Le Clan Dolores : plume et aiguille

Chapitre 6 : Chapitre 6 : Libby Vanderbilt

11568 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 26/03/2017 19:25

OK.

 

Où je suis, là ?

 

Du blanc, du blanc, du blanc partout.

Y'a même pas de perspective, on dirait que je flotte dans le vide !

 

Pourquoi mes rêves sont toujours aussi bizarres ?

 

Ce bruit... il se rapproche petit à petit. Je crois que ce sont des... vagues ?

 

Le blanc commence à s'estomper, c'était juste du brouillard.

 

Maintenant, je vois où je suis : je vogue sur l'Océan, à bord d'un radeau ridiculement petit dont mes pieds dépassent.

Youpi.

 

D'où il sort, d'ailleurs, ce bout de bois instable ?

Oh et puis merde Aurore, t'es en train de rêver, qu'est-ce que t'en as à foutre ?

Hey mais... c'est bizarre, on dirait que je m'enfonce.

 

Heu... je m'enfonce vraiment.

 

Je... je suis en train de me noyer ?!!!

 

AAAAH

 

...

 

......

 

...............

 

Bon, au ralenti, alors, parce que c'est vachement lent ce truc. Je pensais que mourir c'était plus rapide. Allez, l'océan, tu me noies ou pas ? Mets le turbo, au moins !

 

Je m'ennuiiiiie ! Ils sont vraiment bidons, mes rêves.

 

Elle est bientôt là, la terre-ferme ? Vu la lenteur à laquelle cette incapable de flotte m'avale, j'aurais presque le temps de ramer jusqu'à atteindre la civilisation... ou une terre de papous cannibales, je ne sais pas.

 

Oh, une mouette ! Ca, c'est un signe que la terre n'est pas loin.

 

Elle vole vers moi, très haut.

 

Et moi j'ai de plus en plus l'impression que je vais couler... wo-ho-ho on dirait que la mer m'a entendue l'insulter : moi qui voulais du rapide, je suis servie, mon radeau à deux balles a été totalement submergé en deux secondes.

 

Je me sens tellement minuscule au milieu de toute cette eau. Qui sait quel nombre de bestioles étranges y vit ?

 

Mais... qu'est-ce qui m'arrive ? Hey, Aurore, pourquoi tu te mets à avoir peur ? T'es en plein rêve ! Allez, colle toi une bonne gifle et arrête de délirer.

 

La mouette vole de moins en moins haut.

 

Oh non... J'ai déjà les genoux complètement trempés. Je vais me faire avaler par un requin... ou pire, une baleine !

J'ai une sainte horreur des baleines, j'ai failli avoir une attaque en regardant Pinocchio quand j'étais môme. J'ai entendu dire que leur oeil faisait la taille d'une fenêtre !

 

Pas de panique, s'il y a une mouette, c'est que la terre est bientôt là.

 

Qu'est-ce que ?

La mouette vient de tomber tête la première dans l'eau.

Elle s'était éloignée de la terre-ferme seulement pour mourir.

 

Quelle plaie !

 

Oh, c'est quoi ce bordel ? Là, instentanément, je ne suis plus du tout mouillée...

 

L'eau est en train de s'évaporer

Et mon radeau... a disparu ! Avec une onomatopée de "Pouf !" en plus.

 

C'est quoi cet espèce de trou, qu'est-ce qu'il fout là ?! Mon subconscient est vraiment tordu.

 

Un vortex vient d'apparaître, et je suis... attirée dedans ?! Oh non non non non non j'ai horreur du vide !

 

Je suis en train de tomber comme Alice quand elle entre dans le terrier de ce foutu lapin, je vais mouriiiiiiiiiir...

 

- OH putain.

 

En ouvrant les yeux, la première chose que je vis fut un gros plan de la couture de la banquette arrière noire. J'étais toujours dans la voiture que les jumeaux conduisaient pour aller...

Les jumeaux.

Et si j'avais parlé dans mon sommeil ? A tous les coups, cet imbécile d'Armin m'avait filmée.

 

Je me redressai trop brutalement, ce qui me donna l'impression que La Boule de Fort Boyard avait confondu son gong avec mon crâne.

 

Il me fallut quelques secondes pour réaliser que les jumeaux n'étaient plus là. J'étais seule.

 

J'avais l'impression d'avoir la gueule de bois.

 

Je frottai mes yeux encore engourdis, puis je regardai par la fenêtre de la portière arrière droite.

 

Un sale gosse avec du chocolat plein la face me tira la langue. Il était assis à l'arrière d'une Fiat Punto... garée parallèlement à la Scénic des jumeaux.

Bon. Et à gauche ?... Une Renault Kangoo.

OK Aurore, tu es dans un parking.

 

Le rétroviseur me fit comprendre, en affichant le reflet du Logo "Auchan", qu'Armin et Alexy étaient partis faire des emplettes en me laissant roupiller comme une larve. Depuis combien de temps y étaient-ils ?

 

Mon premier réflexe fut d'allumer mon téléphone pour appeler l'un d'entre eux.

 

J'avais tellement de messages que mon Iphone se mit à buguer.

 

A ce moment là, je me souvins pourquoi je l'avais éteint.

Castiel m'avait encore écrit : j'avais six textos gigantesques de lui. Visiblement, il en avait encore appris sur Dawn et Ruben, ou peut-être avait-il aussi découvert le groupe sanguin de ma mère et le signe astrologique de mon père ? Ses talents d'investigateur me faisaient presque froid dans le dos. Je décidai de ne pas lire un seul mot de ce qu'il m'avait envoyé. Il commençait sérieusement à me taper sur les nerfs.

 

J'avais aussi cinq appels manqués.

Quatre de Rosalya, probablement pour le blog mode, et un de... Dawn ?!

Elle m'avait enfin rappelée, et moi je dormais ?! Quelle poisse !

 

J'allais me précipiter sur la touche de rappel, quand le bruit qui indiquait le dévérouillage des portes de la voiture se fit entendre.

 

- Cette fois, c'est moi qui conduis ! fit Armin en s'installant sur le siège du conducteur.

- Préparons nous à mourir avant d'arriver à destination, Aurore.

 

Alex se pencha entre les deux sièges-avant pour poser un sac de courses à côté de moi.

 

- C'est quoi ? l'interrogeai-je.

- Le cadeau de mamie.

- L'offrande, tu veux dire, rectifia Armin en me tendant un des Mars qu'il avait extirpé du sachet de cochonneries dans la boîte à gants.

 

J'ouvris le sac de courses pour découvrir un poulet cru et des pommes de terre. Très raffiné comme présent.

 

- Notre mère a eu un contre-temps, elle a promis à mamie de faire du poulet rôti pour ce soir pour remplacer les choux de Bruxelles.

- Les supos de Satan, tu veux dire, corrigea une nouvelle fois Armin.

- Mais elle a pas pu aller acheter les ingrédients, acheva son frère.

- Et vu qu'on est ses esclaves et qu'elle nous maltraîte, elle nous a appelés pour qu'on passe faire sa comission. Sauf que tu t'étais déjà écroulée sur la banquette arrière. Dans une position assez douteuse d'ailleurs... pas mal, ta petite culotte.

 

Génial.

Armin alluma la radio et mit le moteur en marche.


- En tout cas, Ricky, si tu arrives à mettre mamie dans ta poche je t'offre un grec."

 

 

Nous nous remîmes en route pour le lieu-théâtre de notre supercherie. Mon Dieu, dans quoi je m'étais embarquée...

 

"Vous savez, dis-je après un petit moment de silence, je commence à réaliser le ridicule de la situation.

- Merde, ça veut dire que tu nous lâches ? Verrouille les portes, Armin, elle va s'échapper ! hurla Alexy.

- Si vous enlevez cette abomination, je veux bien rester, fis-je en pointant le poste du doigt. Cette station de radio doit être sponsorisée par le diable. Vous voulez que j'aie le cancer des oreilles ?

 

Alexy s'exécuta rapidement. Il avait l'air aussi désespéré que moi par le dernier single de Black M.

 

- Vous écoutez, FranceStudio, il est midi et demi, c'est l'heure d'écouter Amandine Vasnier nous présenter les tendances des réseaux sociaux. Amandine, on vous écoute !

- Merci, Jeff. Aujourd'hui, je vais vous parler d'un phénomène qui risque de s'accroître avec le temps. Mon petit doigt me dit que nous n'entendrons parler que de ça pendant les prochaines semaines.

- Vraiment ? Ne nous faites plus attendre, Amandine !

- Contre toute attente, un jeune garçon qui avait birèvement fait le buzz il y a quelques années est revenu à l'assaut avec un tout autre domaine. Je vais donc devoir un peu remonter dans le temps. Vous vous souvenez de cet enfant-prodige ? Ruben Montepagano.

 

Je manquai de m'étouffer avec mon Mars.

