A Galaxy Railways Story : Reiko

Chapitre 57 : Détournement - partie 1

5932 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 19/06/2024 21:20

Chap 57 : Détournement - partie 1


Désespérée et tapie dans un recoin de la pièce, Reiko observait la scène qui se déroulait face à elle. 

Des créatures encapuchonnées avançaient, insidieuses, vers le lit de son enfant et, malgré tout ses efforts, elle était incapable d’esquisser le moindre mouvement.

Elle voulut parler mais aucun son ne sortit de sa bouche. 

Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était regarder et attendre l’inéluctable.

“Ne touchez pas… Ne touchez pas à mon bébé !”

De longs doigts osseux, métalliques, semblables à des griffes, planèrent au-dessus de Sayuri et lorsque les ongles acérés égratignèrent sa peau, un cri aigu déchira les ténèbres de la nuit.

“Non ! Non ! Que quelqu’un… Que quelqu’un vienne m’aider ! Bruce ! Harlock !”

Sans se formaliser des plaintes de la fillette, les individus l'enveloppèrent dans une étoffe épaisse.

La pilote batailla pour se mouvoir, en vain.

Les choses la frôlèrent tandis qu’elles se dirigeaient vers la porte, indifférentes à sa détresse.

Des voix gutturales montèrent alors des entrailles de l’obscurité. 

Des voix caverneuses. 

Ancestrales.

“Prenez-moi à sa place ! Prenez-moi ! Mais par pitié laissez mon bébé !”

Ses pensées étaient écrasées par la violence de ces échos infernaux et elle eut la sensation de disparaître à travers eux.

Et, surgissant soudain de nulle part, elle les entendit à nouveau.

Les battements.

L’image devant sa rétine se figea et le film bascula en “marche arrière rapide” jusqu’à ce que la chambre s’évanouisse entièrement dans le néant.

Reiko se retrouva seule.

Non, pas tout à fait seule, puisque les battements étaient encore là, couvrant les voix d’outre-tombe.

“J’ai peur…”


***


Un hurlement réveilla Bruce en sursaut. Il se redressa et, instinctivement, chercha à tâtons sa femme qui tremblait, recroquevillée dans un coin du matelas.


- C’est bon, c’est rien. C’était pas réel, tenta-t-il de la rassurer.

- Sayuri… Je veux voir Sayuri.

- Elle dort. Elle va bien, dit-il en lui caressant le dos.


Des geignements résonnèrent dans le baby-phone.


- Enfin, dormait.


Le sniper se leva en soupirant alors que Reiko émergeait laborieusement des bras de Morphée. Ses cauchemars, qui s’étaient presque totalement résorbés à la naissance de leur fille, avaient repris de plus belle.

Pour le Commandant de l’unité Sirius, le sommeil était devenu une denrée rare entre les insomnies de la première et les mauvais rêves de la seconde.

Depuis leur retour de Mars, il avait assisté, impuissant, à la dégradation de l’état de santé de sa compagne. Elle mangeait difficilement, ne dormait quasiment pas et s’inquiétait continuellement pour Sayuri, rongée par la culpabilité de l’avoir quittée des yeux lors du festival.

Bruce, pour qui il était impossible d’être heureux si Reiko ne l’était pas, avait mal vécu ces trois derniers mois et se reprochait son comportement ainsi que les mots durs qu’il avait eus à son égard. Cependant, et au vu de l'issue chanceuse de la mésaventure de leur enfant, il ne comprenait pas pourquoi son épouse se morfondait en permanence. Elle avait commis une bévue, certes, mais il était nécessaire qu’elle parvienne à surmonter cette épreuve.

Pour leur bien à tous.


- Je suis là, princesse, ça va aller, chuchota-t-il en se penchant au-dessus du berceau.


Il berça la petite jusqu’à ce qu’elle se tranquillise et, lorsqu’il constata que ses cils papillonnaient, la transposa vers le divan du salon.

Il la contempla longuement alors qu’elle ronflait doucement.

Ce jour-là, une fois chez le couple Kodaï et Reiko réveillée, ils avaient écouté, abasourdis, le récit des recherches de celle-ci et notamment la manière dont les battements l’avaient guidée vers la crypte.

Bruce, qui ne croyait plus aux coïncidences, voyait sourdre dans cette histoire les tentacules de la menace que la pilote avait pressentie et qu’il avait niée de prime abord. 

