A Galaxy Railways Story : Reiko

Chapitre 66 : Ce qui nous lie

5695 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/09/2024 11:14

Chap 66 : Ce qui nous lie


- Bruce ! Ne… Ne lance pas Sayu dans… Oh, trop tard.

- T’as pas confiance ? T’as peur qu’il la noie ?

- Aniki… Je croyais que tu l’appréciais enfin.

- Je ne le déteste plus, nuance. Lui, je suis certain qu’il m’en veut encore de t’avoir laissée t’échapper de l’Arcadia avec Tetsuro avant la bataille de Râ-Metal.

- Ça remonte à deux ans et demi.

- Ouais, c’est qu’il est rancunier le bougre.

- Et en plus, ce n’était pas de ta faute mais de celle de Tôchiro. Il nous a aidés à contourner le système de sécurité.

- Ça ne m’étonne pas de lui, tiens…


Tadashi et Reiko cheminaient sur le rivage artificiel de l’ilôt SSX, heureux de se retrouver après ces longs mois de séparation.


- Elle a grandi. J’ai beau la voir par holo régulièrement… Je ne m’en rends compte que maintenant. J’espère qu’elle n’a pas hérité du sale caractère de son père.

- Hé bien moi, au contraire, j’espère qu’elle a hérité de sa ténacité, de son courage et de son intégrité.

- Des qualités que tu es parfaitement capable de lui transmettre. 

- Oh ! Dashi, si c’est pas adorable… 

- Bah, grommela-t-il en se grattant le cuir chevelu. T’es ma Nee-san et t’es une survivante. Cette gamine… Ben, elle a de la chance de t’avoir comme maman.

- Merci. 


La pilote s’assit sur la plage afin de profiter de la chaleur bienfaitrice des rayons du soleil.


- Désolé de te le dire mais t’as une sale tête, Koko. 


Cette dernière eut un petit rire.


- Désolée de te le dire mais toi aussi, t’as une sale tête, Aniki. 

- Hum, je dors mal ces temps-ci.

- Je comprends, ça m’arrive souvent.

- Toutes les nuits.

- Pareil.


Les deux jeunes gens échangèrent un regard surpris.


- En ce qui me concerne, c’est un fait récurrent, mais toi, Nii-san… D’ailleurs, étant donné qu’on aborde le sujet, il y a quelque chose dont je voulais vous parler.

- À moi et à Otto-san ?

- Oui.


Reiko posa le menton sur ses genoux, songeuse.

Comment expliquer à son frère qu’elle suspectait qu’une entité divine la pourchassait jusque dans ses cauchemars ? Le Chaos, l’asservissement des humains, des sacrifices, du sang… Le climat de terreur que cette créature désirait instaurer était suffisamment inquiétant pour dérober les quelques heures de répit que la militaire parvenait à grappiller ici et là. Instinctivement, son index traça le signe de l’infini dans le sable fin à plusieurs reprises.


- Ça ressemble à la nébuleuse, marmonna Tadashi dans sa barbe.

- Hein ?


Reiko sursauta et dévisagea son interlocuteur, abasourdie. 


- Répète… Répète un peu ce que tu viens de dire ?

- Rien, c’était idiot, répondit-il brusquement.

- Non !


Un désagréable pressentiment la saisit à la gorge et elle déglutit avec difficulté. Puis, sans qu’elle n’ait l’intention de les prononcer, les mots franchirent ses lèvres et se déversèrent en une tirade monocorde.


- “À partir du Vide, apparaît le Néant et le Néant crée l’Existence. Tant que le cercle de l’Existence ne se brise pas…”


Le pirate écarquilla les yeux.


- “L’Existence ne retourne pas au Néant…” Putain, Koko… Comment es-tu au courant de ce truc ?

- Et toi ?

- J’en ai… J’en ai rêvé… Lorsque j’ai l’impression que ces hallucinations vont m’écraser, je l’entends… Et je me réveille.

- Aniki… Et la nébuleuse rougeoyante avec…

- L'œil turquoise ?

- Tu te fiches de moi !

- Non, je te promets que non.

- Bordel…


Le robinet de ses émotions s’ouvrit alors et Reiko, sans rien omettre, conta les événements étranges qui s’étaient produits depuis l’obtention de son diplôme.

