Mille-quatre-vingt-degré Snowboarding

Chapitre 3 : Golden Forest : poudreuse, thrash et lendemains difficiles

965 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 29/04/2025 12:22

Un relent d'un obscur bourbon me brûle la gorge alors que je prends place en haut de la piste. Du bourbon... J'ai pas trouvé hier soir l'ombre d'un single malt dans ce fichu bar. Bordel, on devrait interdire de distiller du malt dans les territoires dépourvus de tourbière. Mon rival du jour, Kensuke Kimachi, me comprendrait. Nous avons plus de points communs qu'on ne le penserait. D'abord chez nous y'a de la tourbe et du whisky digne de ce nom. Et puis nos îles natales respectives se sont toutes deux érigées en empire. Je vois bien qu'il n'est pas là pour rigoler, qu'il n'est pas la juste pour la glisse. Lui et moi, on a un honneur impérial à rétablir. Il dégage quelque chose de puissant, quelque chose qui tient de la fierté du kamikaze et de la discipline du samouraï. Je l'imagine en Mishima préparant son Hara Kiri lorsque je le vois régler ses fixations dans un silence méditatif. J'ai même l'impression en cet instant de voir s'ouvrir entre nous le gouffre qui sépare Mr Bean des Contes de la lune vague après la pluie...

Mais non, je déconnes ! Avec sa veste rouge criarde et son bonnet qui ne quitte jamais son crâne, il ressemble à n'importe quel ado. Et il a beau se la jouer mec à la cool, il chie dans ses boots, le gamin. Il a raison d'ailleurs, je suis Dion Blaster, le plus vieux, le plus lourd et donc le plus rapide de la compétition. Blaster, ça rime avec bastard. Et je vais l'éclater ce bâtard. Voilà pour mon plus beau poème, tout compatriote de Lord Byron que je suis.


Le soleil se couche sur Golden Forest et c'est pas trop tôt que le top départ est donné. Dès les premiers virages j'ai envie de gerber, mais ce bourbon était trop infâme pour mériter une autre sortie que mon trou de balle, et je me retiens. Les sapins défilent à toutes allure et les montagnes en arrière-plan rougeoient dans les dernières lueurs du jour. Tiens, Lord Byron n'aura pas dit mieux, non ? Non, connard, il m'aurait dit « regarde devant toi, sac à merde, ou tu vas te payer un rondin ! » Pourquoi suis-je si grossier ? Je répondrais plus tard, là je dois sauter par-dessus un tronc qui fait le mort au milieu de la piste. Marron foncé sur fond blanc, son camouflage aurait été parfait s'il n'avait pas été marron foncé sur fond blanc.


Me voici maintenant au milieu d'un bosquet abritant une belle couche de poudreuse. Négligeant les branches qui me fouettent comme mes partenaires d'un soir dans mes rêves les plus secrets, je slalome entre les sapins. J'ai traversé ce bois sans avoir ralenti et en tire plus de fierté qu'Hannibal après avoir passé les Alpes. Euh... on peut me dire d'où je la sorts cette référence ? Peu importe, la suite se présente déjà. Tel un tapis rouge à Cannes, une cascade de glace déroule la promesse d'une prise de vitesse inégalable, au prix d'une perte de contrôle de sa planche, mais c'est pas ça qui va me rebuter. Pour tenter de me diriger malgré je tout, je plante ma carre de toutes mes forces. Le métal ripe sur la glace et grince comme un riff sursaturé de thrash-punk. Et je m'imagine, l'espace d'une seconde suspendue dans l'air éthérée du crépuscule canadien (Lord Byron, c'est toi qui parles dans ma tête ?), non pas ridant sur ma board, mais tenant une guitare électrique et maltraitant frénétiquement ses cordes pour lui faire cracher cet air sublime que j'ai entendu hier : « tan tantan tantan / tantan tantan ». Merde, comment on fait pour retranscrire de la musique avec des lettres ? Là je me tape l'air con, alors qu'en vrai, putain en vrai ça déchire sa mère... « TAN TANTAN TANTAN / TANTAN TANTAN». Non, ça marche toujours pas, même avec les majuscules. Bref, imagine-toi un truc incroyable, un air répétitif à souhait mais dont tu ne te lasseras jamais, même après cinquante réincarnations, même réincarné en rat-taupe nu qui, comme chacun sait de nos jours grâce au World Wide Web, est un animal sourd. Un air addictif, même, de la putain de cocaïne acoustique, dont on ne voudrait jamais quitter les quatre notes qui reviennent inlassablement telles les quatre saisons composant le cycle sempiternel de la vie (allez c'est bon, tu dégage maintenant, Lord Byron). Mais toutes les bonnes choses ont une fin, et la piste s'arrête au pied du camp de base perdu dans la forêt qui nous attend pour la nuit, avec une victoire pour la couronne britannique. La couronne ? Mon cul, le trophée sera pour ma gueule, pour moi et moi seul.


Je me tourne vers Kensuke Kimachi vient tout juste d'arriver, et lui lance sans ménagement :

-Pas trop déçu ?

-Non, qu'il me répond en s'inclinant à angle droit sans rancune. « Sois l’arc-en-ciel dans les tempêtes de la vie. Le rayon du soir qui chasse les nuages en souriant et teint demain d’un rayon prophétique. »

Comment il se la pète avec sa sagesse glanée dans un mauvais manuel de développement personnel new age pseudo-bouddhiste, alors que je lui demande juste d'admettre qu'il est dégoutté d'avoir pris une déculottée. Je le relance :

-T'as trouvé ça chez qui, hein ? C'est du Akira Toriyama ?

-Non. Lord Byron.

-...

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