Âme de Pureté

Chapitre 67 : L'Eveil | Chapitre 67

4568 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 25/12/2019 17:00

Lorsque le portail de la demeure secondaire de Maximilien Pegasus s'ouvre devant moi, je réfléchis à toutes les raisons qui me pousseraient à faire marche arrière. D'un côté, il y a mes parents qui n'apprécieraient pas que je remue le passé et mes histoires d'adoption. De l'autre, il y a mes amis, ignorant mon lien avec l'absence des médias du jeune milliardaire. En outre, ces années à l'orphelinat à attendre en vain la venue de ma famille biologique devraient me rebuter. Pourtant, quand je franchis le premier pas dans l'immense allée fleurie du manoir, je ne ressens rien en particulier. Chris, le majordome de la famille depuis des décennies, ne savait rien de ma petite visite. Néanmoins, il ne transparait pas la moindre surprise en m'ouvrant la porte. Au contraire, dès que la porte se referme dans mon dos, il désigne les escaliers du hall.

- « Monsieur se trouve dans sa chambre. » Déclare-t-il d'une tranquillité inégalable.

On devrait partir d'ici.

Eléonore râle depuis ce matin, quand elle a compris mon intention de revenir dans cet endroit. Avec ses pouvoirs, elle aurait pu m'en empêcher, mais je crois que sa curiosité morbide a pris le dessus. A quoi bon me forcer à rester chez moi quand on peut admirer un presque cadavre enroulé dans des draps hors de prix.

- « Cela faisait longtemps. »

La voix grave et suave de Chris m'intrigue, j'accélère le pas pour marcher à côté de lui.

« Désolée, j'ai été plutôt... occupée ces derniers temps.

- Ne vous excusez pas, je suis ravi de vous revoir en ce lieu. Et je suis certain que Monsieur le sera également. »

J'hausse un sourcil à sa remarque. Suis-je folle ou est-il en train d'insinuer que Maximilien Pegasus n'est pas plongé dans le coma comme on le présume depuis des semaines ? S'il croise mon regard interrogateur, il ne répond rien. Peu importe, nous parvenons à hauteur d'une pièce dont l'entrée contraste avec la beauté du manoir. La porte ressemble à un pain d'épices dans lequel on a inséré une poignée en or. Du Pegasus tout craché.

Je grimace, qui sait ce qu'il m'attend derrière cette porte haute en couleurs. Chris ne me laisse pas le temps d'appréhender quoi que ce soit, il s'avance en silence et tourne la poignée. Curieuse, j’étends discrètement mon cou pour observer l'intérieur de la pièce. D'ici, je remarque une série de peluches parfaitement alignées sous une fenêtre. Le sifflement d'un train miniature me tend comme un I.

- « Vous pouvez entrer. »

Le ton neutre de Chris face à ma surprise me décontenance, je prends dix secondes à réaliser que la voie est libre. Les rideaux sont tirés, le rail sillonne toute la pièce, entre les différents meubles et même sous le lit. D'ailleurs, ce lit. C'est évidemment la première chose qui a capté mon attention. L'infime doute que je nourrissais il y a encore quelques instants s'effondre. Pegasus dort paisiblement, allongé sous un monticule de couvertures. Son teint est plus pâle que d'habitude, mais il ne ressemble en rien à celui de Yoshida après une semaine dans un garage de fortune. Son visage est détendu, on dirait qu'il dort, tout simplement. Instinctivement, je m'approche de lui pour afin de m'assurer de son état. Je lève une main au-dessus de son visage quand la voix de Chris s'élève dans mon dos :

- « Si je peux me permettre, Mademoiselle, je pense qu'il vaudrait mieux que vous ne le touchiez pas. »

Etonnée par son ton méfiant, je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule. Le majordome semble prêt à me retenir si jamais je ne me pliais pas à ses conseils.

