L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 30 : Le Bout de la piste

10390 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/04/2020 11:11

Les Skinks brandirent leurs javelines et bandèrent leurs arcs, les Saurus frappèrent leurs boucliers de leurs épées, et les Kroxigors firent tournoyer leurs gourdins de pierre. Tous semblaient bien décider à mettre la menace du prêtre-mage à exécution.

 

Personne ne parla. Seuls les sifflements agressifs des Hommes-Lézards cinglaient les tympans. Psody réalisa qu’il n’y avait vraisemblablement pas d’autre issue. Les Hommes-Lézards étaient bien plus nombreux qu’eux, et étaient tout aussi fermement décidés à agir selon leur volonté. Que ce soit seul ou avec ses amis, il vivait ses derniers instants. Le jeune Skaven Blanc se sentit devenir fou de colère et de terreur.

 

-         Alors, c’est comme ça que ça finit ? Je vais crever-crever à l’autre bout du monde, loin de tout ?! Non ! Je ne veux pas ! Pas aussi bêtement ! Et loin d’elle ! Heike ! Je t’aime, Heike !

 

Il tomba à genoux et éclata en sanglots bruyants. Abigaïl se mordit la lèvre. Le petit homme-rat avait gagné en humanité, au point de se conduire comme n’importe quel adolescent ordinaire, avec ses joies et ses peurs. Le visage d’Hallbjörn resta impassible, mais tout au fond de lui, il sentit son cœur se serrer. Nedland n’en menait pas large non plus. Romulus regarda son petit protégé d’un air désolé, lorsque son front se plia nerveusement. Il vit le Skink jaune penché vers le grand prêtre murmurer quelques mots dans le langage sifflant des servants de Sotek. Le Slann fit un petit geste, et les deux Saurus casqués agrippèrent Psody, chacun le prenant par un bras, pour le jeter aux pieds de son trône.

 

Le petit homme-rat se releva péniblement en reniflant. Le Slann darda ses yeux sur lui, et une fois de plus, sa voix résonna dans sa tête.

 

-         Quel est votre nom ?

-         Qu’est-ce que ça peut te faire, chose-grenouille ?!

-         Dites-moi juste comment vous vous appelez, s’il vous plaît.

 

Psody secoua la tête pour déshumidifier ses yeux, et déclara :

 

-         Je suis Psody, un élu-élu du Rat Cornu !

-         Psody… répéta pensivement la voix du Slann, plus douce. « Élu du Rat Cornu »…

 

Le petit Skaven Blanc eut soudain une inspiration. Il se redressa de toute sa hauteur, et clama de sa voix la plus menaçante :

 

-         Parfaitement ! Un élu de mon dieu ! Le Rat Cornu est avec moi, et m’a toujours guidé ! Il me protège, et si tu oses lever la main sur moi, tu vas le mettre très en colère ! Il fera pleuvoir dix mille malédictions sur ta panse bouffie avant de te manger tout cru !

 

La voix du Slann soupira.

 

-         Allons, inutile d’oublier vos bonnes manières et de me faire ce numéro d’intimidation. Je suis âgé de plusieurs milliers d’années, j’ai combattu vos pairs pendant des siècles, certains au demeurant bien plus redoutables que vous. J’ai vécu suffisamment longtemps pour ne plus craindre ce genre de menace. C’était bien essayé quand même. Un Gobelin peureux y aurait cru.

 

Comprenant qu’il venait de jouer sa dernière carte sans succès, Psody retomba à genoux. Il pleura à chaudes larmes, et brailla à toute force :

 

-         Pitié ! Je ne veux pas mourir ! Ne me faites pas de mal, s’il vous plaît ! Je voulais juste comprendre le sens de mes visions ! La clef du mystère était là, j’en suis sûr !

-         Il fallait y réfléchir avant de venir jusqu’ici. Vous saviez que vous risquiez votre vie, nous vous avons même laissé un avertissement, sur la plage, mais vous vous êtes montré trop têtu. Pourquoi tant d’insistance ? Préférez-vous la mort à l’ignorance ?

-         Je veux savoir, comme ça, je pourrai vivre en paix, et heureux, aux côtés de la fille que j’aime ! Si vous dites que c’est un crime, alors… vous... imbécile !

 

Le pauvre Skaven Blanc n’arrivait plus à articuler une phrase entière, trop bouleversé. La grande créature reptilienne se pencha en avant, menaçant presque de tomber sur le petit homme-rat, puis oscilla lentement d’avant en arrière avec ce qui ressemblait à une moue pensive.

 

-         Réflexion faite, je ne vais pas vous précipiter dans cette fosse. Je vais plutôt…

 

Le Slann leva encore le doigt. Le Skink caméléon approcha lentement. Il tenait à présent une longue épée de bronze à la lame large et bien aiguisée.

 

C’en fut trop pour Romulus. Il s’écria :

 

-         Non ! Pas ça !

 

Mais à peine avait-il fait un pas en avant que le Kroxigor derrière lui le saisit à bras le corps. Ses bras énormes aussi puissants qu’un étau de forge naine lui écrasèrent le torse. Les mercenaires ne savaient pas quoi faire. Déjà les autres Hommes-Lézards levaient de nouveau leurs armes, prêts à commencer le carnage.

 

Le Skink caméléon n’était plus qu’à un pas du jeune homme-rat qui était toujours à genoux. Il posa la pointe de son épée sous le menton du Skaven Blanc, et lui releva lentement la tête. L’énorme Slann darda ses globes oculaires enfouis dans leur orbite profonde sur les yeux de Psody.

 

Pendant une longue douzaine de secondes, le petit homme-rat soutint le regard du prêtre-mage. La révolte se mêlait à la peur, et son regard exprimait à la fois une supplication désespérée et un état de rage, comme s’il le défiait. La fureur de vivre paraissait derrière ses larmes.

 

Mais le Slann ne réagit pas physiquement. Sa voix résonna de nouveau :

 

-         Ces larmes sont sincères. Ce ne sont pas des pleurnicheries de Skaven faites pour apitoyer et tromper. Elles traduisent quelque chose de bien plus profond. Un désespoir, une tristesse qui va au-delà de la simple peur de mourir. Une révolte face à quelque chose qui va à l’encontre de ce que votre cœur croit juste. Voilà la preuve d’une volonté qui ne transparaît pas chez ceux de votre sang, normalement. De toute ma vie, je n’ai pratiquement jamais vu de telles larmes.

