Quai n°3
Après quelques verres et quelques joints, l'atmosphère s'était largement détendue. Les deux hommes, discutaient, riaient, un peu ivres.
- T'as aimé le bar ?
- C'était pas mal ... répondit Russel.
Glen pouffa de rire tout à coup :
- Tu mens vraiment mal !
- Bah, c'était plutôt ... Je sais pas, agréable ? Mais aussi un peu dérangeant. Pas dans le sens ou ça me dérange mais ...
- C'est pas ton truc, quoi, le coupa Glen.
- C'est pas mon univers. J'en ai pas l'habitude.
- Je vois.
- Et toi, t'as aimé ? demanda Russel.
- Franchement ? C'est pas mon truc non plus. C'est pas parce que je suis gay que j'aime aller dans ce genre de club.
Maintenant et même s'il s'en était douté lorsqu'il lui avait proposé d'aller dans ce bar, Russel était sûr de l'attirance de Glen pour les garçons. Cela ne le dérangeait pas, même si au fond il se demandait pourquoi passait-il une soirée avec un homme qui, de plus, était homosexuel. Et au-delà des stéréotypes et des insinuations, il sentait quelque chose dans le regard insistant de Glen. Quelque chose qui le décontenançait, qui le rendait parfois mal à l'aise, malgré le léger degré d'alcool qu'il devait avoir dans le sang maintenant.
- ... Je me sens un peu comme dans un camp de concentration pour homos, continuait Glen en ricanant.
Puis, il marqua une pause.
- Quoi ? demanda-t-il à Russel pour le faire sortir de ses pensées.
- Hein ?
- Je sais pas, tu me fixes bizarrement. C'est parce que je suis gay ? dit-il en riant.
- Non, pas du tout ! Je l'aurais même pas deviné.
- Comment ça ?
- Bein parce que tu es ...
- Je suis ?
- Enfin, je veux pas jouer dans les stéréotypes ou les préjugés ...
Russel s'égarait et peinait à trouver ses mots, par peur que ses propos soient mal interprétés.
- Mais tu es plutôt ... continuait-il en cherchant les mots justes, plutôt viril, masculin ...
Glen se mit à pouffer de rire sans pouvoir s'en empêcher :
- Tous les homos ne sont pas des tapettes !
- Non, c'était pas du tout mes propos ! Je voulais juste dire que souvent on peut reconnaître un homosexuel quand il est ... Efféminé, même si ce n'est pas tout le temps le cas ! Toi, j'aurais pas pu deviner ...
- T'inquiètes, je vois ce que tu veux dire, répondit Glen en souriant. Enfin bref ...
Un silence pesant s'installa entre les deux jeunes hommes. Ils se regardaient, un peu embarrassés.
- Pourquoi tu y vas dans ces bars, si t'aimes pas tellement ça ? demanda Russel pour briser la glace.
- J'y vais pour la même raison que tous les autres. Baiser toute la nuit.
- Ah, dit-il gêné, et surpris.
- Je sais que c'est pas terrible mais en ce moment c'est comme ça que je m'amuse.
- T'as fait une exception pour ce soir alors.
Glen haussa les épaules :
- Mes amis ont insisté pour y aller, sinon j'aurais sûrement pas choisi cet endroit.
- Tu aurais choisi quel endroit ?
- J'en sais rien, dit-il en s'étalant sur le fauteuil dans lequel il était assis. Un endroit plus tranquille pour parler et fumer un peu.
Russel lui sourit avant de se lever pour aller mettre de la musique. Sur une commode trônait un vieux tourne-disque. Il sortit un vinyle et le posa délicatement sur le plateau 45 tours. Le disque s'élança et se mit à tourner jusqu'à ce que l'aiguille de la tête de lecture rencontre un de ses sillons. C'est alors qu'un rock psychédélique et planant aux notes blues s'en échappa. Russel esquissa un sourire. Puis, il partit ouvrir la fenêtre et se pencha sur le rebord pour fumer un joint. Glen le rejoignit.
