A Galaxy Railways Story : Reiko

Chapitre 59 : Détournement - partie 3

6289 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 06/07/2024 19:02

Chap 59 : Détournement - partie 3


- J’en ai rien à péter.


Les mots de Reiko avaient claqué, secs.


- C’est peut-être pas une bonne idée de provoquer ce… Monsieur bizarre et inquiétant ?

- Le chaos, hein ? Qu’il vienne donc pour voir, continua-t-elle en tirant Killian derrière elle.


L’homme eut un rictus mauvais.


- L’univers sombrera dans les ténèbres une fois que le sceau sera brisé.

- Bien sûr. D’autres ont déjà essayé et s’y sont cassé les dents.

- Qu’est-ce qu’on… Qu’est-ce qu’on fait ?, souffla le cadet, proche de l’affolement.


Figé au milieu de l’allée, l’employé de bureau les dévisageait avec un regard fou dont les pupilles brillaient d’une étrange lueur violette.


- Je ne me répéterai pas. Où sont les passagers du 414 ? 


Bien qu’il semblât humain, Reiko doutait qu’il le soit véritablement. Sa posture crispée, son corps tordu dans un angle anormal, sans compter l’affreuse grimace qu’il arborait, digne de l’un des films d’horreur de Killian… Tout cela lui faisait penser à une créature provenant des tréfonds des enfers les plus lugubres.

Mais pourtant… C’était impossible, n’est-ce pas ?


- “Il les a pris.” ou “Ils sont devenus ses serviteurs.” ne sont pas des réponses acceptables, gronda-t-elle, sa patience mise à rude épreuve.

- Sempaï, il bouge là.


La militaire braqua son cosmo-gun devant elle tandis qu’un frisson interminable parcourait son dos.


- Pas un geste.

- Leurs enveloppes charnelles ?, susurra-t-il en s’approchant avec des mouvements saccadés.

- Arrêtez-vous !

- Elles sont ici, déclara-t-il avec grandiloquence en ouvrant les bras, tel un prophète de Satan.


Tenaillée par l’anxiété, Reiko tourna lentement la tête vers les vitres du wagon.


- Oh putain, s’exclama-t-elle, ébahie.

- Sa mère… Une invasion de zom… Zom… Une invasion de zombies !, s’époumona Killian.


Plaqués contre les fenêtres, des dizaines d’individus aux yeux perçants les fixaient avec intensité. Cependant, ce qui glaça tout particulièrement le sang des agents de la Space Defence Force, fut l’expression abominable exhibée par ces faciès.


- Non, ce ne sont pas… Ce ne sont pas… Black, dirige-toi doucement vers la porte.

- Il va nous mordre et on va se transformer en machins comme… Comme eux.

- On n’est pas dans un de tes fichus films. Il y a forcément une explication.

- Tu crois que ce sont les voyageurs disparus ?, l’interrogea-t-il en s’acharnant sur la poignée avec fébrilité.


Reiko remua les narines, perplexe.


- J’en ai bien l’impression. Hé ! Vous ! Vous restez où vous êtes ! Je ne le dirai pas deux fois !

- Ne nous compliquez pas la tâche. Il n’y a rien que vous puissiez faire pour stopper sa volonté.


Sans délicatesse aucune, la jeune femme poussa Killian dans l’entrebaillement de la porte.


- On n’en a pas fini, okay ?, lança-t-elle à l’intention de l’homme d’affaires, avant de rabattre le vantail. 


Puis, elle actionna le mécanisme de fermeture des volets et de verrouillage des sas.


- Qu’est-ce qu’on fait ?, demanda le stagiaire, ses prunelles rivées sur le salaryman, qui s’était à nouveau immobilisé. 

- On opère un repli stratégique. Cette situation nous dépasse complètement. Sans l’aval de Bruce, je refuse de prendre la moindre initiative. On ne peut pas tirer sur les passagers.

- Ce ne sont pas des passagers ! Enfin, plus maintenant. Ce sont des saletés de morts-vivants.

- Il y a très peu de chances pour que ta théorie soit exacte, rétorqua-t-elle en resserrant le bandage qui comprimait son abdomen.

- T’as une autre hypothèse ?


Elle réprima un gémissement de douleur et s’essuya le front, duquel gouttait des perles de transpiration.


- Ça se pourrait.

- Laquelle ? 

- Ils ont été hypnotisés. Une hypnose à grande échelle, argua-t-elle.

- Sérieux ?

- Ouais.

- Par qui ? Les types du maïs ?

- Tout est lié, même si j’ignore qui ils sont et ce qu’ils veulent réellement. Leur discours est incohérent.

- Mon avis est le plus censé.