Durant le reste de leur séjour, ils avaient également enquêté et découvert dans les archives de la ville que les vestiges sous le temple étaient présents depuis la colonisation de la planète et qu’ils avaient été érigés à cet emplacement par une civilisation bien plus ancienne que l’Humanité.

En bref, il avait l’horrible impression que quelque chose s’était attaché à sa famille.

Quelque chose qui essayait par tous les moyens de les mener à leur perte.

Il avait été le premier visé quand la sirène l’avait si aisément possédé.

Puis, Reiko s’était crashée dans la jungle et il avait failli s’aplatir au fond d’un trou.

Et tout cela sans compter la fuite de Sayuri pendant le festival.

Tous ces événements suspects s’étaient produits en moins de neuf mois.


- Je vais l’appeler. J’ai pas le choix. Je suis complètement dépassé par la situation, marmonna-t-il.


***


Reiko fixait le miroir de la salle de bain, le regard vitreux.

Avec ses joues creusées, ses cheveux rêches et son teint cadavérique, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même.

Si, lorsqu’elle avait intégré la Space Defence Force, elle avait un embonpoint certain, il n’en était plus rien dorénavant.

Lentement mais sûrement, elle glissait sur une pente dangereuse sans aucune prise à laquelle se raccrocher.


- Chaton, t’as fini ?

- Non.

- Dépêche-toi, on va être en retard. N’oublie pas que Yûki te reçoit en consultation ce matin.

- Je vais bien.


Le sniper ne se donna pas la peine de répondre, préférant éviter une énième dispute à ce sujet.


- Où est Yuyu ?, l’interrogea-t-elle à travers le battant.

- Dans son lit, lâcha-t-il avec lassitude.


La jeune femme posa la paume de sa main sur le miroir avant d’y appuyer son front, puisque sa tête était trop lourde à porter.

Elle ne se reconnaissait plus, que ce soit physiquement ou mentalement.

Éprouvée par la disparition de Sayuri et les battements qui hantaient ses cauchemars, elle était épuisée. 

Elle voyait parfaitement que Bruce prenait sur lui et ravalait, non sans difficulté, ses réflexions. Il faisait preuve d’une patience qu’elle ne lui avait jamais vue, davantage même que lorsqu’elle avait refusé l’auto-mail.

Pourtant, en dépit de l’attention dont il l’entourait et des regrets qu’elle lisait perpétuellement sur son visage, elle ne pouvait se pardonner son erreur. 

Et, pire encore, elle aurait aimé qu’il lui en veuille et qu’il la réprimande, mais il n’en était rien. 


- Je suis une mère atroce, se désola-t-elle en se mordant les lèvres au sang. 


***


Bruce, qui savait fort bien que Reiko était partie pour s’enfermer durant de nombreuses minutes, s’isola dans le salon.

Il avisa Sayuri qui somnolait maintenant sur le canapé, sous un plaid, et s’installa à ses côtés.


- On passe un coup de fil à Ojii-san, Yuyu ?

- Jiji ?, demanda-t-elle en bâillant.

- Oui, le papa d’Okaa-san, ajouta-t-il en apposant une main contre son œil droit et un doigt sous son œil gauche pour imiter une cicatrice.

- Ojii ! Ojii !

- Toi aussi t’as adhéré à son fan-club ?, grommela le Commandant en fouillant dans la poche de son uniforme.

- Ji ! Ojiii !

- Ah la voilà, dit-il en empoignant la balise haute fréquence.


Il ébouriffa la chevelure de jais de sa fille et grimaça en détaillant le petit objet rond métallique, au centre duquel clignotait une lueur orangée.


- Non pas que ça me fasse plaisir mais il a déjà dû gérer ses troubles, y compris alimentaires donc bon…


Il enfonça son pouce sur le bouton lumineux et n’eut pas à attendre longtemps pour qu’un hologramme apparaisse. Mal rasé, les cheveux encore plus emmêlés que d’habitude, Harlock le dévisageait, perplexe.


- Bruce ?

- Jiji ! Jiji !, gazouilla la fillette.

- Oh ! C’est ma Sayuri chérie ? Comment vas-tu ?

- Ojiji !


Le sniper leva les yeux au ciel tandis que “l’ennemi public numéro un de l’univers” s’extasiait à grands renforts de “Tu reconnais papi, hein ?” et de “C’est qui la plus mignonne ? C’est ma Yuyuyuyu.”