- Ça fait combien de temps que tu habites ici ?
- Presque trois ans, répondit Russel en recrachant la fumée. Et toi ?
- Moi, presque trois mois. Mais je compte repartir une fois que j'aurai fini mon contrat.
- Pour aller où ?
- J'aimerais aller en Angleterre.
Russel se mit à sourire nerveusement.
- Quoi ? demanda Glen.
- Rien. L'Angleterre c'est génial.
- T'y es déjà allé ?
- Une fois, quand j'étais au collège. J'en ai un bon souvenir.
- Ouais, ça a l'air bien, dit-il. J'ai hâte d'y être.
Russel tendit le joint à Glen qui le porta à ses lèvres. Dehors, l'air était rafraîchissant et les rues désertes. Il devait être une heure du matin. La musique relaxante qui provenait de l'électrophone les faisait encore plus planer. Russel tourna la tête. Accoudé au rebord de la fenêtre, le pétard entre les doigts, Glen avait le regard perdu au loin, dans la nuit noire. Une faucette au coin de la bouche, une barbe de trois jours, un nez pointu, et juste au dessus, des yeux verts, ou bien marrons, d'une couleur indescriptible. Et ses sourcils légèrement froncés, comme s'il songeait encore à quelque chose d'important. Un frisson le traversa tout à coup. La cause était ambiguë, entre le froid qui s'engouffrait dans la pièce et la présence déconcertante de Glen. Cette soirée lui paraissait tellement étrange, tout comme cette sensation qui le tirait vers ce jeune homme à qui il avait ouvert sa porte. Une sensation qui le décontenançait, le gênait, l'excitait tout à la fois. Lorsque Glen se tourna vers lui, ses yeux lui transpercèrent le coeur comme deux flèches. Encore une fois, son regard fuyait et cherchait à s'accrocher à la première chose sur laquelle il se posait. Soudain, il sentit un poids peser sur son épaule. Glen y avait posé sa main et lui jetait maintenant un regard timide à la fois envoûtant et déroutant. De peur de rougir, Russel préféra fermer les yeux. Il sentit les doigts de Glen glisser lentement vers son torse. Un frisson plus intense cette fois ci, lui parcourut l'échine. Son rythme cardiaque s'accélérait de plus en plus, le mettant alors dans un certain embarras. Car cette main posée sur son coeur devait sans doute sentir cette exaltation à travers sa poitrine. Russel sentait le corps de Glen se rapprocher du sien. Ne tenant plus, il ouvrit les yeux à nouveau. Il était là, tout près et ces yeux verts le captivaient toujours autant. Glen passa sa main sur le torse de Russel en remontant lentement vers son cou, jusqu'à son épaule, comme s'il en examinait chaque détail. Son autre main tenait encore entre ses doigts le rouleau de tabac fumant vers le ciel noir. Russel, qui semblait ne plus être connecté à la réalité, fut pris de court lorsque les lèvres de Glen se posèrent soudain sur les siennes. Tout à coup, son esprit devint incontrôlable. Il n'osait pas fermer les yeux ou bien les ouvrir. Il n'osait pas s'avouer à lui même l'effet que ce baiser lui faisait. Son estomac semblait se tordre dans tous les sens, ses mains devenaient humides et l'étrange excitation qui montait en lui, réveillait cet univers en dessous de sa ceinture. Tout son corps semblait répondre au geste de Glen. Mais celui-ci mit tout à coup fin au baiser, comme pour vérifier la réaction de Russel. Alors, les deux hommes restèrent là, interdits, à se dévisager l'un l'autre et à attendre. Attendre pour savourer chaque seconde de ce moment si étrange et inattendu. Attendre pour partager encore un peu plus, au travers des yeux et des expressions, un baiser qui venait d'être échangé. Attendre comme on décrypte une énigme, des sentiments. Attendre que le silence accueille les mots ... Attendre de savoir si l'on a eu raison ou tort de se jeter à l'eau.