 

- Ça va, Aurore ?! s'inquiéta Armin en croisant mon regard dans le rétroviseur.

- Oui, oui ! C'est rien... mentis-je.

 

Je rêvais, c'était pas possible !

 

- Il y a quelques années, on avait brièvement parlé de ce jeune Parisien de naissance qui avait obtenu son baccalauréat à seulement quatorze ans. On l'avait complètement oublié jusqu'à ce qu'il apparaisse en TT sur Twitter ; le hashtag #WhereIsRuben est resté en Top Tweet international pendant assez longtemps pour que ce jeune homme affole la toile et alimente même la presse américaine. Son blog est très suivi aux USA, par les jeunes principalement, mais il est inactif depuis peu. Ruben a disparu on-ne-sait-ou, et sa sublime collègue et modèle photo Dawn également ! Un autre hashtag, #WhereAreTheBoobs, un peu déplacé je vous l'accorde, faisant référence à la poitrine voluptueuse que la jeune fille arbore, a été lancé et est toujours d'actualité.

 

Je me pinçai le bras.

Non, j'étais bien réveillée.

Ma vie est trop bizarre. Moi qui n'ai jamais cru en Dieu, je vais commencer à me demander si cet enfoiré n'est pas en train de s'amuser à rendre ma vie plus bizarre que jamais, en prenant soin de me narguer depuis son nuage.

 

Mon téléphone vibra, c'était encore Castiel.


 

Castiel : Mets tout de suite FranceStudio !

 


Je pianotai rapidement sur mon clavier pour lui répondre.


 

Moi : Tu as un train de retard.


 

- Les noms de ces deux franchouillards sont sur les lèvres de tous les lycéens Américains. Cela risque d'être un véritables tremplin pour eux ! Déjà, leur cercle d'influence ne se limite plus aux bancs du lycée, le blogueur Perez Hilton en personne serait abonné aux comptes Twitter de Ruben et Dawn. Et une rumeur prétendrait que ce serait lui qui aurait lancé le hashtag #WhereAreTheBoobs ! Excellente publicité. Enfin, il est difficile de savoir si cela arrange nos deux "adulescents" de respectivement 19 ans et 18 ans qui semblent jouer les morts. Le fait qu'ils ne donnent toujours pas de nouvelle lassera-t-il les lecteurs, ou attisera-ce encore plus leur engouement pour le duo ? Cela reste à voir. En tout cas, c'est à marquer d'une étiquette "à surveiller" !

- Merci, Amandine, pour vos informat...

 

- C'est nul, déclara Armin d'un ton blasé en changeant de station.

- Merci, laissai-je échapper.

 

J'étais soulagée qu'ils n'en aient pas dit d'avantage sur Dawn.

J'avais beaucoup trop entendu parler de Ruben et elle en une seule journée, si bien que j'avais l'impression qu'ils s'étaient délibérément immersés dans ma vie.

Là, un très mauvais pressentiment est en train de t'envahir, Aurore.

 


 

***



 

"Rooooooh, mais qu'est-ce qui m'a pris de te laisser conduire ?!

- Hey, calme toi deux secondes, tu veux ? C'est pas ma faute si...

- Si, c'est ta faute ! T'as eu ton permis dans la boîte de l'un de tes jeux vidéos ?

- Tu dis ça alors que t'as repassé trois fois ton code !

- Mais moi au moins je sais qu'on ne freine pas en débrayant !!!

 

Les jumeaux gueulaient comme des maraîchers parce qu'Armin avait tamponné le 4x4 de devant.

Mes oreilles n'en pouvaient plus.

 

- Les gars... tentai-je pour les calmer.

- Si la caisse a une seule rayure, t'expliqueras ça tout seul aux parents !

- Les gars... répétai-je

- Mais arrête de piquer ta crise, elle a rien du tout !

- Les ga...

- On verra bien ! En attendant, je reprends le volant !

- Oui, c'est ça, en plein milieu de la route, railla Armin. Hey, mais... tu fais quoi là ?!

 

Alexy était sérieux. Il s'était penché sur Armin pour contrôler le véhicule à sa place alors qu'il était encore sur le siège du passager.

 

- Je nous gare, répondit-il. J'ai pas envie que tu nous fasses atterrir dans un ravin.

- Hey, moi non plus ! m'écriai-je. Alexy, repose tout de suite ton cul sur ton siège ! Tu vas nous tuer !

 

Il sembla à peine entendre ce que je venais de dire, mais en rencontrant le regard assassin du conducteur de devant dans son rétroviseur, Alexy se figea.

 

- T'as vraiment envie qu'il nous tue ? lui fit Armin. Allez, rassied-toi comme il faut.

- Pourquoi il nous tuerait ? s'interrogea Alexy en reprenant une position convenable. Oh, j'oubliais ! T'as tamponné sa bagnole !

- Elle a rien, sa bagnole !!! riposta Armin.

- Mais tu trouves qu'il a l'air commode, lui ?! On dirait un vieux motard enragé ! Il a plus de tatouages sur l'épaule qu'Aurore en a sur tout le corps !

- J'ai vraiment l'impression d'être enfermée avec Nathaniel et Castiel... marmonnai-je.

 

Leurs cris, additionnés à la radio, allaient vraiment finir par me rendre sourde. Les jumeaux étaient encore trop occupés à se lancer des piques pour que je puisse leur demander de diminuer le volume de la musique.

Je soupirai. On n'est jamais mieux servi que par soi-même.

 

En me penchant entre les deux sièges pour atteindre les boutons de commande, quelque chose attira mon attention.

 

- Euh... les garçons.

- Hé ho, mamie ! fit Alex. Le feu est vert !

- Ça va, j'ai vu ! râla Armin en démarrant.

- C'est quoi ce truc qui clignote ? demandai-je.

 

Cette fois, tout le monde m'avait écoutée. Les yeux des jumeaux s'arrondirent comme des ampoules.

 

- Voilà, je savais bien que j'oubliais quelque chose, dit Alexy dont la colère s'était tout à coup mutée en un petit rire gêné.

- Oh, tu veux dire que papa t'avait prévenu qu'il fallait FAIRE LE PLEIN D'ESSENCE AVANT DE RENTRER ?!

 

Dites-moi que je rêve !

 

- Je. Vous. Déteste, soufflai-je en me laissant retomber sur mon siège.

 

 


***



 

"Oui, euh, papa ? Je t'appelle pour te prévenir qu'on aura un petit contre-temps. Tu vas rire... ahaha. Tu te souviens quand tu m'as prévenu qu'il fallait absolument faire le plein d'essence ?...

 

Je balançai mes jambes dans le vide, assise sur le capot de la voiture à côté d'un Armin qui lançait des regard meurtriers à son frère.

 

Nous avions encore trente bonnes minutes de route avant d'arriver à destination... et la voiture nous avait lâchés au bout de cinq.

Je maudissai la grand-mère des jumeaux d'avoir insisté pour qu'on se retrouve tous chez leur oncle... Tout ça pourquoi ? Parce que madame n'apprécie pas le milieu urbain et que le duplex où vivent les jumeaux se trouve en centre-ville. Je ne la connaissais pas encore, mais ça commençait déjà mal entre elle et moi.

Nous avions atterri dans un endroit complètement paumé avec aucune indication géographique.

 

- Au moins... y'a du réseau, tentai-je.

- Papa ? Papa ? Papa ?!!! insistait Alexy au bord de la route.

 

Il secoua son téléphone dans tous les sens, observa son écran puis poussa un long soupir avant de revenir vers nous.

 

- Plus de réseau, annonça-t-il.

- Ricky, n'essaie plus JAMAIS de relativiser, m'ordonna Armin.

 

Super. Maintenant, en plus d'avoir la poisse, je porte la poisse.

 

- On fait comment, hein ? fit le geek en sautant de la voiture. Impossible d'appeler un dépanneur, et aucune trace de civilisation en vue !

- Vous savez, dans quelques jours, on repensera à ce moment, et on en rigolera, déclara Alexy dans un petit rire.

 

Son frère lui répondit par un regard de bulldog en colère.

 

- On n'a qu'à faire du stop, proposai-je.

- Personne ne s'arrêtera, soupira Armin.

 

Un peu pessimiste, mais réaliste. Nous étions trois, et j'étais la seule fille. Deux garçons, ça ne donne pas vraiment envie de s'arrêter.

Si Dawn avait été là, elle nous aurait rameuté tout un cortège en moins de deux minutes.

Hey, mais...

 

- Remontez dans la voiture, ordonnai-je.

 

Les jumeaux me lancèrent des regards mêlant amusement et surprise.

 

- Qu'est-ce que tu racontes ? Tu vas la pousser ? railla Armin.

- Je doute que tes petits bras aient assez de force pour ça, même avec les potentiels effets secondaires de toute l'encre qu'il y a dedans, renchérit Alexy.