- « Sans vouloir vous opportuner. » Ajoute-t-il en se courbant légèrement en avant. « Aucun de nous ne souhaiterait que l'esprit qui vous habite ne s'en prenne à Monsieur Pegasus. »

Je recule aussitôt. C'était donc ça. Dans ses yeux bleus fatigués, je décèle une certaine affection quand il s'attarde sur l'homme paisiblement endormi.

- « Depuis quand...

- Il ne s'est jamais réveillé. »

Ma gorge s'assèche, j'essaie désespérément de déglutir sans paraître suspecte. C'est bien ce que je croyais. Le simple fait de déchirer la carte de son âme l'a envoyée dans un autre endroit.

- « Bon débarras. »

Honteuse, je me confonds immédiatement en excuses.

- « Souhaitez-vous que je demande aux cuisines de vous préparer un en-cas, Mademoiselle ? »

Sa question, complètement hors sujet, provoque un silence glaçant, détonnant avec la chaleur de ses yeux bleus sur moi. Finalement, j'accepte d'un signe de tête. Je n'ai pas particulièrement faim, mais la vue de mon oncle perdu dans je-ne-sais-quel monde et la menace d'Eléonore m'intiment de fuir cette chambre. A l'instar de ma première venue, les couloirs du manoir sont parfaitement agencés et témoignent d'une vie passée. Des tableaux ornent les murs et des statues à l'effigie de monstres de Duel décorent les coins. Comment choisit-on la décoration quand on vit seul dans une résidence secondaire ? J'en viens à me questionner sur sa résidence principale, certainement basée aux Etats-Unis, proche du siège social d'Illusions Industrielles.

- « Vous m'attendiez ? » Je finis par demander.

- « Quelque chose me disait que vous reviendriez dans les parages, un jour ou l'autre.

- Pourquoi ne pas m'avoir informée de l'état de Maximilien Pegasus ? Ça ne vous a pas dérangé de faire irruption chez moi quand il ne donnait plus signe de vie. »

Au fond de moi, je sens que cette question aurait pu être posée par Eléonore. Tout aussi intriguée par le silence de Chris, j'ai décidé de la devancer. Le principal intéressé garde son calme et affiche un demi-sourire.

- « Mademoiselle semblait soucieuse lorsque nous sommes rentrés au Japon. »

Sa réponse ne satisfait pas ma curiosité. Le couloir nous mène dans un grand salon meublé d'une longue table en bois poncé et entouré d'une vingtaine de chaises aux armatures un peu trop m'as-tu-vues à mon goût.

- « Est-ce que vous pensez que j'ai un lien avec l'état de Monsieur Pegasus ? »

Chris demeure impassible.

- « Je vais demander aux cuisines qu'on vous apporte votre en-cas. »

Et, sans s'enquérir de ma question équivoque, il s'en va d'un pas étrangement naturel.

Il est louche. Partons, tout de suite.

Pour une fois, je partage l'avis d'Eléonore. L'attitude excessivement sereine de Chris me flanque la chair de poule. Le chemin entre le salon et le hall ne représente qu'une cinquantaine de mètres tout au plus. A grandes enjambées, j'atteindrai la sortie en un rien de temps. Mais dès que j'esquisse un pas dans cette direction, la porte de la cuisine s'ouvre brusquement.

- « D-Déjà ?

- Ne soyez pas si pressée, Mademoiselle. »

En dépit de son ton grave et chaleureux, cette scène me plonge dans une angoisse profonde. Les palpitations de mon cœur commencent à résonner dans ma tête. Je me contente de fixer bêtement le majordome, la bouche ouverte, mais désespérément muette.

- « Nous avons beaucoup de choses à nous dire. » Précise-t-il, les mains posées sur un chariot à roulettes.

J'avale difficilement le peu de salive qu'il me reste et opine distraitement. Il est au courant. Il sait. Il sait pour la carte, il m'a vue la déchirer, il m'a vue me débarrasser de mon oncle. Il cherche à m'empoisonner pour venger la famille Pegasus de la perte de son dernier héritier. Il...