 

Ces paroles jetèrent un profond trouble dans l’esprit déjà bien tempétueux du jeune Skaven Blanc. Soudain, il comprit. « Pratiquement » signifiait que ce prêtre-mage avait donc déjà vu un Skaven pleurer ainsi. Tout comme lui.

 

Il n’y a qu’une seule explication-explication !

 

Il cria de toutes les forces qui lui restaient :

 

-         « Même si mon père était une grenouille et le tien un rat, nous sommes frères ! »

 

Le Slann resta immobile, mais son œil droit s’agrandit légèrement. Tomas vit même la chair flasque de l’imposante bedaine de la créature frémir.

 

-         Où avez-vous entendu ça ?

-         Vous avez dit ça à Cuelepok, quand il a sauvé Capatec Hanahuac du Clan Pestilens ! Oui, vous ! Je vous reconnais ! Vous êtes Xarkish ! Vous avez vieilli, vous avez changé, mais vous êtes Xarkish ! Vous étiez le meilleur ami de Cuelepok !

 

Ces paroles frappèrent toute l’assistance comme un puissant coup de tonnerre. Les membres de l’expédition étaient tous immobiles et muets, avides d’entendre une réponse de l’énorme prêtre-mage. Enfin, la voix du Slann résonna de nouveau dans les esprits.

 

-         Je suis bien Xarkish, et c’est moi qui ai fondé la cité de Capatec Hanahuac il y a plus de deux mille ans, aux côtés d’un Skaven Blanc élevé selon nos principes. Il s’appelait Cuelepok, et nous étions amis. Et j’ai été contraint par le Vénérable Seigneur Kroak de l’exécuter avant de détruire toute la cité.

 

Romulus fut surpris au plus haut point de percevoir dans la voix un net changement. Jusqu’à présent, la créature avait fait preuve de détachement ou d’agressivité. Or, la colère venait de laisser place à une toute autre émotion, une sorte de tristesse nostalgique. Le fait d’avoir été ainsi reconnu par le petit homme-rat allait peut-être retourner la situation ?

 

Xarkish fit claquer sa langue. Le Skink caméléon recula, sans rengainer toutefois son arme. Le Slann parla de nouveau à Psody.

 

-         Et vous, Psody, vous n’êtes vraiment pas un Xa’Cota comme les autres. Il y a quelques instants, vous avez prononcé un nom. Et j’ai clairement senti quelque chose émaner de votre cœur quand vous l’avez dit.

-         Oh… je…

 

Le petit homme-rat se sentit tout honteux en repensant à cette explosion émotive. Xarkish n’en tint pas compte, et continua :

 

-         J’ai perçu dans votre esprit ce que ça signifiait. J’ai vu un visage. J’ai ressenti des sensations. C’était une chaleur agréable, un bienfait pour votre âme. Or, à ma connaissance, aucun Xa’Cota ne peut éprouver ce genre de sensation. Les Skavens de Capatec Hanahuac étaient différents. Cuelepok ressentait ces émotions, ainsi que les Skavens qu’il a recueillis par la suite, puis leurs enfants, et les enfants de leurs enfants. Votre réaction ne laisse pas de place au doute. Qui ce soit cette personne, jamais elle n’aura à douter de votre sincérité.

 

Psody se remémora ce que lui avait dit Ko’Liňon juste avant d’expirer. Pour des êtres réagissant si peu aux influences extérieures, ces Hommes-Lézards en connaissaient décidément beaucoup sur les émotions !

 

-         Cuelepok avait donc bien développé de nobles sentiments, commenta Romulus. Et quelque part, il n’était pas en colère contre vous. Après tout, il aimait tellement cette cité qu’il est revenu y mourir.

 

Les commissures de la bouche démesurée s’étirèrent lentement vers le ciel. Xarkish eut même un court sursaut que le jeune homme-rat interpréta comme un rire triste.

 

-         Si seulement vous aviez raison, prieur Romulus ! Mais la vérité est toute autre. Pour commencer, Cuelepok ne s’est pas échappé tout seul. J’ai fait exprès de faciliter discrètement sa fuite, en desserrant ses chaînes, en réduisant le nombre de gardes, en laissant son arme à portée de main, et en retardant le moment de lancer nos troupes à sa recherche. Seulement, il n’a pas pu quitter la jungle, car son supplice l’avait trop affaibli. Il est mort quelques jours après son « évasion ». Un de mes bataillons de Skinks l’a trouvé dans une clairière.

 

Psody baissa la tête. Il ne pouvait pas s’empêcher d’être chagriné en apprenant comment Cuelepok avait fini son odyssée.

 

-         Vous pensiez vraiment qu’il était « revenu mourir dans la cité qu’il aimait tant » ? Qu’il s’est assis sur ce siège d’obsidienne, et qu’il a tranquillement attendu que la Mort vienne le chercher, puis que son corps est resté miraculeusement intact jusqu’à votre arrivée ? Rien d’aussi merveilleux, hélas. C’est moi qui l’ai ramené à Capatec Hanahuac. Je me suis occupé d’appliquer sur lui les procédés de momification, puis de l’enfermer dans ce mausolée. Vous n’avez rien découvert que nous ne connaissions, la cité était toujours sous ma surveillance.

-         Alors… pourquoi tout ça ? demanda Romulus. Kroak vous avait ordonné de tout détruire, que tout le monde oublie !

-         C’était le moins que je puisse faire pour honorer sa mémoire. Pour cette fois seulement, j’ai désobéi à Kroak. J’imagine que lui l’a toujours su, même s’il ne m’a jamais rien dit. Il avait bien d’autres préoccupations, de toute façon. Sans plus de Skavens, Capatec Hanahuac ne représentait plus rien pour lui.

 

Le prieur Romulus s’enhardit. Fin psychologue, il sentit qu’il se trouvait devant une faille qu’il était vital d’exploiter.

 

-         Écoutez, je sens qu’au fond de vous, vous ne vous êtes jamais pardonné d’avoir tout abandonné ! Et vous en voulez toujours à Kroak ! Capatec Hanahuac aurait pu être un franc succès, et vous le savez !

-         Vous ne savez rien, Humain.

-         Vous regrettez toujours cette époque ! insista Romulus. N’avez-vous pas conservé le corps de votre ami, au nez et à la barbe de Kroak ?

