autre que Alexy, mais un jour t'es arrivée et tu m'as intriguée avec ta demi-présence. Maintenant je peux dire que la seule personne à laquelle je tiens et qui ne soit pas un membre de ma famille, c'est toi Ricky. 


Mon coeur se mit à battre beaucoup plus vite, je le sentais. Armin m'adressa un léger sourire en coin.


- Sinon, crois-moi que j'en aurais rien à battre que tu rentres chez toi à pied, seule, en mini short et talons hauts à quatre heures du matin. .


Il faisait référence à la soirée de Nathaniel, durant laquelle il avait insisté pour me raccompagner chez moi. Cela me fit sourire intérieurement. 


- Sache juste que mon frangin et moi on tient réellement à toi, poursuivit-t-il. Mine de rien t'es vachement attachante, comme fille.


Je déglutis.


- Enfin bref, si un jour te vient la folle idée de te mettre à nue, compte sur moi pour t'éviter de le faire devant n'importe qui. Confie-toi à moi en premier, s'il te plaît.


Armin avait l'air d'avoir fini. J'étais à court de mots pour lui répondre. Je lui étais... reconnaissante. Je n'avais pas l'habitude qu'on parvienne à me cerner si rapidement. Je ne pouvais pas parler, et Armin eût l'air de l'avoir compris. 

Il attrapa ma main et la serra dans la sienne.


Ce soudain élan de sincérité, ces mots si crus et sans euphémisme étaient si beaux, me faisaient tellement de bien, que j'avais peur d'en briser la pureté en balbutiant des phrases maladroites. Je me contentai de caresser la paume d'Armin avec mon index, espérant qu'il comprenne l'effet que ses mots avaient sur moi à travers la rapidité des battements de mon pouls.


- Cheese ! s'exclama une voix criarde

- Qu'est-ce que...


Un flash nous éblouit pendant quelques secondes, avant de s'évanouir et de révéler l'identité du photographe. 


- Capucine ?! nous écriâmes Armin et moi en choeur.

- Surprise hihihihi !


Elle s'approcha pour nous montrer son cliché : dessus, Armin et moi plissions les yeux à cause du flash, j'avais la bouche entrouverte, Armin se frottait l'oeil droit et... nos mains se tenaient encore. 


- Vous êtes si mignons tous les deux hihihihi, piailla-t-elle, dommage que personne ne soit au courant !

- Qu'est-ce que cette cinglée raconte ?! s'exclama Armin.

- On n'est pas ensemble, espèce de greluche.

- J'espère que vous ne me voudrez pas de faire circuler l'information, m'ignora-t-elle. Dans le journal du lycée par exemple !


Elle nous lança un baiser dans le vide avant de disparaître aussi vite qu'elle était apparue. 


Génial. 


- T'inquiète, c'est pas la première ânerie que le club de journalisme colportera, fit Armin en lâchant ma main. Personne n'y croit de toutes façons.


Je haussai les épaules en plaçant mes mains derrière mon crâne. Que des rumeurs à mon égard circulent au lycée était le cadet de mes soucis en ce moment. 


Alexy arriva.


- Ah, t'en as mis du temps ! l'engueulai-je. La directrice t'a fait faire une escale dans son lit en prime ?

- Je préfère rouler un patin à mon frangin plutôt que de me taper cette vieille peau.

- Merci mais sans façon, fit Armin.


Alexy poussa un long soupir.


- Tous les profs se sont plaints de notre classe, ils disent qu'on est des flemmards tout juste bons à dormir en cours, fumer des tarpés et tricher aux exams.


Pourquoi c'était toujours les L qui s'en prenaient plein la gueule ?

Alex s'étira de tout son long avant de glisser ses doigts dans ses cheveux bleus.


- Ça m'a crevé tout ça, fit-il. On va manger ?


Le geek et moi-même nous levâmes rapidement. Je mourrais de faim.


- Ah oui, frangin, le journal du lycée a décidé que Ricky et moi on sortait ensemble.

- Ah ? Ça marche", répondit Alexy.


Visiblement, les lycéens de Sweet Amoris étaient déjà habitués à la désinformation du journal que Peggy la dictatrice dirigeait.



***



J'avais proposé que nous allions tous manger au loft, mais sachant que tante Agatha était abstente, que Dawn aurait préféré intégrer un couvent plutôt que de nous préparer à dîner et que j'étais nulle en cuisine, les jumeaux me forcèrent à aller manger dehors.

Nous nous installâmes à l'intérieur du Mad's, un café-restaurant en centre ville. Armin et Alexy y allaient très souvent et connaissaient tous les serveurs.


- Qu'est-ce que je vous sers mes chéris ? nous demanda une fille aux cheveux bleu foncé, plutôt mignonne.

- Salut Laeti, fit Alexy. Comme d'habitude pour moi. 


Armin l'imita. Je consultai la carte des burgers qui était posée sur la table. Parmi les Belly Busters, Cheese Burgers et autres noms accrocheurs, l'un d'entre eux attira mon attention : le Burger Pigalle. J'aurais mis ma main à couper que Dawn aurait choisi celui-ci, en bonne parisienne.