- « Vous m'avez manqué, Mademoiselle. »

Je tressaute, le souffle coupé.

Cassons-nous.

Mes membres tremblent. Les crampes remontent progressivement le long de mes bras et m'arrachent un grognement de douleur. Cependant, je lutte, quitte à en gémir.

- « Q-Que voulez-vous dire ? Vous... n'êtes jamais venus me chercher à l'orphelinat. Alors, comment aurai-je pu vous manquer ? »

Les mots s'échappent péniblement de mes lèvres tant Eléonore force pour m'obliger à pivoter. C'est ce qu'il finit par se produire au bout de longues secondes de souffrance. Je tourne le dos à Chris et effectue un premier pas vers la sortie quand son hoquet de surprise m'interpelle.

- « Ce... Ce n'était pas notre décision, Mademoiselle. »

Il ment. Tu l'as bien vu de toi-même. Tirons-nous.

- « J'ignore ce que l'on vous a dit, Mademoiselle, mais Monsieur Pegasus et moi-même avons longtemps espéré votre retour. »

Dans un moment de flottement, je profite du relâchement d'Eléonore pour refaire face à Chris. D'habitude calme et détendu, il aborde un visage sérieux et grave. Ses traits sont durs, sa mâchoire carrée et les rides sur son front et sous ses yeux s'accroient.

- « Personne n'est venu me chercher. J'ai été adoptée par des européens. Cela aussi, c'est un mensonge ? Parce que, franchement, je commence à en avoir marre qu'on me mente sur mes origines. »

Ma gorge se comprime. Je serre les poings pour garder un semblant de maîtrise alors qu'au fond, je sens mon corps sur le point d'exploser.

- « Monsieur Pegasus a fait des pieds et des mains pour les convaincre de vous récupérer. Mais Monsieur était encore qu’un adolescent, alors ils ont refusé.

- Qui ?

- Les véritables maîtres de ce manoir, vos grands-parents maternels, Mademoiselle. »

Chris pince ses lèvres à la fin de sa phrase. Il savait pertinemment qu'on me révélant ces informations, il transférerait ma haine pour Maximilien Pegasus envers ses propres parents. Mes grands-parents.

Tu le savais ?

Non, j'ai de souvenirs que les tiens.

Cela se tient, mais il demeure plusieurs ombres au tableau. Lentement, je m'avance pour m'arrêter à hauteur du charriot.

- « Pourquoi ne m'ont-ils pas gardée ? » Je demande, dans un souffle.

Je ne veux pas que mes émotions transparaissent dans ma voix, alors je m'efforce de parler le plus doucement possible. Chris, dont les doigts serrent le chariot si fort que ses phallanges blanchissent, croise mon regard et secoue fermement la tête.

- « Non. Mademoiselle, je ne vous le dirai pas. »

- Pourquoi ?

- C'est pour votre bien, Mademoiselle.

- Pour mon bien, il aurait fallu que vous bougiez votre cul. Certes, Pegasus n'était qu'un putain d'adolescent, mais vous étiez un connard d’adulte.

- Il n'est qu'un majordome, Eléonore. » Je la corrige, sans me soucier de vexer l'homme en face de moi. « Evidemment qu'il ne pouvait pas changer leur avis. Maintenant, j'aimerais savoir pourquoi.

- Je ne vous dirai rien, Mademoiselle. »

Sa simple présence dans cette pièce émane d'une chaleur protectrice presque insupportable. Elle m'intime de lui accorder toute ma confiance et de ne pas chercher.

- « Une fois qu'on sait, il est impossible d'oublier, Mademoiselle. » Achève-t-il en baissant, pour la première fois, les yeux devant moi.

Mes joues se contractent brutalement. Mes incisives se plantent dans ma lèvre inférieure sous une puissance extérieure.

