La voix de l'ombre - Livre I : Les murmures du passé
Chapitre 4 : Trouver sa place.
Au petit matin, Orgrim avait disparu vers le nord, suivi par ses guerriers et son bras droit Varok Saurcroc. Keera ne détestait pas cet orc. De ce qu'elle en avait vu, il semblait tenir son Chef de guerre en haute estime, et se montrait loyal et droit. Contrairement à beaucoup qui donnaient l'impression de ne pas réussir à se contenir (frapper un arbre tout à coup, hacher menu un gibier pris sans aucune raison, ou bien rire de façon presque hérétique), Saurcroc imposait le respect et paraissait souvent calme. Lorsque leurs regards se croisaient, il hochait la tête avec respect, et elle appréciait cela.
Finalement, elle était plus attachée aux règles de bienséance qu'elle ne l'aurait cru. Ou bien était-ce la conséquence du deuil qu'elle faisait de son ancienne vie, qu'elle regrettait d'autant plus que ses sœurs lui manquaient.
Le général Hath aussi lui manquait. Il avait accepté de l'entraîner avec ses soldats au maniement des armes et au combat, malgré la désapprobation de son père qui finalement, ne se souciait pas plus que cela de ce que ses filles faisaient de leur journée, pourvu qu'elles demeuraient obéissantes et dociles.
À ses pensées, elle fut stupéfaite d'admettre qu'au moins un orc trouvait grâce à ses yeux. Au regard de la plupart d'entre eux, d'ailleurs, son cher époux n'était pas le pire des spécimens, somme toute. De plus, aux vues des nombreuses manœuvres militaires qu'il avait engagées et qui s'étaient soldées par des victoires jusqu'ici, nul doute qu'il était intelligent. Elle avait également remarqué qu'il n'avait pas cette même lueur rouge qui luisait dans les yeux des autres orcs.
Perdue dans ses pensées, elle ne remarqua pas l'orque qui s'approchait d'elle. Plus grande qu'elle, le regard vif, elle arborait deux nattes auburn de chaque côté de son visage à la mâchoire carrée.
C'était une guerrière.
- Mok'rah, princesse, dit-elle en s'avançant vers elle. Je suis Tula, du clan Rochenoire.
L'orque s'adossa à côté de Keera qui la dévisageait.
- Je ne parle pas ta langue, répondit la princesse, visiblement irritée.
- Ta langue plus difficile que la nôtre, continua Tula. Trop de mots ! Mok'rah vouloir dire « bienvenue », ou « salut à toi », je croire. Pourquoi tu froncer les yeux ?
Tula comprit en regardant où menait le regard de la princesse : les frères Main-noire se gaussaient tout en lorgnant dans sa direction, une fois de plus.
C'est alors qu'elle leva le bras et les invita à les rejoindre. Keera se renfrogna. Elle se demanda ce que l'orque avait en tête.
Les frères orcs, d'abord étonnés, arrivèrent à grand pas. Leur démarche à la fois lourde et gauche leur donnait un air pataud.
Quand ils les avaient rejointes, Tula formula en langue commune :
- Vous observer beaucoup cette femelle, dit-elle. Mais je penser vous pas la connaître.
Les deux orcs se dévisagèrent. Évidemment qu'ils savaient qui elle était. Rend répondit :
- Nous on la connaît, dit-il en la désignant de la main.
Dans une grimace satisfaite, Tula poursuivit :
- Alors vous savoir qu'elle est compagne du Chef de guerre.
Les frères orcs se renfrognèrent légèrement. Ils savaient que Marteau-du-destin avait remarqué leurs moqueries, mais sa passivité les avaient enjoint à continuer, car ils étaient convaincus qu'il n'éprouvait aucune sorte d'intérêt pour la femelle qu'il avait été obligé de prendre pour compagne. À présent quelque peu hésitants, ils jetèrent un œil à la femelle pâle et frêle. Tula voulait être sûre qu'ils aient compris :
- Maintenant elle dormir dans la couche du Chef de guerre, renchérit-elle, le sourire toujours plus large. Elle être importante pour nous. Nous tous.
Gratifiées d'un « peuh », Tula et Keera regardèrent les orcs tourner les talons et s'éloigner.