- Un burger provençal avec un Perrier, tranchai-je.

- C'est noté, répondit Laeti.


Elle reboucha son stylo avant de détailler mes clavicules.


- Jolis tatouages, fit-elle. Tu es la troisième personne tatouée qui vient manger ici, à croire que c'est la mode.


Mon coeur rata un battement. 


- La troisième personnes ? répétai-je. À quoi ressemblaient les deux autres ?

- Il y avait une fille vachement canon, on voyait qu'elle dans tout le bistrot avec son tatouage sur le front. 

- Heu, ça devait être Dawn, indiquai-je aux jumeaux. 

- Ta soeur ? demandèrent-ils en choeur. 


Je hochai lentement la tête. 


- En tout cas, elle était pas très habillée malgré la météo, donc j'ai pu voir qu'elle était tatouée de partout.


Armin pouffa.


- À croire que c'est de famille cette malédiction, Ricky.

- C'est moi qui suis maudite par le dieu de la météo, corrigeai-je. Dawn a très rarement froid, elle le fait exprès de s'habiller comme un top model lingerie. 

- Elle, je l'ai seulement vue une fois, poursuivait la serveuse. L'autre c'était un mec blond aux yeux verts. Il était pas d'ici, ça se voyait. J'ai pas pu voir grand-chose parce qu'il portait un pull, mais il était tatoué à la racine du cou, ça c'est sur. Il était tellement beau que j'ai pas pu m'empêcher de lui demander son numéro.


Ruben. J'en étais sûre.


- Alors comme ça tu as d'autres mecs dans ta vie, fit Alexy en mimant la déception. 

- T'inquiète pas mon chou, fit Laeti, je reste à toi toute entière : il m'a jetée. 


Alex éclata de rire.


- C'est ça, moque toi ! s'indigna-t-elle. Je retenterai ma chance : il vient manger là tous les midis


Quand Ruben disait non, c'était non.


- Les tatoués ont envahi Sweet Amoris ! s'écria Alex.


Laeti fit la moue.


- Je suis dégoûtée, il était vraiment trop beau. Bon, moi je vais vous chercher vos commandes sinon le boss va m'arracher la tête.


Je savais que j'étais observée par Armin, qui n'avait pas dit un mot depuis que Laeti nous avait faussé compagnie. Ruben était donc bel et bien resté à Sweet Amoris. Tout se concrétisait : il était revenu, il était réellement là. Il m'avait suivie en laissant Dawn derrière lui, ce qui avait dû faire redoubler en elle sa rancoeur envers moi.


- Elle est mignonne, fit Alexy, et en plus c'est un bon coup. Elle vient dans ton lit quand tu veux, frangin. T'as bien vu comment elle te mate tout le temps. 

- Berk, répondit Armin. Tu te rappelles pas qu'on avait décidé de jamais se taper les mêmes meufs ? C'est limite de la consanguinité. 


Mes yeux s' écarquillèrent. Alexy s'était tapé la serveuse ???


- Heu...

- Et oui Aurore, me coupa Alex. Pour m'assurer de mon homosexualité, j'ai bien dû expérimenter plusieurs choses. 


Dit comme ça c'était très bizarre. J'espérai secrètement qu'Alexy ne s'était pas déjà pris pour Christian Grey dans ce bouquin de pucelles en chaleur basé sur une fan fiction sado-maso sur Twilight.


- Mon ego en prend un coup, fit Armin. Mon frangin s'est tapé plus de filles que moi et il n'est même pas hétéro !

- Si t'étais un peu moins difficile, aussi ! 90% des filles avec qui j'ai couché ne l'ont fait que parce que tu les as jetées, monsieur le bourreau des coeurs. Donc techniquement c'est MON ego qui en prend un coup. 


Alexy essuya une larme imaginaire.


- Je suis un lot de consolation, snif.

- Personne ne t'a obligé à coucher avec Orlane Palem, observa Armin.

- Ne m'en parle pas. Ses seins se faisaient la gueule ! C'était le grand canyon entre le gauche et le droit. Si un jour je dois virer de bord c'est pas avec ce genre de marchandises ! M'enfin, un trou c'est un trou. 


Je ne pus réprimer un pouffement, cet air de playboy macho n'allait pas du tout à Alexy, et il le savait. 


- Ne ris pas, toi, me réprimanda-t-il. J'attends toujours que tu me présentes ta soeur, d'ailleurs, toi qui disait qu'elle pourrait me faire virer de bord grâce à sa "bôté".

- Raaaaah, je vous la présenterai avant la fin de la semaine, capitulai-je, promis.