- Remontez ! insistai-je en les poussant légèrement.

 

Les jumeaux s'exécutèrent sans grande conviction.

Mon idée n'était pas brillantissime, mais c'était déjà ça.

J'étais une fille en robe échancrée, seule dans un coin perdu.

Avec un peu de chance, un vieux pervers s'arrêterait... et avec encore plus de chance, il nous porterait main forte.

 

 

- Aurore, qu'est ce que tu fous ?! s'insurgea Armin depuis l'intérieur de la caisse.

- Je joue les greluches.

 

Qu'est-ce qu'il faut pas faire...

Je m'étais postée au bord de la route, pouce vers le haut, l'une des bretelles de ma robe délibérément placée de sorte à ce qu'elle tombe sur mon épaule.

 

- T'es obligée de te cambrer comme Zahia ? meugla-t-il. Tu veux te faire violer ?!

- T'occupe ! répondis-je. Et baissez la tête, il faut qu'on croit que je suis toute seule.

- T'es complètement dingue, pouffa Alexy.

 

Une voiture ralentit près de moi. C'était du rapide !

Le conducteur, un quincagénaire barbu, me détailla des pieds à la tête avec un sourire en coin.

J'allais m'approcher pour lui exposer notre problème, mais je fus interrompue par son sifflement impressionné. Il me fit un clin d'oeil suivi d'un "GRRRRRR !" et il traça sa route.

 

Hilarité des jumeaux.

 

- T'es vachement efficace, Aurore, railla Alex.

- Ha, ha, ha. J'aimerais bien t'y voir, moi ! me défendis-je.

 


 

***


 

 

Je ne savais pas depuis combien de temps je faisais du Stop, mais ça ressemblait vaguement à une éternité. Sous le soleil de plomb, à cause d'une crampe au bras et parce que les seuls types qui s'arrêtaient voulaient seulement me mater, je commençai à envisager de rejoindre les jumeaux dans la voiture pour attendre un miracle.

 

- Bon, c'est la dernière. Après, je démissionne, décidai-je en voyant finalement arriver une berline noire.

 

Je plissai les yeux pour voir qui était à bord, utilisant ma main comme une visière pour me protéger du soleil, sans grand succès.

 

La voiture s'arrêta sur le bas-côté, et je m'avançai vers elle. Les jumeaux furent intrigués, et Armin sortit immédiatement de la voiture pour jouer les gardes du corps.

 

La vitre teintée côté passager s'abaissa, laissant voir le haut d'un chignon banane poivre-et-sel.

 

Un visage allongé, plissé de rides, se pencha légèrement pour nous voir.

 

- Armin ? Mais qu'est-ce que tu fais ici ? s'étonna une voix féminine de vieille bourgeoise.

- Oh non... soupira-t-il.

- Et qui est cette fille à moitié nue avec tous ces... dessins sur le corps ?!

- Je ne suis PAS à moitié nue, ripostai-je.

 

Elle me détailla en haussant les soucils. J'avais l'impression d'être scannée.

Oui, scannée. C'est le mot.

 

- Salut, mamie, lança Alexy qui était toujours dans la voiture.

 

... Nom de Dieu. La poisse, je vous dis.

 

La vitre côté conducteur s'abaissa à son tour. Le mystérieux chauffeur de la grand-mère des jumeaux appuya son avant-bras sur la portière, et nous comprîmes rien qu'à la vue de cette partie de son corps qu'ils s'agissait d'une femme.

Le soleil m'empêchait de voir son visage.

 

- C'est qui ? chuchotai-je à l'intention d'Armin.

- Une amie de la famille...

 

Elle ouvrit la portière, glissa ses jambes en dehors de la voiture et se releva, elle devait faire un bon mètre 80 avec ses talons vertigineux.

 

Elle s'avança jusqu'à nous.

 

- Aurore Kruger, fit-elle en enlevant ses lunettes Dior.

 

Son crâne me cachait le soleil, je voyais parfaitement ses traits, mais mon sang se glaça lorsque mon cerveau associa à cette physionomie un nom.

 

- Libby... Vanderbilt."

 

 


***


 

 

J'aurais préféré traverser pieds nus un champ de Lego plutôt que me trouver là où j'étais.

 

"Aurélie ?

- Aurore, corrigeai-je.

- Mes petits fils m'ont parlé de vos idées politiques.Je suis ravie que la jeune fille que fréquente Alexy soutienne le parti Chrétien.

 

Je mourrais d'envie de balancer toutes les vacheries qui me venaient à l'esprit sur Christine Boutin mais...

 

- Oui, répondis-je, je suis pour une France... meilleure.

 

Je ponctuai mes propos d'un lèvement de poing tout sauf énergique. Wouhou.

 

- Ravie de l'entendre. Vivement que nous soyons débarrassés de ces fantaisistes de gauchos pro-IVG et mariage pour tous.

 

Reste calme Aurore, zeeeeeen.

Cette vieille peau avait un bidon d'essence de secours dans son coffre, et les jumeaux avaient pu remplir la Scénic... du moins assez pour finir le trajet jusque chez leur oncle. Sauf qu'au moment de remonter dans nos véhicules respectifs, mamie-Armin-et-Alexy avait décidé de m'embarquer avec elle pour "qu'on puisse discuter entre filles". Prétexte pour me lancer des regards dédaigneux et scruter mes tatouages avec des yeux ecarquillés oui.

Tout d'abord, je ne m'étais même pas attardée sur son apparence, trop préoccupée, agacée et à la fois intriguée par la présence de Libby.

La grand-mère était une femme élancée et assez grande, peut-être un mètre soixante-quinze. Aucun cheveu ne dépassait de sa mise-en-pli d'hôtesse de l'air qui, avec son collier de perles de culture, lui donnait un air plus strict que l'horrible Nanny McPhee. Elle portait une robe gris foncé assez cintrée, à manches trois-quart, qui lui arrivait jusqu'à mi-mollet. Comme toutes celles qui, malgré leur âge avancé, n'avaient pas encore reçu la visites de la faucheuse, elle portait un collant couleur chair, et elle avait aux pieds des ballerines compensées. Malgré cette tenue désuette, cette grand-mère semblait avoir autant d'énergie que moi... même peut-être plus si on effectue la comparaison un matin de cours.

Seules les rides de son visage, encerclant des yeux du même bleu cyan profond que ceux d'Armin, trahissaient ses 93 ans ; elle était plus plissée qu'une vieille pomme de reinette flétrie.

 

Libby, elle, n'avait pas prononcé un seul mot. Elle ne m'avait même pas jeté un seul regard à travers le rétroviseur. Elle se contentait de conduire.

 

- A en juger la tête que vous faites, poursuivit la mamie, j'en conclus que le concept d'homosexualité vous rebute autant que moi.

 

Le... "concept" ???

 

- Vous imaginez ma réaction quand on m'a annoncé le plus naturellement du monde que mon petit Alexy était... gay !

 

Son visage plissé par les marques de l'âge se tordit en une grimace d'horreur.

 

- Heureusement, il semblerait que l'on se soit trompé. Mon petit-fils a encore sa place auprès de Dieu.

 

Je crois que je vais pleurer de rire. Ou de désespoir, je ne suis pas sûre.

 

- Dîtes moi, commença-t-elle... vos parents doivent être de braves gens, s'ils ont réussi à vous transmettre des valeurs aussi honorables.

 

Etant assise derrière elle, je ne voyais que ses ondulations blond vénitien, mais je savais que Libby arborait son légendaire sourire narquois.

 

- J'imagine, oui, répondis-je en réprimant un froncement de sourcil trop explicite.

 

Mes parents étaient l'athéisme incarné. Ma mère participait à toutes les manifs pour l'avortement, le mariage homosexuel et tous ces sujets que la grand-mère des jumeaux semblait mépriser au plus haut degré. Hannah Kruger avait même écrit un essai complet en faveur de l'IVG, publié par plusieurs éditeurs.

 

- Alors je me demandais pourquoi ils vous ont laissée vous faire injecter toute cette encre dans le corps. C'est un péché, on n'abîme pas le cadeau de Dieu.

- Tout est relatif, sifflai-je. Vous appelez ça "abîmer", j'appelle ça "sublimer".

 

Elle répondit à mon audace par un regard dans lequel je lus de la surprise et de l'indignement.

La grand-mère des jumeaux me fit dos. Elle abaissa le miroir rétractable, face à elle, pour arranger le col de son chemisier.

 

- Faîtes ce que vous désirez, répondit-elle d'une voix soudainement glaciale, mais n'influencez pas mon petit-fils avec vos... idées douteuses.

 

Libby nous gara non loin d'un portail.

 

- Et cela est aussi valable pour Armin", ajouta-t-elle en sortant de la voiture.

 


 

***


 

 

"J'adore cette fille ! s'exclama Antoine Galienne, père d'Armin et Alexy, après que j'ai franchis la porte d'entrée.

