Âme de Pureté

Chapitre 80 : L'Eveil | Chapitre 80

5958 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 25/03/2020 09:28

— Que le jeu des ténèbres commence !

Devant le miroir sur pied de la chambre de mon hôte, je menace mon reflet de l'œil du Millénium. Le symbole mythique jaillit de mon front et m'éblouit presque. Les yeux rougis par les larmes, je me concentre pour obliger mon âme à intégrer l'artéfact. Rien ne se produit. Mes pouvoirs s'affaiblissent jusqu'à ce que la vive lumière s'éteigne. Epuisée, je lâche la sphère dorée et m'affale sur le lit.

— Pourquoi est-ce que ça ne fonctionne pas ?

Un sanglot se bloque dans ma gorge. Je remonte mes mains à hauteur de mes yeux et serre nerveusement les poings.

— Je suis capable de détruire tous ces humains, mais pas de me transférer moi-même là-bas ? C'est quoi ces conneries...

Dehors, le soleil s'élève doucement vers l'horizon. Une nouvelle journée débute et je ressens le besoin de ce corps d'emmagasiner les heures de sommeil dont je l'ai privé cette nuit. Toujours vêtue de l'uniforme scolaire de Flem, je m'échappe de cette veste beaucoup trop serrée et la jette à l'autre extrémité du matelas. Bakura m'a trahie, lui aussi.

C'était pourtant si simple dans mon esprit : récupérer l'œil du Millénium des griffes d'Atem, demander à Bakura qu'il m'envoie au Royaume des Ombres, sauver Lorène et devenir son héroïne. Tout était si parfait. Le visage de mon hôte se grave sous mes yeux comme si quelqu'un peignait son portrait sur ma rétine.

— Tu dois être si effrayée à l'heure qu'il est.

Le Royaume des Ombres vous renvoie à vos pires agissements. Tout le monde n'en sort pas indemne, bien au contraire.

Cela fait six jours que Lorène a disparu.


Lorsque j'ouvre les yeux, mon corps repose sur le lit de ma chambre. Le soleil est si haut dans le ciel que mon cœur manque un battement.

— Merde, combien de temps ai-je dormi ?

Pour la première fois, je ne tremble pas quand je m'empare du téléphone portable. Bien plus surprenant, je réussis à l'allumer et à le déverrouiller en quelques secondes. Comme je le craignais, j'ai loupé les cours de ce matin. Où est passée ma garde rapprochée ? Je comptais sur eux pour me maintenir dans les ordres. Décontenancée, je me dresse tant bien que mal sur mes jambes endolories et me traine jusqu'à la fenêtre. Personne au portail. Je baisse alors mon regard vers l'écran.


Mer. 8:20. Expéditeur: Joey Wheeler.

Message : Yo, Tristan m'a tout raconté. Il nous a dit que tu n'étais pas ouf après avoir vu Bakura hier. On se retrouve après les cours au Burger World.


Je n'ai guère besoin de ta pitié, Wheeler ! Et bien sûr, ce singe de Tristan n'a pas pu s'empêcher d'aller faire un rapport de ma soirée à ses petits amis. Puis qu'est-ce qu'il en sait que je ne vais pas bien ?

— Tout va parfaitement bien ! je crie en jetant le téléphone sur le lit.

Je meurs de chaud dans cette pièce, il faut que j'aille prendre l'air. Un tour à la douche, j'enfile des vêtements de ville et emporte quelques affaires à Lorène pour sortir.

La bicyclette volée à un gosse du quartier trône fièrement contre un pan de la maison. Cet engin ne doit pas être si compliqué à utiliser. J'enclenche la pédale et m'engage sur la chaussée. Si mes premiers mètres se révèlent plutôt bancals, je parviens à garder l'équilibre tout en prenant de la vitesse. Hors de question de me morfondre sur le sort de Lorène, il me faut un nouveau plan, de nouveaux alliés, d'autres pistes pour arriver à mes fins. Et si Bakura refuse de me prêter main forte, alors j'irai chercher ailleurs.


Mon vélo me conduit jusqu'à la place du centre-ville de Flem. En ce jour d'école, les terrasses sont particulièrement vides. Bon nombre de fois, j'ai voulu empêcher Lorène de se rendre en cours pour profiter du monde extérieur. Désormais, c'est chose faite. Je pédale sur quelques mètres pour me planter devant l'ancien Tam-Tam. A la vue de la devanture, une sensation mystérieuse me comprime les entrailles.

