Quai n°3
Russel ouvrit les yeux, une, deux, trois fois. Ses paupières étaient lourdes, sa salive pâteuse et la lumière du jour l'éblouissait. Hier il n'avait pas pris le temps de fermer les rideaux. Glen et lui s'étaient jetés sur le lit, pris dans l'élan de leur exaltation. Il se retourna entre les draps. Glen était là, et dormait paisiblement à ses côtés. Alors, il posa sa tête sur l'oreiller lentement et se contenta de le regarder sans un bruit. Tout ce qui lui arrivait lui paraissait tellement étrange ... C'est maintenant qu'il s'en rendait vraiment compte. À la seconde qui avait suivit son réveil, il avait cru un court instant que tout ça n'avait été qu'un rêve. Pourtant, il était bien là, dans son lit, nu comme un ver, aux côtés d'un autre homme aussi nu que lui. Glen venait d'ailleurs de se réveiller. Il cligna des yeux, se frotta les paupières de sa paume et posa son regard sur Russel. Ils se dévisagèrent un moment. Un lourd silence régnait dans la chambre, malgré les quelques bruits lointains d'oiseaux et de voitures au dehors.
- Déjà réveillé ? marmonna Glen.
- Ouais, répondit Russel en souriant. Si tu veux te lever pour aller boire un café, c'est possible.
- Je veux bien.
- Je vais aller préparer ça, alors.
Russel poussa lentement la couverture avant de se lever. Il tituba légèrement car sa vision s'était troublée tout à coup. Il ouvrit son armoire pour trouver de quoi s'habiller : un caleçon et un t-shirt faisaient l'affaire. Puis, il se dirigea vers la petite cuisine et commença à remplir une cafetière à l'italienne d'eau et de café moulu avant de la poser sur la plaque chaude de sa cuisinière. En attendant, l'esprit de Russel était en ébullition. Il se demandait ce qu'il s'était passé en lui pour qu'il se retrouve ce matin, dans le même lit qu'un homme. Ce qu'il lui avait pris d'aimer tous ces baisers. Pourquoi continuait-il à lui sourire bêtement lorsqu'il lui adressait la parole, et pourquoi lui faisait-il un café au lieu de le raccompagner gentiment à la porte ? Il se passa les mains sur le visage. "J'ai couché avec un homme", se disait-il. "J'ai couché avec un homme". Cette nuit, il avait douté. Mais ce matin, il doutait davantage. De toute évidence, il n'était pas gay, il ne ressentait rien pour Glen et tout ce qu'il s'était passé cette nuit ne signifiait rien. D'ailleurs, Glen pensait sûrement la même chose. Ils avaient "baisé toute la nuit", et tout cela ne resterait qu'une simple aventure, une simple expérience. Russel se dit qu'il valait sûrement mieux en rester là. Dès que l'eau se mit à bouillir, il saisit la cafetière et en versa le contenu noir et parfumé dans une tasse. Glen venait d'apparaître dans l'embrasure de la porte. Il s'était rhabillé et attendait sagement sa boisson, les bras croisés. Lorsque Russel le remarqua, il faillit sursauter. Mais, tout en gardant son sang froid, il partit lui donner son café les yeux cloués au sol. Glen saisit la tasse fumante et la porta à ses lèvres en faisant attention à ne pas se brûler. Russel ne bougeait plus, les yeux dans le vide et l'esprit ailleurs.
- Tu ne bois rien ? lança Glen.
- Non, moi ça va ...
Il lui adressa un regard suspicieux.
- Je vais m'habiller, dit Russel, je reviens.
Il repartit dans la chambre et enfila un pantalon et des chaussettes. Lorsqu'il revint dans la cuisine, il trouva Glen assis à la petite table, en train de rouler une cigarette. Il s'assit à côté de lui.
- T'en veux une ? demanda Glen en tendant son paquet de tabac.
Russel haussa les épaules :
- Oui, merci.
- Alors, continua-t-il, dis-moi ce qui ne va pas.
- Rien, je vais bien.
- C'est par rapport à cette nuit ?
- Non, je t'ai dit que j'allais bien ! répondit Russel en haussant la voix.
- Décidément tu mens très mal.
Russel finit de rouler sa cigarette avant de l'allumer, indifférent. Il y eut alors un moment de flottement interminable.
- C'est bien aussi, d'écouter le silence, ajouta Glen.
Voyant que Russel ne répondait toujours pas, il but son café d'une traite, reposa la tasse bruyamment sur le bois de la table et alluma sa cigarette.
- Tu travailles aujourd'hui ? demanda-t-il.
- Non, pourquoi ?
- Pour savoir. Je crois que vais y aller.
Russel sentit sa gorge se nouer. Pourtant, il acquiesça. Ces quelques mots semblaient avoir clos la conversation, brusquement. L'atmosphère était pesante. Alors, Glen se leva pour aller chercher sa veste dans le petit salon. Russel le suivait nonchalamment et se contentait de le regarder faire. Au fond, il appréhendait ce départ et une certaine tristesse l'envahissait peu à peu. Car il savait que si Glen franchissait la porte, il ne reviendrait pas. Il n'avait d'ailleurs pas son numéro. Il se disait que le matin, sur le quai de la gare, la magie du mystère aurait disparu. Ils ne se regarderaient sans doute plus comme avant. Ils avaient été trop loin cette nuit. Russel ouvrit la porte, Glen sortit sur le seuil. Ils s'échangèrent un bref regard.
- Bon ... À plus alors.
Russel le regardait s'éloigner. Au fond du couloir, il bifurqua à droite et disparut dans l'escalier. Alors, la porte de l'appartement se referma. Dehors, Glen s'en allait, les mains dans les poches, les yeux perdus dans le vide. Il s'arrêta un instant et se retourna, les yeux levés vers l'immeuble. À sa fenêtre Russel le regardait ...