- T’as déjà vu des zombies qui parlent ?, s’exaspéra Reiko.

- Il s’agit sûrement d’une forme évoluée. 

- Tu confonds avec les pokémons, là.

- Rei.. Rei…, l’avertit-il d’une voix blanche en pointant l’accès du fond de la voiture.

- Quoi ?


La respiration de celle-ci s’emballa quand elle remarqua ce que son équipier lui désignait.

Ou plutôt qui.

Ceux qu’elle supposait être les voyageurs du 414 se pressaient contre le sas extérieur. Leurs habits étaient en désordre, leur peau cadavérique mais, ce qui retint son attention, fut cette même étincelle violacée qui avait remplacé la couleur naturelle de leurs iris.


- Ce sont des armes qu’ils tiennent dans leurs mains ?, s’effraya Killian.

- Des pelles, des haches, des fourches… On dirait des outils agri…


L’une des vitres blindées vola en éclat, ce qui fit sursauter le binôme.


- Ils arrivent !

- Bon, hé bien, il est temps de déguerpir.

- Comment ? On est encerclés !

- Ah, ces jeunes padawan, il faut tout leur apprendre.

- Personne ne pige tes références périmées, grommela-t-il pour masquer son angoisse.

- C’est pas “périmé”, c’est vintage, répliqua-t-elle en escaladant une banquette.

- Ils vont entrer !

- Sans déconner… Cesse de paniquer.


Elle empoigna une canne qui traînait sur un siège et, avec l’adresse que seule conférait l’habitude, appuya sur une encoche dissimulée au plafond. Une trappe s’ouvrit et un rayon de soleil s’insinua dans le wagon, entourant Reiko d’un halo de lumière orangée.


- Notre porte de sortie, princesse Leïa.


Un second hublot se brisa, répandant des fragments de verre sur le parquet ciré.


- Dépêchons-nous.


Elle bondit de son perchoir et posa un genou au sol.


- Je te fais la courte échelle. Prépare-toi, je te donne de l’élan.


Peu rassuré, Killian obéit néanmoins et fut bientôt catapulté vers l’ouverture béante. Il parvint à s’accrocher au rebord de celle-ci et Reiko poussa sur ses cuisses afin qu’il se hisse en sécurité sur le toit.

De furieux coups de haches heurtèrent alors la poignée, qui ne tarda pas à céder sous la pression, permettant à un torrent de passagers de se déverser à l’intérieur de la voiture.


- Reiko !


La militaire grimpa sur un fauteuil et sauta en direction de la trappe. Elle faillit manquer son acrobatie mais réussit toutefois à agripper une anse. Ses jambes battaient dans le vide et elle fut forcée d’asséner son pied dans la poitrine d’une femme qui s’apprêtait à se jeter sur elle. Cette dernière bascula sur le reste de la troupe, provoquant un gigantesque carambolage, qui octroya quelques secondes supplémentaires à Reiko pour s’extraire du wagon. Killian attrapa sa partenaire sous les aisselles et acheva de la placer hors d’atteinte de leurs assaillants.


- On peut dire que c’était moins une, lâcha-t-il alors que la pilote reprenait son souffle, une main plaquée sur sa plaie.

- Hum, hum.

- Ose nier qu’ils ressemblent à des zombies.


Dans un parfait ensemble, les deux collègues se penchèrent au-dessus du pertuis.


- Je ne nie rien.


Les voyageurs se bousculaient les uns les autres en marmonnant un flot de paroles incompréhensibles. Et, lorsqu’ils commencèrent à enjamber les sièges, Reiko décréta qu’il était l’heure de lever le camp.


- S’ils sont envoûtés, il suffit de leur balancer un seau d’eau à la tête pour les réveiller, non ?, proposa le cadet.

- Je ne sais pas, mes compétences en la matière sont relativement limitées. Fais gaffe à ne pas tomber du train.

- Ils sont tous dans l’express. C’est une occasion en or pour filer à l’anglaise.

- On va appeler Bruce. Je veux éviter qu’il se retrouve nez à nez avec eux. 


Elle enclencha férocement le bouton de son microphone.


- Ici Koko. Vous me recevez ?


Des grésillements succédèrent à sa tentative de communication mais l'émetteur demeura désespérément silencieux.


- Vous m’entendez ? Big1 ?

- La radio est HS.

- Apparemment. Fais chier, pesta-t-elle en dépliant une échelle rétractable depuis le sommet de la locomotive. 

- T’as un plan B ? 

- On va rejoindre Nabu et Bruce. Ensuite, on improvisera. 


Le jeune homme acquiesça pendant que Reiko déployait l’hologramme d’une carte de la planète.