Le regard toujours assombri, Keera prit la parole :
- Tu n'avais pas à me protéger. Ces deux-là n'ont aucun intérêt. Je ne veux pas de ta pitié, ni celle d'aucun d'entre vous, lança-t-elle avec mépris.
Tula l'observa, un léger sourire en coin.
- Tu pas connaître les nôtres, fit-elle. Tu appendre vite, j'en suis sûre.
Tula vit le regard de la princesse s'assombrir encore davantage.
- Ces deux-là être juste des enfants, reprit-elle.
- Ils sont immenses pour des enfants ! s'exclama Keera, les yeux écarquillés en les regardant s'éloigner.
L'orque fixa la princesse, puis son regard aussi s'assombrit.
- Les orcs pas être seulement un peuple honorable, dit-elle en soupirant.
Les deux femmes restèrent silencieuses, toutes deux à leurs pensées. Puis, trop curieuse, Tula demanda :
- Comment tu trouver ton compagnon ?
La princesse ne s'attendait assurément pas à une question aussi franche. Elle ne voyait pourtant pas de raison de lui mentir :
- C'est un orc, dit-elle. Et les orcs me rebutent.
- Te quoi ? demanda Tula.
- Me dégoûtent, cracha presque Keera.
Tula regarda au loin. Elle réfléchit, puis lança :
- Marteau-du-destin être Chef de guerre depuis pas si longtemps. Il être bras droit de Main-noire, autre Chef de guerre avant lui.
Keera s'interrogea, car il était logique pour un second d'hériter du poste de chef à la mort de celui-ci. Et les soldats de son père lui avaient confié que le premier Chef de guerre était mort. Pourquoi lui racontait-elle cela ?
Tula poursuivit :
- Main-noire se croire intelligent mais être stupide, et pas digne de nous mener. Lui et Gul'dan faire de nous des monstres. Mais Marteau-du-destin a tué Main-noire et les démonistes de Gul'dan.
La princesse fut surprise par tant d'explications. Elle n'avait pas imaginé ce que pouvait être l'histoire des orcs. En fait, cela lui important peu. Cependant, elle était intriguée. Elle laissa donc Tula poursuivre :
- Il prendre la place du Chef de guerre, et nous gagner toutes les batailles grâce à lui maintenant. Alors nous le suivre avec respect.
Assurément, son époux était vénéré par ses guerriers. Tula fixa la princesse et scruta son expression :
- Tu pas aimer les orcs, parce que nous attaquer les tiens. Je comprendre. Mais maintenant, tu être avec nous. Tu devoir apprendre et tu voir que les orcs sont pas tous des monstres.
- Je ne sais pas ce que je vois, dit la princesse. Mais dis-moi, Tula c'est cela ?
- Oui, Tula, acquiesça l'orque.
- Comment dit-on « regarde ailleurs » dans ta langue ?
Le sourire de Tula s'élargit.
W
La troupe de guerre menée par Orgrim revint au camp. Deux des campements isolés par le flanc de la montagne avaient été rasés. Beaucoup des guerriers revenaient le visage couvert de sang qu'ils léchaient du bout des doigts.
Il était temps d'organiser la destruction des deux autres campements pour s'assurer de pouvoir marcher sur Lordaeron par le nord sans être surpris par un assaut humain.
- Varok, entonna le Chef de guerre. Charge une troupe plus conséquente cette fois pour attaquer les deux autres camps. Nous avons vu combien ces sorciers humains se montraient résistants, admit-il.
- Oui, Chef de guerre, acquiesça son bras droit qui regardait le sang dégouliner sur l'armure de guerre noire de Marteau-du-destin.
- Ils ne doivent en aucun cas alerter les sorciers de leur capitale, insista Orgrim.
Varok sourit à son chef :
- Ils n'alerteront personne, promit-il.
Puis il s'éloigna.
À l'évidence, Varok venait de lui retirer un poids supplémentaire. Quelle bonne idée d'en avoir fait son bras droit, surtout après la désertion d'Eitrigg, qui l'avait fortement déçu. Il le savait pourtant attaché à l'honneur, et était un soutien certain pour lui. Si les derniers orcs de valeur se mettaient tous à déserter, qui l'aiderait à restaurer l'honneur perdu ?
