Quai n°3
À cet instant, dans l'esprit de Russel défilaient des milliers de pensées. Il se demandait pourquoi se trouvait-il ce soir, dans son appartement, en compagnie d'un jeune homme qui venait de l'embrasser, mais surtout, pourquoi avait-il encore envie de l'embrasser ? Pourquoi le trouvait-il si beau, si attirant alors qu'aucun homme ne lui avait jamais fait d'effet. De tels sentiments lui auraient paru inconcevables auparavant. Il avait toujours eu l'habitude d'embrasser, de caresser, de toucher des femmes ; pour lui, son hétérosexualité n'était pas à remettre en cause. Pourtant ce soir, lorsque Glen l'embrassait, le caressait, le touchait, il ressentait les mêmes sentiments, le même désir. Seulement, il les rejetait. Alors, il abandonna ces yeux verts qui n'avaient pas cessé de le dévisager. Il tenta de balayer toutes ces pensées qui l'embarrassaient. Et Glen le ressentit immédiatement. Les deux hommes se détournèrent l'un de l'autre, pour noyer leur regard dans l'immensité de la nuit. Tout ce qu'on pouvait entendre à présent n'était que la musique du tourne-disque, le bruit des rares voitures passant dans les rues voisines ainsi que quelques échos lointains venants du coeur de la ville. Ne supportant plus ce silence insoutenable, Glen décida de le briser :
- Je suis désolé, c'était déplacé.
- Non, répondit Russel, c'est pas grave.
- Je peux m'en aller, si tu veux.
Russel inspira une grande bouffée d'air et passa ses mains sur son visage.
- Non, reste ! dit-il. Tu peux rester, ça ne me dérange pas ...
Glen se rapprocha de lui, comme s'il voulait lui dire quelque chose d'important :
- Je ne veux pas t'imposer une soirée foireuse, Russel. Et puis, il est tard ...
Russel eut un léger pincement au coeur. Il se disait qu'après cette soirée, s'il le laissait partir, ils ne s'adresseraient peut-être plus jamais la parole. Peut-être que tout reviendrait comme avant, et que ce quai les séparerait à nouveau chaque matin. Et ce n'était pas ce qu'il voulait. Au fond, il ne voulait pas le laisser partir. Il ne voulait pas retourner dans sa solitude, dans ce lit, essayer de trouver le sommeil en vain, trop préoccupé par les doutes et cette soirée étrange qu'il était en train de passer. Après avoir recracher une fumée grisâtre, Glen jeta son mégot par dessus le rebord de la fenêtre avant de se tourner vers Russel :
- Bonne nuit, dit-il.
Il essaya de faire bonne figure et esquissa un sourire forcé, puis d'un air embarrassé et après avoir hésité brièvement, il lui tendit sa main. Russel baissa les yeux vers celle-ci, avant de la serrer, à contrecoeur. Les deux hommes échangèrent un dernier regard, une poignée de main et Glen tourna les talons pour se diriger vers la porte, tête baissée. Russel le suivit et lui ouvrit la porte, alors qu'il n'en avait pas envie. Il laissa l'oiseau s'envoler de sa cage alors qu'il venait justement de réussir à l'y faire entrer. Ils se saluèrent brièvement et Glen s'en alla. Lorsque la porte se referma, Russel sentit en lui cette sensation de regret, de doute et de déception qu'il connaissait déjà. Le silence lui pesait, même si les notes blues de la musique résonnaient encore entre les murs de son appartement. Il regrettait, il en était sûr. Il n'en avait jamais été plus certain qu'à cet instant. Et malgré cette voix qui lui disait d'abandonner, le faisant alors constamment douter et qu'il écoutait la plupart du temps, il prit enfin la liberté de ne pas lui obéir. Il ne voulait plus regretter. Il ne voulait plus se poser de question. Il voulait juste que Glen revienne. Alors, sans réfléchir, Russel rouvrit la porte et se précipita dans l'immeuble. Il remarqua un sweat rouge vif au bout du couloir et s'élança pour le rejoindre.
- Attends ! lança-t-il.
Le jeune homme se retourna face à lui, interloqué.
- J'aimerais ... que tu restes.
Glen écarquilla les yeux. Il ne put s'empêcher de sourire :
- Je vais pas dormir chez toi ? lança-t-il amusé.
Russel haussa les épaules.
- Je sais pas ...
Les deux hommes face à face, se mirent à rirent.
- J'avoue qu'on me l'avait jamais faite, celle là, répliqua Glen.
- J'espère que j'ai pas l'air trop ridicule ...
- Non tu ne l'es pas, dit-il en passant devant lui, là tu as plutôt l'air d'un romantique.
Russel pouffa de rire timidement et le suivit jusqu'à la porte de l'appartement.
Une fois à l'intérieur, ils s'assirent sur le canapé du salon. Après qu'ils se soient regardés dans le blanc des yeux, Glen prit la parole :
- Tu bosses dans quoi toi ?
- Dans une association, j'organise des événements culturels et d'autres trucs. Et toi ?
- À la base, je voulais devenir prof d'Art. Sauf que j'ai un peu abandonné mes études en cours de route, alors j'enchaîne les petits boulots pour l'instant et je bouge pas mal. Mais en ce moment je prévois de partir suivre des cours d'Art à l'étranger dans quelques mois. Et puis on verra bien par la suite.
- D'où partir en Angleterre.
- Voilà.
- Donc tu te passionnes pour l'Art ?
- Ouais, ça m'a toujours intéressé. Pour moi c'est une des dernières libertés accessibles. On peut s'exprimer sur une toile vierge ou sur n'importe quel autre support, comme on le veut et comme on le sent. C'est ce que je préfère.