- Elle n’est pas précise et les données sont très restreintes. Cependant, si on se fie à la répartition des secteurs et au fait qu’ils ont effectué un détour pour aller dans notre champ de maïs… Ils devraient arriver par ici.

- Non, pas du tout, la reprit Killian. C’est même à l’exact opposé.

- T’en es certain ?

- Oui, évidemment. Tu ne me crois pas, j’imagine ?, railla-t-il.

- Si. Il faudra contourner le 414 pour se cacher de tous ces dingues mais on devrait s’en sortir.


En état de choc, le stagiaire faillit se décrocher la mâchoire.


- Vraiment ?

- À la SDF, on se fait confiance et l’orientation n’est pas mon point fort. J’ai encore énormément à apprendre.


Un léger sourire se dessina sur les lèvres de Killian.


- Je t’ai mal jugée, excuse-moi.

- C’est réciproque. Allez, on décolle !


Aussi discrètement qu’il le pouvait, le duo rasa les voitures et, après avoir avisé un groupe de passagers qui les cherchait à l’extérieur du train, rampa à même les broussailles.


- Ils sont drôlement éveillés pour des morts-vivants.

- C’est parce que ce ne sont pas des morts-vivants, patate, objecta Reiko.

- Tant que l’inverse n’est pas prouvé, c’est pas faux.

- Mais bien sûr Schrodinger, chuchota-t-elle en écartant les fougères. 


Killian, qui en avait assez d’être collé aux talons de sa supérieure, se porta à sa hauteur.


- Au fait, j’en reviens pas que tu sois mariée au Commandant.

- Pourquoi ?, demanda-t-elle, étonnée par la soudaineté de cette question.

- Bah, il n’est pas particulièrement sociable et ne semble pas du genre à se lier aux autres, alors c’est étrange…

- Qu’il se soit lié à une fille banale comme moi ?

- Je voulais dire “qu’il soit aussi éperdument amoureux de quelqu’un”.

- Ah ?, répondit-elle, amusée.

- Ouais, avoua-t-il en se frottant le crâne. Un vrai chien de garde. Si on a le malheur de te scruter d’un peu trop près, ses yeux lancent des éclairs et les os de ses doigts craquent comme des chips.

- Il a toujours été un tantinet extrême.

- Il a surtout l’air d’un gars capable de tous nous sacrifier pour te sauver.


Elle eut un petit rire.


- T’exagères.

- Je t’assure que non.


Des mouvements dans les hautes herbes mirent un terme à la conversation. Reiko dégaina précautionneusement son cosmo-gun et fit signe à son équipier de se tapir derrière un rocher tout proche. 

Elle tendit son arme en avant et, alors qu’elle se préparait à sauter dans le bosquet, une frêle silhouette la prit de vitesse et se rua sur elle.


- Sempaï !


Les adversaires roulèrent dans la terre poussiéreuse et la militaire hoqueta de surprise en détaillant celui qui l’avait attaquée. Des boucles noires emmêlées, un regard émeraude farouche, une peau parsemée de nombreuses égratignures…

Impossible pour Reiko d’oublier ce visage.


- Hé !, s’écria-t-elle ! Arrête ça !


Killian mit en joue l’adolescent qui dardait un bâton grossièrement aiguisé au-dessus du front de la pilote.


- Posez ça tout de suite !, leur intima-t-elle en saisissant la lance de fortune. Tous les deux ! Toi aussi… Taka !


Celui-ci se pétrifia, la bouche grande ouverte.


- La bagarreuse !

- Le fugueur, rétorqua-t-elle en songeant au jour où elle avait dû le tirer des griffes de brutes qui l’avaient acculé au fond d’une ruelle de Destiny.


Taka s’affala dans la végétation et Killian abaissa le canon de son cosmo-gun.


- Reiko ?

- Oui, c’est moi, dit-elle en inspectant ses prunelles. Pas de lueur violette dans tes pupilles. Tu n’es pas hypnotisé ?

- Si par là tu veux dire que je ne suis pas possédé, alors en effet elle ne m’a pas eu.

- Elle ?

- La voix, déclara-t-il très sérieusement.

- Okay, on a beaucoup à se dire mais pour le moment il faut s’éloigner d’ici.

- Nita, tu peux venir, lui signifia-t-il.

- Nita ?


Une jeune fille aux cheveux ébène soyeux, vêtue d’un uniforme d’écolière et âgée d’une dizaine d’années, s’extirpa du roc derrière lequel elle s’était cachée.


- C’est ta sœur ? 


Il hocha la tête.


- D’accord, on décampe. Bruce a probablement déjà averti notre unité de ce qu’il se passe ici et les renforts ne vont pas tarder.