Puis, il remarqua l’air goguenard qu’affichait son gendre et toussota pour se redonner une contenance. 


- Où est Reiko ?

- Justement… C’est pour ça que…

- Il lui est arrivé quelque chose ?, le coupa-t-il en fronçant les sourcils.

- Ouais, enfin… Rien de nouveau mais…


Le pirate baissa le menton et croisa les bras.


- Laisse-moi deviner, elle se flagelle à propos de ça, pas vrai ?

- C’en est presque ridicule. Sayu va bien mais elle ne parvient pas… À… À…

- À être indulgente envers elle-même ?


Harlock se gratta le poignet, pensif.


- Elle n’a jamais été tendre face à ses faiblesses.

- Je vois. Le problème, c’est qu’elle s’affame.


Le Commandant du peloton Sirius tapa du poing sur la table, frustré.


- Elle dépérit et j’ignore comment l’aider. Dites-moi, je vous en prie… Qu’est-ce que je dois faire ? Dans son état, je crains de l’impliquer pendant une mission. Et piloter ? J’en parle même pas…


Un sourire paternel étira les lèvres du hors-la-loi.


- Que tu t’inquiètes de la sorte est tout à ton honneur et je suis rassuré que tu veilles ainsi sur Koko. 

- C’est peut-être honorable mais ça reste inutile. J’ai peur qu’elle ne se brise entre mes doigts si je venais à la brusquer et la materner n’apporte aucun changement.

- Si je me souviens bien, quand elle a perdu sa main, tu as réussi à la sortir de cette mauvaise passe, non ?

- C’est différent. Le mal est plus profond. Il est si profond que je ne peux pas l’atteindre. À quoi me servent toutes ces responsabilités si je suis incapable de protéger ma famille ?

- Bruce.


Les coudes posés sur ses genoux, le dos voûté et les traits tirés, le sniper était à bout de nerfs.


- Tu comprends Reiko et tu sais comme moi que la priver de ses ailes n’est pas une solution.

- Elle pourrait être mutilée ou pire tuée.

- Elle a conscience de ses limites.

- Vous croyez ?, répondit Bruce, narquois. Elle avait conscience de ses limites lorsqu’elle m’a bouclé dans un wagon pour aller se battre ? Ou quand, enceinte, elle s’est évadée de votre Arcadia avec la complicité d’Hochino ?


Harlock haussa les épaules.


- Reiko est Reiko.

- Ça c’est du conseil. Au nom de votre sacro-sainte liberté, je devrais lui permettre de participer à une opération potentiellement périlleuse, tout en sachant qu’elle n’est pas en pleine possession de ses facultés ?

- Mon conseil, c’est d’accorder du temps au temps. Koko a toujours vaincu ses démons et cette fois ne fera pas exception. Si elle ne le fait pas pour elle, ce sera pour toi et Sayuri.

- La patience, c’est pas mon point fort, ronchonna Bruce.

- Ça s'apprend, argua le pirate. Quant à Reiko, elle rebondira dès qu’une cause à défendre se présentera, fais-moi confiance. Sois néanmoins vigilant et, si ça continue à se dégrader, téléphone-moi et je rejoindrai Destiny dans la journée.

- Ouais, pour que vous l’enleviez sur votre gros vaisseau ? Y’a pas moyen.


Le Capitaine garda le silence mais une mimique amusée se dessina sur son visage.


- Tout contribue au bien et je ne doute pas un seul instant que vous traverserez cette ceinture d’astéroïdes.

- Si vous le dites. Et, vu qu’on aborde le sujet, je suis de l’avis de Reiko. Quelque chose a l’air de nous en vouloir. Le hasard n’a rien à voir là dedans.

- Elle me l’a expliqué, mais je ne vois pas de rapport flagrant entre ces événements, bien que les voix de la planète Éphémère et les “battements” de Mars ne soient pas des manifestations anodines.

- Y’a-t-il déjà eu des précédents ?

- Je ne sais pas. J’enquêterai de mon côté. Je questionnerai certaines personnes en mesure de me renseigner.

- J’espère que vous ne faites pas allusion à cette fourbe de Maetel et à ses magouilles plus que suspectes pour renverser le pouvoir sur Râ-Metal.

- La situation est plus complexe qu’il n’y paraît.

- Ou au contraire extrêmement simple.


La poignée de la porte de la salle de bain s’agita et Bruce décida de mettre un terme à la conversation.