- « Tu te trompes, idiot. Comment penses-tu qu'elle vous a oubliés après toutes ces années ? »

Eléonore s'impose avec intensité, si bien que je n'arrive plus à ouvrir la bouche pour parler.

- « Tu crois réellement la berner avec tes beaux discours ? Sais-tu pourquoi tu ne lui as pas manqué durant ces dernières années ? Parce qu'elle m'avait moi, pour veiller sur elle, pour la protéger. Encore une chose sur laquelle tu as échoué, putain de valet. »

Mon esprit s'embue, je discerne à peine la silhouette de l'homme deux mètres devant.

- « J'en suis navré. » Répond-t-il en toute courtoisie. « Veuillez accepter ce présent en guise d'excuses. »

Le chariot s'approche dangereusement, mon buste se penche lourdement en avant et détaille le dessert servi dans une assiette en porcelaine blanche. Il s'agit d'une pile de Dorayakis [1], des sortes de pancake japonais aux haricots rouges. Un rire mauvais s'échappe de ma bouche.

- « Rien, pas la moindre évocation. Tu es déçu ? »

Je n'ai aucune idée des intentions d'Eléonore, j'ai seulement envie d'y gouter.

- « Je serais déçu si Mademoiselle ne pouvait pas regoûter son dessert préféré. »

Mon sourire s'étire encore, j'ai l'impression que mes lèvres sont sur le point de transpercer mes joues. Ma main droite se glisse sous l'assiette et la projette contre un tableau dans un vacarme inouï. La toile se déchire et les morceaux de pâte s'éparpillent un peu partout sur le tapis. Je n'ai pas le temps de m'attarder sur cette vue qu'une main puissante m'agrippe le poignet et me propulse sur le mur. Une douleur lancinante à la tête me donne la nausée. Instinctivement, je tente de me retourner mais un poids me maintient en position, visage pressé contre le papier-peint.

- « Je vous prie de m'excuser, Mademoiselle. »

Allez, refais ton truc et éclate les verres. On devrait pouvoir se tirer d'ici en moins de deux.

Mon truc ? Eléonore fait certainement allusion à cette force incroyable qui m'a permis de briser les vitres de la classe, ou encore les bouteilles du Tam-Tam. Honnêtement, je n'ai aucune foutue idée de la manière dont cet événement se déclenche. Tout ce qui en ressort, c'est que mon corps crée des vibrations suffisamment fortes pour se répercuter sur mon environnement.

- « Je n'ai pas trouvé d'autres manières de vous parler sans être interrompu. »

Mes épaules se contractent, je ne saurai dire lequel est le plus douloureux : le poids d'un homme d'une cinquantaine d'années dans mon dos ou mes muscules qui se tendent au maximum.

Repousse-moi, Lorène.

La moitié du visage calé contre le papier peint rouge, je ferme les yeux et essaie d'ignorer les implorations incessantes d'Eléonore. Si Chris a quelque chose à me dire, alors je préfère l'entendre avant de m'enfuir.

- « Ce n'est pas à moi de vous informer de la décision de la famille Pegasus, mais priez de me croire, Mademoiselle, que Monsieur n'a jamais voulu vous voir partir. Au contraire, lorsqu'il fût en âge, Monsieur et sa jeune compagne se sont rendus à l'orphelinat, mais malheureusement vous étiez déjà partie. »

La colère s'empare de mes tripes. Ses belles paroles devraient me rassurer, mais elles montent en moi une envie de révolte. Une envie qu'Eléonore s’empressera d'utiliser si je la fais jaillir dans les prochaines secondes.

- « Pegasus a insufflé un esprit vieux de cinq mille ans dans mon corps, sans s'inquiéter des répercussions. »

C'est effectivement l'une des premières pensées qui tourbillonnait dans ma tête. Si Maximilien Pegasus m'aimait tant que ça, alors pourquoi avoir demandé à Shadi de renvoyer Eléonore auprès de moi ? Mis à part son désir de pouvoir qui ne pouvait être assouvi en la présence de cet esprit, je ne saisis pas sa manœuvre.