-         Et ça, là, à côté de vous ?

 

Le Skaven Blanc fit un geste du menton vers l’arme posée sur le côté du trône.

 

-         Ce gourdin, c’est une autre preuve !

-         Nous appelons ça un macuahuitl. C’est une arme sacrée, liée à celui qui la brandit.

-         Celui-ci est spécial. Vous l’avez donné à Cuelepok, quand il a défendu la cité contre les Pestilens ! Le Rat Cornu me l’a montré dans ses messages. Vous n’avez pas voulu le jeter !

 

Xarkish ouvrit alors complètement la bouche, qui ressemblait à un cratère de muqueuses. Tous entendirent une voix caverneuse articuler péniblement :

 

-         Psody…

 

Puis la voix télépathique reprit :

 

-         J’ignore si vous êtes un envoyé de Cuelepok ou un fieffé menteur. En toute logique, aucun lien ne peut vous rattacher à lui, car il est mort ici il y a très, très longtemps, et sans la moindre descendance, et pourtant vous me faites penser à lui. Je vois en vous sa conviction. Et vous avez raison. Au fond de moi, je n’ai jamais oublié, ni pardonné à Kroak. C’est peut-être ma seule faiblesse.

-         Mais tout n’est pas perdu ! dit alors Romulus. Vous avez toujours cru à la réussite de Capatec Hanahuac. Or, je connais des gens qui ont les moyens et la motivation pour recommencer ! Les mentalités ont évolué, depuis le temps. Nous autres et quelques amis sommes sûrs de pouvoir fonder quelque part un royaume où les Skavens s’entendraient avec les Humains !

-         C’est un beau rêve, mais c’est impossible, vous le savez.

-         Vous croyez ? Avec qui êtes-vous en train de parler ? répliqua Psody. Je suis né chez les Skavens. J’ai été élevé par un Prophète Gris, un fou fanatique qui m’a appris à ne faire confiance à personne et à haïr-haïr tout le monde. Et pourtant, j’ai eu des contacts avec les Humains, ils m’ont enseigné d’autres façons de voir le monde ! J’ai même rencontré un autre Skaven, une fille qui a été éduquée par un Humain, et qui pense et… aime comme un Humain. Vous l’avez vue, non ? Nous pouvons vraiment concrétiser le rêve que vous et Cuelepok avez partagé !

 

Xarkish resta impassible, mais sa voix télépathique était plus que sceptique.

 

-         Nous autres, Slanns, aurions pu réussir de justesse à créer une société équilibrée avec les Skavens si nous n’avions pas tout arrêté. Comment des créatures bien moins évoluées que nous et vivant bien moins longtemps le pourraient ?

-         Nous n’avons pas la longévité ou la clairvoyance des Slanns, c’est vrai, répondit Romulus. Mais nous avons la volonté, l’obstination, l’audace ! C’est comme avec les Elfes d’Ulthuan ; ils sont pratiquement immortels, mais ont sombré dans une apathie quasi générale. Nous, notre vie est limitée, et c’est pourquoi nous mettons bien plus de passion dans nos actes !

-         Vous risquez d’aller au-devant d’une terrible déception, et vous le savez. Si ce ne sont pas les Skavens qui vous trahissent ou vous submergent, ce seront les vôtres. Kroak a avorté ce plan. Je doute que les Humains soient aussi sages que lui. Ils auront trop peur de vous voir échouer et répandre des Skavens partout pour vous laisser faire. Ou alors, pire encore, ils ne voudront pas vous voir réussir une telle entreprise, et préféreront vous anéantir plutôt que de voir les choses évoluer selon une voie qu’ils n’approuvent pas. Ils ne sont pas prêts à ce que leur perception du monde puisse tant changer. Tenez, rien que parmi vos hommes, je sens déjà du scepticisme.

 

Les mercenaires se regardèrent entre eux, plus ou moins gênés. Ce fut au tour de Romulus de jouer le grand jeu. Il s’agenouilla, et baissa la tête.

 

-         Vénérable Xarkish, je vous en prie. En souvenir de l’amitié qui vous a uni à Cuelepok, permettez-nous de tenter malgré tout de prolonger son œuvre. Dans votre immense sagesse, vous avez sans doute raison, mais nous ne pourrons jamais être sûrs tant qu’on n’a pas essayé. Nous voulons juste votre clémence. Laissez-nous partir avec Psody, et plus jamais nous ne reviendrons vous importuner. Et si cela devait mal finir, j’en assumerai les conséquences, quitte à revenir me livrer à vous. Vous ferez ce que vous voudrez de moi. Au nom de Shallya, j’en fais le serment !

 

Le Slann inspira, puis poussa un soupir si profond qu’il semblait traduire des siècles de lassitude.

 

-         Bon, allez ! Gardez vos serments, je suis fatigué de toute cette histoire. Vous avez raison, ça n’a que trop duré. Si vraiment vous pensez avoir une chance… pour Cuelepok, je vais vous l’accorder. Kalixten, détachez le Skaven Blanc, il est libre.

 

Le petit homme-rat se releva d’un bond, ne pouvant en croire ses oreilles. Ses yeux embués croisèrent les deux globes profonds du prêtre-mage.

 

-         J’espère sincèrement que vous aurez raison, Psody le Skaven Blanc !

 

Le jeune Skaven Blanc hésita. Devait-il poliment remercier le Slann ? Il n’avait pas la moindre envie de faire preuve de la plus petite gratitude envers celui qui avait menacé de le faire exécuter quelques minutes plus tôt. Il pensa ne rien dire non plus d’agressif ou d’insultant, après tout Xarkish pouvait encore changer d’avis. Finalement, dans cette situation, le plus simple était encore de se taire. Il se contenta de hocher légèrement la tête.

 

Le Slann leva le doigt. Aussitôt, la couronne qui enserrait la tête du Skaven Blanc tomba par terre. Il ressentit de nouveau les vents magiques circuler en lui, et en fut grandement soulagé.

 

-         La douleur va passer. D’ici quelques jours, il n’y aura plus aucune trace ailleurs que dans vos souvenirs.

 

Quand le Skink jaune trancha de son épée de bronze les liens qui enserraient les poignets de Psody, il se massa les tempes, et poussa un profond soupir. Tous les autres membres de l’expédition hurlèrent de joie et applaudirent.