- Elle vient, je raccroche.

- Prends soin d’elle et de Sayuri. On maintient le contact.

- Okay.

- Jiji ! Sayolala !


Bruce appuya sur l’interrupteur et l’hologramme s’évapora.

Puis, tel un zombie, Reiko se glissa dans le séjour, des cernes noires sous les yeux.


- J’ai cru entendre...

- C’était rien, je discutais avec Yu.

- Ojiji !


Le sniper baillonna sa fille en arborant un sourire forcé.


- On y va, on est en retard.


*** 


Après avoir déposé Sayuri à la crèche et alors qu’ils étaient en route pour le Quartier Général, leurs émetteurs bipèrent.

“Peloton Sirius, départ immédiat requis.”

Bruce actionna le microphone.


- Ici Speed, bien reçu. Décollage dans cinq minutes.


Il se gara rapidement, ouvrit la boîte à gants et tendit une pomme à son épouse.


- T’as pas déjeuné. C’est la condition sine qua non pour que tu collabores à cette mission.

- J’ai pas…

- Sine qua non. Si tu crois que je vais te regarder péricliter, tu te fourres le doigt dans l'œil.

- Je ne périclite pas, rétorqua la jeune femme en attrapant toutefois le fruit.

- À d’autres, répondit-il en jetant un paquet de biscuits sur ses genoux. Tu manges tout si tu veux embarquer sur ce fichu Space Eagle.

- Oui, Otto-san, bien sûr Otto-san, grogna-t-elle, mécontente.

- Exécution soldat, ou je te garantis que tes fesses resteront clouées à ce fauteuil.


Reiko grinça des dents, contrariée, mais ne pipa mot.


- À vos ordres, Commandant.


Elle obéit néanmoins et avala la nourriture presque sans la mâcher, tandis qu’ils couraient en direction du train de combat.

Bien que l’appétit lui manquât, elle devait avouer que ses muscles appréciaient le sucre et l’énergie qu’il leur procurait.  

Quant à Bruce, il considéra cela comme une petite victoire.

“Désolé Harlock, je n’ai pas le temps d’attendre qu’elle se réveille ou qu’elle se trouve une cause qui mérite qu’elle se batte pour elle. Ma cause, c’est ma famille et je ne vais pas lâcher l’affaire de sitôt. Même si, pour cela, il me faut lutter contre toutes les malédictions de l’univers.”


Ils s'engouffrèrent simultanément dans la “control room”. Reiko gagna précipitamment son siège et un simulacre de bien-être irrigua son corps.

Ici, elle oubliait tous ses problèmes.

Ici, elle pouvait être uniquement Reiko la pilote et non plus Reiko la mère de pacotille, celle qui avait abandonné son enfant au milieu de la foule et qui l’avait laissé livré à lui-même.


- Pression de la chaudière interne, okay. 

- Valves en position !

- Circuit principal connecté. 

- Réserves énergétiques à 100%.

- Radars calibrés.

- Armement opérationnel. 

- Space Eagle, stand by !

- System all-green !


Bruce se plaça au centre de la voiture, de la même manière que Schwanhelt Bulge des années auparavant.

Puis, lorsque les wagons furent accrochés à la locomotive, il s’éclaircit la voix.


- Big1, en avant.


***


La porte coulissa et Reiko pénétra à nouveau dans le wagon de commandement, après avoir passé l’examen d’aptitude souhaité par son mari auprès du médecin de bord. Lasse, elle pianota sur sa console, se promenant à travers les différentes fonctionnalités de Big1.

L’avis de Yûki s’était avéré favorable, tant qu’elle acceptait de la voir en consultation deux à trois fois par semaine pour une évaluation complète. Bien que contraignante, cette façon de faire lui convenait puisqu’elle lui permettait de conserver son poste. Elle préférait travailler plutôt que de demeurer à la maison car ici, au moins, elle ne voyait pas Sayuri. Cela pouvait paraître cruel mais, quand elle posait les yeux sur sa fille, cela lui rappelait à quel point elle était incompétente, inconséquente et idiote. 

“Il vaut mieux que des professionnelles qualifiées de l’enfance s’occupent de Yuyu. 

En tout cas, elles ne risquent pas de la perdre ou de lui faire du mal.”


- Voici le topo, les apostropha Bruce. L’express 414 à destination du onzième système sol, s’est volatilisé près de la jonction des voies GH-1546 et VT-1973. 