« Tout le monde doit découvrir que tu es un monstre. »

Si nous n'avions pas tué Yoshida ce soir-là, nous n'aurions jamais pu avancer comme nous l'avons fait. Contrairement à ce que les autres pourraient penser, Lorène a pris la bonne décision.

— Hé, mais regardez qui voilà. Alors ma belle, on sèche les cours ?

Dans un pub à la terrasse fumante de tabac, un groupe de mecs particulièrement désagréables à mater me hèle de la main. Celui qui m'a interpellé se fait rapidement interrompre par un de ses potes. C'est à cet instant que je reconnais un des affreux qui ont essayé de s'en prendre à Téa.

— Tais-toi, c'est une sorcière cette fille !

Sorcière ? S'ils sont prêts à me fournir la baguette et le balai volant, j'accepte cette appellation.

— J'opterais plutôt pour un démon ! surenchérit le premier, hilare.

— Fermez-la, les gars.

Au beau milieu de toute cette purée de pois se détache une silhouette plus charismatique que les autres. Ses cheveux plaqués en arrière et sa queue de rat ravivement immédiatement mes souvenirs.

— Hirutani.

Au regard qu'il me lance, ce type n'a pas oublié notre dernière rencontre. Moi non plus d'ailleurs. Ce crétin a pointé une arme sur la petite sœur de Joey et Lorène a failli l'envoyer au Royaume des Ombres de sang-froid.

— Tu n'es pas avec Wheeler ?

Mes doigts se resserrent sur le guidon.

— Pourquoi ? J'ai l'air d'avoir besoin d'un toutou pour me surveiller ?

En l'occurrence, c'est le cas, mais il n'est pas supposé le savoir. L'odeur de tabac emplit mes narines et me provoque des toussotements. Hirutani ne me quitte pas des yeux quand il se rapproche de moi. À tout moment, je peux enfourcher mon vélo et fuir au loin. Mais je ne le ferai pas, je déteste la fuite.

— Non, tu n'as pas besoin d'un toutou. Au contraire, je lis sur ce joli minois que tu n'as besoin de personne.

De tous les mecs qui m'ont côtoyée, le seul capable de reconnaitre celle que je suis est ce loubard ringard. Je vous jure, ils ont encore tout à apprendre avant de m'apprivoiser.

— Ravie de l'entendre.

— Vois-tu... c'est quoi ton nom déjà ?

— Lorène.

— Vois-tu Lorène, la raison pour laquelle j'ai attiré Wheeler dans mon antre, c'était pour me venger.

Je ne parviens pas à contenir le pouffement de nez à ses propos. Cet enfoiré a feint d'être handicapé pour décontenancer Joey alors qu'il se portait comme un charme ! D'un côté, j'aurais aimé avoir cette idée en première.

— C'est vrai, on ne quitte pas un groupe de potes comme le nôtre. Ton copain sait se battre, il les achève tous. Un peu comme toi.

— Je ne suis pas sûre que de me comparer à Joey Wheeler soit la meilleure technique pour me séduire.

Il se tient à un mètre de moi, je capte sa respiration, lente et contrôlée.

— Qu'est-ce qu'une fille comme toi désire le plus ? Dis-moi ton prix et rejoins notre bande.

Ce n'est plus de l'audace à ce point, mais de la pure folie. Lorène, rejoindre un gang de malfaiteurs ? Ce n'est pas son genre, bien au contraire. Si elle était là, elle détournerait le regard et affirmerait que ça serait trahir Joey. Sauf que je m'en fiche éperdument de trahir Joey. Je balaye du regard la place et les commerces avoisinant.

— Pas ici, allons un peu plus loin veux-tu ?

— A tes ordres, poupée.


— Mais qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Avachie contre une banquette du Burger World en compagnie de Soso, je sirote tranquillement ma boisson sous le regard éberlué de nos invités, fraichement débarqués de Domino City. Mes phalanges écorchées et les hématomes parsemant mes bras et mon cou ne les ont pas laissés indifférents. Je contiens un râle de douleur quand je me redresse pour les accueillir comme il se doit.

— Bonsoir les amis, vous avez passé une bonne journée, j'espère ?

— Elle s'est battue contre Hirutani, rétorque Soso, de toute évidence agacée par mon magnifique jeu d'actrice.

Alors qu'ils attendaient debout devant notre table à me fixer comme la nouvelle attraction locale, le groupe de Yugi s'installe à nos côtés. En premier, Joey se glisse contre moi, un peu trop près à mon goût d'ailleurs. Sa main s'empare de mon menton, m'arrachant un gémissement. Il examine mon visage avant de s'attaquer à mes mains.