 

Libby et la mamie des jumeaux étaient occupée à saluer les petits cousins, l'oncle et la tante.

 

- Quoi ? répondit-il au regard de reproche que sa femme lui jetait. T'as vu la tête de ta mère ? Elle était blanche comme un linge ! Qu'est-ce que tu lui as dit ? me demanda-t-il non sans un éclat de joie dans le regard.

- Que se faire tatouer c'est cool, répondis-je en haussant les épaules.

- J'adore cette fille, répéta-t-il à l'attention de ses fils.

 

J'avais déjà rencontré les parents des jumeaux, mais de façon très brève. J'avais tout juste pu leur dire mon nom. C'était, en quelques sortes, notre première véritable rencontre.

 

Il était plus d'une heure trente et Armin et Alexy avaient l'air soulagés que je mette leur père de bonne humeur : tout le monde avait dû nous attendre pour manger à cause de leurs bêtises sauf leurs petits cousins qui devaient faire leur sieste, et ils s'attendaient à se faire lyncher en arrivant.

 

- D'ailleurs, qu'est-ce qu'elle fait là à cette heure-ci ? demanda Antoine à sa femme en pointant la grand-mère du doigt. Je croyais qu'elle venait juste pour le dîn...

- "Elle" a décidé d'arriver plus tôt, le coupa cette dernière en arrangeant son chignon.

- Maman, et si tu allais t'installer ? proposa Valentine, la mère des jumeaux. On a ajouté deux couverts.

 

Elle s'exécuta après avoir jeté un regard narquois à son gendre.

 

- J'espère que ces deux guignols ne t'ont pas trop surmenée, me dit Anne, la tante, en aparté.

- J'ai l'habitude, maintenant.

- On t'entend, tu sais ? me rappela Armin qui n'était qu'à deux mètres de moi.

 

Alexy tendit le sac de courses à son père.

 

- Merci, répondit celui-ci. Hey, mais j'aurais pas un compte à régler avec toi ?

- Euh... Euuuh... Armin a tamponné un 4x4 ! s'exclama Alex pour faire diversion.

 

Le geek donna un coup de poing à l'épaule de son frère.

 

- Ok, Thelma et Louise, venez par là, les apostropha Antoine.

 

Il les emmena dehors, probablement pour vérifier l'état de son bien. En passant près de moi, Alexy me murmura "tu m'expliqueras comment tu connais Lib' ".

 

La mère des jumeaux m'indiqua la cuisine.

 

 


***


 

 

Valentine ferma soigneusement la porte derrière elle, puis elle vint s'adosser contre le frigo.

 

- Bon, c'était pas prévu que maman arrive aussi tôt. Tu te sens prête à dégainer le masque de Sainte-Nitouche ?

- J'avais envie de m'amuser un peu, avouai-je en faisant la moue.

 

Cela la fit sourire. Le côté Mary-Sue de la vieille me donnait une envie irrésistible de la provoquer. Mais je n'avais pas envie d'être responsable d'une mort par crise cardiaque.

 

- L'idée était assez... originale, déclarai-je.

- Quand je suis en panique, je concocte des plans assez douteux. Et malheureusement, ils foirent souvent.

Elle se gratta la tempe.

 

- Je pense que les jumeaux t'ont parlé des problèmes de santé de ma mère.

- Oui, elle est si cardiaque que ça ? Elle est assez bien conservée pour son âge je trouve.

- Oh, tu sais, elle a beau tout faire pour faire croire le contraire mais elle ne peut rien faire sans Libby. Elle la coiffe, l'habille, lui fait la lecture, lui sert de chauffeur... Je ne sais pas comment nous aurions fait sans elle.

 

Libby, une bonne à tout faire ? Si ma mère apprenait ça...

 

- Elle consacre tellement de temps à ma mère... Pourtant, elle aurait pu se vouer à une carrière brillante, son héritage. Son père est le patron de la filiale française d'une multinationale... j'ai oublié le nom de cette entreprise. Raaah. Ils vendent du mobilier partout dans le monde. Tu sais, la pub avec Chloe Moretz et Eddie Redmayne ?

 

Shiloh Home. Le géant de l'aménagement. Tante Agatha était designer chez eux.

 

- Cela ne me dit rien, mentis-je.

 

Libby Vanderbilt, fille unique de ce salaud de Lino Vanderbilt.

 

- Les jumeaux m'ont dit que c'était une "amie de votre famille".

- J'étais à la fac avec sa mère, expliqua Valentine. Elle s'appelait Pietra.

 

J'acquiescai en faisant mine d'apprendre quelque chose.

 

- Elle a quitté le père de Libby alors que celle-ci n'avait que six ans. Elles ont emménagé dans une petite ville de province, et tout allait bien pour elles. Libby a grandi loin de l'univers malsain du business que son père avait toujours compté lui léguer. Elle est allée à l'école comme toutes les petites filles et a vécu une vie paisible avec une mère aimante. Mais... tout s'est assombri lorsqu'on a trouvé une tumeur à Pietra.

 

Valentine pinça légèrement les lèvres. Elle semblait avoir fait son deuil, mais évoquer la mort de son amie lui piquait le coeur.

 

- A son décès il y a maintenant huit ans, Libby m'a contactée. Elle avait douze ans, elle se souvenait de moi, elle ne voulait plus voir son père qui cherchait pourtant à la récupérer. Nous étions sa seule famille. Ma mère l'a traitée comme sa propre petite fille, c'est en quelques sortes ma petite soeur.

 

Elle affichait un sourire nostalgique, peut-être se remémorait-elle des souvenirs. Des scènes de jeux enfantins, de fous rires sans fin, de moments de complicité partagés autour d'une tarte-tatin maison.

Mais mon expérience avec Libby voulut que je l'imagine d'avantage décapiter des barbies et piétiner le dessert avec ses Manolo Blahnik vernies.

 

Valentine poussa un petit soupir et se redressa d'un coup.

 

- Bon, trève de bavardages ! Il est l'heure de se rendre sur le front, soldat."

 

 


***


 

 

"Alors, Amélie, quels sont vos autres centres d'intérêt ? Je veux dire, à part celui de couvrir l'intégralité de votre corps d'encre.

- Et l'autostop.

 

C'était Libby qui venait de parler. Elle n'avait pas prononcé un mot depuis le début du repas, et nous étions déjà à la fin du plat de résistance.

Au son de sa voix, mes sourcils se froncèrent instinctivement et mon regard se fit perçant, rencontrant le sien qui, lui, me défiait. Elle maintint notre contact visuel tout en amenant la fourchette de riz sauce hollandaise à sa bouche aux courbes parfaitement symétriques et définies.

Elle n'avait pas changé. Je retrouvais dans ces iris vertes la manipulatrice, la vipère, la femme ambitieuse et prête à user de tous ses charmes pour écraser tout le monde et se hisser au sommet. Elle releva le menton comme elle avait toujours eu l'habitude de le faire. Cela lui permettait de donner l'impression à son adversaire, à sa proie, qu'elle lui était vulnérable. Elle était assise, tout comme moi, mais la position de sa tête et son maintien altier lui donnaient l'air d'être au dessus, de me regarder de haut avec tout le mépris dont chaque mètre cube de sa personne était constitué. Pour achever ces quelques secondes d'affrontement direct que les autres convives n'auraient jamais soupçonné et qui, à mes yeux, avaient duré une éternité, elle se permit d'esquisser un petit sourire en coin qui fit remonter en moi toute la rage que j'avais, et me rappela chacun de ses antécédants.

Toutes mes émotions se réunirent dans mon poing, qui se serra et froissa ma serviette de table jusqu'à la déchirer.

 

- Elle s'appelle Aurore, mamie, soupira Alexy en ne remarquant pas les éclairs que Libby et moi nous lancions du regard à travers la table.

 

Je me surpris à sentir que mes yeux étaient humides. Contente de ne m'être maquillée que légèrement ce jour-ci, je me mise à ordonner à chacune des lois de la gravité de la mettre en veilleuse. Si une seule larme coulait, les autres auraient suivi et mon visage aurait été inondé en moins de temps qu'il n'aurait fallu à Dawn et son penchant pour la provocation pour filer une crise cardiaque à la grand-mère des jumeaux.

 

Ma main gauche, posée sur mes genoux, alla s'écraser sur mon flanc droit. Aussi invraisemblable cela puisse paraître, je sentais l'encre de mon tatouage à travers le tissus de ma robe. Je connaissais par coeur chaque angle, chaque courbe, chaque couleur de ce dessin, chaque lettre de chaque mot qui le ponctuait. C'était un tatouage que personne n'avait encore vu, pas même Dawn.

Personne, sauf Ruben.

A ce contact, mon coeur rata un battement. Je fus prise d'un tel frisson que j'eus soudainement peur que les autres personnes attablées autour de moi l'eussent remarqué.