- Volatilisé ?, l'interrogea David.

- Sa signature thermique a disparu des écrans du QG.

- Les canaux de communication ?, demanda Killian. 

- Toutes les tentatives de Tôdo se sont soldées par un échec, expliqua le Commandant.

- C’est bizarre, commenta Manabu. 


Reiko s’adossa dans son fauteuil, songeuse.


- Je peux lancer une détection à large spectre, proposa l’Officière radar.

- Oui, c’est ce qu’il y a de mieux à faire, vas-y. 

- Compris !

- Est-ce que j’ai l’autorisation d’essayer aussi ?

- Okay, Black, mais pas de bidouillage des circuits, vu ?

- Roger.

- Arrivée à la jonction dans une heure, les informa Louise.

- Très bien, soyez parés à toute éventualité.


*** 


Cela faisait maintenant dix minutes que Big1 avait surgi du portail Alpha du Centaure et stationnait près de l’endroit où le 414 avait été signalé pour la dernière fois.


- Mes instruments sont muets, s’exaspéra l’Officière radar. 

- Vraiment ?, s’étonna Killian. 

- Pourquoi ? Pas les tiens ?

- Disons que j’ai du talent.

- Hein ?


Reiko tendit le cou et remarqua qu’un point lumineux clignotait vivement sur la console du cadet.


- Pas mal, lâcha Bruce. Tu es sûr qu’il s’agit de notre train ?

- Affirmatif.

- Quelles sont les coordonnées ?

- Mais comment c’est possible ? Moi, je n’ai aucune ligne de réponse. Mes capteurs sont HS, s’énerva Louise.

- Faut croire que je suis plus doué que toi.

- Killian, s’agaça Bruce.

- La planète sur laquelle l’express a atterri ou s’est crashé est Agrica. 

- Autre chose ?

- C’est une planète agricole qui génère 90% des ressources de ce système solaire. On dénombre moins d’un humain au kilomètre carré. 

- Comment peuvent-ils produire autant avec si peu de cultivateurs ?, questionna Manabu.


Reiko eut un petit ricanement.


- La mécanisation. 


Il y eut un silence et Killian toussota.


- Oui, elle a raison. Les cultures sont principalement assurées par des humanoïdes et une machinerie complexe.

- Bien. David, entre les coordonnées et fait tourner la chaudière à plein régime.

- Il y a un hic, Commandant, intervint le stagiaire. Il est compliqué de situer notre cible sur cet astre.

- Pourquoi ?

- La composition atmosphérique.


Louise eut une mimique satisfaite qui n’échappa pas à ses équipiers.


- Certains gaz brouillent nos détecteurs. Tout ce que je peux faire, c’est réduire le périmètre de recherche à cette zone.

- Une expédition sur le terrain est donc notre meilleure option, argua l’ingénieur.

- Il semblerait, soupira le sniper. Tu maintiendras Big1 en vol stationnaire jusqu’à ce qu’on détermine la position du train pendant que j’explorerai ce caillou avec Yuuki.


Reiko bondit sur ses pieds, résolue. 

“Une bonne occasion pour moi d’oublier ce qui me tourmente.”


- J’en suis.


Son supérieur la fixa, dubitatif.


- Non.


Le sang de la jeune femme se glaça.


- Mais pourquoi ? Je suis aussi apte que les autres et cette mission entre dans mes qualifications. Le secteur à quadriller est immense et je ne serai pas de trop.


Les mâchoires de Bruce se contractèrent.

En tant qu’époux, il se refusait à l’impliquer tant qu’elle n’était pas entièrement remise, que ce soit mentalement ou physiquement.

En tant que Commandant, il savait qu’il n’avait pas le droit d’interférer puisque Yûki avait donné son aval.

En bref, il était coincé.


- Je l’emmène avec moi, insista-t-elle en désignant Killian du menton. David doit demeurer à bord pour piloter, Yûki aussi pour intervenir rapidement sur les lieux de l’accident et Louise pour évaluer précisément la localisation du 414 ou, encore mieux, pour joindre le conducteur, je me trompe ?


“Elle m’a eu, putain. Si je la prends constamment sous mon aile, le QG va me tomber dessus et me menacer de la muter dans une autre unité. Relativise, Bruce, relativise. Ce n’est pas dangereux. Elle devrait s’en sortir facilement et, de toute façon, on sera en contact grâce à nos émetteurs.”


