Un monde brisé
— J'ai finalement pris une décision, déclara Batël quand le groupe se réveilla enfin. Et j'ai bien peur qu'elle ne soit pas au goût de tout le monde.
— Venez en aux faits ! s'impatienta Sonulia. Ça fait toute une nuit que j'attends et j'ai des fourmis partout.
— Urgh ! Vous aurez pu me prévenir ! s'indigna Bartelo qui frémissait de dégoût. J'ai horreur des fourmis !
" Toi, je te préférais quand tu te taisais !" pesta mentalement l'elfe de sang en foudroyant le paladin du regard. Dire que ce mufle s'était endormie sur la prisonnière qu'il était censé garder et que l'elfe de sang l'avait laissé se blottir contre elle toute la nuit durant (pour peu qu'on pouvait qualifier de nuit dans ce monde où les heures se confondaient). Et dire également qu'elle commençait à supporter sa présence. Mais dès l'instant où il ouvrait la bouche, voilà qu'elle le méprisait à nouveau.
— Maître nain, vous ne pensez quand même pas lui rendre sa liberté ? s'offusqua Ouladre. Vous ne savez pas à quel point ces elfes-la sont dangereux ? Et indignes de confiance ?
— Saches que je n'aurais jamais pris une telle décision si elle ne m'avait pas rapporte ceci, répondit le nain en désignant la chevalière en bronze ayant appartenu à son fils. Si ce qu'elle nous a raconté est vrai, alors ce serait mal avisé de ma part de la traiter de la sorte pour un crime qu'elle n'aurait pas commis. Je le dois à mon cher Baïn.
— Et si elle nous mentait ? suggéra Baelbo pas plus convaincu que ses compagnons.
— J'en ferais mon affaire ! répondit le nain avant de se tourner vers Sonulia un couteau à la main. Je suis prêt à te rendre ta liberté et te laisser la vie sauve pour le moment. Mais saches qu'il y a quatre choses que je déteste. Le mensonge, l'ingratitude, la trahison et qu'on le fasse regretter les décisions. Si jamais tu en profites pour nous faire du tort, à moi ou à mes frères d'armes, je ne te ferais pas de cadeau cette fois. Que t'aies sympathisé avec mon fils ou pas.
Cela n'arrangeait pas les affaires de Sonulia. Elle avait toujours cette mission que lui avait confié Morpsev, à savoir se débarrasser justement de ceux qui l'avaient pris en otage et s'apprêtaient à la libérer. Et elle redoutait les représailles du mort-vivant s'il apprenait son échec.
Mais elle ne pouvait rien faire tant qu'elle avait les poings et les jambes liés. Et elle avait tant d'efforts pour convaincre le nain de la détacher, quitte à en révéler sur elle-même. Il était trop tard pour reculer. Et puis l'elfe de sang avait compris qu'il ne fallait se mettre le nain sur le dos. Pas dans une telle situation.
— C'est de bonne guerre ! finit-elle par lui répondre.
Batël sectionna donc les liens qui retenaient les poings et les jambes de l'elfe. Elle se sentit tellement engourdi d'avoir été attachée aussi longtemps qu'elle eût du mal à se remettre sur ses jambes et du se faire aider par le paladin. Qu'elle humiliation.
Puis le nain déposa à ses pieds les armes qui lui avaient été confisqués pendant qu'elle était inconsciente. Ses épées jumelles et ses dagues, qu'elle ramassa et rengaina lentement.
— Maintenant file, avant que je ne change d'avis ! lui ordonna le nain sévère.
Elle était libre à présent. Cela ne faisait aucun doute. Mais pour aller où, au juste ? Elle ne savait toujours pas où elle était et elle savait encore moins dans quelle direction elle devait aller. Ou plutôt éviter d'aller.
Elle n'eut pas le temps de demander son chemin qu'elle entendit quelque chose remuer dans les buissons et écraser des brindilles derrière elle et attira l'attention de tout le monde.
Quelque chose approchait. En titubant, au son des des pas irréguliers. Et ça respirait fort.
Cela n'avait pas l'air plus gros qu'un humain mais rien ne disait que ce n'était hostile pour autant.
Sonulia ainsi que le groupe restèrent sur leur garde, leurs armes respectifs au poing, et retinrent leur souffle, prêts pour une éventuelle contre-attaque.
Ce fut finalement un autre elfe de sang qui sortit des buissons. Vacillant. Sans Arles. À bout de souffle. Et en bien piteux état. Les vêtements, le visage et les cheveux couverts de sueurs, d'aiguilles de pin et étrangement de cendres.