- « Je ne suis pas au courant de ceci, Mademoiselle. Mais le mieux serait de lui poser la question directement.

- Comment ? Pegasus ne se réveillera probablement jamais. Il a été envoyé au Royaume des Ombres ou dans un endroit similaire.

- Et je m'assurerai qu'il n'en revienne jamais. »

Mes ongles s'enfoncent dans le marbre qui me rentre dans le ventre. La pression de Chris s'affaiblit, mais je ne tente de pas de me retourner contre lui.

- « Monsieur ne connaissait pas votre identité avant le tournoi de Bataille-Ville, Mademoiselle. Mais dès qu'il en a été informé, il s'est empressé de contacter Monsieur Kaiba pour prendre part à la compétition, à sa manière. »

Je me souviens vaguement de la sélection des duels, lors de la seconde phase du championnat. Kaiba a voulu, à deux reprises, m'évincer de son tournoi. Pourtant, il m'a assuré qu'il ne connaissait pas ma seconde identité avant la fin de Bataille-Ville. Et son comportement à mon égard en témoigne. Il aurait donc accepté que Maximilien Pegasus m'affronte uniquement pour me ridiculiser sur son dirigeable ? C'est fort possible.

- « Monsieur Pegasus vous a toujours aimée, Mademoiselle. Croyez-moi. »

A cet instant, une nouvelle réflexion germe dans mon esprit : dans un manoir comme celui-ci, comment se fait-il que je n’aie pas croisé de gardes de sécurité ? Cela m'étonnerait que ce majordome soit le seul membre du personnel capable de protéger cette barraque.

Derrière cette porte ?

Mon cou se tord en direction de la porte de la cuisine.

- « Vous pouvez partir quand vous le désirez, Mademoiselle, mais réfléchissez bien à ce que je viens de vous dire. »

Il se retire définitivement de mon dos, me laissant la voie libre.

J'halète, les informations s'entrechoquent dans ma tête. Eléonore me prie de prendre congé au plus vite, avant de ne le faire par elle-même. Chris me fixe de ses yeux bleus. Son regard est si différent de celui de Kaiba, en dépit de leur ressemblance.

- « Mademoi-

- Je vais rentrer chez moi. Et par chez moi, je veux bien dire « chez moi », et non pas dans cet endroit beaucoup trop grand pour des gens de votre niveau. »

Mes jambes se meuvent toutes seules, je contourne Chris et vise l'autre bout du couloir. Mes pas résonnent presque dans cette bâtisse, ou alors est-ce le rythme de mon cœur qui accordé à ma marche.

Ecoute-moi bien, ma chérie.

La voix d'Eléonore vibre au fond de mon être, je réprime un frisson d'effroi.

Je sais pertinemment ce qui tourne dans ta tête. Tu nourris des regrets quant au sort de ce minable de Pegasus. Tu doutes sur les bienfondés de la haine que tu lui portais quand tu as déchiré sa carte. Et peut-être bien qu'il n'ait eu aucune incidence sur l'abandon que tu as subi, mais laisse-moi te dire une chose : je peux à tout moment effacer les souvenirs de cette entrevue.

Le couloir me parait terriblement long. Je perçois dans mon dos le pas feutré de Chris qui me raccompagne en silence jusqu'à la porte. Eléonore s'insinue dans mes oreilles, dans mes membres, dans mes os, dans mon sang. Elle est partout.

Réfléchis bien. Sans moi, tu te demanderais encore pourquoi ta famille a décidé de t'abandonner. J'aurais très bien pu te détruire quand Shadi m'a insufflée dans ton corps, mais je ne l'ai pas fait. Je t'ai sortie de cette destinée triste et morose qui t'attendait.

Une main tremblante sur la poignée, j'ouvre l'immense porte d'entrée et l'entrouvre. La chaleur de cette matinée d'été me réchauffe le visage. Mes yeux se ferment un instant pour profiter de cette sensation.