- Et si leur liaison est coupée aussi ?, intervint Killian. Big1 était censé demeurer en stand by tant qu’on n’avait pas localisé les voyageurs et envoyé de signal.

- Raison de plus pour que David, Louise et Yûki s’inquiètent et volent à notre secours. 


Le quatuor se réfugia dans un renfoncement de la falaise bordant la voie de transport de marchandises. Cette petite grotte, dissimulée par le parterre d’herbes folles qui avait proliféré autour des rails, leur offrait un répit bienvenu.


- Y’en a-t-il d’autres ? Des personnes qui ont conservé leurs esprits ?, les interrogea la pilote.

- Je ne sais pas, j’étais trop occupé à sauver nos fesses même si, de ce que j’en ai vu, tout le monde ou presque a été touché.


Postée à l’entrée de la caverne exigüe, Reiko surveillait les mouvements au dehors.


- Raconte.


Taka s’adossa contre la roche, Nita nichée dans ses bras. Depuis Destiny, l’adolescent avait grandi de façon spectaculaire. Ses traits s’étaient affinés et il avait perdu les rondeurs typiques de l’enfance. Cependant, son regard, lui, n'avait pas changé. Il laissait transparaître une détermination glaciale… Une opiniâtreté sans commune mesure, qu’elle percevait également chez Tadashi, Manabu et Tetsuro.


- Quand je me suis rendu compte que l’express avait dévié de sa trajectoire, nous étions déjà dans l’atmosphère d’Agrica.

- Tu as une idée des causes de cet incident ?, le questionna Killian.

- Dans l’affolement général, je n’ai discerné aucun intrus à bord. Et puis le train a atterri ici. C’est à cet instant qu'elle s’est insinuée dans notre cerveau.

- La voix ?, devina Reiko.


Le frère et la sœur acquiescèrent tandis que la militaire se grattait frénétiquement le poignet, préoccupée. Les mots de Taka lui évoquaient indubitablement l’épisode de la planète Éphémère, durant lequel Bruce avait cru qu’elle l’appelait à l’aide alors qu’il n’en était rien.


- Que disait-elle ?

- Je… Je l’ignore. Elle était sinistre… Comme venue d’outre-tombe.


Nita retint un sanglot et se pelotonna davantage dans le pull du jeune garçon.


- Elle répétait encore et toujours les mêmes paroles mais je ne m’en rappelle pas. La seule chose dont je me souviens clairement c’est… C’est l’émotion que j’ai ressentie.

- Quelle était-elle ?, demanda Reiko, paralysée par l’anxiété.


Il prit une profonde inspiration avant de répondre.


- La peur. J’étais littéralement mort de peur.

- La peur ?

- Oui.

- Tu nous as expliqué que tu n’avais pas été envoûté… Qu’elle ne t’avait pas eu. Est-ce que… Si je comprends bien… Tu lui as résisté ?, avança la pilote.

- Oui. J’ai fermé les yeux et serré très fort Nita contre moi. Je lui ai dit de garder la foi car je ne l’abandonnerais pas. Je ne sais pas combien de temps ça a duré. Au bout d’un moment, tout s’est arrêté. C’est alors que…

- Les passagers sont devenus des zombies ?, compléta Killian.

- Oui. On s’est enfuis et ils nous ont traqués comme du gibier… Jusqu’à ce que vous nous trouviez. Et donc… Pardon de vous avoir attaqués, je croyais qu’ils étaient venus nous débusquer.

- Hum.


Les agents de la Space Defence Force partagèrent une œillade complice.

“Une hypnose de grande ampleur. J’en étais certaine. J’ignore comment ces individus s’y sont pris, mais mon intuition paraît être la bonne.”


- Ils t’ont blessée ?, s’effraya Taka en désignant le bandage ensanglanté.

- Longue histoire et c’est trois fois rien. Bref, on va vous tirer de là, leur assura-t-elle.

- Quelle est la stratégie ?

- Dès que la voie sera libre, nous rejoindrons notre Commandant.

- Ah oui… Le Commandant Bulge ?


Reiko se raidit et, inconsciemment, enfonça ses ongles dans les graviers.


- Je me suis trompé de nom ?, l’interrogea Taka en haussant un sourcil intrigué.

- Non. Ta mémoire est excellente. Le Commandant Bulge… Est tombé au champ d’honneur il y a deux ans, durant une bataille contre l’Empire Mécanique.

- Je… Je suis désolé.

- Tu ne pouvais pas savoir.


Elle entortilla une mèche de sa chevelure, perturbée.


- Je ne vois personne. Ils ont l’air de s’être éloignés. Profitons de cette chance. Je passe devant, Taka, Nita et ensuite Killian. Okay ? Je suis persuadée que Bruce et Manabu ne sont pas loin.