— Encore un ! pesta le draeneï. C'est qu'ils en sortent de partout !
Sonulia ne prêta pas attention aux propos désobligeants du draeneï. Elle était trop abasourdie par l'elfe de sang qui vacillant devant elle dont elle reconnaissait le visage. Un visage qu'elle n'avait pas revu depuis au moins cinq ans mais qu'elle reconnaissait entre mille. Un visage qu'elle connaissait depuis l'enfance.
Voyant l'elfe misérable sur le point de s'écrouler d'épuisement, elle délaissa ses épées, fraîchement récupérées, et se précipita vers lui, rattrapant Bathris dans ses bras.
Le reste du groupe resta inactif, ne sachant quoi faire dans une telle situation.
— Ne restez pas plantés là ! leur cria Sonulia en proie à la panique et tenant son congénère à bout de bras à demi-conscient. Vous ne voyez pas qu'il a besoin d'aide !
— Mais enfin, c'est un elfe de sang, tenta de se justifier Baelbo. Je veux dire, c'est un ennemi...
— Vous faîtes comme vous voulez, en ce qui me concerne, j'ai montre d'indulgence avec assez d'elfes de sang pour aujourd'hui, déclara fermement Batël.
— Bien parlé, maître nain ! approuva Ouladre.
— Est ce que pour une fois dans votre vie vous allez arrêter votre sectarisme de mes deux ?s'impatienta Sonulia. Ennemi ou pas, cet homme est souffrant ! Il a besoin de soin !
— Alors pourquoi vous ne le soignez pas vous même ? lui rétorqua le draeneï. C'est un de vos semblables, pas le notre...
— Est-ce que j'ai l'air d'une guérisseuse ? demanda Sonulia rhétoriquement.
— Alors c'est votre problème, répondit le draeneï toujours aussi désintéressé et sur le point de tourner les sabots.
— Vous... Vous me dégoutez, draeneï ! vociféra Sonulia. Vous arborez des habits de prêtres, vous vénérez la Lumière, vous vous vantez de combattre le Mal absolu. Mais la charité et la pitié vous sont étrangers, apparemment. J'ai peut-être commis des meurtres ces dernières années et j'ai toujours la haine contre votre soi-disante "Alliance" mais j'ai toujours un cœur. Moi, une assassine !
Le reste du groupe reporta son attention sur Ouladre, attendant une réponse de sa part.
Le draeneï resta figé et interdit, comme s'il avait soudainement perdu l'usage de la parole.
Finalement, après de longues minutes qui semblaient durer une éternité, il s'avança d'un pas résolu vers les deux elfes de sang.
— Est-ce qu'au moins vous pouvez nous garantir que votre... ami n'est pas une menace pour mes compagnons et moi ? demanda le draeneï toujours méfiant.
— Je suis peut-être une enfant de chœur mais je peux vous garantir que lui, il l'est, répondit Sonulia en contemplant Bathris d'un regard nostalgique.
Cela sembla néanmoins au suffire au draeneï pour qu'il lui fasse signe d'allonger l'elfe de sang en piteux état afin qu'il puisse l'examiner.
— J'ignore ce qui lui ait arrive mais c'est un miracle qu'il ait pu marcher, en déduit Ouladre après examen. Il souffre de pas de contusions et de déshydratation. Qu'on lui donne à voir pendant que je le soigné.
— Je m'en occupe ! dit le gnome en amenant sa gourde.
— Tiens, toi aussi, Bilbo ? s'étonna Batël.
— Ce n'est pas de gaité de cœur ! se défendit Baelbo. Mais j'avoue que... si j'avais été à sa place...j'aurai accepté l'aide de n'importe qui, même d'un trogg.
— Et moi qui craignais m'être ramolli ! s'exclama le nain amusé.
Et l'improbable se produit. Le gnome porta sa gourde aux lèvres de l'elfe de sang blessé tandis que le draeneï usait de ses sorts de soins pour le guérir de ses contusions.
Sonulia en profita pour recouvrir son visage de son foulard et remettre sa capuche sur sa tête. Elle espérait qu'ainsi Bathris ne la reconnaîtrait pas à son réveil, ne tenant pas à ce qu'il la reconnût dans son accoutrement. Et elle espérait également cacher les larmes qu'elle n'arrivait plus à contenir.
Puis Bartelo vint l'interroger d'un air innocent :
— Dites donc, vous aviez l'air de bien le connaître... Lui-là, allongé au sol. Je me trompe ?
— ... En quelque sorte, se contenta de répondre Sonulia.
— Mmh... Un petit ami à vous ?