— Lâche-moi, je proteste.

Il me répond d'un regard noir que je ne lui connaissais pas.

— Ce n'est pas ton corps, alors laisse Lorène en dehors de tes conneries. Pourquoi tu es allée trouver Hirutani ?!

— Je ne l'ai pas cherché, c'est lui qui m'a trouvée.

Sa colère ne désemplit pas, mais je n'en ai cure. Après avoir convié Hirutani dans un passage esseulé, nous avons repris notre conversation où nous l'avions laissée. En fin de compte, sa proposition s'est avérée plutôt intéressante. Néanmoins, il était hors de question d'obliger Lorène à adhérer à un groupe de primates. Il nous a donc fallu trouver un autre... arrangement.

— Qu'est-ce que tu as fait ?

— Trois fois rien, un simple marché qui ne vous concerne pas. Est-ce qu'on peut passer à autre chose maintenant ? Je meurs de faim !

Vêtue de son uniforme de serveuse, Téa note nerveusement nos commandes sur son calpin. Calée contre le mur, je me délecte des réactions du groupe. Le grand blond à côté de moi se contient pour ne pas exploser, tandis que les autres se morfondent sur leur sort.

Au fond, je les comprends, je partage leur frustration.

— Vous... Vous comptez participer au festival inter-lycées ce week-end ?

La question de Soso a pour mérite de briser la glace. Tout le monde relève la tête vers elle, tous aussi stupéfaits les uns que les autres.

— Moi, j'y vais, s'empresse Tristan, dont le coude se rapproche dangereusement de celui de sa cible. Vous venez les gars ?

— Téa participe au concours d'éloquence, poursuit Yugi, d'une faible voix, la tête enfouie dans ses épaules. Je comptais aller la soutenir.

Le concours d'éloquence... Ce foutu texte que princesse Kaoruko me rabat à chaque fois qu'on se croise. Mais il en va de la scolarité de Lorène, alors je me plierai à sa demande, ô combien détestable.

— Et toi Joey ?

— Quelqu'un doit bien surveiller Eléonore. Alors je viendrai.

— Je n'ai pas besoin d'une nounou, Wheeler.

— Bien sûr que si. Déjà que ton plan est tombé à l'eau, ne t'attends pas à ce que je te laisse tranquille ne serait-ce qu'une seconde.

Mon plan est tombé à l'eau ?

— Moi, au moins, j'avais un plan. Depuis le début, à part ouvrir ta grande gueule pour pas grand-chose. Je ne t'ai pas vu à l'action.

Moins d'un mètre nous sépare et je pourrais aisément me débarrasser de lui. D'ailleurs, je me demande bien ce qui m'en empêche.

— Vas-y, envoie-moi au Royaume des Ombres, qu'est-ce que tu attends ? crache-t-il, les mains tremblantes de rage. Ça se voit que tu en meures d'envie.

— Crois-moi, tu ne brûleras plus envie d'y aller quand tu sauras toute la vérité.

Un voile de surprise éclaire ses traits.

— Tu en es sûre ? Dis-la-moi alors, je suis prêt à l'entendre.

— Parfait, Lorène a-

— Arrêtez ! s'exclame Yugi, soudain pris de panique. Je ne veux pas que vous vous disputiez !

Nos regards se tournent vers le champion de Duel. Cette lueur dans ses billes améthyste... De la peur, de l'appréhension. Il ne veut pas que je dévoile à tout le monde quels actes odieux Lorène et moi avons pu faire preuve. Mais qu'il se rassure, je ne m'apprêtais pas à balancer notre crime au beau milieu de ce fast-food aux essences d'huile et de graisse.

A l'autre bout de la table, Soso se mure dans un silence sans que personne n’y prête attention. Elle me toise d'un air accusateur. Trois personnes autour de cette table sont au courant de la mort subite de Yoshida. Trois autres se complaisent dans leur ignorance. Quelle belle amitié.

— A partir d'aujourd'hui, je vais assurer la surveillance d'Eléonore, déclare Yugi, les yeux rivés sur son hamburger.

Cette soudaine décision ne plait définitivement pas à son meilleur ami.

— Quoi ? Mais Yugi... !

Le lycéen aux cheveux tricolores secoue doucement le menton et affronte difficilement le regard du dadais à ma gauche.

— J'ai entendu ce que vous m'avez dit, et je vous en remercie les amis. Mais je me sens quand même coupable de la disparition de Lorène. C'est moi qui l'ai invitée dans ma chambre quand ce jeu des ombres a eu lieu. Et même si son plan était de libérer Pegasus du Royaume des Ombres, j'aurais dû le savoir et tout faire pour la protéger.