Je suis la seule à t'aimer à ta juste valeur.

Mes doigts s'attardent sur la poignée, je la caresse distraitement. Le regard du majordome me brûle la nuque.

Alors montre-toi à la hauteur de mon amour.

- « Chris ? » J'appelle sans me retourner.

Le son de ma propre voix me surprend.

- « Oui, Mademoiselle ? »

Auquel cas je serai obligée de reprendre ce que je t'ai offert.

Je me pince les lèvres et lâche la porte.

- « Quand je reviendrai, préparez-moi une montagne de dorayakis.

- Bien, Mademoiselle. »

 

Cet après-midi-là, je me balade dans la ville sans réel but. Les révélations de Chris et les menaces d'Eléonore m'empêchent de réfléchir correctement. Ce n'est pas raisonnable, j'ai encore manqué mes cours de soutien et Kaoruko n'arrête pas d'envahir ma boite à messages de spams pour me motiver à travailler sur les discours du festival. J'ai besoin d'une pause.

Au détour d'une rue, je croise un bon nombre de petits commerces, des cafés aux terrasses prises d'assaut par les étudiants. Un job ! C'est ce qu'il me faut. Je m'approche à hauteur de l'ardoise d'un pub quand une voix m'interpelle.

- « Lorène ? »

Je vais finir par me considérer comme célèbre à force d'être reconnue. La main sur mon sac, je cherche du regard l'origine de cet appel. Rapidement, mon attention est happée par la silhouette d'une jeune femme pulpeuse aux cheveux blonds bouclés et aux créoles en argent.

- « Mai Valentine ?

- C'est vraiment toi ! Viens t'asseoir ! »

Mine de rien, notre dernière entrevue remonte à deux semaines, lors de notre... duel. En tout cas, elle me hèle de la main, attirant au passage les regards curieux des autres clients. La tête enfoncée entre les épaules, je m'approche, penaude.

- « Tu as peur que je te mange ? Allez, assieds-toi ! »

Mai désigne la chaise libre en face d'elle, je la dévisage avec méfiance.

- « Tu n'attends pas quelqu'un ? » Je demande, incertaine.

Elle secoue et hausse les épaules, son sourire ne quitte pas ses lèvres colorées d'un bordeaux mate.

- « Je suis une femme désespérément seule et à la recherche de compagnie. Tu tombes à pic ! »

Elle accompagne son exclamation d'un clin d'œil. Devant tant d'insistance, je ne peux que me résoudre à m'installer en face. Après tout, rien ne présage une nouvelle catastrophe, pas vrai ? Je sens l'anxiété me serrer l'estomac rien que d'y songer.

- « Tu es bien pâle, tu devrais mettre un peu de blush pour redonner un peu de vie à tes joues. »

Son aisance malgré les récents événements me désarçonne totalement. La seule autre personne capable d'une telle prouesse est Joey.

- « Désolée que mon teint ne te plaise pas. » Je bredouille, les yeux rivés sur la carte des boissons.

Mai sirote son jus de fruits, amusée par mon embarras. Les choses ont bien changé depuis notre première rencontre. Je me souviens de mon incapacité à garder mon calme en sa présence. Mai représente cet idéal de femme fatale et sûre d'elle auquel beaucoup de filles de mon âge aspirent.

- « Je suis au courant. » Dit-elle, satisfaite.

- « D-De quoi ?

- Ne fais pas l'innocente, tu es plutôt nulle pour garder un secret. »

Je déglutis. Je me trompe certainement sur ses intentions, mais mes exploits ne m'aident pas à garder mon calme.

- « Toi et Joey, bande de petits cachotiers ! » S'écrie-t-elle, feignant la colère. « Tu aurais dû me dire que vous étiez ensemble ! »

Abasourdie, je la fixe dans le blanc des yeux.