— M... Non mais ça ne va pas ! s'énerva Sonulia. Mêlez vous de ce qui vous regarde !
— Ça va ! C'était juste pour savoir...
Bathris revint doucement à lui après que le draeneï eût fini de lui prodiguer ses soins, recrachant le trop plein d'eau qu'il avait dans la gorge.
— Ça devrait aller, dit Ouladre. Il n'est plus en danger.
— C'est quand même curieux, fit remarqué le gnome. J'ai l'impression de l'avoir déjà vu quelque part...
— Oh, c'est vous ! s'exclama Bathris ayant retrouvé ses esprits. Loué soit le soleil ! C'est justement vous que je cherchais ! Votre amie est en danger !
— De quelle "amie" tu parles, mon grand ? l'interrogea le nain sceptique.
— De l'elfe de la nuit archère ! répondit l'elfe de sang en catastrophe. Avec son tigre noir !
— Tu... Tu veux parler de Gahahli Ventenuit ? lui demanda Baelbo d'un seul coup livide.
— Et de son Sabre-de-nuit, Jakua ? demanda à son tour Ouladre.
— Eux mêmes, répondit Bathris d'un air désolé. Il faut que vous...
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase que le gnome, soudain pris de frénésie, l'empoigna par le col, le secouant rageusement et l'assommant de questions :
— Qu'as tu fais d'elle, sale enflure ? Qu'as tu fait de Lili ? Tu l'as enlevé, c'est ça ? Où est-elle ?
Le reste du groupe fut surpris par son comportement. Ils n'avaient encore jamais vu Baelbo dans un état pareille. Pas même quand on se moquait de sa taille ou qu'on écorchait son nom pour la énième fois.
Ils tentèrent en vain de le calmer mais en vain. Le gnome restait sourd à leur parole.
Seule Sonulia, encore plus désemparée que le groupe, parvint à détourner l'attention du gnome en criant sous le coup de l'impatience :
— VA-TU LE LAISSER RÉPONDRE, ANAR'ALAH BELORE !
Libéré de l'emprise du gnome, surpris par la voix de crécelle de la femme elfe de sang, Bathris dût reprendre son souffle avant de reprendre la parole :
— Elle est... Prisonnière... Au Temple Noir...
— Le Temple Noir ? s'exclama le draeneï le souffle coupé. Mais qu'elle folie la conduite là bas ?
— C'est ma faute, confessa Bathris. C'est moi qui m'étais fait prisonnier. Puis votre ami est venu à la rescousse et a réussi à me faire libérer. Mais elle a dû me laisser sa monture volante et prendre la place comme prisonnier...
— Et tu n'as rien fait pour la sauver ? l'interrogea le gnome à nouveau en rage.
— J'ai bien tenté de faire demi-tour, mais j'ai perdu le contrôle de ma monture... Jusqu'à la perdre tout court. Et puis des démons s'étaient lancés à mes trousses. Je n'avais plus d'armes pour me défendre. Alors j'ai dû prendre mes jambes à mon cou et j'ai fini par les semer, en me réfugiant dans cette forêt où je vous ai retrouvé...
— Est-ce bien la vérité ? demanda le nain d'un ton sceptique qui irrita Sonulia dont le sang ne fit qu'un tour.
— Ça ne va pas recommencer ! s'indigna-t-elle avant de se reprendre en prenant soin de masquer sa voix. Je veux dire que vous mettiez ma parole en doute, je peux comprendre mais que vous en fassiez de même pour lui...
— Ne te fatigue pas ! l'interrompit Bathris d'un ton étonnement strict. Je m'en moque de toute façon.
Au son de sa voix, Sonulia se sentit grillée. Est-ce qu'il savait... ?
— Oui, je me moque que vous ne me faisiez pas confiance ! reprit Bathris d'un ton désabusé à l'égard du groupe. Que vous me voyez comme un renégat, comme un criminel, comme un monstre. Hier encore, je ne comprenais pas pourquoi nous avons quitté l'Alliance pour nous allier à la Horde, ni les sales coup dont mon peuple s'est rendue coupable ses derniers temps. Mais maintenant, je connais toute la vérité...
" Mais cela n'a plus d'importance. Car au moment où je vous parle, une elfe de la nuit est retenue prisonnière au pire endroit sur cette terre. Et ce pour m'avoir sauvé la vie en risquant la sienne. Moi, un elfe de sang, qu'elle aurait dû considérer comme un ennemi.
" Et une amie à vous qui plus est. Qui est des vôtres. Donc vous devriez être les premiers à vous soucier de son sort. Si l'Alliance a encore une signification pour vous. À moins qu'elle aussi vous la considérez comme une traîtresse pour m'avoir sauvé.