Tadashi l’écouta sans broncher bien que sa peau prît une teinte verdâtre à mesure que la jeune femme déroulait son récit. Quand celle-ci se tut enfin, il serra très fort les dents pour ravaler la nausée qu’il sentait poindre.


- C’est pas possible…

- Et toi… Tu…

- Je ne peux pas en dire autant. Ni murmure d’outre-tombe, ni manifestation bizarre ne m’ont tourmentés. En revanche…

- En revanche ?


L’artilleur de l’Arcadia rejeta sa nuque en arrière et prit une profonde inspiration.


- Presque toutes les nuits, je vois ce nuage gazeux étoilé… Et une porte. Même si j’ai honte de te l’avouer, le sentiment d’effroi qui m’envahit alors… Il est indescriptible. Comme si la Mort en personne patientait de l’autre côté du battant.

- Une porte ?

- Elle est encadrée d’immenses colonnes, à l’image de celles de ces temples antiques terriens.

- Il me semble… Que je l’ai vue aussi. Mais pourquoi… Toi et moi… C’est inconcevable… 

- Je ne sais pas, Koko. Par contre, quand tu atterris devant cet amas stellaire, est-ce que tu as la sensation…


Elle acquiesça lentement.


- Qu’il est impératif…

- Même vital…


Tadashi enroula ses doigts autour de ceux de sa sœur, qui étaient secoués de tressaillements incontrôlables.


- De le trouver, conclurent-ils simultanément.


*** 


- Tu t’amuses bien, Yuyu, hein ?


Bruce attrapa la fillette qui riait aux éclats et la catapulta dans la mer salée. Celle-ci disparut dans les flots et émergea après quelques secondes en se débattant pour garder la tête hors de l’eau.

Harlock, qui voyait d’un mauvais œil les pitreries de son gendre, prit ce dernier de vitesse et happa Sayuri pour la maintenir en sécurité contre son torse.


- Speed, tu oublies qu’elle n’a même pas deux ans, gronda-t-il. Elle a bu la tasse !


En effet, l’enfant crachota sans cesser de pousser de joyeux gazouillements. 


- De quoi je me mêle, “Ojii-san” ?, railla le sniper en plaquant ses cheveux en arrière.


Le grand-père en question lui renvoya un regard noir qui aurait suffi à décontenancer la plupart des hommes.

La plupart des hommes, oui.

Mais Bruce James Speed n’était pas “la plupart des hommes”.

Mercenaire repenti, tireur d’élite émérite, dorénavant père accompli et Commandant de la très réputée unité Sirius, il fallait plus que des menaces déguisées pour l’intimider.


- Je ne pense pas avoir de leçon d’éducation à recevoir d’un rebelle qui a appris à sa fille à piloter comme un kamikaze suicidaire.


Harlock eut un sourire funeste.


- Tu m’en diras tant. Si on cumulait nos erreurs, tu me dépasserais et de loin.

 

Piqué au vif, Bruce plissa les paupières.


- J’ai peut-être pas toujours été exemplaire mais je donnerais mille fois ma vie pour ma famille. Et si ce n’était pas suffisant, j’offrirais volontiers mon âme au diable.

- J’en attends pas moins de toi, rétorqua le hors-la-loi.

- Rendez-moi ma gosse, maintenant, intima-t-il en agitant son index.

- Non, tu l’as assez remuée dans tous les sens.

- C’est pas à vous d’en décider. 


Le Capitaine se détourna en soupirant tandis que Bruce fulminait, contrarié qu’on s’oppose à sa volonté.


- Un instant, lança le Commandant en abattant une main sur l’épaule de son beau-père. Réglons-ça à ma façon.

- Je ne me battrai pas contre toi. Pas avec Sayuri aux premières loges, tout du moins, répondit-il en fronçant les sourcils. 

- Qui a parlé de se battre ?


*** 


- Dashi-kun.

- Oui, Koko ?

- Pourquoi nous ? 

- Aucune idée.

- Otto-san sait que tu… ?

- Non. Et Bruce ?

- Pas tout, ni pour les cauchemars ni pour mon absence dans le Space Eagle.

- Le plus important en somme.

- Mmmh…


Immobiles sur la plage, le frère et la sœur fixaient l’étendue turquoise mouvante, observant par intermittence les pirates qui se baignaient ou qui bronzaient au soleil. 