- Okay, accepta-t-il à contrecœur. Pas d’imprudence, vu ?

- Promis, souffla-t-elle, soulagée. 


Elle s’avança vers le cadet, opiniâtre.


- Viens, Killian, on va se préparer, lui intima-t-elle en le tirant hors de son siège.

- Mais… Mais… Je peux remplacer Louise ! C’est moi qui ai découvert…

- Tss, tsss, ça va être formateur, tu verras. Tu as toute la vie pour rester cloîtré dans ton bureau de futur cadre.

- Je vais prouver à ce beau parleur que je suis talentueuse, grommela l’Officière radar. Je vais trouver ce train en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.


Alors que Reiko s’apprêtait à quitter la “control room”, Bruce empoigna son bras.


- Tu fais gaffe, chaton, hein ?

- Oui, sois rassuré, répondit-elle en déposant un baiser sur le dos de sa main.


Sans plus de cérémonie, elle poussa Killian et s’engouffra dans la voiture quelques instants avant que le vantail automatique ne se referme, abandonnant derrière elle un Bruce qui était tout sauf rassuré.


*** 


- Tourne-toi, il faut que je me change, lui enjoignit la pilote.

- T’as pas des vestiaires pour ça ?

- Si, mais mes affaires, tout comme les tiennes, sont ici. Et on ne va pas gaspiller de précieuses minutes à tout déplacer, tu ne penses pas ?


Killian, qui n’avait pas d’autre argument à opposer, s’exécuta. 


- Je me déshabille aussi, alors ne regarde pas.


Reiko pouffa, moqueuse, tout en ôtant sa veste et son pull.


- Tu ne rivalises pas encore avec Bruce, donc t’as pas à t’en faire.


Vexé, le jeune homme s’empourpra et enleva également ses vêtements pour se donner une contenance.


- T’avais pas spécialement envie que je t’accompagne, non ? 

- Je n’ai rien contre toi mais tu n’es pas vraiment ce qu’on peut appeler un agent de terrain. Mais si tu n’étais pas venu, il ne m’aurait pas laissée partir.

- Pourquoi ?

- Pas tes oignons, maugréa-t-elle.


Il ne s’appesantit pas sur le sujet, comprenant qu’il avait touché une corde sensible.


- J’ai eu une formation, je ne serai pas un poids. 


La militaire ravala une remarque acerbe, se souvenant qu’elle fut à sa place il n’y a pas si longtemps que cela. 

Killian, qui avait enfilé sa combinaison à la hâte, fit volte face.


- Je suis prêt.


Reiko, qui remontait la fermeture éclair au niveau de son ventre, se figea.


- Tu es bien cavalier, railla-t-elle.

- Déso… Désolé !, bégaya-t-il en se collant littéralement à la paroi du wagon, le visage écarlate.

- C’est bon, ça va, lui assura-t-elle en ajustant ses manches.

- J’ai pas vu… Je n’ai absolument pas vu votre poitr…

- Killian, c’est rien je te dis. Prends un casque sur l’étagère, on s’envole les premiers.

- Oui !


Le binôme du jour se dirigea ensuite à grandes enjambées vers les hangars de lancement.


- La rampe.

- Oui !


Ils conjuguèrent leurs forces et firent diligemment rouler l’escabeau contre le Space Eagle avant de s’installer dans l’habitacle. Reiko actionna alors l’ensemble des systèmes du chasseur sous le regard quelque peu admiratif de son partenaire.


- Tu as besoin d’un copilote ?

- Faire voler ce bijou, c’est du gâteau, s’amusa-t-elle. Économise ton énergie pour tout à l’heure.


Elle termina ses préparatifs en activant son microphone.


- Space Eagle, stand by. Requiers autorisation de décoller.

“- Accordée. Votre zone d’investigation a été transférée dans la data base de l’appareil et sur vos montres connectées.”

- Merci.

“- Que le vent vous soit favorable. Bonne chance.”

- À vous aussi.


Le toit ouvrant se rétracta et Reiko tira sèchement le manche directionnel, un sourire enthousiaste sur les lèvres.


- C’est parti, accroche-toi.


Le jet fusa dans l’espace et Killian enroula ses mains autour des accoudoirs, peu coutumier de ce pilotage sportif, fruit de l’enseignement de Tadashi Daiba.

Il obligea néanmoins ses phalanges à se déplier et se servit tant bien que mal de son écran de contrôle.