 

Mes yeux se fermèrent le temps de me revigorer, je me redressai et pris l'air le plus naturel qu'il m'était possible de prendre.

 

- Mes centres d'intérêt ? répétai-je en faisant mine de réfléchir.

 

Je savais pertinemment que la seule à avoir compris ce qui venait de se passer en était aussi la cause : Libby semblait savourer la vulnérabilité que je lui montrais.

Tu es ridicule, Aurore. Ne la laisse pas gagner, ne la laisse pas voir qu'elle t'atteint.

 

Il fallait que je joue son jeu : celui de la double-face. Hors de question que je lui montre mon émotion. Hors de question que j'aie l'air troublée et encore moins que je pleure devant cette vipère. Il fallait que je prenne un air léger, que j'aie l'air de me foutre royalement de son jeu provocateur. Et si je m'amusais un peu avec la vieille Christine ? Je consultai Valentine du regard, et elle me répondit par un léger hochement de tête.

 

- La musique, tranchai-je.

 

La mamie se redressa sur son siège, yeux écarquillés.

 

- Oh, vraiment ? Vous jouez ?

- Non. Je ne fais qu'écouter.

- Une mélomane, dit-elle en observant le fond de son verre. Et quel compositeur affectionnez-vous ? Mozart ? Chopin ?

 

Je souris intérieurement, et je sentis le regard amusé des jumeaux sur moi, et surtout celui intrigué mais toujours défiant de Libby.

 

- Ce n'est pas vraiment dans ce registre que je me situe. Vous connaissez Suicide Silence ?

 

La vieille devint blanche comme la nappe immaculée sur laquel nous mangions.

 

- S-suicide ? glapit-elle.

 

Waouh, il lui en fallait vraiment peu. J'avais prévu de lui faire écouter un extrait, mais cela l'aurait fait tomber dans les pommes.

Je rencontrai le regard de Valentine, qui me fit comprendre par un petit pincement de lèvres qu'elle était loin d'exagérer en me disant à quel point sa mère était cardiaque.

 

Antoine décida de changer de sujet.

 

- Alors, Aurore, tes parents font quoi dans la vie ?

 

Il ne se doutait pas que cette question, aussi innocente soit-elle, provoquait un redoublon de lancement d'éclairs entre Libby et moi. Elle connaissait mes parents, elle les connaissait très bien.

 

- Ma mère a longtemps été associée d'un grand cabinet d'avocats avant de devenir chef du département de droit et prof de droit civil et régimes matrimoniaux à la fac d'Aix. Parfois, elle enseigne aussi l'économie. Et mon père est architecte.

- Vraiment ? fit Libby avec un sourire carnassier. Alors Hannah s'est reconvertie ?

 

A quoi jouait-elle ?


- Moi qui pensais qu'elle allait faire carrière dans la haute-couture, elle a de l'or au bout des doigts.

 

En parlant du passé de ma mère en tant que chef d'atelier chez Oscar de la Renta et Vivienne Westwood en parallèle de son doctorat de droit, Libby voulait probablement me rappeler qu'elle s'était immiscée dans la vie des Kruger depuis bien longtemps.

 

- Attendez, intervint Anne, vous vous connaissez ?

 

... et l'annoncer à la famille des jumeaux.

 

- Oui, répondit Libby, Hannah et Willem sont des... amis de longue date. La première fois que j'ai rencontré Aurore, c'était en me penchant sur son berceau. Cela m'a fait tellement plaisir de te revoir, tu as tellement grandi.

 

Qu'est-ce que j'avais envie de lui arracher la tête. Espèce d'hypocrite, tu n'as pas évolué d'un poil. Je ne me privai pas pour la fusiller du regard, mordant ma langue de toutes mes forces pour ravaler les milliards d'insultes que j'avais envie de lui balancer.

Bien caractéristiques de Libby et de son don d'amadouer sans se faire repérer, ses derniers mots déclenchèrent l'attendrissement de toute la tablée.

Mon téléphone vibra dans ma poche.

 

Armin : A quoi vous jouez ?

 

Je relevai la tête aussitôt. En effet, mon ami le geek arborait le même air d'incompréhension que son jumeau, assis juste à sa droite.

Je m'étais trahie, et j'avais oublié ma résolution : Libby avait retrouvé son air victorieux en constatant que la veine sur ma tempe battait à tout rompre. Libby : 2 – Aurore : 0. Respire, et fais la perdre à son propre jeu. Elle ne peut pas gagner la guerre.

Pour répondre à leur incrédulité et leur faire, du moins je l'espérais, comprendre que les explications arriveraient plus tard, je me contentai de plonger mes yeux dans ceux d'Armin, puis ceux d'Alexy, avant de reporter mon attention sur mon ennemie.

 

- Libby... m'a beaucoup appris, déclarai-je en imitant son intonation.

 

La principale intéressée tourna son visage vers moi, et elle haussa les sourcils tout en souriant, comme pour faire croire à l'étonnement. Je la connaissais trop bien pour gober cela, et elle le savait. Elle était parfaitement consciente que j'avais compris le message que cette expression et ce regard me destinaient spécifiquement : elle me disait "qu'est-ce que tu t'apprêtes à dire, morveuse ?".

 

- Ah oui ? minauda-t-elle.

- Tout à fait.

 

Toute la haine que je lui vouais, l'envie de la voir perdre comme elle m'avait fait perdre autrefois, fit émerger jusqu'à la dernière goutte de sarcasme, de cynisme et d'hypocrisie qu'un spéléologue aurait pu déceler en moi. Je relevai le menton et fis un petit sourire en coin.

 

- Tu sais... que la pomme la plus immaculée peut s'avérer gorgée de vers et de pourriture. Que le charisme et la classe, c'est comme la culture : moins on en a et plus on l'étale.

 

Nous n'étions que deux dans cette pièce à pouvoir comprendre le sens caché des piques que je lui lançais. Elle avait parfaitement saisi ce que je voulais lui dire, nous étions à armes égales : Aurore : 2 – Libby : 2.

 

Et j'allais lui servir le coup de grâce.

 

- Rappelle-toi, Libby. "Viens vite, petite, viens ! Viens avant que la mort gorgée d'absinthe ou la phtisie ne nous enlèvent ! Viens admirer les nostalgies de la Commune, les neurasthéniques que le suicide emportera avant qu'ils n'aient eu le temps de donner un nom à leur mal !... Holà ! Mais c'est que je me prends pour Nerval !... Viens applaudir les artistes en tout genre, les gandins à l'habit sur mesure, les miséreux de tout acabit. Donne-moi le bras, petite ! Nous allons dériver ensemble ! Regarde ! A l'étroit dans leur costume neuf, les ouvriers l'air bravache font de l'oeil aux fausses vertus du Moulin de Galette ! Oublie le cirque, petite ! Oublie ta mère, la lingère ! Nous allons valser ensemble jusqu'à l'épuisement ! Et lorsque le moment sera venu, je te raccompagnerai rue du Poteau. Ma main prendra ta taille sans que tu t'en offusques. Nous descendront la Butte sous l'oeil hargneux des commères. "Tiens, voilà Boissy avec une nouvelle conquête ! On raconte qu'il travaille dans une compagnie d'assurances. N'empêche que ce bon à rien est plus souvent à parader au Chat Noir qu'au bureau !" C'est exact, mesdames ! Avez-vous vu la belle que je tiens dans mes bras ? Elles détourneront la tête. "Il se prend pour un chansonnier sous prétexte qu'on le laisse déblatérer des sottises sur l'estrade d'un bistrot ! Et dire que la petite Valadon a perdu son pucelage avec une pareille crapule ! Elle n'a pas fini de donner du souci à sa mère, celle-là !". Viens, petite, viens ! Ce soir, je t'offre un rossignol en prose et des baisers de poètes... et même si je n'ai pas de talent, je t'aime... on verra bien si c'est pour longtemps !".

 

Les jumeaux devaient trouver extrêmement bizarre et gênant que je récite un pavé complet au beau milieu du repas, mais je m'en moquais. Il n'y avait plus que Libby et moi. Et c'est comme ça que nous avions toujours communiqué.

L'histoire de Suzanne Valadon illustrait parfaitement l'une de nos connaissances communes, à Libby et moi-même : Dawn, qu'elle avait toujours maladivement jalousé pour sa beauté, son charme, son succès auprès des inaccessibles artistes et intellectuels du vieux Paris.

 

- Et ça, Libby, tu t'en rappelles ?

"Le Poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;

Exilé sur le sol au milieu des huées,

Ses ailes de géant l'empêchent de marcher."

 

Ces mots étaient ancrés dans le torse de l'homme qu'elle n'avait jamais pu atteindre ni impressionner malgré tous ses efforts. Comme l'albatros de Beaudelaire, métaphore du Poète incompris et rejeté à cause de ce qui fait sa force, les bonnes moeurs et la critique ont tenté de vouloir brûler ses ailes à ce garçon que ses ailes de géants, c'est à dire son talent et sa différence, empêchaient de marcher avec le conformisme : Ruben.