- C'est vrai ... Tu peins ?
- Je peins, je fais un peu de musique, des courts métrages, des photos, des dessins ... Je touche à tout. L'Art ne s'arrête pas seulement à la peinture, c'est super vaste.
- Faudrait que tu me montres un jour.
- Ça t'intéresse vraiment ?
- Ouais, ça a l'air cool, répondit Russel.
À ce moment, Glen pouffa de rire :
- Je fais des trucs bizarres, il paraît, tu vas me prendre pour un taré !
- C'est l'intention qui compte. Et puis, tout ce qui est bizarre est intéressant.
- Vu sous cet angle ... D'ailleurs ton appart' est plutôt ... Artistique ? Non, sérieux, t'as braqué une brocante ou quoi ?
- Non, dit Russel en riant, j'aime juste les vieux objets. Leur authenticité, leur vécu, ils ont chacun une histoire. Un jour, on les jette parce que c'est démodé, que ça a perdu son utilité ou bien simplement pour s'en débarrasser. Et moi je les récupère et j'en prends soin.
Glen sembla apprécier ce discours.
- Ouais je suis d'accord ... dit-il.
La petite pièce était éclairée par de vieilles lampes de toutes sortes, les rideaux était décorés de toutes les couleurs, des photos recouvraient les murs par endroits, et des vinyles remplissaient des étagères entières. Certains meubles même, étaient faits à partir d'autres objets. Glen examinait chaque recoin du salon, le nez en l'air. Russel lui, se leva pour aller refermer la fenêtre et empêcher le froid d'entrer davantage dans le petit appartement.
- Ça va peut-être te paraître con comme question, mais pourquoi est-ce que t'es revenu me chercher dans le couloir de ton immeuble ?
Russel haussa les épaules. Il se retenait de rire.
- Tu sais pas ?
- Pas vraiment, dit-il.
Lui et Glen se mirent à éclater de rire. Ils sentaient entre eux une gêne et une complicité qui les faisait sans cesse passer de la nervosité au rire, les deux étant sans doute liés. Sans parler du cannabis qui faisait déjà effet. L'un se posait des questions sur ses sentiments et craignait toute approche tandis que l'autre n'osait pas laisser les siens s'exprimer de peur d'être déplacé. Alors, au milieu des doutes et des craintes, la seule façon de se comporter était de se regarder, encore et toujours. Se regarder, s'examiner pour trouver des réponses à ses questions, ou bien pour compenser son manque d'audace. Se dévorer des yeux, se toucher avec les yeux. Mettre une espèce de barrière invisible en se demandant qui osera la franchir en premier. Glen pourtant, n'était pas du genre à tourner autour du pot lorsqu'il voulait quelque chose. Si un garçon lui plaisait, il ne se gênait pas pour le lui faire savoir. Mais là, c'était différent. Russel avait quelque chose dont il n'avait pas l'habitude : l'incertitude et l'innocence.
- Moi aussi j'ai une question, dit Russel. À quoi tu pensais le matin, à la gare, lorsque j'étais là, en face ... ?
- Eh bien ... Honnêtement ?
- Oui, sois honnête, c'est mieux, répondit Russel en souriant.
- J'avoue que j'suis un peu défoncé même je vais quand même essayer de te répondre.
Il poussa un soupir, comme pour s'aérer les idées.
- Eh bien, poursuivit Glen, le matin, à la gare, lorsque je te voyais, je me disais que tu devais te sentir seul, là, assis sur ton banc. Alors, je m'imaginais mille et une manières de venir t'aborder, en me demandant comment tu réagirais, si je t'invitais à venir boire un verre avec moi. Et puis, je te trouvais beau ... Non, plutôt mignon ... Et, sexy. Ouais, tu me plaisais bien. Mais je savais que t'étais pas le genre de mec que je mettrais dans mon lit, lança-t-il en haussant les épaules. Russel piqua un fard, quelque peu embarrassé par ces propos.
- Comment ça ? demanda-t-il.
- Je me doutais que t'étais hétéro, lança Glen.
Mais l'autre ne répondit rien ... Et alors qu'ils s'observaient silencieusement, Glen leva sa main et caressa la joue de Russel du bout des doigts tout en lui adressant un sourire. Il fut étonné de voir le jeune homme le lui rendre dans un soupir, avant de fermer les yeux quelques secondes. Russel essayait de se détendre, de ne plus penser à rien. Il voulait savourer ce moment, même s'il lui semblait totalement absurde et inhabituel. Puis, lorsqu'il rouvrit les paupières, il pencha la tête et se rapprocha du jeune homme, franchissant alors une première barrière. Son coeur se mit à s'accélérer. Il pouvait déjà sentir sur sa peau, le souffle de Glen qui le fixait d'une façon étrange. On pouvait lire à travers son regard, de l'étonnement, du désir et de la peur. De la peur ? Russel se demanda à quel moment il fallait l'embrasser. Si embrasser un homme était semblable à embrasser une femme, comme dans tous ces films romantiques que l'on voit sans cesse à la télévision. Si cela ferait de lui un homosexuel, un gay, une "tapette". À ce moment, il avait l'impression que la Terre entière le regardait. Il sentait le stress monter en lui tout comme son désir, grandissant à chaque millimètre franchis. Mais quelque chose l'empêchait d'aller jusqu'au bout. Il n'osait plus, ne savait plus. C'est alors que Glen s'empara de son visage, pour aller y trouver ses lèvres une seconde fois. Et Russel s'y abandonna enfin, créant alors autour d'eux une bulle, un monde à part, dans lequel les questions et les jugements n'existaient pas.