- Cette Chose a déjà essayé d’enlever Sayuri sur Mars. Je suis certaine qu’elle va recommencer. J’ignore quel est son but mais je l’arrêterai à tout prix. Il y a sans doute une bonne raison pour laquelle nous sommes tous deux concernés par ces phénomènes. Si on lui raconte tout, papa nous aidera à y voir plus clair.

- Cette nébuleuse… C’est notre meilleure piste. Je vais éplucher la base de données de l’Arcadia et je la localiserai. Lorsque ce sera fait… 

- Hum. La source de cette créature, c’est cet endroit. Pour autant, ce ne sera pas aussi simple que : “Explosons tout et ça solutionnera le problème.”

- Probablement pas et je suis d’avis que les humanoïdes ne sont pas la cause de nos maux, affirma Tadashi.

- Ils n’ont pas de pouvoir divin et ce qui nous poursuit en est vraisemblablement doté si j’en juge à sa capacité à infiltrer notre conscience ou à manipuler les gens. Il n’empêche que les robots peuvent être mêlés à cette affaire de plus d’une manière.

- C’est inquiétant.

- Je te le fais pas dire, Aniki.

- À travers nous, c’est sûrement Harlock que cette entité souhaite atteindre.

- Plausible.


Reiko s’allongea sur sa serviette, terrassée par ces réflexions.


- Ce soir, okay ? On leur expliquera tout ce soir. Que Bruce me coupe les ailes est devenu le cadet de mes soucis.


*** 


- Vous avez tous bien compris ? Si celui ou celle qui est porté tombe à l’eau, ça entraîne la défaite de son binôme. Toutes les techniques sont autorisées pour faire chuter son adversaire. Pas de merci et pas de quartier. 

- Sérieusement ?

- Vous avez peur de perdre “papi” ?

- Je t’ai rétamé au bras de fer, je peux remettre ça, maugréa Harlock.

- C’est ce qu’on verra. Allez, en place. Toi, la blonde, avec moi. T’as l’air pas trop lourde et si t’es un peu habile on aura toutes nos chances.


Le second Lieutenant de l’Arcadia, qui faisait des brasses à proximité, se retourna en grimaçant.


- C’est Kei Yûki, pas “la blonde”.

- Ouais, va pour Kei. Parce qu’entre notre médecin de bord qui s’appelle Yûki - et qui est blonde aussi en passant -, Manabu Yuuki et toi…

- Tu insinues que mon nom est commun ?, s’offusqua-t-elle.

- J’insinue rien, c’est la vérité.

- De la part de quelqu’un qui s’appelle “Speed”, c’est la meilleure !

- Allez, active, dit-il en désignant ses omoplates. À moins que tu flippes aussi…

- Grrrr, si tu gagnes ce sera grâce à moi !, le prévint-elle en escaladant ses épaules. 

- Entendu.


Harlock confia Sayuri à Yattaran, qui errait sur l’eau au gré des flots, niché sur une bouée licorne géante. 


- Tadashi est avec Reiko, je dois me trouver un autre partenaire, ronchonna-t-il. Mimeh ! Ohla ! Mimeh ! 


Debout sur la jetée, cette dernière admirait l’horizon avec mélancolie. Le bleu profond de sa chevelure et celui, azur, de son épiderme faisaient écho aux nuances colorées de la mer et du ciel. Même l’astre solaire paraissait être le reflet des lueurs dansant dans ses yeux.

L’énigmatique extraterrestre se tourna vers son supérieur et plongea dans les vagues pour émerger à ses côtés. 


- J’ai besoin de toi, est-ce que… ?

- Je t’ai voué ma vie, Harlock. Je ne reculerai devant aucun de tes combats.

- C’est pas vraiment un… Bref… Merci quand même.

- Bon, c’est pour aujourd’hui ou pour demain, grand-père ?

- Grand-père… Je t’en fouterais moi des grands-pères, morveux, bougonna le Capitaine en chargeant Mimeh sur son dos. 


Un duel de regards au sommet débuta tandis que les quatre combattants prenaient position.


- On ne va faire qu’une bouchée de vous, marin d’eau douce.

- Essaie si tu l’oses, boucle d’or.