Quel magnifique discours de la part de ce cher Yugi Muto, j'en aurais presque une larme s'il me restait assez d'eau dans mon corps pour en verser une. Et bien sûr, ils se ruent tous pour le réconforter, pour le convaincre qu'il n'a rien avoir avec la défaite de Lorène et que la grande méchante se situe juste de mon côté de la table. Honnêtement, je suis à deux doigts de l'applaudir, je n'aurais pas fait mieux.

— Donc je vous demande de me laisser prendre en charge sa surveillance jusqu'à ce qu'on trouve un moyen de ramener Lorène.

Etrangement, le plus dur à convaincre n'a pas été Joey, qui a d'ailleurs fini par abdiquer aux douces paroles de son ami, mais plutôt Soso, dont les prunelles m'incendient depuis le début du repas.

— Elle est trop instable pour être surveillée par une seule personne. Le pharaon pourrait facilement se laisser berner.

— Le pharaon sait comment s'y prendre avec elle ! proteste vivement Téa.

Je vous ai dit que j'adorais les altercations entre filles ? C'est bien plus divertissant que n'importe quel jeu des ombres.

— C'est pour ça qu'il l'a embrassée il y a quelques semaines. Cela me parait tout à fait cohérent.

Mon rire strident fuse dans la salle, m'attirant les foudres d'autres clients. Mon hilarité n'a d'égal que l'embarras du jeune Yugi ou de la frustration de Joey.

— Tu sais que je t'aime, Soso-chan ?

— Ce n'est pas réciproque. Tout ce que je veux dire, c'est qu'une seule personne, aussi déterminée soit-elle, ne pourra pas l'empêcher de nuire.

Ce débat ne se conclura pas sur une solution satisfaisante. Nous finissons chacun notre commande avant de nous quitter à la sortie du Burger World. Alors que Tristan et Soso s'enfoncent dans la ville, Téa peine à abandonner Yugi à son triste sort : celui de me surveiller.

— Tu es sûr que tu ne veux pas que vous accompagne ? insiste-t-elle, une main posée sur son épaule.

Il refuse gentiment.

— Non, je m'en sortirai, ne t'inquiètes pas pour nous.

En retrait, je les observe avec une pointe de dégoût au fond de la gorge.

— J'ai envie de vomir.

— Qu'est-ce qu'il y a de mal à s'inquiéter pour les autres ? réplique Joey, les yeux rivés sur la même scène.

Ses poings serrés m'intiment que sa rage n'est pas tout à fait partie.

— Ce qu'il y a de mal ? Rien du tout, moi aussi je m'inquiète, tu sais.

Un léger pouffement s'échappe de mes lèvres lorsque Téa pose sa main sur l'épaule de Yugi.

— Je vais la ramener, coûte que coûte.

Le grand blond ne répond rien, il se contente d'hausser les épaules quand son meilleur ami salue Téa sur le point de rentrer chez elle.

— Je m'en occupe, souffle-t-il en me désignant du menton.

— Très classe. Je vous rappelle que je suis un humain, pas un vulgaire colis.

— Permets-nous d'en douter, grogne Joey avant de revenir vers Yugi. Si tu as le moindre souci, appelle-moi.

— Promis.

Ce type ne résistera pas très longtemps. A l'instant où il apprendra les écarts commis par Lorène, il s'éloignera d'elle et toutes ses belles paroles n'auront plus aucune valeur.

— On y va ?

— Avec plaisir.

Les premiers mètres se déroulent dans un silence embarrassant. Yugi me jette des regards en coin tandis que je balaie les passants et autres voitures nous dépassant. Fort heureusement, la gare n'est qu'à quelques rues du Burger World. Je ne sais pas jusqu'où il compte m'accompagner, mais je doute que la mère de Lorène soit encline à inviter un inconnu à partager la chambre de sa fille. Sous le crépuscule, nous patientons debout dans le tram que celui-ci nous mène à Flem. Aucune parole, rien que des regards en coin. Les marques de mon altercation se ravivent à cause des vibrations, je me mords la lèvre inférieure pour ne pas gémir d'inconfort.

— Tu as mal ?

J'en aurais presque oublié la voix du jeune Yugi.

— Tu es bête ou quoi ? Je ne ressens aucune douleur, l'as-tu oublié ?

Notre arrêt ne devrait pas tarder, la présence de tous ces inconnus autour de nous me rend mal à l'aise. Un instant, j'aimerais qu'ils disparaissent tous. J'en ai le pouvoir, alors pourquoi me priver ? Les mains accrochées contre les barres d'un siège-double, j'inspire profondément et concentre mon attention sur le paysage.