Le groupe demeura perplexe quant à la dernière phrase de l'elfe de sang et passèrent une minute silencieuse à d'échanger des regards incrédules.
Sonulia quant à elle se perdit dans ses pensées à elle, étonnée d'apprendre qu'une elfe de la nuit dont les semblables avaient rejoint l'Alliance et combattaient les siens, avait dût sacrifier sa propre liberté pour sauver un elfe de sang.
Ce fut finalement Bartelo qui brisa le silence en lâchant une remarque qui se voulait plaisantin :
— Dites donc ! C'est la deuxième fois en moins d'une heure qu'un elfe de sang nous fait la leçon ! Elle commence bien, la journée !
Il finit par se prendre un vent et n'eut droit qu'au regard glacial de ses compagnons d'armes.
— Lili est ma meilleure amie ! lâcha soudain Baelbo à l'attention de l'elfe de sang, les yeux brillant de détermination. Alors un peu que je me soucie de son sort. Donc un peu je veuille la secourir !
— Ça, c'est parlé en homme, l'ami ! approuva Batël.
— Et puis un paladin qui se respecte se doit de sauver une demoiselle en détresse ! déclara Bartelo comme pour se rattraper de sa mauvaise blague.
— Il y a juste un petit problème, mes amis, intervint Ouladre moins optimiste. On parle du Temple Noir ! Depuis que ce fut tombé aux mains de la Horde et de la Légion Ardente, ça a cessé d'être un sanctuaire pour être le repaire des êtres les plus maléfiques de tout l'Outreterre. Pire ! Avec le temps, c'est devenu une forteresse ! Corrompue par de la magie noire et gardée par les redoutable démons qui foulent cette terre ! Ce serait de la folie de prendre d'assaut le bâtiment. Même pour venir en aide à notre amie.
– Toutes les forteresses ont un point faible ! fit remarquer le nain. Même celles qu'on dit imprenables. Il suffit de le trouver et de l'exploiter. Et peut-être qu'on pourrait envoyer notre "assassine" le repérer...
— Pas besoin ! l'interrompit Bathris. Je connais le point faible du Temple.
— Ah bon ? s'exclamèrent le groupe surpris.
— Ne me demandez pas comment je l'ai su mais je sais que ses résidents actuels s'en ont servi pour prendre le contrôle du Temple, reprit l'elfe de sang. Je les ai "vu". Mais je le dois d'être d'accord avec votre ami le draeneï. Ce temple est trop bien protégé. Même si nous arrivons à l'infiltrer, nous ne ferons pas long feu à nous cinq...
— Six ! le corrigea Sonulia en levant timidement la main.
Elle aussi voulait à participer au sauvetage, aussi suicidaire cette mission pouvait paraître. Mais elle se refusa d'expliquer ses raisons, qui était de rendre la pareille à cette brave elfe de la nuit. "Brave ou stupide..."
— Je ne vois pas où est le souci ! rétorqua le nain incrédule. On a bien survécu à la Citadelle des Flammes Infernales...
— On était assisté par nos homologues de la Horde ! lui rappela le draeneï. Et puis nous avions une autre escouade pour assurer leurs arrières.
— Ne me dites qu'on va devoir faire à nouveau appel à leur services ! se plaignit le nain. J'étais si content de ne plus faire équipe avec cet orc, ces deux trolls chevaucheurs de dinosaures et cette espèce de grosse vache.
— Et je tiens à rappeler qu'il y a le père de Lili dans l'autre escouade, vint rappeler à son tour le paladin. Et qu'on est censé retrouver sa fille avant qu'il sache qu'elle a fait le mur.
— Et t'oublies Morpsev Corbeau-Noir ! ajouta Baelbo frémissant.
Sonulia ne pouvait que partager le sentiment du gnome. Elle non plus n'était pas enchantée de faire appel au mort-vivant. Pas en sachant qu'elle était sur le point de faire équipe avec ceux dont le mort-vivant lui avait justement ordonné d'éliminer. Elle craignit trop qu'il ne s'en prit à Bathris en représailles.
— Leur aide ne sera pourtant pas de refus si nous voulons avoir une chance de sauver dame Gahahli, tenta de raisonner le draeneï.
— Ce ne sera peut-être pas suffisant, je le crains, dit Bathris loin d'être aussi optimiste. Il faudrait une armée pour assurer nos arrières quand nous prendrons d'assaut le Temple.
— Une armée ? répéta le nain sarcastique. T'es un marrant, toi ! Ou veux tu qu'on trouve une armée ?