- « C-Comment as-tu su ?

- Je vous ai vus combattre ces deux idiots de Rex et Insector l'autre jour. Et mon sixième sens a parfaitement fonctionné.

- Ton sixième sens ? »

Je ne lui connais pourtant que le pouvoir de deviner la taille de poitrine des filles d'un simple coup d'œil.

- « L'intuition féminine. » Déclare-t-elle solennellement. « Je sais reconnaitre un couple quand j'en vois un. »

Elle reprend alors son sourire aguicheur.

- « Je comprends mieux ton acharnement à me battre en duel. »

Elle en parle d'un air si détaché que je plisse les yeux d'incompréhension. La fatigue et la perte de Joey m'avait perturbée au plus haut point. Mon envie d'offrir l'âme de Mai à la Grande Créature a complètement disparu, laissant place à une gêne palpable entre nous deux.

Si Joey m'a pardonnée pour cet écart, il semblerait que ce soit également le cas de Mai.

- « Tu féliciteras Joey de ma part. » Susurre-t-elle en aspirant le contenu de son verre.

- « Pourquoi ?

- Pour avoir charmé une aussi belle proie. »

Mes joues s'enflamment brusquement. Est-elle réellement en train de me draguer ? Je veux dire, je n'ai absolument rien contre les relations homosexuelles. Bien au contraire ! Mais de là à recevoir les compliments d'une femme mature telle que Mai Valentine !

- « Je... »

Elle éclate de rire devant mon visage médusé.

- « Tu es vraiment drôle, tu sais ? » Elle essuie les larmes aux coins de ses yeux. « Relax ! Je suis juste contente que ce mec ait une copine aussi acharnée que toi. Tu m'as combattue avec tant que fureur que je ne doute pas de tes sentiments pour lui, je me trompe ? »

La nature de mes sentiments pour Joey ne m'avait posé de questions. Au fond, je me laisse simplement porter par nos péripéties. Est-ce que je l’aime ?

« Je suis la seule à t'aimer à ta juste valeur. »

Certainement pas du même amour qu'Eléonore.

- « Je pensais que tu l'aimais aussi. » J'avoue à demi-mots pour chasser mes pensées.

Mai hoquette de surprise. Je m'attarde sur ses grands yeux améthyste. Une main sur sa bouche, elle se retient de me rire au nez.

- « Sérieusement ? »

Les mains pressées sur mes cuisses, j'opine fermement de la tête.

- « Joey est un type super, mais il est encore un peu trop gamin pour moi. » Avoue-t-elle.

Elle semble sincère dans ses paroles. D'un côté, je me sens ôtée d'un poids dont je ne soupçonnais pas l'existence. Certes, entendre le grand blond rabâcher son nom son arrêt m'avait énervée, mais j'assimilais cette colère à la fatigue et à la gravité de la situation.

- « Maintenant, dis-moi, qu'est-ce que je peux faire pour remonter le moral de cette pauvre petite chose en face de moi ? »

Son ton est loin d'être dédaigneux, comme aurait pu l’être Seto Kaiba avec les mêmes mots. Au contraire, elle manifeste dans ses gestes et le volume de sa voix une certaine affection à mon égard. A croire qu'elle aussi a tout oublié de notre aventure en Amérique. Peut-être suis-je la seule qui a du mal à tourner la page.

- « Tu regardais l'ardoise tout à l'heure, tu as besoin d'un job ? »

Je tique et ramène mes bras sous la table, un geste qui ne lui échappe pas.

- « Parfait, faisons ça alors !

- Q-Quoi ? »

Mai apporte son verre à ses lèvres et le vide d'une traite avant de se lever dans un grincement.

- « Allons te chercher du travail ! »

Je n'ai pas le temps de considérer sa proposition qu'elle attrape mon poignet et me force à la suivre. Bouche-bée, je me laisse entrainer. Après tout, ce n'est pas comme si j'avais de meilleurs plans.

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