Yattaran, qui avait installé Sayuri sur la crinière de la licorne, les rejoignit en pagayant avec ses mains.


- À vos marques… Prêts… Engagez !


***


- Je vais… Je vais le… Buter.

- A… Niki ?

- Lu… Lui… Cet en-foi-ré !

- Mais de qui tu parles ? Oh.


Reiko remarqua enfin ce que son frère pointait du doigt. Ou plutôt, qui. Elle pencha la tête sur le côté, intriguée. 

“Pourquoi est-ce qu’ils s’affrontent cette fois ? Ils me fatiguent à toujours se chahuter ces deux-là. Et, en plus, je parie qu’ils ont embarqué les filles dans leurs histoires… Ah, ils sont insupportables !”


- Qu’est-ce qu’ils fichent encore ?

- Il te trompe… Avec… Yû… Yûki !

- Euh, j’ai du mal à suivre… Qu’est ce qui te met en colère ? Le fait que tu crois qu’il me euh… Trompe ou qu’il soit proche de Kei ?

- Je… C’est pas… Tu…

- Dashi-kun, tu comptes lui avouer ce que tu ressens ou non ?


Le jeune homme se renfrogna sans pour autant chercher à éluder la question de sa sœur.


- Je ne pense pas être celui pour lequel elle éprouve des sentiments.

- Qui… Qui d’autre pourrait… ?


Reiko déglutit de travers, saisie par une affreuse prémonition.


- O… Otto… Otto-san ? 

- Ouais, j’en suis convaincu depuis plusieurs années.

- Mais lui… C’est pas pour… Kanna qu’il… ?

- Oui, certainement pas pour Kei.

- Écoute, je… Je n’en suis pas sûre. Tant que tu ne lui auras rien dit, tu n’auras pas l’assurance que cette théorie est exacte.

- Laisse tomber, lâcha-t-il en se levant, raide comme un piquet. C’est pas important.

- Je te garantis que Bruce n’est absolument pas en train de… Euh, draguer Kei. Il l’utilise juste pour vaincre papa. C’est un sacré compétiteur.


Tadashi passa une main dans ses cheveux châtains, blasé.


- Je sais, à tout à l’heure.


La pilote l’observa s’éloigner, chagrinée.


- Dashi… Je suis désolée de ne pas m’être aperçue que tu étais si malheureux.


***


- Yûki !

- Hum ! 


Bruce, qui avait décidé d’abandonner toute subtilité, propulsa son tibia dans les hanches d’Harlock pour le déstabiliser.

Le pirate encaissa l’attaque sans bouger d’un iota et pivota afin que Mimeh puisse se rapprocher du second Lieutenant de l’Arcadia.


- Vas-y !


L’extraterrestre ne se fit pas prier et s’empara des bretelles du bikini noir échancré de son amie, manquant de peu de le lui arracher.


- Fais chier, s’énerva le sniper en raffermissant sa prise sur les cuisses de sa coéquipière.


Écarlate, Kei catapulta son pied dans le ventre de Mimeh pour fragiliser ses appuis alors que le tissu du soutien-gorge émettait des craquements inquiétants.


- S’en prendre aux maillots de bain, les copines ne font jamais ça !, s’exclama-t-elle en prenant ses distances.

- Excuse-moi… Yûki-chan. Je ne peux pas faire faux bond au Capitaine.

- Aarrg !


La jeune femme asséna un coup de talon dans les côtes du Commandant du peloton Sirius pour lui intimer d’avancer.


- Je ne suis pas ton foutu canasson, grogna celui-ci.

- Ah ? Ce n’est pas mon avis ! Allez, hu !

- Bordel, pesta Bruce en s’exécutant. On a intérêt à gagner. 

- Je te rappelle que c’était ton idée, le rembarra Kei.

- Arrange-toi pour balancer la gamilienne à la flotte.


Harlock hoqueta, irrité que l’on assimile sa confidente à l’Empire qui était parvenu à asservir la Terre il y a près de deux cents ans.


- Je viens de la planète Jura !, protesta Mimeh.

- Vraiment ? C’est une colonie de Gamilas ?

- Tu vas voir, répliqua Harlock en fonçant sur son gendre, hors de lui.

- C’est qu’on est sensible sur l’Arcadia, se moqua Bruce.