Le jeune garçon se rapprocha de Reiko.


- Bruce… Ton instructeur super balèze ? C’est bien ça ?

- Il ne l’est plus maintenant, explicita-t-elle en quittant leur abri, accroupie. Je suis officiellement diplômée depuis cette année.

- Oh, félicitations. Qui est votre nouveau Capitaine ? Mana… Manabu ?

- Non, réfuta-t-elle en étouffant un rire. Il s’agit de Bruce en fait.

- Oh ! Pas étonnant, il est génial, non ?


La militaire se figura son époux - ses iris bleus délavés, ses cheveux blonds polaires et son visage taillée à la serpe - et, face au regard insistant de Taka, s’empourpra.

 

- Oui. Tu as raison.

- Pourquoi tu rougis ? T’es amoureuse de lui ?, lui demanda-t-il, suspicieux et un brin irrité.


Reiko avala sa salive de travers et réprima difficilement une quinte de toux.


- J’ai vu juste, hein ?

- Ils sont mariés, fin du suspense, révéla Killian. Enfin bref, on n’est pas au salon de thé les filles, vous pourriez ramper plus vite ? J’ai pas envie que les autres nous entendent.

- J’en étais sûr, bougonna-t-il. Déjà à l’époque, t’étais dingue de lui, non ?

- J’étais pas… J’étais pas…

- Louise m’a dit ça aussi. De vrais aimants ces deux-là.

- Black ! 

- Ben quoi ?

- Focus sur la mission. Focus.


Ils cheminèrent en silence dans les broussailles jusqu’à laisser derrière eux l’express 414. La boule dans l’estomac de la pilote s’allégea à mesure qu’ils prenaient leurs distances avec le troupeau de morts-vivants. 

Du coin de l'œil, elle cherchait une voie peu escarpée, aisée à escalader, afin que le quatuor puisse s’échapper du précipice.


- J’ai suivi tes conseils, chuchota Taka, en serpentant vers la jeune femme.

- Mes conseils ?

- Je suis rentré chez moi et j’ai affronté mes problèmes. Et, chaque fois que j’en ai eu l’occasion, j’ai tendu la main à mes camarades.


Reiko s’immobilisa, déconcertée.


- Vraiment ?

- Oui, je ne t’ai jamais remerciée de ton aide ce jour-là. Et, euh… Aujourd’hui aussi.

- C’est mon job, tu n’as pas à le faire. Ni hier ni aujourd’hui, mais je suis contente que tu aies réussi à surmonter tes tracas, petit, affirma-t-elle en lui ébouriffant les cheveux.

- Je ne suis plus “petit" au cas où tu ne l'aurais pas remarqué.

- Je l’ai remarqué, lui signifia-t-elle avec un sourire charmeur.


Ce fut au tour des joues de l’adolescent de s’embraser. 


- Ouais. Je travaille dur pour réaliser mon rêve. J’ai aussi pris des cours de karaté.

- Ton rêve ?

- Je souhaite m’enrôler dans la Compagnie des Chemins de Fer Intergalactiques et être promu Commandant.

- C’est un rêve que tu as en commun avec Manabu.

- C’est parce que je t’ai rencontrée, madame la bagarreuse.

- J’en suis très heureuse. Dans ce cas, je vais te mettre à contribution immédiatement, jeune postulant.

- Sérieux ?, s’exclama-t-il.


Elle pointa le sommet du ravin.


- Tu es bon en escalade ? Il y a six ou sept mètres à tout casser. Si on veut sortir d’ici, on n’a guère le choix. Les souterrains ne sont pas une option. On pourrait même les comparer à une impasse dans laquelle les zombies pourraient nous coincer.

- Très drôle. C’est qu’on a de l’humour à la SDF, railla Taka. Et, pour revenir à ta question, grimper sur cette paroi est un véritable jeu d’enfant. Je pratique souvent ce sport, mais pour ce qui est de Nita…


Reiko désigna du lierre épais qui courait à fleur de roches.


- Je vais confectionner un harnais et la charger sur mon dos… Au fait, redis-moi à quel point tu es doué au juste ?, demanda-t-elle en coulant un regard vers Killian.


***


- T’es prête, Nita ?

- Oui !

- Killian, accroche-la.

- Avec ta blessure, c’est pas prudent.

- Pendant que tu y es, resserre aussi le nœud.

- Reiko !

- Arrête tes simagrées. Le poids sera réparti sur mes épaules, pas sur mes hanches. Et si on traîne trop par ici, c’est une question de minutes avant qu’ils ne nous trouvent. Bon, vous avez tous compris ce qu’il faut faire ?