- J’ai… J’ai identifié un point de chute sécurisé. 

- Tu n’as pas confiance en mes capacités ?

- Si, mais…

- Je te charrie, dit-elle en modifiant son cap.

- Trop marrant, ronchonna-t-il.


Le Space Eagle pénétra dans l’exosphère sans ralentir.


- Tu vois le train ? Dans ces larges étendues herbeuses, on devrait le repérer à des kilomètres.

- Non, je vais tenter d’affiner les capteurs de ma tablette.

- Fais donc. Je me pose.


La pilote redressa son appareil et celui-ci atterrit délicatement au milieu d’un champ de blé.

Puis, elle se retourna vers son compagnon, légèrement plus détendue.


- À toi de jouer le bleu.


Killian se raidit, se sentant soudain essentiel à l’accomplissement de ce sauvetage.


- Oui, madame.

- Pitié, à t’écouter on croirait que j’ai soixante ans. On n’a même pas dix ans d’écart.

- Douze.

- Tais-toi.


Reiko déverrouilla le cockpit et ils mirent pied à terre.


- Il me faudra un peu de temps pour que mon analyse aboutisse.

- Pas de problème, pour le moment on va suivre la règle d’or de Bruce.

- C'est-à-dire ?


*** 


Manabu sur ses talons, le Commandant du peloton Sirius achevait de se vêtir. 

Depuis son intégration à la Space Defence Force, il devait reconnaître que Reiko avait énormément progressé. Bien entendu, au vu de son caractère impulsif, hérité des rebelles de l’Arcadia, il avait une appréhension non négligeable à la laisser mener une mission, même si elle s’efforçait de respecter les consignes et d’obéir à ses ordres.

Cependant, il craignait aujourd’hui que son jugement ne soit altéré par sa condition psychique instable et la culpabilité qu’elle portait comme un fardeau sur ses épaules. 

Il n’avait pourtant guère le choix : qu’elle soit l’un de ses agents était à double tranchant. Il pouvait garder un œil sur elle mais se devait de ne pas la traiter différemment des autres. 

Cette opération semblant de prime abord sans danger et avec Killian à ses côtés, elle n’allait certainement pas se jeter tête la première dans la gueule du loup, si ?


- On lève le camp, Yuuki.

- Vous auriez dû faire équipe. Puisque j’entraîne Killian, les membres du conseil d’administration ne se seraient pas posé de question.

- Détrompe-toi, ils m’ont dans le collimateur depuis nos récentes mésaventures. Ils ne sont pas fous. Que ce soit avec moi ou avec Bulge, notre section attire les ennuis et les phénomènes paranormaux. 

- Justement, c’est pas nouveau.

- Tu ne sais pas tout.

- Comme quoi ?


Bruce fronça les sourcils. Il n’était pas du genre à se confier mais, pour une fois, éprouvait le besoin irrépressible de vider son sac. Le poids de ses soucis était lui aussi infiniment accablant et, malgré ce qu’il avait affirmé à Mamoru Kodaï, il avait peur de flancher.


- Je les ai menacés de couper l’accès du Galaxy Railways à la Voie Lactée.

- Hein ?

- Enfin, pour être tout à fait honnête, Warrius les a menacés à ma demande.

- Qui ?

- Warrius Zero, le Commandant de la Flotte Indépendante Terrienne. Putain, t’es bouché ?

- Mais pourquoi…

- Pour que les requêtes des autres unités échouent et que Reiko reste avec nous ou plutôt, très égoïstement, avec moi. Je leur avais déjà fait le coup lorsqu’ils m’avaient refilé le poste et j’ai récidivé.

- Pas vrai…

- J’ai pour habitude de mentir ? Si Tôdo n’a pas trop mal vécu ce chantage, on ne peut clairement pas en dire autant des actionnaires, qui surveillent depuis le moindre de mes faits et gestes. Voilà la raison pour laquelle j’ai accepté qu’elle emmène Killian avec elle et qu’en dépit de tout bon sens, je lui ai permis de s’envoler.

- Elle est au courant ?

- D’après toi ?


Le sniper ouvrit un boîtier à l’aide de son badge. Il tapa ensuite un code à six chiffres et la porte s’enclencha. 


- Elle ne va pas aimer.

- Merci de cette déduction pointue Sherlock Yuuki mais, vois-tu, je suis prêt à tous les sacrifices pour ma famille. Absolument tous.