 

*

 

-         Votre clémence n’est égalée que par votre générosité, prêtre-mage, mais pourquoi ? C’en est presque gênant !

-         Pas pour vos hommes, prieur, répondit Xarkish, du haut de sa chaise à porteurs portée par quatre Saurus, dont les deux casqués.

 

Les Hommes-Lézards avaient reconduit les Humains jusqu’à la tombe de Cuelepok. Kalixten, le Skink caméléon, leur avait alors révélé un petit secret de plus : le trône d’obsidienne sur lequel Xarkish avait placé la momie de son « frère » contenait un mécanisme caché, qui révéla un escalier descendant jusqu’à une grande cave sous la chambre funéraire. Hallbjörn avait momentanément perdu la raison à cause d’une violente poussée de fièvre cupide. La cave contenait tout un trésor de bijoux, de perles, de pierres précieuses. Et c’était ce trésor que les Skinks et les Saurus finissaient de charger sur l’un de leurs stégadons.

 

-         Leur employeur les paie déjà plutôt généreusement, compte tenu du caractère de notre mission. Vous n’êtes pas obligé, si vous estimez que c’est un sacrilège.

-         Si j’ai commis un sacrilège envers Sotek, il y a déjà fort longtemps que la malédiction a été consommée, prieur. Tout ceci appartenait à Cuelepok. Pour nous, ça n’a aucune valeur matérielle. La seule importance est spirituelle. Or, comme tous ces biens étaient la propriété d’un individu rejeté par le Vénérable Seigneur Kroak, ils constituent un souvenir malodorant, et leur évacuation sera plutôt considérée comme un bienfait. Cela vous sera plus utile qu’à moi. Vous pourrez en tirer de quoi fonder votre fameuse cité.

 

Xarkish s’adressa à Psody.

 

-         Cuelepok vous a laissé son flambeau, jeune Skaven Blanc. Il va pouvoir reposer en paix. Son corps a disparu, sans doute a-t-il été emporté par Sotek. Je vais accomplir la volonté de Kroak, et détruire complètement cet endroit.

-         Prêtre-mage Xarkish, nous avons terminé, annonça Abigaïl.

 

Toute la procession se dirigea vers la plage où la Determinazione les attendait.

 

 

Quand ils arrivèrent, le surlendemain, le capitaine Da Firenze et les quelques hommes restés avec lui furent d’abord surpris et alarmés de voir arriver toute une cohorte d’Hommes-Lézards. La présence du capitaine Ludviksson au premier rang calma heureusement les esprits. Bientôt, Humains et Hommes-Lézards se relayèrent pour ranger le trésor dans la cale du navire.

 

Le soleil se couchait, illuminant la plage d’une lumière cuivrée. Le petit Skaven Blanc se sentit emporté par une irrésistible vague de soulagement. Il se rapprocha du bord de l’eau, et ferma les yeux. Le ronflement de la mer sonna comme une agréable berceuse. Il dégusta chaque rayon de soleil qui chauffait son pelage, et apprécia la plus petite gouttelette d’eau de mer qui glissait sur ses orteils. Il fut tiré de sa rêverie par la voix de Xarkish.

 

-         Venez par ici, je vous prie. J’ai quelque chose à vous remettre.

 

Psody obéit docilement et se rapprocha du palanquin. Le Slann fit un petit signe de la main droite. Un Skink avança, et présenta au Skaven Blanc le macuahuitl dans son fourreau.

 

-         Je ne vous ai pas dit toute la vérité, Psody. Quand j’ai retrouvé Cuelepok, il n’était pas encore mort. Il n’a vécu que deux jours, et était trop faible pour parler, mais nous avons pu communiquer par télépathie. Avant d’expirer, il m’a demandé de graver quelque chose sur le gourdin sacré que je lui avais donné. Sortez-le de son étui, et examinez-le.

 

Psody obéit, et prit en main l’arme pour l’examiner attentivement. Il put voir plus en détail tous les glyphes sur la partie plate.

 

-         Impressionnant, ces sculptures. J’imagine qu’il a fallu du temps pour les faire.

-         En effet, mais regardez un peu mieux, près de la garde.

 

Le jeune homme-rat plissa les yeux, et vit une série de petits caractères. Il manqua de souffle. Sa vision se brouilla sous l’émotion.

 

-         Impossible !

-         Et pourtant…

-         Quoi ? demanda Romulus. Qu’y a-t-il ?

 

Psody tremblait d’excitation. Ses derniers doutes étaient désormais complètement dissipés, il tenait la preuve formelle, la clef de l’énigme. Il se tourna vers l’historien.

 

-         Tomas, cette massue a été fabriquée il y a très longtemps, n’est-ce pas ?

-         Je ne suis pas expert en évaluation des armes enchantées, mais la forme, les glyphes et l’usure me laissent penser qu’elle est bien vieille, même pour une arme magique.

-         Et… ces petits caractères, là… ils sont d’époque ?

-         Sans doute. Encore ce langage secret Skaven, je suppose ?

-         Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Abigaïl.

 

Le Skaven Blanc regarda tour à tour Romulus, Abigaïl, Hallbjörn et Tomas, puis il murmura d’une voix blanche :

 

-         C’est mon nom. Ce macuahuitl vieux de deux mille ans porte mon nom !

 

Il y eut un instant de flottement durant lequel personne n’arriva à prononcer le moindre mot. Tous étaient pétrifiés par une telle boutade du Destin.

 

-         T’es sûr ? demanda alors Hallbjörn.

-         Ces caractères veulent dire « Psody le Skaven Blanc » !

-         C’est peut-être pour un autre rat blanc avec le même nom que toi ?

 

En regardant mieux, Psody vit encore un autre détail qui acheva de le convaincre. Il tendit le macuahuitl au Norse.

 

-         Non, Hallbjörn. Regarde, sur le plat de la partie supérieure.

-         Ouais ? Eh bien ?

 

L’arme était sertie de pierres précieuses. Une demi-douzaine d’émeraudes qui formaient un dessin sans forme précise, mais qui sembla familier au Norse.

 

-         J’ai déjà vu ça quelque part… mais où ?

-         Ici, répondit simplement le Skaven Blanc en tirant le pavillon de son oreille droite.

 

Une fois encore, tous les membres de l’expédition restèrent subjugués. L’alignement des pierres précieuses correspondait exactement au motif de la constellation représentée par le tatouage du jeune homme-rat.