- Je surveille qu’il ne meure pas, annonça Taka en montrant du doigt le stagiaire du peloton Sirius.

- Hé, j’ai pas besoin qu’on me surveille !

- Allez, on y va, soupira Reiko.


Ils eurent à peine le temps de débuter leur escalade que des piaffements énervés résonnèrent dans le précipice.

La pilote risqua un œil en arrière et une longue sueur froide ruissela dans sa nuque lorsqu’elle aperçut leurs poursuivants, à une dizaine de mètres de leur position. 


- On accélère.


Reiko, Killian et Taka progressaient côte à côte et s’étaient élevés à un peu moins de deux mètres du sol. 


- Les possédés !, s’alarma le cadet.

- Ne te déconcentre pas !, souffla sa supérieure en suant à grosses gouttes.


Quoi qu’elle en ait dit aux autres, cet effort était plus que ce que son corps ne pouvait tolérer. Ses côtes abîmées criaient grâce, manifestant leur désaccord par le biais d’ondes électriques qui ravageaient l’intégralité de son côté gauche. D’ailleurs, elle avait clairement senti que sa plaie se déchirait à nouveau et qu’un flot d'hémoglobine dégoulinait sur ses cuisses. 


- Ils… Ils grimpent aussi !

- Bordel !

- Aaah !


Killian perdit l’équilibre et ne dut son salut qu’à l’intervention de l’adolescent, qui le plaqua violemment contre les rochers. 


- On t’a dit de rester concentré !

- Je… Je sais !


Reiko raffermit ses prises et obligea ses membres à ne pas bouger malgré l’horreur que lui inspiraient les passagers. Les traits de ces derniers étaient figés dans un rictus abominable et la lumière violacée au fond de leurs prunelles était des plus funestes. Des murmures montèrent alors de cette foule infernale. Des murmures incohérents parmi lesquels elle ne distingua que quelques mots. 


“- Cédez à la peur… Cédez au chaos !”

- Tu fais quoi ?, lui demanda Taka. Go, go, go !


La militaire détacha son pied de la falaise et asséna un coup puissant dans la mâchoire d’un homme qui l’avait aisément rattrapée. Killian voulut l’imiter et chercha son arme à tâtons.


- Non ! Ils sont sous la responsabilité du Galaxy Railways, on ne leur fera aucun mal. Et toi, garde tes mains vissées sur cette paroi. 


Le voyageur dégringola, entraînant plusieurs de ses camarades dans sa chute.


- On se dépêche ! 


Ils reprirent leur ascension aussi diligemment que possible. Ascension que Reiko devait régulièrement interrompre afin d’évincer leurs assaillants.


- Est-ce que ça va ?, s’inquiéta Nita en notant la transpiration qui imprégnait le cou de sa sherpa.

- Oui, t’en fais pas.

- Il y a beaucoup de sang, je peux comprimer ton entaille si tu…

- Killian !


Celui-ci évita de justesse un plongeon dans la marée humaine grâce aux réflexes conjoints de Taka et de Reiko. Celle-ci, qui reposait sur des appuis précaires, glissa à son tour avant de basculer en arrière.

Nita poussa un cri bref mais aigu tandis que la pilote contractait les muscles de ses abdominaux et se jetait contre la roche. Ses ongles labourèrent la pierre et, alors qu’elle croyait qu’elle allait s’aplatir au sol, réussit à agripper du lierre.


- Sempaï ! T’en indemne ?


Pour toute réponse, Killian obtint un grognement contrarié.

Un regard en contrebas apprit à la jeune femme qu’elle s’était stoppée à environ un mètre de l’un des zombies. 

“C’était chaud.”

Bien que sa vision eût perdu en netteté, elle s’attela à poursuivre cette laborieuse montée. 


- Ne te tracasse pas Nita, je suis pas du genre à lâcher. Vous deux, continuez !


Des éclats de voix lui parvinrent aux oreilles mais elle n’y prêta pas attention, entièrement focalisée sur cet exercice intransigeant. Sous les encouragements de l’écolière, elle avançait, coudée après coudée.

Avec soulagement, elle constata que les garçons avaient enfin atteint le sommet.


- On y est… Nous au… Aaaah !


Une poigne vigoureuse la happa et, moins d’une seconde plus tard, elle roulait dans l’herbe, harassée. Complètement groggy, les doigts déchiquetés et l’auto-mail en partie déréglé, elle ne réagit pas immédiatement.

Puis, son instinct reprit le dessus et elle empoigna son cosmo-gun.


- Tu n’as plus besoin de ça.


Elle se pétrifia, remarquant à peine que l’on s’acharnait sur les nœuds du harnais. Ses neurones traitaient difficilement les informations que lui renvoyait sa rétine, jusqu’à ce qu’un éclair de lucidité ne traverse son esprit.