 

 

- Une dernière, Libby, je sais que ça fait beaucoup, mais tu m'a tellement appris. C'est la plus courte, certes, mais c'est de loin la plus importante. "Etre Parisien, ce n'est pas être né à Paris. C'est y renaître.", disait Sacha Guitry. Tu vois, cette citation rythme désormais ma vie.

 

Jusque là, j'avais tenté de faire enrager Libby en lui rappelant les échecs de sa vie, ce qu'elle n'avait pas pu obtenir. Quand on a l'habitude de réussir tout ce qu'on entreprend, il est mille fois plus douloureux de se voir rappeler les rares objectifs que l'on n'a pas atteints. Libby n'avait jamais réussi à arriver ne serait-ce qu'à la semelle des escarpins les moins hauts de Dawn. Pourtant, cette dernière ne faisait rien pour ne pas se faire surpasser : Dawn se contentait d'être Dawn. Elle était unique, elle fascinait tous ceux qu'elle rencontrait et elle était la muse de Ruben. Libby ne le cachait pas, elle avait une passion enflammé pour lui. Elle était maladivement jalouse de la relation qu'il entretenait avec Dawn, et elle avait eu beau manigancer tous les stratagèmes possibles pour briser les liens entre eux, cela se soldait toujours par un cuisant échec. Quand à moi, elle m'a toujours vue comme une version plus jeune de Dawn, ce qui faisait qu'elle me haissait tout autant car Ruben et moi étions nous aussi extrêmement proches.

 

Malgré son sourire d'hypocrite pour ne pas affoler les convives, Libby m'avait transmis son message codé dans son regard. Elle me disait d'aller allègrement me faire foutre. J'avais réussi mon coup. Libby : 2 – Aurore : 100000.


Mais les mots de Guitry que je venais de citer, eux, n'avaient pas pour but de maquer encore plus de points. Cette fois, je laissais Libby gagner en lui rappelant que, malgré tous ses échecs avec Dawn et Ruben, elle avait réussi à nous faire à tous les trois du mal... en s'attaquant à un quatrième acteur de notre vie. Ce garçon, Richard était la version antérieure de Ruben. Plus jeune que lui de deux ans, il avait adopté Paris... ou c'était plutôt Paris qui l'avait adopté. Il m'avait tout appris, c'était mon pilier, mon héros. Son seul défaut était qu'il s'était montré trop bon, trop utopiste, trop naif... trop confiant. Sur ce point là, Rich' et Ruben était des antonymes.

 

Libby avait retrouvé ses armes. Elle me regardait à nouveau avec mépris et dédain, parce qu'elle savait que même si je ne versais aucune larme, mon coeur, lui, était en lambeaux. Elle l'avait déchiqueté avec ses griffes acérées de harpie rongée par la jalousie et la soif de faire du mal à ceux qu'elle ne pouvait surpasser.

 

- Tu as... une culture remarquable, Aurore.

 

Tout le monde se tourna avec surprise vers l’émetteur de ces mots. Il s'agissait de la grand-mère.

 

- Connaître Guitry et Valadon, réciter du Baudelaire avec une telle vigueur. Je suis impressionnée, déclara-t-elle.

 

Contre toute attente, son compliment me paru sincère.

 

- Mes chéris, vous avez rencontré là une jeune fille comme il n'en existe plus beaucoup de nos jours, fit-elle aux jumeaux.

 

Mon portable vibra à nouveau.

 

Armin : je te dois un grec.

 

Avec tout ce que j'avais mangé, la perspective d'un kebab dégoulinant de sauce ne m'était pas très agréable. Enfin, peut-être que c'était parce que j'avais la bile rien qu'en pensant à Richard.

 

Libby, elle, continuait son petit manège.

 

- D'ailleurs, Aurore, qu'est-ce que tu fais à Sweet Amoris ? Tes parents et toi avez emménagé ?

 

J'avais l'impression de parler avec Bree Van de Kamp. Je semblais être la seule à ne pas croire une seconde au faux-air de sainte-nitouche de Libby, qui me donnait l'impression que derrière chacun de ses mots se cachait une audacieuse allusion à Richard et à tout le mal qu'elle m'avait fait.

 

- Non, répondis-je simplement.

 

J'avais un très mauvais pressentiment. Je sentais qu'un seul mot de plus était susceptible de me compromettre. Devant la brièveté de ma réponse, Antoine se sentit obligé de poursuivre.

 

- Aurore habite chez sa tante, Libby, compléta donc le père des jumeaux. Ses parents sont en voyage donc elle est venue habiter à Sweet Amoris il y a quelques jours. D'ailleurs, peut-être que tu la connais. Comment s'appelle-t-elle déjà ?

 

Les yeux de mon ennemie s'illuminèrent, ce qui me donna des frissons partout.

 

- Agatha ?! s'exclama Libby. Tu habites chez Agatha ?

- Oui, crachai-je entre mes dents.

 

Ce n'était plus un pressentiment que j'avais-là, mais une certitude. Quelque chose allait arriver, Libby préparait un sale coup. Je me surpris à jouer son jeu.

 

- Et toi alors, commençai-je sur un ton mielleux, tu viens souvent à Sweet Amoris ?

- De temps en temps, me répondit-elle. Et quand je viens ce n'est jamais pour plus de deux jours.

- Oui, approuva Valentine. Tu devrais songer à rester plus longtemps avec nous, la prochaine fois.

 

Non merci, ça ira.

 

- Ne me gronde pas Val', plaisanta Libby. Il se pourrait que je revienne plus fréquemment.

 

Cette information attisa la curiosité de toute la tablée.

 

- La seule au courant ici est Christine, commença Libby en se tournant légèrement vers la mamie, mais... les relations avec mon père sont bien meilleures ces temps-ci. J'ai repris contact avec lui.

- Vraiment ? C'est super, ça ! Se réjouit l'oncle des jumeaux.

 

Libby hocha la tête. C'était une actrice hors-paire. Elle avait donc réussi à faire croire à toute cette famille, et pendant des années, que son père et elle étaient vraiment en mauvais termes ? Je savais pertinemment que c'était faux. Lino et Libby étaient les mêmes, strictement les mêmes.

 

- J'ai accepté de reprendre l'entreprise. Je suis officiellement la co-PDG de Shiloh Home, main dans la main avec mon père !"

 

 

 

***


 

 

Biiip...biiip... biiip...

 

Réponds.

Réponds.

Réponds...

 

"Aurore ?

 

Putain enfin !

 

- Dawn ! Ça fait des jours que j'essaie de te joindre. Et des jours que tu refuses de me répondre.

- Et en plus, ça m'engueule, railla-t-elle. Je te rappelle que c'est toi qui m'as raccroché au nez samedi soir quand je t'ai appelée.

 

Elle marquait un point.

 

- Tu m'as appelée tout à l'heure, lui rappelai-je.

- Effectivement.

- Pourquoi ?

 

Elle prit une grande inspiration.

 

- Tante Daphné, souffla-t-elle.

 

Hein ?

 

- C'est qui, celle-là ? l'interrogeai-je.

- La soeur d'Hannah, elle était dans le coma depuis deux ans. Hannah et elle n'étaient pas en très bon termes, mais Agatha est très proche d'elle.

 

Elle poussa un petit soupir.

 

- Enfin, "était", rectifia-t-elle.

- Elle est morte ?

- Quelle perspicacité.

- Et tu m'appelles pour m'annoncer ça ?

- Tu sais, Aurore, quand quelqu'un meurt, il est d'usage qu'on l'enterre.

- Un enterrement ? Oh non, quelle plaie...

 

Je n'avais aucune envie de me retrouver au milieu de membres inconnus de ma famille éloignée, dans une robe noire, à faire semblant d'être triste pendant qu'un prêtre lira des psaumes incompréhensibles.

 

- Détend-toi, tu n'y es pas conviée, expliqua-t-elle. Mais tante Agatha, si. Elle n'a pas essayé de te joindre ?

 

Je mis l'appel de Dawn en arrière-plan pour checker mon journal d'appels.

 

Merde.

 

- Si, annonçai-je. Il y a un peu plus d'une heure. Mais j'étais un peu... occupée.

- Enfin bon, Hannah m'a appelée en catastrophe pour me demander de jouer les baby-sitter. Elle ne veut pas que tu sois seule pendant tout ce temps.

- Hein ? Tu vas venir ??? Et comment ça... "tout ce temps" ? Elle va se faire enterrer où, la Daphné ?

- En Israel.

- Oh. Maman y va aussi ?

- Tu rigoles ?