 

-         Gardez-le, dit alors Xarkish. Cuelepok voulait qu’il fût vôtre.

 

Psody fixa le fourreau à sa ceinture, et y rangea l’arme avec précaution. Le Norse secoua la tête.

 

-         Attends, attends, petit rat blanc. J’aimerais être sûr de comprendre. Je récapitule : cette arme a été fabriquée il y a deux mille ans, et il y a ton nom dessus, avec en plus le même dessin que sur ton esgourde.

-         Oui.

-         Et s’il y a ton nom dessus, c’est parce qu’un autre rat blanc qui a vécu ici il y a deux mille ans a réussi à te parler alors que tu étais dans l’Empire, il y a quelques mois.

-         C’est ça.

 

Hallbjörn n’en revint pas. Il se tourna vers Xarkish.

 

-         Mais c’est du délire ! Comment est-ce que ce petit raton qui est né il y a pas dix ans a pu influencer des événements qui sont arrivés il y a deux mille ans !?

-         La magie… elle recèle de nombreux mystères. Quand il s’agit du temps, on n’est sûr de rien. Pour ma part, je connais le nom « Psody » et cette constellation depuis bien avant que notre jeune Skaven Blanc ne vienne au monde. Les événements se sont enchaînés de façon logique pour que nous arrivions à ce moment-là. À mon avis, il y a encore quelques mois, ce macuahuitl existait bien, mais ne portait pas ces ornements, et le contact entre Cuelepok et Psody a modifié la réalité. L’Histoire s’est contorsionnée afin de s’adapter. Les choses sont devenues ce qu’elles ont toujours été. Le passé est comme il est. Tout s’est déroulé comme Cuelepok et moi l’avions prévu.

 

Tomas osa un petit sourire ironique.

 

-         Vous nous avez traités comme une menace, de prime abord, mais j’imagine qu’en fait, vous attendiez notre venue ?

-         Cette histoire pouvait devenir la plus belle revanche de Cuelepok sur Kroak. Alors, j’ai mis mon vieil ami dans cette pyramide, et j’ai gravé l’emplacement de sa tombe à Tixoco en utilisant le langage secret des Prophètes Gris, en espérant que quelqu’un comme vous tous le trouverait. J’ai laissé des indices que seul un Skaven Blanc qui aurait été reçu l’enseignement des Prophètes Gris aurait été capable de décoder.

-         Le pendentif avec le triangle inversé sur la gravure de Cuelepok, les coordonnées de Capatec Hanahuac écrites dans le langage secret des Prophètes Gris, le symbole du Rat Cornu sur le mausolée… rappela Romulus. Vous avez réussi à dissimuler l’existence de Tixoco à Kroak ?

-         Tous les ouvriers qui l’ont fabriqué ont été envoyés au front contre les Xa’Cota porteurs de maladie une fois la construction terminée, à l’exception d’un groupe d’individus volontaires restés sur place. Aucun n’a pu raconter quoi que ce soit. Et de génération en génération, les gardiens se sont relayés, et raréfiés. J’aurais remplacé Ko’Liňon s’il avait été vaincu par quelqu’un d’autre que vous. Maintenant, Tixoco n’a plus de raison d’être. La nature se chargera de l’effacer complètement. Quant à Cuelepok, j’ai fait circuler la rumeur comme quoi il avait disparu en emportant son masque. Telle fut la version officielle.

-         Celle que nous avons lue à Tixoco, je suppose, précisa Tomas.

-         Je n’ai jamais révélé à personne les dernières paroles de mon ami, ni son plan. Avec le temps, j’ai fini par perdre mon optimisme. Cuelepok n’avait pas su me dire le moment où arriverait ce jeune Skaven Blanc. Néanmoins, j’ai toujours eu une petite étincelle qui m’a poussé à voir jusqu’où iraient les choses. Tout au fond de moi, j’ai toujours cru à votre venue, même dans mes pires moments. Vous avez suivi la piste que j’ai tracée pour vous. Et si j’ai fait mine de tout ignorer et de paraître hostile, c’était pour être sûr de me trouver devant le digne successeur de Cuelepok. Un Skaven Blanc nommé Psody, avec ce tatouage sur l’oreille droite, et un caractère particulièrement inhabituel pour un Fils du Rat Cornu. Quand je vous ai vu, j’ai tout de suite compris que la prédiction de mon vieil ami allait enfin se réaliser. Seulement, en souvenir de lui, je ne devais pas laisser vivre quelqu’un indigne de sa confiance. C’est pour ça que je vous ai poussé à bout, dans vos derniers retranchements. Je voulais la preuve que Cuelepok ne s’était pas trompé, qu’il y avait la même flamme inextinguible en vous. Vous m’avez définitivement convaincu en me rappelant cette phrase, que j’ai dite à mon ami, il y a si longtemps. Seul un individu ayant été en contact direct avec Cuelepok aurait pu la connaître.

 

Psody, Romulus, Tomas et Hallbjörn échangèrent quelques regards perplexes, contrariés et soulagés. Hallbjörn sentit la colère lui chauffer le front.

 

-         Ouais, autrement dit, vous vous êtes bien foutu de nous ! Vous qui lisez dans la tête des gens, vous saviez déjà que le petit rat blanc était le bon. Pourquoi ce jeu cruel ?

-         Ce n’était pas un jeu, capitaine Ludviksson. Je savais qui vous étiez, tous, mais il fallait que vous réalisiez ce que vous valiez vraiment par vous-mêmes. L’oiseau doit briser sa coquille pour sortir de l’œuf. En mettant Psody face à ses responsabilités, je l’ai poussé à les assumer pleinement. Regardez-le, il semble plus sûr de lui, plus mature, maintenant. Il n’est plus le Xa’Cota prêt à toutes les bassesses pour prolonger son existence et satisfaire son maître, mais un être bien différent, avec un cœur immense, qui ne demande qu’à partager ses idéaux et son amour.

-         C’est beau, quand vous parlez comme ça, fit Nedland avec une grimace faussement émue.

-         Sachez que si ce jeune Skaven Blanc n’avait pas été celui que j’avais attendu, j’aurais moi-même séparé sa tête de son cou.

-         Eh bien ! Tu t’en sors pas mal !

-         Quant aux autres, ils auraient été sacrifiés en l’honneur de Sotek, termina Xarkish.