- Bruce !

- Pourquoi est-ce qu’il y a du sang ? Pourquoi est-ce que tu es toujours couverte de sang ?, s’irrita-t-il en inspectant les bandes de toiles sales.

- Je… Je suis désolée.


Un sifflement se fit entendre, que Reiko identifia instantanément comme étant celui de Big1.


- Les voyageurs… Ils sont… Ils sont…

- Je suis au courant, on a eu le plaisir de les rencontrer.

- Ils sont sur nos traces…

- Plus maintenant, leur indiqua Killian en avisant le ravin. Le train les a fait fuir.

- Mizar et Cepheus sont en route. Au vu de la situation, des renforts ne sont pas de trop.

- Hypnotisés… Je pense qu’ils ont été hypnotisés par de fortes ondes mentales, articula péniblement la pilote.

- C’est également ma théorie, abonda le sniper. T’as récupéré deux gamins ? Bien joué.

- J’ai participé aussi, marmonna le cadet.

- Je ne suis pas un gamin, grommela Taka en s’agenouillant auprès du couple. Et si j’étais plus âgé, t’aurais eu du souci à te faire.

- Hein ? Qu’est-ce que tu baves ? Et depuis quand les gosses ne vouvoient plus leurs aînés ?


Rembruni, l’adolescent garda le silence. Les sourcils froncés et les lèvres pincées, Bruce choisit d’ignorer cette réflexion ambigüe.


- Comment êtes-vous descendus ?, le questionna-t-elle, fatiguée.

- Il y a un passage au nord d’ici, en prenant la direction des souterrains. 

- Du coup, inutile de faire de l’alpinisme, argua l’artilleur.

- C’est marrant ça, Nabu.

- T’as mal, Reiko ?, l’interrogea Nita en s’approchant avec un air contrit.

- Ça vaaaïe !

- Cesse de gigoter, lui intima Bruce.

- Si tu étais moins brute aussi, lança Taka.

- Mêle-toi de tes affaires, microbe.

- Tu ne feras pas le mariole quand je commanderai une unité.

- Quand tu… Quoi ?

- T’as parfaitement compris.


Reiko s’abandonna contre le torse de son époux pendant qu’il tâtait les contours de la déchirure, freinant sa colère des quatre fers.


- Faut recoudre, c’est pas génial. Fin de la mission pour toi.

- Hein ? Non !

- Nous avons trouvé ceux-là, expliqua-t-il en pointant deux sexagénaires du menton. Tu les accompagneras, en plus des mômes, à l’intérieur de Big1.


Taka serra les poings et, alors qu’il s’apprêtait à rabrouer le Commandant, fut pris de vitesse par Yûki. Malette de premiers secours en main, cette dernière avait rapidement quitté le train de la SDF, qui avait atterri non loin du petit groupe.


- Ceux qui nous sont tombés dessus dans le champ de maïs… Je suis sûre que ce ne sont pas des passagers du 414. Je ne sais pas combien ils sont mais ils en ont après nous.

- Oui, j’en suis arrivé à une conclusion similaire. Reste tranquille.

- Je peux vous aider, grogna-t-elle tandis que le médecin découpait le tissu du vêtement et désinfectait la blessure.

- Non.


Elle soupira sans toutefois insister, consciente qu’elle ne parviendrait pas à faire plier son mari.


- Ils ont été renseignés sur la Compagnie et aussi… Sur notre peloton. Leur discours… C’était confus mais ça laissait sous-entendre qu’une organisation était derrière cette attaque. Une sorte de secte visant à semer le chaos et à distiller la peur.

- On en débriefera après. Yûki ?

- Je dois l’ausculter à l’infirmerie, même si son état n’est pas préoccupant.

- Je t’emmène, décréta le sniper.

- Pas la peine, je suis capable de marcher. Sois… Sois prudent, d’accord ?

- Je le serai, promit-il en l’embrassant, soulagé qu’elle ne soit pas grièvement meurtrie.

- Je t’escorte, proposa Taka en tirant la langue au Commandant, qui dû faire appel à tout son sang-froid pour ne pas botter les fesses du garçon.

- Merci, accepta-t-elle en s’appuyant sur ses épaules.

- On va s’occuper de toi.

- Oui et moi je vais refaire ton pansement !, s'exclama Nita, déterminée. Avec mon frère, j’ai de l’expérience.

- Vous n’inversez pas légèrement les rôles ?, se moqua-t-elle gentiment.

- Tss tss, je suis un de tes équipiers dorénavant. Et je suis aussi compétent que l’autre boulet.

- C’est qui que tu traites de boulet ?, s’énerva Killian en leur emboîtant le pas.