 

Question stupide, en effet. Ma mère s'était juré de ne plus jamais mettre les pieds dans ce pays depuis que ses parents, extrêmement influents à Tel Aviv, l'avaient "chassée de la famille" en rencontrant mon père, le descendant du nazi Friedrich Kruger.

 

- Mais c'est pas si loin que ça, Israel, observai-je. A moins que tante Agatha ait décidé d'y rester pour s'accorder des vacances, même avec toutes les formalités de l'enterrement ça prendrait pas plus d'une ou deux semaine.

 

Dawn me répondit par un rire moqueur.

 

- T'as pas changé, finalement. Agatha t'a dit qu'elle se faisait muter à Bordeaux pendant l'espace de quelques semaines, c'est Hannah qui m'a prévenue.

- Hein ?!

- Elle m'a aussi dit que tu risquais de ne pas l'avoir écoutée, comme à ton habitude. Donc je te l'annonce moi-même : Agatha se casse jusqu'à Janvier.

- Je m'en serais souvenue, c'est pas possible.

- Ça fait un moment qu'on s'est pas vues, mais c'est impossible pour moi d'oublier à quel point t'es dans les vapes au réveil.

 

Je n'allais pas le nier. Agatha avait dû m'annoncer ça au petit-dej', moment où je répondais "mmhhh" à n'importe quoi.

 

- Enfin bref, j'étais censée aller à Shanghai pour le blog avec Ruben pendant cette même période. Sauf que ce CRÉTIN a disparu. Quand elle a su ça, Hannah en a profité pour m'exploiter et faire de moi ta nounou. La mort de Daphné a encore acceléré les choses. En résumé : j'arrive ce soir.

- Hein ?! m'étranglai-je. Mais t'es où ?

- Quelque part entre Lyon et Poitiers.

 

Dawn et ses tournures de phrases qu'il fallait déchiffrer pour comprendre.

 

- T'es en route, c'est ça ?

- Bravo, Einstein. Je suis dans le train. Et ça risque de couper d'un instant à l'autre, d'ailleurs.


Cela faisait des mois que je n'avais pas eu une conversation aussi longue avec elle.

 

- Moi qui avais prévu de rompre totalement les ponts avec toi, c'est réussi, râla-t-elle.

- C'est moi qui suis partie, j'te rappelle.

 

Pas de réponse.

 

- Dawn ? ... Dawn ???"

 

 


***

 

 

Comment j'allais annoncer aux jumeaux que ma soeur, qui me détestait pour une raison que je voulais taire mais qu'ils allaient probablement chercher à connaître en voyant son comportement vis-à-vis de moi, allait arriver ce soir-même ?! Et quelle heure était-il ? Vu la longueur du trajet de chez l'oncle et la tante des jumeaux au centre ville de Sweet Amoris, je devais repartir avant 16h.

 

"Il est quelle heure ? Demandai-je en entrant dans le salon.

- 17h moins le quart.

- QUOI ?

 

Les jumeaux me regardèrent avec surprise.

Je soupirai. Dans ces moments, la solution c'est de ne pas réfléchir.

 

- J'ai une soeur, annonçai-je.

 

Je fus accueillis par un "hein ?" général.

 

- Elle s'appelle Dawn, elle a 18 ans et elle arrive à Sweet Amoris ce soir parce que la tante Daphné a rendu l'âme et va se faire enterrer en Israel. Donc ma tante Agatha, qui m'a annoncé récemment qu'elle se faisait muter à Bordeaux sauf que je l'ai pas écoutée parce que je suis pas du matin...

- T'es pas de l'après-midi, non plus, m'interrompit Armin. Ni du soir.

- ... doit aller à son enterrement, achevai-je en ignorant sa raillerie. Donc j'étais censée être seule jusqu'en Avril sauf que ma mère ne veut pas que j'habite seule avant ma majorité.

- Ça fait beaucoup d'infos d'un coup, répondit Alexy en se grattant le front

- Et Dawn arrive ce soir parce que ma mère l'a obligée à rester avec moi.

 

Armin semblait complètement paumé.

 

- Et tu as appris tout ça quand tu t'es eclipsée tout à l'heure ? me demanda Valentine. D'ailleurs, je t'ai ramené tes donuts.

 

Elle me tendit une assiette avec les saintes patisseries. Oh joie, oh bonheur.

 

- Oui, répondis-je en prenant une bouchée. J'étais au téléphone avec ma soeur.

- Je vois, fit le père des jumeaux. De toute façon, on n'allait pas tarder à rentrer.

 

Valentine et Antoine se levèrent, mais les jumeaux les stoppèrent.

 

- Hey, rien ne vous oblige à rentrer maintenant, lança Armin.

- Oui, on peut y aller tous seuls, on emmène Aurore avec la Scénic et vous rentrez tout à l'heure avec la Peugeot.

 

Leur parents se regardèrent, puis ils éclatèrent de rire.

 

- Allez, pousse-toi mon fils, fit Antoine en écartant Alexy. C'était la dernière fois de ta vie que tu conduisais ma voiture."

 


 

***


 

 

"J'arrive pas à croire qu'on soit partis acheter ce poulet pour rien, marmonna Armin.

 

Le père des jumeaux ajusta son rétroviseur.

 

- Ta soeur arrive à la gare à quelle heure ?

- Aucune idée, elle ne me l'avait pas dit quand ça a coupé.

- Mince, fit-il. On aurait pu passer la chercher.

- Elle va faire comment ? s'interrogea Alexy. Elle n'est jamais venue à Sweet Amoris, non ?

- Non, répondis-je. Mais ne t'en fais pas pour elle, elle sait se débrouiller.

 

Dawn était comme Ruben ; elle avait la bougeotte. Il lui était déjà arrivé de grimper sans billet dans un TGV qu'elle choisissait au hasard, sans en connaître la destination, avec seulement un paquet de clopes et du whisky, soigneusement camouflé dans une bouteille de jus de pommes. D'ailleurs, cela ne m'aurait pas étonnée qu'elle ait pris clandestinement le train dans lequel elle se trouvait en ce moment même.

Arriver dans une ville où elle connaissait deux personnes, c'est-à-dire Agatha et moi-même, était un véritable jeu d'enfant pour elle.

 

- Elle arrive de ton vieux bled paumé de Mortier ? me demanda Armin.

- Morpert, corrigeai-je. Et... je sais pas où elle était. À Paris, peut-être, vu qu'elle y habite. Mais elle change souvent de ville.

 

Certes, l'appartement de Dawn et Ruben se situait en pleine capitale, mais cela ne voulait dire en aucun cas qu'ils y étaient toute l'année. Ils devaient avoir passé au moins un Week End dans chaque grande ville de France, et rester plus d'une semaine au même endroit leur donnait la nausée. La seule ville qu'ils pouvaient supporter sur le long-terme était Paris, et encore.

 

- Elle est jolie ?

- Armin... soupira Alexy.

- Ben quoi ? se défendit le geek. J'ai envie de poser cette question depuis que j'ai appris son existence.

 

"Jolie"...

 

- Disons qu'elle pourrait faire virer de bord Alexy, répondis-je.

 

Cela piqua la curiosité d'Armin.

 

- J'exige de la rencontrer ! s'exclama celui-ci. Elle a bien un téléphone, envoie-lui un message pour lui demander à quelle heure elle arrive.

- Je suis même pas sûre qu'elle reçoive bien les textos. Elle est dans un train. Et puis elle n'est pas du genre à particulièrement vouloir qu'on passe la chercher. Elle se débrouillera, je te dis.

 

Antoine éteignit la radio pour y brancher son téléphone. La lecture aléatoire sélectionna You Only Live Once de Suicide Silence. Eh ben... le père des jumeaux avait des gouts musicaux surprenants.

 

- Big up à mamie, fit Alexy.

- Quelle vieille peau, pesta son père. Je me demande pourquoi vous vous êtes fatigués à la rassurer pour Alexy ; on aurait dû l'envoyer chier dès le début.

 

Je lui témoignai mon approbation.

 

- Je me demande comment c'est possible qu'elle n'ait pas fait d'AVC quand j'ai pété un plomb tout à l'heure, dit le geek en observant le paysage par la fenêtre.

- D'ailleurs je t'ai pas remercié, frangin. Je mourrais d'envie de le faire.

- J'aurais dû te laisser cet honneur, alors. Elle a été ignoble.

 

Ignoble était un euphémisme. A la fin du repas, la grand-mère a eu le culot de sortir à Alexy qu'elle était contente "qu'il ne se soit pas dispersé", en faisant allusion à l'homosexualité. Cela lui a valu un savon passé par Armin. Il l'a traitée de "vieille aigrie qui, puisqu'elle sait qu'elle va bientôt crever, s'amuse à cracher son venin sur tout ce qui bouge".

 

- Je crois que j'ai jamais passé autant de temps en voiture en une seule journée, déclarai-je étirant mes membre engourdis.

- Et moi sans jouer à la console. Je suis en manque.