- Tu causes beaucoup, mon gars, répondit le rebelle, en amorçant une offensive frontale.


Ce dernier projeta son crâne pile au milieu du torse du mari de sa fille, déterminé à en finir avec cet affrontement sans queue ni tête. 

Désarçonné par cet assaut, le sniper bascula en arrière et battit des bras pour tenter de se rattraper.


- Pu… Putain !


Le poids de son binôme l’entraînait inéluctablement vers les flots sans qu’il ne puisse lutter contre la fatalité de la gravité. 


- Non !, s’écria Kei.


Elle réussit l’exploit de se redresser et profita de l’effet de surprise pour faucher Mimeh au niveau de la taille. Perturbée par ce retournement de situation, l'extraterrestre n’eut pas le réflexe de s'agripper aux épaules de son porteur et, moins d’une seconde plus tard, embrassait les eaux turquoises de l’ilôt SSX.

Bruce, malmené par l’Officière de l’Arcadia, disparut également dans les vagues. Il émergea en crachotant, Kei à sa suite.


- C’était un coup de maître, Miss Yûki !, s’enthousiasma-t-il.

- Je sais que je suis douée, ce n’est pas un scoop.


Harlock grimaça tout en aidant Mimeh à reprendre une station verticale. 


- Je vous ai écrasés, annonça Bruce pour enfoncer le clou de sa victoire.

- Nous, rectifia sa partenaire.


Le hors-la-loi ébouriffa sa crinière brune, mauvais perdant.


- Tout le mérite revient à Kei.

- Hein ? Vous voulez vous battre en duel ?

- Une autre fois, signifia le père de Reiko en agitant le poignet. Fais attention à Sayuri.


Étonné et un brin déçu qu’il accepte sa défaite aussi facilement, le Commandant de la SDF garda le silence, se contentant de hausser les épaules.


- Bien, tu m’en dois une, l’interpella le Second du vaisseau pirate.

- Quoi ?

- D’après toi mes services sont gratuits ?

- Qu’est-ce que tu veux ?, demanda-t-il à contrecœur.


*** 


Le dîner se déroula dans une ambiance bon enfant, durant lequel Sayuri passa de mains en mains sans que les rebelles ne cessent de s’extasier sur sa jolie frimousse. Contrairement à Bruce, Reiko ne craignait pas de laisser sa progéniture à ses acolytes de jadis. Bien qu’avinés ceux-ci veillaient sur la petite comme s’il s’agissait de leur propre fille, de la même manière qu’ils l’avaient fait avec la pilote des années auparavant. 

Le sniper, quant à lui, ne perdait pas une occasion de rappeler à son beau-père ses prouesses, ce qui eut pour effet de le rendre plus ombrageux que jamais. 


- Koko, tu es dans les nuages, lui fit remarquer Kei. 

- Oh ? Pardon. Je décompresse, c’est tout.


Reiko se leva, l’esprit embrumé par des songes chaotiques. Prise dans la dualité de ses désirs, elle ne savait plus sur quel pied danser. D’un côté, elle avait envie de vider son sac et de l’autre, elle souhaitait s’isoler et entrer dans une bulle aseptisée, dans laquelle elle demeurerait intouchable. 


- Je vais prendre l’air. Je vous confie mon bébé. Et Bruce, ajouta-t-elle en jetant un œil vers ce dernier, qui avait choisi de se lancer dans une partie de cartes enflammée avec le chef mécanicien Maji.


Elle quitta promptement le réfectoire et, machinalement, se dirigea vers les hangars de la base SSX. L’Arcadia, tel un navire des temps anciens, flottait dans un bassin rempli d’eau salée. Sans qu’elle n’ait besoin de solliciter l’une des commandes du vaisseau, celui-ci déploya sa passerelle.

La jeune femme l’enjamba, quelque peu apathique. Au hasard de ses pas, elle gagna le pont principal, désert à cette heure de la journée. Elle caressa alors la barre en bois, rassérénée. 


- Ici, l’atmosphère est si apaisante…


Elle ne regrettait pas le choix qui l’avait ramenée parmi les siens. À croire que la Chose qui les tyrannisait, elle et Tadashi, avait anticipé leurs réactions respectives.