**


Bruce observa sa femme pénétrer dans le train.

La dernière heure avait été tout bonnement insupportable. Il n’avait eu de cesse de s’imaginer le pire et avait failli faire son second infarctus de la journée en apercevant la combinaison blanche tâchée d’un liquide rouge et poisseux.


- Elle ne fait pas suffisamment attention à elle.

- C’est pas nouveau, attesta Manabu.

- Ouais, à se demander si elle n’essaie pas de se punir.

- À cause de ce qu’il s’est produit sur Mars ? 

- Hum.


Un ronflement de moteur caractéristique retentit et les deux hommes plissèrent les paupières.


- L’Hiryu.

- Silver Bear. 

- Lawrence.

- Wakita.


Le Commandant croisa les bras et souffla bruyamment par le nez.


- On va encore être en retard à la crèche.

- Dur la vie de parent ?

- La ferme, Yuuki.


*** 


- T’aurais dû aller avec eux.

- J’ai eu ma dose, déclara le cadet en tendant les mains en avant.

- T’as bientôt fini, Yûki ?

- Presque, Koko.


Assis sur une banquette à l’extérieur du cabinet de consultation, Taka, Nita et Killian patientaient, parlant occasionnellement à Reiko par fenêtre entr’ouverte interposée.


- Combien de points de sutures ?, la questionna l’adolescent.

- Au moins une bonne centaine, ronchonna-t-elle en grimaçant de douleur, sous l’effet des piqûres de l'aiguille.

- Pas plus de vingt et ils sont petits, corrigea le médecin.

- Bruce ne s’est toujours pas manifesté, lâcha la jeune femme pour changer de sujet.


Yûki tira sur le fil et acheva son ouvrage en le coupant. 


- Je suis certaine qu’il va bien. Tout comme Yuuki-kun.

- Si tu le dis.

- Tu peux remettre ton t-shirt. Je vais bander tes phalanges. Quant à ton auto-mail, une révision s'impose.


Reiko eut tout juste le temps de s’exécuter, que ses trois amis firent irruption dans l’infirmerie en se bousculant. 


- Tu souffres beaucoup ?

- Non, Nita.

- En tant que sempaï, elle doit montrer l’exemple, proclama Killian. 

- N'en fais pas trop, Black. 


Puis, alors qu'elle scrutait les deux rescapés du 414, Reiko fut soudain saisie d’un doute affreux. 


- Et vos parents ? Est-ce qu’ils étaient… ?


Le jeune garçon secoua négativement la tête et le regard de sa sœur se voila.


- Nos parents ne sont plus là depuis plusieurs années. Il n’y a que nous.

- Oh…


Prise d’un élan de compassion, la militaire happa la fratrie et la pressa contre sa poitrine. 

“Nous sommes nombreux à être orphelins, à cela près que j'ai eu la chance d'être adoptée.”


- Je… Attends…, commença Taka. 

- Tss, tss. C’est l’heure du câlin collectif, annonça-t-elle en faisant signe à Killian de les rejoindre.

- Non, sans façon.


Lorsqu’elle se décida enfin à les libérer, la couleur du visage du frère de Nita oscillait entre le pivoine et l’écarlate.


- Je suis convaincue que tu deviendras un super agent de la SDF.

- Je serai meilleur que l’autre, c’est sûr, maugréa-t-il en se grattant le menton, pour se donner une contenance.

- L’autre ? Killian ? Tu ne places pas la barre très haute.

- Hé !, s’offusqua celui-ci.

- Non, Bruce.

- C’est une belle ambition, approuva-t-elle.

- Et si j’y arrive…

- Oui ?

- Tu le largueras pour qu’on sorte ensemble ?

- Je… Quoi ?


Solidement campé sur ses jambes, l’adolescent la fixait avec intensité. 

Après un instant de flottement, le stagiaire de la section Sirius éclata de rire.


- Trop tard pour ça, gamin.

- Je suis pas un gamin. Combien de fois vais-je devoir le répéter ? 


Faisant peu de cas de ce qu’elle croyait être une plaisanterie, Reiko descendit du divan en s’étirant, courbatue.


- Quoi qu’en dise Bruce, ma mission n’est pas terminée. Taka, j’ai besoin que tu me réexpliques tout ce qu’il s’est passé. Tu penses pouvoir le faire ?

- Évidemment. 


“Qui que soient ces individus, ils ont des griefs contre le Galaxy Railways et il semblerait qu’ils possèdent des moyens démesurés. Peut-être même plus importants que ceux de Promethium. Promethium… Puisqu’elle est morte, elle ne peut pas être responsable de tout ce merdier, pas vrai ?”


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