 

Pauvre Armin.

 

- Au fait, avouai-je au bout d'un moment de silence... ma soeur me voue ce qu'on pourrait grossièrement appeler "une haine pleine de sarcasmes et de mépris"."

 

 


***


 

 

J'avais passé le reste de l'après-midi chez les jumeaux, puis je pus rentrer plus tôt. Tante Agatha m'avait envoyé un texto pour me prévenir qu'elle était retournée chez elle en apprenant la mort de tante Daphné. Je n'avais pas les clés de son loft ; j'aurais dû, en principe, attendre qu'il soit 21h pour m'y rendre.

Elle prenait son avion le lendemain.

 

Pendant tout le temps où j'étais chez eux, les jumeaux m'avaient cuisinée sur Dawn. Ils avaient même voulu passer au loft pour la voir, mais leurs parents les avaient empêché d'assouvir leur curiosité en déclarant qu'elle était probablement fatiguée du voyage et qu'ils auraient tout leur temps pour la rencontrer.

Je m'étais bien gardée de leur expliquer que Dawn n'était jamais fatiguée, et qu'elle préférait vivre la nuit plutôt que le jour, comme un animal nocturne.

 

 

 

Je m'étais roulée dans ma couverture comme un sushi. J'avais lancé le Roméo et Juliette de Baz Luhrmann, que je regardais pour la millième fois depuis sa sortie.

 

J'avais surtout utilisé les dernières miettes de marijuana qu'il me restait pour me rouler un joint. J'avais quasiment tout utilisé le jour de la rentrée, et c'était impossible que si peu d'herbe réussisse à me défoncer, mais j'avais besoin de savoir que mon stick contenait de la ganja. Ça me détendait. Mais malgré ça, je ne faisais que penser à Dawn, si bien que je n'arrivais même plus à me concentrer sur la beauté divine de DiCaprio jeune. Qu'est-ce qui va pas chez moi ?

 

Je soupirai. Finalement, je ne savais pas si cela était une bonne chose de retrouver ma soeur. Contrairement à Ruben, elle avait toujours fait son possible pour que je sois loin d'elle. Elle m'en voulait tellement...

Ruben, lui, trouvait cela plus intéressant de m'empêcher d'oublier le passé : il prenait un malin plaisir à débouler régulièrement dans ma vie dans l'unique but de me faire chier.

 

Je ne voulais pas me l'avouer, mais qu'est-ce qu'ils me manquaient... Et Dawn avait beau revenir, elle serait toujours loin de moi : présente physiquement, oui, mais assez distante pour que j'eusse préféré qu'elle reste dans une zone géographique assez éloignée pour que je puisse mettre notre distance relationelle sur le dos de la distance matérielle.

 

Je décidai d'arrêter de me triturer les méninges. Allez Aurore, concentre toi sur ce dieu vivant qu'est Leonardo DiCaprio dans la peau de Roméo de Montaigu.

 

Quelle lumière jaillit par cette fenêtre ? Voilà l'Orient, et Juliette est le soleil ! Lève-toi, belle aurore, et tue la lune...

- ... lune jalouse, qui déjà languit et pâlit de douleur parce que toi, sa prêtresse, tu es plus belle qu’elle-même.

 

Je fis volte-face.


Dawn.

 

- ... Salut, lui lançai-je après avoir retrouvé mes esprits. 

 

Elle n'avait pas changé. Elle avait la même chevelure blonde cendrée subtilement balayée de blond platine, à la Cara Delevingne. Ses talons ajoutaient douze bons centimètres à son mètre soixante-seize. Les gens trouvaient souvent que nous nous ressemblions à s'y méprendre, mais je continuais de penser que notre seul point commun physique était nos yeux bleus et gris qui tiraient sur le violet.

 

- T'as pas pris un seul centimètre, observa-t-elle en me voyant me lever

 

Elle balaya ma chambre du regard d'un air dubitatif. Le bâtiment était sublime, spacieux, et parfaitement bien décoré. Mais Dawn préférait le charme des moulures Haussmanniennes et le parquet à chevron, plutôt que les poutres en métal et les toitures en verrières.

 

- Ce loft n'est pas Versailles, mais ça fera l'affaire. Je pose tout ça où ?

 

Elle tapota ses deux grosses valises.

 

Agatha dormait déjà ; elle devait se réveiller aux aurores pour prendre son avion. Il restait une autre chambre où j'emmenai Dawn, tout à fait identique à la mienne architecturalement parlant.

 

 

A peine entrée dans la pièce, elle retira ses escarpins noirs, des Pigalle de chez Louboutin. Certainement la paire la moins chère de sa garde-robe...

Comment peut-on voyager avec ces trucs aux pieds ?

 

- De nouveaux tatouages, remarqua-t-elle en désignant les pistolets sur mes clavicules.

 

Elle se laissa tomber sur son lit. J’acquiesçai.

Elle avait employé un ton explicite : j'avais, pour la première fois, été tatouée par quelqu'un d'autre. Ça semblait la conforter dans sa rancoeur. Elle m'en voulait encore davantage. 


Elle en avait elle aussi ajouté à sa collection. Malgré le bout de temps pendant lequel nous ne nous étions pas vues, j'avais un souvenir exact des endroits vides de son corps.


- Il fait des merveilles, fis-je en observant la sirène qu'elle avait sur toute l'épaule gauche.

- N'aie pas l'air étonnée, c'est de Ruben qu'on parle.

 

Encore ce ton. C'était comme mille piques qu'elle me lançait. 

Ruben.


Elle suréleva son bassin pour pouvoir retirer son jean.

 

- D'ailleurs, j'aimerais bien savoir où il est, ajouta-t-elle en roulant le vêtement en boule. J'ai réussi à le joindre dimanche soir, mais monsieur a seulement accepté de me dire qu'il ne t'avait vue qu'une seule fois et qu'il n'était pas avec toi. Je sais même pas s'il est encore en ville... ni même en France. A moins qu'il t'en ait dit davantage...

 

Je soupirai.

 

- La seule fois où on s'est adressé la parole, c'était il y a quelques jours, expliquai-je. Je rentrais du lycée, et il m'a suivie.

 

Dawn se redressa de surprise.

 

- Qu'est ce qu'il t'a dit ?

- Il est juste arrivé dans mon dos, je me suis tournée en lui demandant pourquoi il ne voulait pas se résigner à me foutre la paix, et il m'a dit quelque chose comme "tu ne penses pas ce que tu dis, chérie", puis il a touché mon tatouage à la nuque en disant que je l'avais dans la peau pour toujours... que je le veuille ou non. La carte du psychopathe, quoi.

 

Dawn eut un rictus.

 

- Ouais, répondit-elle. Il a joué les relou comme il a pris l'habitude de le faire avec toi depuis cette fois où tu...

- Inutile de me le rappeler, l'interrompis-je.

 

Ma journée avait été assez éprouvante comme ça.

 

- Il continue de t'appeler "chérie" ? Il est résigné.

 

Elle retira son top en crêpe de soie.

 

- J'avais presque oublié que tu avais des tendances exhibitionnistes.

- Il m'avait parlé de son idée de te rejoindre, expliqua-t-elle en ignorant mes derniers mots. J'ai essayé de l'en dissuader parce que j'en avais marre de perdre mon temps avec toi.

- Merci.

- Je pensais l'avoir convaincu, sauf que... sauf que c'est Ruben.

 

Dawn se leva.

 

- Je vais prendre une douche, annonça-t-elle. Le vieux à côté de moi dans le train sentait le chorizo à deux kilomètres à la ronde. On voit bien que j'étais pas en classe affai...

- Pourquoi t'as accepté de venir ? l'interrompis-je.

 

Elle s'arrêta sur le pas de la porte, main posée sur le chambranle.

 

- Pourquoi ça t'étonne ? fit-elle avec un sourire dans la voix.

- Parce que t'es pas du genre à obéir à nos parents, lui rappelai-je.

 

Elle nous l'avait démontré plus d'une fois. Comme, par exemple, en se faisant tatouer à treize ans, ou encore en quittant le domicile familial à seize pour partir à Paris avec Ruben. Ou bien en appelant mes parents Hannah et Willem au lieu de "papa" et "maman".

 

Elle me montrait toujours son dos, muette comme une carpe.

 

- Il y a un peu plus de quatre jours, j'aurais refusé de venir, finit-elle pas répondre.

 

Dawn fit finalement volte-face.

 

- Mais quand j'ai su que Ruben était à Sweet Amoris, ça a changé la donne...

 

Elle dégrafa son soutien-gorge avant de le lancer sur le lit.

 

- ... parce que j'ai besoin de nouveaux tatouages, acheva-t-elle."

 

Elle quitta la pièce, me laissant pour seule compagnie la conviction qu'elle n'avait effectivement pas changé d'un pouce depuis tout ce temps.

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