— Eléonore.

Un long frisson me traverse l'échine. Yugi s'est rapproché dans mon dos. Non, ce n'est pas Yugi, c'est la voix suave du pharaon qui résonne dans ma tête. Son souffle chatouille mon cou, mon estomac se resserre. Cela m'étonnait qu'il ne se soit pas manifesté de toute la soirée, je ne peux réprimer la naissance d'un sourire amusé.

— Regardez qui voilà, je chantonne sans broncher.

— Tourne-toi.

Sérieusement, il apparait comme ça et commence à me donner des ordres ? Je ne réponds pas la négative et plisse les yeux. Il fait trop clair à l'extérieur pour que je puisse distinguer son visage à travers le reflet de la vitre.

— Très bien, alors explique-moi en quoi consistait ton plan avec Bakura.

A-t-il remarqué que ses respirations me chatouillent la peau ? Une partie de moi affirme que c'est un moyen de me déstabiliser, une autre se souvient de son opinion de moi lors de notre dernier duel.

— Cela n'a plus d'importance.

— Ça en a pour moi.

Une légère secousse le plaque l'espace d'une seconde contre mon dos. Je déglutis pour ne pas soupir d'aise. Il bredouille de faibles excuses que je tâche d'oublier dans l'instant suivant.

— Je ne sais pas ce que vous a raconté cet idiot de Tristan, mais ce sont certainement des conneries. D’ailleurs, j’aurais très bien pu me débarrasser de lui en un claquement de doigts. J’aimerais bien savoir ce qui était si important pour que tu mettes un de tes amis dans une telle posture.

— Bakura a refusé de t'aider. Il nous a aussi dit qu'Eléonore n'était pas ton vrai nom.

Il élude ma question, c’est étonnant. Le tram s'engouffre dans un tunnel, son reflet apparait distinctement dans la vitre, au moment où je me fige. De mes traits transparait mon trouble car son propre visage s'éclaire. Cela ne dure qu'une fraction de seconde car le paysage surgit de nouveau et s'approche dangereusement de mon arrêt.

— Tu m'as menti, depuis le début.

Je serre les dents tandis que la cadence du train ralentit. Une main accrochée à la sangle de mon sac de cours, j'évite soigneusement le contact avec Atem pour me faufiler vers la sortie. Malheureusement, je ne couperai pas à sa surveillance car il me talonne jusqu'aux marches de la gare. Le vent frais s'engouffre dans ma veste, taquine mes jambes et calme le feu de mes joues.

— Pourquoi as-tu menti ? insiste-t-il en se postant sur ma gauche.

— Tu ne te souvenais plus de rien, qu'est-ce que ça change ?

— Peut-être que j'aurais pu me rappeler qui tu étais. Tu as manipulé ma mémoire telle que je ne sais plus exactement ce que je dois penser de toi.

Est-il réellement en train de me donner une leçon de morale ? A moi ? Mes pas reprennent en direction de la rue commerçante. Il pourrait me suivre à l'autre bout de la terre que ça n'altèrerait pas mon opinion de lui.

— Entechenès !

Mon sang se glace, j'enfonce mes ongles dans ma paume et me tourne brusquement vers lui.

— Eléonore ! Je m'appelle Eléonore !

— Non, Eléonore ce n'est pas toi.

Les gens sur notre passage nous dévisagent, je leur adresse un regard noir pour les inviter à dégager.

— Ce n'était pas moi, mais je le suis devenue. Est-ce si compliqué à comprendre ?

Face à moi, Atem n'en démord pas. Je n'ai aucune idée de ce qu'il mijote dans son for intérieur, mais je n'ai pas l'intention de me laisser faire.

— Pourquoi as-tu volé son identité ?

Sa remarque accroit mon amertume.

— Volé ? Vous êtes tous des crétins, ma parole. Tout ce que j'ai fait, c'était dans son intérêt !

Cette discussion m'épuise. Ce mec m'épuise. Ce monde m'épuise. Comment as-tu réussi à vivre ici pendant toutes ces années, Lorène ?

— Pourquoi personne essaie de me comprendre ?!

Dans un geste de fuite, je recule d'un pas quand Atem m'agrippe le bras. Je ne suis pas une demoiselle en détresse comme son comportement le laisse penser. D'un coup sec, je me sépare de son emprise.

— Je rentre chez moi.