Mon instinct, qui m'avait jusque-là conseillé de dissocier au maximum ma nouvelle vie à Sweet Amoris de mon passé entre Morpert et Paris, se faisait petit à petit devancer par ma raison qui, elle, avait compris que de toute façon le sort avait décidé de m'empêcher d'assouvir mon dessein de nouvelle vie sans retour en arrière. J'aurais pu trouver des excuses bidons pour retarder au maximum la rencontre des jumeaux avec Dawn jusqu'à ce que tante Agatha revienne et que ma soeur puisse repartir là d'où elle venait, mais une partie de moi en avait assez de jouer. Cette partie-là était celle qui m'avait fait faire le tatouage sur mon flanc droit, c'était la partie d'Aurore Kruger qui poussait Ruben à me faire revenir à la raison. 

Soudainement, j'eus envie de tout accélérer. Je ne voulais pas que mon fichu instinct reprenne le dessus : je voulais profiter de la bouffée de courage qui m'envahissait avant qu'elle ne s' eclipse. Je voulais, s'il le fallait, traîner les jumeaux jusqu'au loft, leur présenter Dawn et...

Et...

Et leur expliquer pourquoi elle et moi étions en froid ?


Laeti arriva avec nos commandes. 


- Ma chérie, tu es le messie des affamés ! s'écria Alex en dévorant son plateau du regard.

- Che confirme ! fit Armin la bouche déjà pleine. 


Laeti tourna la tête vers moi en ricanant.


- Ces deux-là commandent toujours la même chose depuis qu'ils sont arrivés en ville et ils sont encore plus émerveillés à chaque fois !


Encore plongée dans mes pensées, je ne répondis pas à Laeti, qui eut un petit rire gêné et changea de sujet.


- Si vous avez besoin de quelque chose, appelez moi, fit-elle en s'éloignant. Et soyez pas radin sur le pourboire !


Les paroles d'Armin me revinrent en tête. Il m'avait assuré tenir énormément à moi au point d'avoir fait de moi l'une des deux seules personnes qu'il voulait protéger. Pourquoi n'arrivais-je pas à arrêter de tout calculer avant de parler ? Pourquoi devais-je sans cesse réfléchir à tout, tout calculer ? Il n'y avait chez moi aucune spontanéité en ce qui concernait mon passé, je devenais calculatrice, artificielle, j'étais incapable de laisser parler mon instinct. Mon véritable instinct, celui qui est censé dire "fais comme tu le sens, ne te prends pas la tête", pas ce pseudo instinct que je m'étais créé, pas cette fichue directive qui consistait à renier mon passer et à...


- Aurore, fit Alexy en me sortant de ma rêverie. Pourquoi tu ne manges pas ?


Son frère et lui étaient déjà venus à bout du tiers de leur assiette, tandis que j'avais tout juste grignoté une frite.

Armin ne dit pas un mot. Il se contenta de me regarder d'une manière plus qu'explicite. Ses yeux me parlaient, ils me disaient qu'ils savaient que j'étais en train de me torturer les méninges, et qu'ils me voyaient le faire tout le temps.


- Je mange, regarde, assurai-je en prenant une énorme bouchée de mon Burger qu'il me fut très compliqué de mâcher.

- Mouais, fit-il. T'as pas l'air en forme. D'ailleurs, fit-il en consultant son frère du regard, Armin et moi on voulait t'en parler. 


Son frère se gratta la tempe, embrassé. 


- Euh... bredouilla-t-il, en fait... je lui ai déjà tout dit quand on t'attendait elle et moi. 

- Quoi ?! s'indigna Alexy. Mais t'abuses Armin, on avait décidé de lui en parler tous les deux !

- Hey, j'y peux rien ! Plus ça allait plus elle se mettait à bader, j'ai pas pu me retenir !

- J'avais déjà préparé mon expression mélodramatique, regarde !


Il ferma les yeux en se massant les tempes, puis il les réouvrit d'un coup, regardant au loin avec le menton relevé. Sa main droite était posée sur son coeur.


- Tu ne sais pas à quel point je te juge, là, fit Armin.


Mon téléphone me sauva du ridicule de cette scène.

Je m'empressai de décrocher sans même regarder qui m'appelait. 

- Allô ?

- T'es où ?


C'était Dawn. Le fait qu'elle m'appelle ne présageait rien de bon.


- Je mange en ville avec deux potes, répondis-je. Pourquoi ?

- Ok. On a un très gros problème. 


Je tentai d'avoir un air assez détendu pour ne pas inquiéter les jumeaux. 


- Agatha s'est faite muter, expliqua-t-elle. En BELGIQUE putain !


Cette fois-ci, je ne pus empêcher mes yeux de s'écarquiller et ma bouche de s'ouvrir. 


- D'accord. J'arrive tout de suite."


Je raccrochai rapidement, avant de poser un billet de dix dans la petite assiette de plastique noir que Laeti avait posé au milieu de la table avec le ticket de caisse coincé dedans.


- Tu vas où comme ça ?! s'étonna Armin. T'as même pas mangé !

- Problème familiaux, je suis désolée ! J'vous aime, à demain.


Je m'éclipsai rapidement, me maudissant de faire subir aux jumeaux ma vie bien trop mouvementée.

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