“Comme si, au fond, elle voulait qu’on découvre qui elle est et où elle se trouve. Par notre biais, c’est sûrement Otto-san qui est visé car nous, nous n’avons aucune influence sur la géopolitique de l’univers. En tout cas, en ce qui me concerne, il n’y a pas de place pour le doute.”


- Mais tant que je suis ici… Je peux respirer. Je suis…

- En sécurité ?


Reiko se pétrifia tandis qu’une onde de terreur pure la traversait de part en part.

La voix ricana avant de reprendre.


- N’as tu pas compris que je suis Tout ? N’as-tu pas compris qu’il est vain d’essayer de m’échapper ?

- Non… C’est impossible, ânonna-t-elle, choquée.

- Quelle odeur agréable, persifla la créature. Celle de la peur… Et si… Nous nous rencontrions enfin ?


***


- Elle n’avait pas l’air dans son assiette pendant le repas.

- C’est de ta faute Daiba, qu’est-ce que t’as bien pu lui raconter sur la plage ?

- Hé ! Tu manques pas d’air, sniper de pacotille ! Je crois plutôt qu’elle déprime d’avoir épousé un type avec un sale caractère comme le tien. 

- Moi au moins j’en ai, du caractère. Pas comme toi, la photocopie. 

- Qui est-ce que tu traites de photocopie ? Tu veux te bastonner ? Vas-y, je suis ton adversaire ! Je vais tellement te cogner que même ta fille ne te reconnaîtra pas.

- Tu te la pètes mais en attendant je t’ai fait la danse de tes beaux jours sur Tabito ! 

- Dans tes rêves, espèce de… !


De la main droite, Harlock happa son fils par le col et, de la main gauche, empoigna son gendre par le pull. Puis, il les écarta sèchement l’un de l’autre avant que la situation ne dégénère.


- Les gamins, si vous ne vous calmez pas, je vous garantis qu’aucun d’entre-vous ne mettra un orteil sur l’Arcadia, okay ?

- Les… Gamins ?, se rebiffa le Commandant de la section Sirius.

- Tto-san ? 

- Qu’est-ce que Sayuri penserait si elle voyait son père et son oncle s’écharper comme des chiffonniers ? 

- Que Daiba est une chiffe molle ?

- Que Speed n’est pas assez rapide pour éviter les coups ?


Harlock les relâcha brusquement et ils faillirent s’étaler sur le quai d’amarrage de l’Arcadia.


- Non, que son Ojii-san va vous massacrer tous les deux si vous n’arrêtez pas vos conneries ici et maintenant. Est-ce que je me suis bien fait comprendre ou est-ce que j’enchaîne avec la démonstration ?

- C’était clair, ronchonna Tadashi.

- Limpide, renchérit Bruce.

- Bon, si votre taux de testostérone est redescendu, on y va. Mon lapin a besoin de son papa.

- Ouais, si vous le dites…


Les trois hommes pénétrèrent de concert dans le vaisseau, résolus à rejoindre Reiko.

Il n’en eurent toutefois pas l’opportunité.


- Oh, mais qui voilà… 


Le trio se figea, pris au dépourvu par cet écho montant des entrailles de la machinerie. 


- Nous sommes presque au complets, n’est-ce pas ? Le Commandant de la SDF qui refuse de mourir, le hors-la-loi et l’un de mes sacrifices… Vous êtes tous présents pour notre rendez-vous.

- Qu’est ce que c’est que ça ?, interrogea Tadashi.

- Encore des voix ?, gronda Bruce.

- Quel rendez-vous?, demanda Harlock sur un ton aussi glacial que Râ-Metal.


Un rire diabolique retentit dans le couloir sans qu’ils ne puissent localiser précisément sa source.


- Le rendez-vous en enfer, évidemment !


***


Lorsque Reiko s’éveilla, elle n’était plus à bord de l’Arcadia.

Le sol était rougeoyant, comme imbibé de sang, et une voûte céleste rosâtre la surplombait. 

Un paysage de fin du monde en somme.


- Quel est cet endroit ? Est-ce que c’est… Un cauchemar ? Non… Tout paraît si… Réel.

- Des cauchemars ? Point de vue intéressant pour décrire notre dimension.

- Votre dimension ?


La brise, ou plutôt la brume, s’enroula autour de la pilote et elle se sentit prisonnière d’un tourbillon de ténèbres.


- La dimension de Noo.