 

Le sourire du Halfling se crispa en une grimace nerveuse.

 

-         Ah oui ? Ah… Je saurai me passer de cette partie du programme.

 

Psody se laissa choir brutalement sur le tronc recourbé d’un palmier. Il était tellement bouleversé que les autres s’en inquiétèrent.

 

-         Hé, ça ne va pas ? demanda Abigaïl.

-         C’était donc ça. Ce n’était pas des délires dus à la malepierre. Mon esprit a bel et bien été en contact avec celui de Cuelepok. Il m’a indiqué le chemin, et je n’ai fait que le suivre. Je ne sais pas comment je dois le prendre.

-         Avec le sourire ! répondit Hallbjörn. Si c’était un rat blanc mal intentionné comme ce Thanquol, je comprendrais que tu l’aies mauvaise, mais il s’agit d’un visionnaire qui compte sur toi pour réussir là où il a échoué ! Ce qu’il veut, c’est l’harmonie entre les rats et les hommes ! Où est le problème ?

-         C’est vrai. Oh !

-         Quoi ?

-         Je viens de me rappeler… le moment où il m’a effectivement parlé, directement.

-         C’était quand ? demanda Romulus, soudain très pressé de connaître la réponse.

 

Le petit homme-rat se tourna vers le prieur.

 

-         Quand j’ai repris mes esprits chez Dame Katel. C’est lui qui m’a réveillé.

-         Si ça se trouve, c’est lui qui vous a aussi permis de survivre à votre blessure.

-         Ouais… répondit le jeune Skaven Blanc en se frottant nerveusement le dos. Mais alors, ça veut dire que ce n’est pas le Rat Cornu qui m’a guidé, mais lui, Cuelepok. Si ça se trouve, mon dieu désapprouve tout…

 

Romulus eut un sourire bienveillant.

 

-         Allons, depuis le temps, vous devriez avoir compris que vous avez l’aval de votre dieu ! Si vous alliez vraiment contre sa volonté, il vous aurait déjà puni, les occasions n’ont pas manqué. Or, depuis que vous avez quitté Vellux, comment votre vie a-t-elle évolué, selon votre point de vue ?

-         Eh bien… Tout est mieux.

-         Donc, il n’y a rien à ajouter.

 

Kalixten, le Skink caméléon, approcha à son tour, et tendit au jeune homme-rat un sac de cuir. Ce dernier le saisit avec appréhension. Xarkish expliqua :

 

-         Tenez, le voilà, le masque. C’était un cadeau que j’ai fait à Cuelepok. Il a accompli un véritable miracle. Sans jamais avoir appris à utiliser la magie, il a invoqué une puissance incroyable pour chasser un terrible fléau qui s’apprêtait à déferler sur Capatec Hanahuac.

-         Le Verminarque, murmura Psody.

-         Qu’est-ce qu’un Verminarque ? demanda Romulus.

-         L’incarnation du Rat Cornu, plus grand qu’une maison, et aussi fort que méchant.

-         Un avatar du Rat Cornu ? Difficile à étudier, j’imagine.

-         Autant essayer avec un démon du Chaos, Tomas. Cuelepok a utilisé une boule en or pour le détruire. Elle était magique ?

-         Non, c’était un simple bijou, mais il était sûr que l’or pur pouvait concentrer la puissance du soleil et la projeter sur la bête. Il a eu raison. J’imagine que ce tour de force a imprégné ce globe de magie, justement. Après la bataille, je l’ai fait fondre, et j’ai fabriqué ce masque avec l’or. Je le lui ai offert. Il n’a pas eu l’occasion de s’en servir tel quel, néanmoins, car sa condamnation a rapidement suivi. Alors, quand je l’ai aidé à s’échapper, j’ai aussi laissé ce masque à sa portée.

 

Psody sortit précautionneusement l’artefact du sac, l’examina sous tous les angles, passant délicatement ses doigts sur les sculptures complexes. Xarkish continuait avec nostalgie.

 

-         Sincèrement, j’ai espéré qu’il parvienne à fuir la Lustrie et à tenter l’expérience ailleurs. Il en avait l’intelligence et la ténacité. La seule chose que je n’avais pas prévue était sa santé physique. D’ordinaire, il n’était pas particulièrement vaillant. Et ces semaines d’emprisonnement l’avaient par trop affaibli.

 

Les Hommes-Lézards se rassemblèrent derrière le palanquin.

 

-         Nous en avons terminé, capitaine Ludviksson. La cargaison est maintenant à bord.

-         Parfait. Bon, eh bien… on ne va pas s’attarder.

 

Xarkish leva péniblement la tête.

 

-         Je n’ai plus qu’un seul conseil à vous donner, à tous : ne revenez plus jamais.

-         Oh, soyez tranquille ! rétorqua Psody, qui voulait absolument avoir le dernier mot sur le Slann. Je ne remettrai jamais les pieds dans ce fichu pays pour rien au monde !

-         Pas même pour venir en aide à la dame de vos pensées, si sa vie était en jeu ?

 

Encore une fois, le petit Skaven Blanc eut un mal terrible à se retenir d’insulter Xarkish, mais il y parvint. Il n’allait pas tout gâcher en énervant le Slann sur un simple coup de colère puéril ! Aussi, il baissa la tête, et avala sa salive. L’énorme créature frémit légèrement sur son fauteuil, tandis que sa voix reprit :

 

-         Allez, j’ai assez joué avec vous comme ça. Ce n’est pas moi qui vous empêcherai de revenir, mais d’autres Slanns beaucoup moins conciliants qui n’hésiteront pas à vous abattre à vue.

-         D’après les écrits de Marco Colombo, les Slanns ont l’air de raisonner au-delà du temps et de l’espace tel que nous le connaissons, observa Romulus. Les gens comme nous ne sont que des données dans leurs calculs complexes. Or, vous nous avez clairement traités comme des êtres intelligents, et pas des chiffres.

 

Xarkish ne répondit pas. Romulus, par contre, ne s’en tint pas là, et continua :

 

-         Oui… Je crois que vous n’êtes pas un Slann très ordinaire, vous non plus.

-         On peut dire ça. N’en déplaise à votre jeune ami cornu, nous partageons quelque chose, vous deux, moi… et ce pauvre Cuelepok. Nous sommes tous les quatre des anticonformistes. Notre ambition est de découvrir une vérité masquée par les représentants de l’autorité, et d’en faire profiter les autres. Et maintenant…

-         Qu’allez-vous devenir ?