Orgrim chassa vite ces pensées. Il était temps d'envoyer une troupe d'éclaireurs dans les montagnes d'Alterac pour s'assurer que la totalité de ses troupes avaient bien passé le col sans encombre.
Faisant un tour d'horizon du camp, Marteau-du-destin aperçut Keera en conversation avec une orque de son clan. Elles étaient près des forgerons, et Keera n'arborait pas cet air pincé qui ne la quittait jamais habituellement. Il connaissait Tula, qui était une guerrière adroite et une jeune mère. Son influence pourrait être profitable à la princesse. Oui, Orgrim décida que c'était une bonne chose.
W
Le soleil s'était couché depuis longtemps. Les feux de camps s'éteignaient peu à peu, et chacun alla se coucher.
Orgrim fut surpris de constater que la princesse était déjà entrée dans la tente, habillée de sa longue chemise de nuit blanche fermée au col par deux cordons. Elle était assise à la table des cartes, et tenait un petit livre qu'elle ferma subitement quand l'orc entra. Une sorte de bout de bois posé à côté de sa main intrigua le Chef de guerre :
- Ce bout de bois te sert à quoi ? demanda-t-il en désignant le morceau du doigt.
- C'est un crayon, répondit Keera tout en prenant l'objet en question pour le ranger. Et il sert à écrire, fit-elle avec une certaine lassitude.
Orgrim ne se formalisa pas de son attitude et poursuivit :
- Nous aussi taillons le bois pour écrire. Tu écris tes plans de bataille pour nous attaquer ? demanda-t-il sur un ton détaché.
Keera se leva, et dit :
- Si je projetais de vous attaquer, sachez que mes plans seraient si parfaits que vous ne vous en relèveriez pas, déclara-t-elle l'air hautain.
Orgrim pouffa dans sa barbe : il riait. Bien qu'il tournait la tête de l'autre côté, elle comprenait qu'il riait. Elle ne s'était pas attendue à une telle réaction. Jusqu'alors, elle n'avait jamais osé le menacer. Elle savait pertinemment qu'il ne se sentait pas menacé bien sûr, mais l'outrage aurait dû le mettre en colère. Elle avait déjà vu d'autres orcs s'agacer pour bien moins que cela. Elle se souvint même d'un couple qui en venait presque aux mains, bien qu'elle ne comprît pas ce qu'ils se disaient.
Une minute ! Après tout, c'est bien lui qui lui avait offert l'opportunité d'une telle réponse. Il l'avait provoquée, et l'avait bien mérité.
Elle se reprit. Il se tourna vers elle, et elle put alors apercevoir son large sourire qui faisait sortir les crocs de sa mâchoire inférieure. Keera ne se rappela pas avoir jamais vu un orc sourire. Elle se souvint alors de leur rencontre, et du fait qu'il ait apprécié qu'elle puisse défier tous ceux qui s'en prenaient aux siens.
Il leva le visage et lui fit face, arborant désormais une mine plus sérieuse :
- Tu fais preuve de courage, femme, affirma-t-il. Ton insubordination me plaît, tant que tu ne cherches pas à me poignarder pendant mon sommeil, s'amusa-t-il tout en se retournant vers leur couche.
Outrée, Keera rebondit :
- Sachez que je ne suis pas une lâche, comme mon...
Elle s'interrompit. Elle se rappelait la lâcheté dont son père était capable, de son égoïsme et de la ruse dont il usait parfois par peur pour sa personne. Insinuer qu'elle lui ressemblait lui était presque physiquement douloureux.
Orgrim savait bien ce qu'elle allait dire, et ce qui la traversait. Il se contenta de tourner la tête, et dit :
- Non, tu n'es pas comme lui, assura-t-il. Et je dors sans me soucier que tu pointes une lame dans mon dos.
Sur ces mots, il reprit le chemin de leur couche.
Keera était à présent partagée entre l'abattement et une sorte d'apaisement. Quel orc étrange. Il était décidément très différent de la plupart de ses congénères.
La princesse rangea son journal, tressa ses cheveux, et se coucha aux côtés de l'orc, déjà allongé sur la couche. Installée sur le dos, elle contemplait le toit intérieur de la tente.
Oui, étrange.