- Noo ? Bordel, qui… Qui êtes-vous ? Et qu’est-ce que vous nous voulez ? Pourquoi vous en être pris au 414 ?, balbutia-t-elle, désorientée.

- Des questions… Toujours des questions… Les humains ne font que ça, poser des questions.

- Cette nébuleuse, qu’est-ce que c’est ?

- L’ultime demeure des Sakumarachi et des Daiba. 

- Hein ?

- Si tu veux les épargner, tu viendras. Très bientôt. Mais avant ça, il faut que tu prennes conscience de ton insignifiance. 


Un homme, enfin ce qu’il en restait, se détacha des particules de noirceur. Stupéfaite, Reiko reconnut le salaryman qui les avait menacés sur l’express 414.

Le corps décharné, squelettique et diaphane, vêtu de son costume trois-pièces en lambeaux, celui-ci la dévisageait avec une lueur malveillante dans ses prunelles violettes.


- Vous étiez un passager…

- Je suis le Chaos.

- Q… Quoi ?


Un poing blafard se ficha aussitôt dans le thorax de la jeune femme. Cette dernière hoqueta, ébranlée par le fait qu’un bras zombifié traverse sa chair comme un couteau dans du beurre.


- Han… Non…

- Tu la ressens, pitoyable femelle ?

- Je suis… 


La main ressortit de son abdomen, un cœur sanguinolant niché au creux de sa paume. Elle le fixa avec horreur, proche de l’évanouissement, tandis que des filaments de veines, d’artères et de vaisseaux sanguins pendaient dans le vide.


- Arrêtez ça !, croassa-t-elle sur un ton suraigu.

- Nous ne faisons que commencer. Notre heure approche. Le serment de sang s’est affaibli.

- Allez-vous en !, hurla-t-elle ! Allez-vous en !


Toutes les cellules de la militaire gémissaient, en proie à une douleur et à un sentiment d’épouvante monstrueux. 

Jamais Promethium, qui fut longtemps le croquemitaine hantant ses nuits, ne lui avait inspiré pareille sensation.

Celle d’une terreur absolue.

“J’ai mal et j’étouffe comme si j’étais en train de me noyer. C’est atroce. Je vais… Je vais mouri…”


- C’est assez.


Une silhouette massive enveloppée de cuir s’avança, irradiant d’une aura aussi sombre, si ce n’est plus, que celle de Noo. 


- Tiens donc… Comment as-tu réussi à pénétrer en ces lieux ?

- Je suis le Capitaine Harlock, expliqua le pirate comme si cette réponse se suffisait à elle-même.

- Le Capitaine Harlock… Même un homme de ton acabit ne pourra résister à notre véritable apparence.

- Je ne tolère pas qu’on s’en prenne à mon foyer, rétorqua-t-il durement, les traits tirés.

- Otto… Otto-san…


Le hors-la-loi darda un regard perçant sur sa fille, qui était pliée en deux, et nota les gouttes de transpiration ruisselant sur ses joues. 


- C’est terminé, lapin.


Il resserra ses doigts autour du poignet de l’homme d’affaires et une onde électrisante violacée parcourut leurs peaux respectives.

La souffrance qui étreignait Reiko était abominable, exacerbée par l’effroi qui avait imprégné son âme et elle demeura statufiée, incapable d’esquisser le moindre mouvement, simple observatrice de ce combat silencieux entre son père et Noo. 

Puis, aussi vite qu’il avait débuté, le duel s’acheva.


- Vous n’êtes pas aussi fort que vous le croyez, déclara Harlock sur un ton méprisant au moment où la créature infernale reculait.


Celle-ci, capturée par des tentacules, disparut dans la brume obscure, ses muscles se déformant en gomme d’un bleu criard.


- Ne vous fourvoyez pas, nous sommes différents de nos serviteurs. Et tu finiras par succomber… Comme tous les autres !


La pilote baissa les yeux vers son ventre et vit avec soulagement que le trou béant au niveau de son cœur s’était résorbé. Elle passa ensuite une main sur sa poitrine et s’aperçut que des battements réguliers, quoique un peu rapides, se faisaient sentir.


- Papa.


Le rebelle entoura son enfant de ses bras et lui murmura un unique mot à l’oreille.


- Rentrons.