 

Le Slann hésita quelques instants avant d’expliquer :

 

-         Il y a deux mille ans, j’ai désobéi à Kroak en préservant Capatec Hanahuac, en offrant une sépulture sacrée à Cuelepok, et surtout en veillant à ce que son plan s’accomplisse. Il l’a su immédiatement, mais il ne m’a jamais sanctionné. Quand c’est arrivé, mon peuple avait fort à faire avec les Xa’Cota porteurs de maladies. Cette guerre mobilisait toutes nos ressources. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour servir Kroak. Une fois les Xa’Cota vaincus, il n’a rien fait. Le temps a passé, les choses se sont tassées. Mais votre arrivée a tout changé.

-         Que voulez-vous dire ? demanda Sœur Abigaïl.

-         Je ne vous ai pas dit la vérité. Ce n’était pas à moi de choisir la sentence, tout à l’heure. Le Vénérable Seigneur Kroak m’a ordonné de vous faire tous disparaître. J’ai refusé. Il l’a senti, et compte bien me châtier pour cet acte de rébellion.

-         Alors… Kroak va vous éliminer ?

-         Sans doute. Ses légions seront là d’ici un jour ou deux, pas plus.

-         Mais… Kroak est mort depuis très, très longtemps ! bégaya Tomas.

-         Son corps est mort, mais son esprit est suffisamment puissant pour continuer à communiquer avec les vivants. Il sait que j’ai décidé de vous laisser partir, et pire, que j’ai épargné un Skaven ; il tient enfin un prétexte à la fois solide et pas encore tombé sous les lois de la prescription pour se débarrasser de moi pour de bon.

-         Donc, s’il vient vous changer en cuisses de grenouille bretonniennes, c’est notre faute ? demanda Nedland, avant de se prendre un coup de coude dans les côtes de la part de Psody.

-         Décidément, ce salopard ne va pas vous lâcher ! cracha le Norse avec mépris.

 

Le Slann ne répondit pas. Inquiète, la templière demanda :

 

-         Vous… vous voulez partir avec nous ?

 

Un rire triste éclata dans leur esprit.

 

-         Pour aller où ? Ma place est ici. C’est gentil de votre part, mais j’assumerai. Cela fait plus de deux mille ans que tout ça me ronge. J’ai fait emprisonner et torturer mon seul véritable ami. La seule façon d’obtenir son pardon et d’apaiser ma conscience est que vous fondiez une vraie ville avec des Skavens élevés selon vos principes, là où Kroak ne pourra pas vous atteindre. Et je paierai pour ma trahison. Ma mort ne sera que bien peu de chose par rapport au gâchis que j’ai provoqué, en faisant exterminer tous ces Skavens élevés par les Slanns. Dans leur tête, ils étaient comme nous. Kroak disait que c’était « laver l’impureté », pour moi, ce fut un affreux carnage. J’ai ressenti chaque cri de souffrance, chaque larme de douleur, chaque goutte de sang versée. Tous ces Skavens étaient devenus comme mes propres enfants. Ils aimaient leur cité, et l’ont vaillamment défendue, plusieurs fois. Comme ils étaient des êtres à sang chaud comme vous, ils exprimaient leurs émotions. Ils comptaient sur moi. Et j’ai dû me débarrasser d’eux moi-même.

 

Le petit homme-rat hocha la tête. Il ne comprenait que trop bien le Slann, pour avoir subi lui aussi le malheureux destin de ces Skavens dans ses visions. Xarkish demanda au capitaine Ludviksson :

 

-         Et vous ? Croyez-vous vraiment à votre projet ?

-         Évidemment, sinon je ne me démènerais pas autant !

-         Vous avez peu de chance de réussir, vous le savez.

-         Est-ce que vous auriez bâti Capatec Hanahuac si Kroak vous avait tenu un tel discours ?

-         Il m’a tenu ce discours.

-         Et vous l’avez écouté ?

-         Non.

-         Alors, à votre avis, est-ce que je vais vous écouter ? Est-ce que Sigmar serait allé aussi loin s’il avait écouté les gens qui l’ont dissuadé de quitter sa province ?

-         Vous n’êtes pas Sigmar.

-         Non, c’est vrai. Et si ça se trouve, je vais aller plus loin que lui. Sur ce, on ne va pas attendre que les lézards de votre patron viennent nous chercher. Les gars, on embarque !

 

Les mercenaires obéirent, ainsi que Tomas, Sœur Abigaïl et Nedland. Mais le petit Skaven Blanc resta encore à terre. Il restait un dernier détail à régler.

 

Debout devant Xarkish, il n’osait pas le regarder dans les yeux.

 

-         Prêtre-mage Xarkish, je…

-         Oui, jeune Psody ?

 

Le petit homme-rat se doutait que le Slann savait déjà ce qu’il allait dire, mais il voulut aller jusqu’au bout. Romulus posa une main bienveillante sur son épaule. À cause du chagrin qui nouait sa gorge, il eut du mal à articuler :

 

-         Je suis vraiment… désolé… pour Ko’Liňon.

-         Il est mort en accomplissant son devoir, ce qui est plus qu’honorable pour nous, il n’aura donc aucun mal à rejoindre Sotek, comme vous l’avez demandé. Et puis… j’ai cessé de compter les Skavens comme vous qui sont morts par ma faute. Un vieux prêtre Skink ne pèse pas bien lourd par rapport à tout ça. Adieu, maintenant, et faites honneur à Cuelepok.

-         Je… je vous le promets.

 

Il s’inclina en tremblant un peu, puis s’empressa de rejoindre les autres. Romulus salua de la main de prêtre-mage, et fut le dernier à monter sur la Determinazione.

 

 

Une vingtaine de minutes plus tard, l’élégant navire était déjà loin de la côte. Les hommes de Ludviksson étaient heureux et soulagés d’avoir échappé aux natifs, et le fait d’avoir mis la main sur un trésor les réjouit davantage. Ce fut avec énergie qu’ils dirigèrent le bateau en suivant le cap vers le Vieux Monde.