Le duo affréta un chasseur en vitesse et Manabu choisit de ne pas insister au vu de l’humeur massacrante de son collègue.

Une fois tous les systèmes au vert, le Commandant ordonna le signal de départ.


- On retrouve les voyageurs et on rentre à la maison. 

- Compte sur moi.


***


- Du nerf, monsieur Black !

- Si j’avais su qu’on ferait de la randonnée, j’aurais pris mes bâtons de marche et des baskets, grogna-t-il. 

- Tu t’attendais à quoi ? Les véhicules sont exclus, comment veux-tu qu’on circule dans ces champs ?

- Ils sont tout-terrains, non ?

- T’as vu la hauteur et la densité des cultures ? 90% du système solaire à nourrir, évidemment que tout est démesuré ici.

- Ouais…


Reiko cheminait en tête tandis qu’ils escaladaient une colline à la pente escarpée.


- Courage, on y est presque.


Elle ralentit le pas et saisit le poignet de son partenaire, de la même façon que Bruce lui avait tendu la main il y a fort longtemps sur la planète Frosted.


- Hé, je me débrouille très bien tout seul… !

- Je suis passée par là et on n’a pas toute la nuit, Killian. Où en est ton analyse ?

- Le périmètre est réduit à une vingtaine de kilomètres carrés, l’informa-t-il en avisant sa tablette. Avec ce matériel, je n’obtiendrai pas de localisation plus précise.

- Peut-être que Louise y parviendra… Envoie les données à Bruce et Manabu.


Ils atteignirent enfin le sommet et découvrirent une vaste mer dorée qui se déployait à perte de vue. Blé, maïs, colza… Et sans doute des centaines d’autres plantations nécessaires aux créatures organiques qui, paradoxalement, étaient entretenues par des êtres mécanisés.

Sous un ciel rougeoyant, le paysage était toutefois magnifique et dégageait une sorte de sérénité nostalgique qui apaisa davantage la jeune femme. Loin des nuisances de la ville, l’air était pur et vivifiant.


- Quelle est cette mystérieuse règle d’or ?, l’interrogea-t-il, essoufflé. “Crapahuter, ça fait les pieds ?”

- C’est en prenant de la hauteur qu’on voit loin, répondit-elle en inspirant profondément.

- Et tu vois quoi ?


Reiko se tourna vers son équipier avec un sourire figé.


- Pas grand chose, petit malin, mais cette ascension n’est pas pour autant inutile.

- Pourquoi ? Car elle nous a permis de travailler notre cardio ?

- Ce qui n’est pas superflu dans ton cas, persifla-t-elle. Mais, en plus de constituer un très bon exercice physique, grimper jusqu’ici m’a appris que si l’express n’est pas visible sur terre, il est probablement sous terre. 

- Sous terre ?, répéta-t-il, moqueur.

- Exactement, mon jeune apprenti. 


La pilote s’installa sur une souche d’arbre voisine.


- Malgré la taille des plantes, on devrait au moins être en mesure d’apercevoir des traces de l’atterrissage. Un sillon, des cultures abîmées… Or, tout est parfaitement aligné, prêt à être récolté. Qu’est-ce qu’on en déduit ?

- Que le train s’est crashé dans un canyon ou dans un trou ?

- Par exemple. Ou qu’il existe des structures souterraines, ce qui n’est pas rare sur ce genre de planète. Tu n’as pas mentionné une machinerie complexe tout à l’heure ?

- Si… Si je l’ai dit.

- Bon, avertissons Bruce de nos hypothèses.


Elle attrapa son communicateur et se régla sur la fréquence utilisée d’ordinaire par la section Sirius.


- C’est Reiko, tu me reçois ?

“- Oui, tout va bien ?”

- Nous surplombons la zone de recherche du 414 et ne discernons aucun indice trahissant son passage.

“- Ce qui signifie que le train se serait enfilé quelque part dans une excavation ?”


“Je te l’avais dit !”, claironna-t-elle en remuant silencieusement les lèvres.


- C’est ce que je pense.

“- Gardons ça en mémoire et débutons les investigations sur site.”

- Bien reçu ! Soyez prudents.

“- Vous aussi.”


Killian, qui n’avait pas quitté des yeux les champs pendant toute la durée de l’émission, interpella sa coéquipière.


- C’est quoi ce truc ?

Laisser un commentaire ?