***


Lorsque Bruce et Tadashi reprirent conscience, ils se trouvaient au beau milieu d’une plaine froide et désertique. Si la terre imbibée d’hémoglobine semblait se refléter dans le ciel, ce n’était pas ce qui avait attiré leur attention de prime abord.

Face à eux, nappé dans une chape de brouillard dense et impénétrable, se dressait ce que Reiko et Killian auraient sans nul doute qualifié de “zombie”.


- Depuis quand les morts-vivants s’habillent en costard ?, grommela Bruce, perplexe.

- Où sommes-nous ? 

- Dans la dimension de Noo, les informa l’homme avec une grimace malsaine flottant sur ses lèvres.

- Noo…?, répéta Tadashi, confus.

- Tu nous as déjà rencontré, pas vrai ?, railla le possédé en pointant son propre crâne.

- Dans mes… Dans mes rêves…

- Exactement. Alors… Effrayé ?


Des tremblements agitaient les membres du frère de Reiko et, instinctivement, le sniper se plaça devant lui, déterminé à le protéger.

“La famille de ma femme est également ma famille, aussi énervante et agaçante soit-elle.”


- Daiba. Hé, Daiba-kun, l’apostropha-t-il sans rudesse.

- Ouais… ?, marmonna le pirate en sueur.

- C’est juste une sale illusion. Rien de tout ça n’est vrai. Rien de tout ça n’est réel. Tu vas quand même pas laisser un connard de Commandant de la SDF te sauver la mise, non ? 

- N… Non, ça serait a… Abusé, bégaya-t-il.

- Je te le fais pas dire. 


Tadashi s’ébroua, obligeant par là-même son corps à se mouvoir.


- Qu’est-ce que vous avez fait à ma sœur ?

- Rien… Pour l’instant.


Le salaryman s’approcha avec un rire maléfique.


- Personne ne pourrait rester sain d’esprit en contemplant la forme primitive du Néant Originel.


Bruce ricana, peu impressionné par le zombie et ses menaces.


- Je suis le pire enfoiré que la Space Defence Force ait compté parmi ses rangs. J’ai affronté la Mort à de si nombreuses reprises que j’en ai perdu le fil. J’ai entrevu les portes des Enfers et j’ai abandonné l’idée de devenir un fantôme. Alors, le Néant Originel peut bien aller se faire foutre.

- Je suis d’accord avec la partie où il avoue être un enfoiré.


Un sourire forcé se dessina sur le visage de Tadashi.


- Et aussi celle où il vous dit d’aller vous faire foutre.


Étonnamment, la présence de l’époux de Reiko à ses côtés lui avait insufflé suffisamment de courage pour qu’il parvienne à refouler la peur qui l’avait saisi.

Il n’était pas seul dans cette épreuve et, avec l’aide de Bruce, il était en mesure de s’en tirer.


- T’es de retour parmi nous, Daiba ?

- Hum.

- Parfait.


Les deux hommes se mirent en garde alors que le zombie n’était plus qu’à quelques mètres de leur position.


- Retourne dans ton trou et surtout restes-y, conclut le sniper en propulsant son poing en avant.


Comme un écho à ces paroles, son acolyte du jour dégaina le cosmo-gun à sa ceinture et appuya sur la gâchette. Toutefois, avant que ces offensives ne puissent l’atteindre, le zombie s’évapora.


- L’heure n’est pas encore aux sacrifices. La folie est au bout du chemin, souvenez-vous en !


Bruce poussa un grognement de frustration en ouvrant les yeux et il lui fallut un temps d’adaptation pour reconnaître les corridors de l’Arcadia.

Il se mit debout en ahanant, pressé de rejoindre sa chère et tendre.


- T’es entier, Tadashi ?

- Je… Oui, je vais bien. Je… Merci.

- C’est bon, oublie ça, lâcha-t-il en lui tendant la main. 

- Ça va être compliqué, maugréa son interlocuteur. 

- En tout cas, si j’avais un doute, il a été balayé par ce qu’il vient de se passer, argua le Commandant en ignorant cette réflexion.

- Tu doutais de quoi ?


Bruce soupira en prenant la direction de la passerelle.


- Qu’un ennemi nous avait pris en chasse.

- Noo…?

- Au moins, dorénavant, nous savons à qui nous avons à faire. 



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