 

Contrairement aux autres mercenaires, Psody ne participait pas aux opérations de manœuvres. Ce n’était pas de la mauvaise volonté, mais tout simplement qu’il ne pouvait pas physiquement. Sa modeste constitution et sa petite taille l’empêchaient d’effectuer des travaux physiques, sans parler de ses cornes qui risquaient de se prendre dans les cordages. Aucun mercenaire ne lui en tenait rigueur, tant qu’il ne gênait pas. Il était sur le pont, près du capitaine Da Firenze qui tenait la barre. La templière de Myrmidia le rejoignit.

 

-         Vous l’avez échappé belle ! Vous allez mieux ? Vous devez être sacrément soulagé !

-         Vous n’avez pas idée-idée, Sœur Abigaïl.

 

Romulus et Tomas, sortis de leur cabine, proposèrent au petit homme-rat et à la jeune femme un verre de vin. Pendant que Psody goûta le breuvage, Sœur Abigaïl le complimenta encore.

 

-         Vous avez réussi à convaincre un Slann en le prenant par les sentiments ! Vous êtes vraiment un champion, Psody !

-         Sœur Abigaïl, je n’ai fait que dire à haute voix ce que le Rat Cornu m’a chuchoté. Il m’a aidé à trouver les mots qu’il fallait pour qu’on puisse s’échapper vivants.

-         Non, mon jeune ami. Xarkish n’aurait pas été convaincu si vous aviez parlé sans y croire. Au fond de vous, vous pensez que Capatec Hanahuac n’est pas une utopie.

-         Peut-être…

 

Hallbjörn Ludviksson demanda des précisions au capitaine Da Firenze sur leur parcours, puis s’appuya sur la rambarde pour observer l’horizon. Psody ne savait pas trop quoi penser de ce projet.

 

-         Et vous, vous croyez vraiment qu’on pourrait fonder une telle cité ?

-         Toi et Heike en êtes les preuves, répondit Tomas.

-         C’est peut-être vrai, mais je ne pense pas le voir de mes yeux.

-         Moi non plus. Néanmoins, nous pouvons lancer le mouvement.

-         Il nous faudra trouver d’autres personnes de confiance, avertit Romulus. Ce ne sera pas facile.

 

En entendant les paroles du prieur, le Norse se gratta la nuque.

 

-         Puisqu’on parle de ça…

 

Il fit quelques pas, grimpa sur une caisse, et cria :

 

-         Rassemblement !

 

Au bout d’une minute, quand tout le monde fut présent, Hallbjörn s’adressa à tous ses mercenaires.

 

« Écoutez, vous tous, je voudrais d’abord vous féliciter et vous remercier. Ce travail a été plus difficile que prévu, mais vous avez tous été à la hauteur. Vous avez tous bien réagi face au danger, et depuis notre départ, nous n’avons perdu que quatre hommes. Je suis fier de vous, et vous allez tous avoir une paie conséquente. Vous avez gagné mon respect, et le droit de savoir deux ou trois choses à mon propos. Je le reconnais, je n’ai pas été franc du collier avec vous. J’ai cru que ce serait mieux comme ça, Votiak et Nedland étaient d’accord. On a peut-être eu tort. »

« Ce projet dont parlait Xarkish, c’est effectivement mon but principal. Vous le savez tous, mon pays natal est secoué par les démons. La Norsca est la dernière frontière avec les Désolations du Chaos d’où les dieux impies nous envoient leurs rejetons. C’est ma terre, c’est mon peuple, mes amis, ma famille, comme pour la plupart d’entre vous. »

 

Il s’adressa à Psody, Romulus et Tomas.

 

« L’Empire a récemment été envahi par les troupes d’Archaon, mais c’est tous les jours depuis une éternité que les démons ravagent la Norsca, et une grande partie de ses habitants sont tournés vers le Chaos, la plupart de leur plein gré. J’ai juré de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour foutre ces démons dehors, et j’y arriverai. J’ai quitté la Norsca pour m’engager dans l’armée régulière de l’Empire pour apprendre la stratégie, les techniques de guerre, l’art de la fabrication et du maniement des armes à feu et des machines de guerre. »

« Mon expérience dans l’armée n’a pas été terrible, mais ça m’a permis de gagner suffisamment de confiance pour monter mon propre régiment de mercenaires. Et depuis, je fais ce que je peux pour rassembler le plus de volontaires, et libérer la Norsca. Je ne suis peut-être pas Sigmar Heldenhammer, mais j’ai l’ambition d’unir toutes les tribus de mes compatriotes pour résister aux démons, voire même les renvoyer chez eux à coups de pied au cul ! »

« Dans notre profession, on n’est pas tenu de suivre un employeur une fois le contrat rempli et l’argent encaissé. Je comprendrai aussi que certains d’entre vous n’aient plus envie de travailler avec un capitaine qui leur a caché des choses, même pour leur bien. Mais s’il y en a parmi vous qui veulent m’aider dans mon projet, qu’ils soient de Norsca ou non, sachez qu’ils seront immédiatement considérés comme lieutenants dans le bataillon que je monterai. Le trésor sera déjà une bonne base pour ça. »

 

Il y eut des murmures admiratifs et excités, et quelques-uns applaudirent.

 

« Vous avez jusqu’à notre arrivée à Altdorf pour réfléchir et vous décider. Maintenant, chacun à son poste. Je ne sais pas pour vous, mais moi, j’ai envie de retourner à l’Empire, au plus vite. »

 

Tout le monde se mit au travail, et la Determinazione s’éloigna de la côte. Romulus aborda le Norse.

 

-         Un beau discours pour une noble cause, capitaine.

-         Contrairement aux apparences, j’ai gardé un fond d’amour-propre, et d’amour pour ma patrie, prieur. Je suppose que ça ne vous intéresse pas de me rejoindre ?

-         C’est très généreux de votre part. Quelque chose me dit que je vais rester quelque temps avec Steiner. Nous allons devoir travailler sur d’autres projets.

-         Je crois savoir lesquels, et qui est le premier concerné. N’est-ce pas, petit rat blanc ? héla le mercenaire à l’attention du jeune Skaven Blanc.

 

Mais Psody ne prêtait plus attention à rien. Il contemplait rêveusement la plage, et discerna les Hommes-Lézards qui se dispersaient. Tout lui était égal. Il ne pensait plus qu’à une seule chose.

 

Vivant… je suis vivant.

 

Et je vais très bientôt revoir la fille de mes pensées.

 

J’arrive, Heike. Je t’aime, et je te rejoins.

 

 

FIN DE LA TROISIÈME PARTIE

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