Même en me hâtant vers mon domicile, il n'abandonne pas. Le bruit de ses pas dans mon dos me rend anxieuse, j'accélère en montée, quitte à m'époumoner. Au sommet de la rue, je remarque que le pharaon me suit toujours. Tant pis pour lui, j'ai la ferme intention de l'ignorer jusqu'au portail de ma nouvelle résidence.

— Attends !

Arrivée à bon port, je scrute minutieusement les environs. La mère n'est pas encore rentrée, j'aurais dû m'en douter. Et, alors qu'Atem se trouve à un mètre de distance sur le même trottoir, mon attention est captée par des vibrations dans ma poche.


Mer. 19:23. Expéditeur: Haiyama Konbini

Message : Salut Lorène ! J'espère que je ne te dérange pas... Je voulais te demander, cela fait deux jours que tu ne viens pas konbini et le patron commence à avoir des soupçons sur ton état grippal. Est-ce que tu pourrais passer dès que possible ?


— Je n'ai que ça à foutre que de jouer aux caissières.

Le boulot de Lorène est le cadet de mes soucis. Je l'aiderai à récupérer son travail une fois qu'elle sera de retour. En attendant, il va falloir compter sur ce binoclard pour me couvrir. Exténuée, je pousse le portail et le referme quand une résistance m'empêche de le coincer.

— Eléonore.

— Je te trouve bien insistant, tu n'as plus peur de mes pouvoirs ?

Atem enjambe la barrière et se retrouve dans mon jardin.

— Je suis prêt à prendre ce risque.

Très bien, s'il veut jouer, alors nous allons jouer. Après un haussement d'épaules pour lui signifier mon désintérêt, je m'avance vers l'entrée et déverrouille la porte. La maison est vide, comme je l'imaginais. Tandis que je me déchausse, le pharaon referme la porte et m'imite.

— Tu ne m'en voudras pas si je ne te propose pas à boire.

— Le contraire m'aurait étonné.

Au seuil de la chambre de mon hôte, j'abandonne mon sac après avoir récupéré l’œil du Millénium et m'affale sur le lit, poussant un long soupir de confort.

— Ce lit, quel pied, je te raconte pas !

Si je veux qu'il décampe au plus vite, je dois me monter si énervante qu'il ne voudra plus assurer ma surveillance. Autant les autres sont faciles à effrayer, autant Atem représente un adversaire de choix. Assis sur le bord du lit, il me fixe intensément sans piper mot.

— Quoi ?

— Pourquoi as-tu fait ça ?

Dommage, je n'ai pas encore la capacité de lire dans son esprit.

— Fait quoi ? Effacer la mémoire de Lorène ? Te défier en jeu des ombres ? Envoyer ces gens au Royaume des Ombres ? Il va falloir être un peu plus précis, pharaon.

— Pourquoi as-tu changé de nom ?

De toutes les questions qu'il pourrait se poser, celle-ci est sûrement la plus désuète. Toutefois, je me redresse en tailleur sur le matelas et le considère avec sérieux.

— Mon nom ne représentait que ma vie antérieure et toutes ces souffrances. Il ne me servait plus à rien.

— Alors pourquoi t'accaparer celui de...

— Pour son propre bien.

Ma remarque me permet de lui couper la parole. Je m'autorise quelques minutes de réflexion avant de reprendre :

— Quand nos âmes se sont connectées, j'ai tout vu : sa naissance, son enfance, tout se mélangeait dans une masse de ressentiments, d'émotions négatives qui auraient fini par la consumer elle ou les autres. Elle était à la fois Eléonore et Lorène. Eléonore, la gamine des riches qui ne la désiraient pas et Lorène, la gamine désirée par des inconnus qu'elle ne voulait pas connaître.

Ces souvenirs sont à la fois flous et incroyablement clairs dans mon esprit. Tout était inscrit dans des livres, dans la chambre de son âme. Le nom de Maximilien revenait sans cesse, à chaque page, même lorsque Shadi a fait irruption dans son intimité.

— Pour une raison que j’ignorais à l'époque, je me suis sentie proche d'elle. J'avais l'impression de partager des sentiments avec quelqu'un que je n'avais jamais rencontré. Et c'était la première fois depuis que mon âme a été envoyée au Royaume des Ombres.

Je marque une pause, mais Atem ne répond rien.

— Elle était à la fois Eléonore et Lorène. Moi je n'étais rien, alors j'ai décidé de devenir Eléonore.

J'ai fait ce qui était bon pour elle, depuis le début.

— Pourquoi être réapparue seulement lors du tournoi de Bataille Ville ? Pourquoi ne pas être intervenue plus tôt dans ce cas ?

— C'est ce qu'elle croit.

— Comment ça ?

— Avant le tournoi, elle n'en avait simplement pas conscience.

Si je l'ai laissée vivre la vie qu'elle entendait pendant de longues années, je dois avouer aujourd'hui que sa participation au tournoi organisé par Seto Kaiba n'était pas le fruit du parfait hasard.

— Le Duel de Monstres a littéralement explosé au Japon et, quand cet enfoiré de Pegasus a lancé son tournoi du Royaume des Duellistes, j'ai poussé Lorène à se mettre au jeu.

— Donc sa participation à Bataille Ville...

— Était planifiée depuis le début. De son inscription au vol du disque de ce pauvre gamin par Soso. De la manière dont elle a obtenu les cartes requises pour participer à la deuxième phase du tournoi.

La volonté de Lorène n'était pas de participer à mon plan, alors je me suis servie de Soso. Elle désirait la même chose que moi sans le savoir.


« Tu participes au tournoi de Domino City ? »

« Tu as dû mal me comprendre. Je n'y participe pas, on m'y a inscrite contre mon gré. Je n'ai aucunement l'intention de m'y montrer ! »

« Tu plaisantes ou quoi ? C'est l'univers qui t'envoie un message : participe, Lorène, participe à ce tournoi. »


Soso n’avait pas tout à fait tort. Quelque part, c’est l’univers qui voulait sa participation au tournoi de Bataille Ville. Elle mérite tous mes remerciements quant à son aide pour convaincre Lorène.

— J'avais pour but d'élever Lorène à un tel niveau que Pegasus s'intéresserait à elle.

Sauf que je me suis heurtée à un poids d'envergure. Mon âme réagissait à celle d'Atem, mais je n'étais pas suffisamment puissante pour prendre le contrôle de Lorène, du moins pas en état de pleine conscience. C'est là que Marik, contrôlé par la baguette du Millénium, a brisé la dernière barrière qui séparait mon esprit de celui de Lorène.

— Grâce à Marik, j'ai pu ressentir les battements de son cœur.

A partir de ce moment, elle a su qui j'étais. Elle m'a crainte, admirée, aimée, haïe. Mais au moins, elle savait que j'existais.

Atem m'écoute en silence. De temps à autres, il oscille légèrement. Qu'a-t-il derrière la tête ?

— Je crois que je comprends, soupire-t-il en reportant son attention vers la fenêtre. Yugi représente quelque chose de fort pour moi aussi. Être séparé de lui m'a rendu hors de moi.

C'est vrai, j'ai failli oublier que le pharaon avait perdu lors d'un duel où Raphael avait joué le Sceau d'Orichalque. J'aurais payé cher pour assister à cet événement historique. Malheureusement, la défaite de Lorène m'avait obligée à rejoindre les âmes destinées au Grand Léviathan.

— Alors, satisfait ?

— Mh ?

— De mes explications, on dirait que tu les attendais depuis un moment. J’espérais une réaction bien plus explosive !

En sa présence, une drôle d'adrénaline pulse dans mes veines, comme si mon sang avait soudainement été remplacé par de l'énergie à profusion. Je guette les infimes changements d'expression de son visage.

— Je... Tu as peut-être raison, je n'ai jamais essayé de te comprendre auparavant.

Sa remarque me laisse sur le cul. Choquée, je me glisse sans un mot au bord du lit pour m'asseoir à ses côtés.

— V-Vraiment ?

— Même si tes moyens ne sont pas toujours appropriés, tu cherches à défendre Lorène.

— Exactement !

— Je peux te demander autre chose ?

— Continue et j'aurais le droit de te demander une faveur en retour.

Mon clin d'œil ne le décontenance même pas.

— Lors de notre jeu des ombres, vous avez parlé d'un meurtre.

« Je suis prête à tous les tuer pour toi »

— Oh ça... Disons que c'est de l'histoire ancienne. Kaiba et moi sommes sur le dossier.

— Que s'est-il passé ?

Son insistance commence à me mettre mal à l'aise.

— Je viens de te dire qu-

— Je doute que tu t'associes avec Kaiba en parfaite amitié.

L'énergie qui envahissait mon corps se fige autant que mes mains sur mes jambes. En plein dans le mille, Atem.

— Yoshida, c'était la femme enfermée dans ce garde-meuble, n'est-ce pas ?

— Oui, et on aurait tous été tranquilles si Wheeler l'avait balancée à la mer.

Et dire que j'ai failli avoir confiance en lui, une fraction de seconde.

— Mais non, il a décidé de jouer aux héros de l'emmener à l'hôpital.

— Elle est revenue vivante du Royaume des Ombres.

— Une erreur de calcul, je ne pensais pas son âme capable de s'échapper. On ne peut plus se fier à qui que ce soit, de nos jours.

Une erreur, j'ai commis une seule erreur et tout mon stratagème s'est effondré sur lui-même. Elle n'était pas supposée s'en sortir.

— Alors Lorène l'a... ?

J'opine du chef.

— Yoshida n'avait rien oublié, contrairement à ce qu'on croyait. Elle a gardé les enregistrements des caméras du bar le fameux soir où je me suis débarrassée d'elle et elle voulait s'en servir pour livrer Lorène à la police.

Suis-je un monstre d'avoir tenté de la tuer ? Son existence n'impliquait que de la souffrance dans celle de mon hôte. C'était de la légitime défense.

— Lorène a eu peur et, dans un sens, je n'ai pas essayé de l'en empêcher.

Les épaules d'Atem se crispent. Du coin de l'œil, j'observe le haut de son corps bercé par sa respiration profonde. Yugi nous écoute, il réagit à mes paroles, il trouble le pharaon. Et par conséquent, il me trouble aussi.

— Atem ?

— Je... C'est compliqué. Désolé de ne pas l'avoir compris bien plus tôt.

Pour une raison que j'ignore, un poids semble s'envoler de ma poitrine. Ce vent frais au plus profond de mon cœur me provoque un mince sourire. Enhardie par cette sensation, je me rapproche du pharaon et lui donne un léger coup d'épaule.

— Allez, ne fais pas la tête. L'essentiel, c'est que tu dois te faire pardonner !

Bakura m'a complètement lâchée pour le coup, je ne peux plus compter sur lui pour m'aider à ramener Lorène. Je n'ai aucune envie de lui avouer, mais Atem s'avère mon dernier espoir de la rejoindre au Royaume des Ombres.

— Me faire pardonner ?

Son visage est entièrement tourné vers le mien. Instinctivement, mon regard descend sur ses fines lèvres, celles que j'ai déjà embrassées par le passé. J'hoche doucement la tête.

— Bien sûr, tu dois te racheter. On ne néglige pas une fille comme moi, c'est évident.

Il déglutit, le pharaon serait-il intimidé par ma grandeur ?

— D'accord, répond-t-il en enfouissant sa main dans mon cou.

Mes yeux s'écarquillent, je ne saisis pas tout à fait ce qu'il se passe. En une seconde, sa peau a fondu dans la mienne. Sa bouche a recouvert la mienne dans un élan qui ne provenait pas de moi. Mon cœur s'emballe quand sa main remonte sous ma mâchoire. Les miennes enserrent les manches de son uniforme. Je peine à fermer les paupières tant cet instant est incroyable. Incroyablement merveilleux. Ses lèvres caressent les miennes, les pincent, les effleurent pour finalement les quitter.

Quand il recule suffisamment et découvre ses prunelles violettes, mes cordes vocales ne fonctionnent plus. Je reste bouche-bée devant sa beauté.

— Désolé mais je vais devoir te laisser, Yugi doit rentrer.

Mécaniquement, j'acquiesce pendant qu'il s'écarte du lit. A l'entrebâillement de la porte de ma chambre, il s'arrête sans se retourner.

— Eléonore.

— Oui ?

— Tu m'as demandé tout à l'heure pourquoi j'avais laissé Tristan assurer ta surveillance.

Je plisse les yeux, pourquoi reparle-t-il de cela subitement ? Le visage faiblement incliné dans ma direction, Atem me croise d'un air sévère.

— Marik, Ishisu et Odion ont repris connaissance.

A cet instant, ma tension chute si brusquement que mes oreilles vrombissent.

— Ils ont été secourus par Lorène.

Lo... Lorène ? Mais pourquoi a-t-elle fait une chose pareille ? Ils lui ont tous fait du mal, cela n'a aucun sens qu'elle les sauve ! Choquée, il me faut quelques minutes pour me ressaisir. Le claquement de porte en bas me signifie que le pharaon vient de quitter la maison. Instinctivement, ma main tapote la couverture, à la recherche de l'artéfact. Cependant, elle ne rencontre que le vide. A y regarder de plus près, l'œil du Millénium a disparu. Mon corps entier se fige quand, finalement, je comprends.

— Quel connard !

J'ai beau dévaler les escaliers à grande vitesse et me précipiter dehors, Atem est déjà loin. 

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