L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 3 : L'Acceptation

15361 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/04/2020 01:03

Trois lunes s’écoulèrent sans incident notable. Chacun des cinq frères progressa dans son domaine, et leurs supérieurs furent satisfaits de leurs prouesses. Diassyon fut nommé apprenti Technomage, sous la tutelle de Mabrukk, le responsable du Clan Skryre de la colonie. Klur monta également dans la hiérarchie, et devint Coureur d’Égout, un des assassins les plus redoutés du Clan Eshin. Moly, toujours Moine de la Peste, ne semblait pas préoccupé par son avenir – en fait, son état second devenu permanent ne lui permettait pas de réfléchir à grand-chose. Chitik rejoignit les rangs des Vermines de Choc. Il en éprouva une très grande fierté, et pour cette fois son petit frère blanc partagea son enthousiasme.

 

Psody avait peu à peu pris ses repères dans Brissuc. Même s’il se sentait encore troublé en repensant à son malaise consécutif à l’ingestion de malepierre, il avait trouvé le ton pour se faire respecter par les Skavens socialement inférieurs à lui. Plusieurs fois, il employa la magie du Rat Cornu pour mater une rébellion d’esclaves, punir un Skaven inefficace, ou tout simplement montrer qui était le maître. Ses subalternes avaient appris à le craindre et à lui obéir sans discuter.

 

Ses quatre frères s’étaient rapprochés de lui avec le temps. Dès qu’il en avait l’occasion, Chitik accomplissait son travail de garde personnel du Skaven Blanc, tâche qu’il remplissait avec zèle et bonheur, même si son jeune frère ne manquait pas une occasion de le rabrouer. Le Skaven Noir avait une patience trop angélique pour s’en offusquer, ou une intelligence trop limitée, ou les deux. Diassyon lui montrait les plans de ses inventions, et lui permettait d’assister aux tests. Même Klur avait fini par se montrer moins sarcastique, et obéissait aux ordres avec une redoutable efficacité. Il n’y avait que Moly qui restait distant. Sa dépendance aux drogues euphorisantes était devenue trop forte, il était désormais constamment hébété, sauf pendant les conflits, durant lesquels il pouvait subitement devenir très violent et malmener tous ceux qui passaient à sa portée avec la dernière sauvagerie. Heureusement pour sa vie, cela ne l’empêchait pas d’accomplir son rôle de Moine de la Peste et de continuer à préparer des concoctions chargées de maladie.

 

Une belle vie s’annonçait pour Psody. Cependant, une chose l’ennuyait vraiment. Au fur et à mesure que le temps passait, il avait l’impression de s’éloigner petit à petit de son maître. Il avait toujours des visions plutôt dérangeantes certaines nuits, et ne manquait pas de les lui décrire. Il n’avait pas encore touché de nouveau à la malepierre, et cela avait l’air de gêner Vellux. Psody avait parfois l’impression que son mentor cherchait délibérément à l’éviter, à écourter leurs conversations. Sans méchanceté, mais sans chaleur, non plus. Le petit Skaven Blanc finit par songer que cela faisait partie de sa voie vers l’indépendance. Après tout, n’allait-il pas devenir un jour maître d’une colonie, lui aussi ? Vellux s’était affranchi de son maître, il était logique que lui, Psody, en fît autant.

 

 

Un jour, enfin, le jeune homme-rat fut convoqué au laboratoire du Prophète Gris. Et à son agréable surprise, Vellux l’accueillit à bras ouverts.

 

-         Ah, Psody, mon jeune ami ! Entre !

 

Le petit jeune homme-rat passa timidement la porte. Son maître eut un grand sourire.

 

-         J’ai une excellente nouvelle à t’annoncer. La pondeuse que tu as ensemencée a mis bas cette nuit. Grâce à toi, la colonie est maintenant plus forte de dix Skavens !

-         Dix !

-         Hé oui ! Malheureusement, pas de nouvelle femelle-femelle, ni de Skaven Blanc ou Noir. Mais ne t’en fais pas, tu auras tout le temps de recommencer.

-         C’est… inattendu. Et Chitik ? Combien est-ce que… ?

 

Le sourire de Vellux se teinta d’une légère amertume.

 

-         Pas de chance ! Sa reproductrice n’a pas grossi. Ne t’en fais pas, ce n’est pas sa faute, il fera mieux la prochaine fois ! Je pense plutôt que le temps de cette pondeuse est révolu, elle était déjà vieille.

-         Et… qu’est-ce qu’elle va devenir ?

-         On va s’en débarrasser, répondit le Prophète Gris avec un simple haussement d’épaules.

 

Quelque part, tout au fond de lui-même, le petit Skaven Blanc sentit comme un petit pincement au cœur. Que voulait-il dire par « s’en débarrasser » ? Il préféra ne pas y penser.

 

-         As-tu eu d’autres visions, dernièrement ?

-         Oui, mais rien de bien clair. Toujours les choses-froides, et votre père.

-         Rien qui ne nous permette de retrouver Aescos Karkadourian ? Ce serait une bonne chose, Psody. Je suis toujours à la recherche d’une piste. Pas moyen de trouver où se cache ce sorcier-sorcier !

-         Ce n’est pas possible ! Personne ne peut échapper à votre clairvoyance.

-         Hélas, ce n’est pas si simple. Nous avons affaire à une chose-bizarre qui sert le dieu des sombres secrets. Il est plus rusé que je ne le pensais. Mais si nous conjuguions nos forces, nous pourrions le trouver ! Peut-être que si tu reprenais un peu de malepierre, tu y verrais plus clair ?

 

Psody sentit encore quelque chose lui triturer les tripes. Il s’était remis de son expérience, mais une deuxième dose n’aurait-elle pas des conséquences plus graves ? Il décida de se montrer plus audacieux.

 

-         En fait, mon maître, il fallait justement que je vous rencontre. J’ai quelque chose à vous avouer.

-         Ah oui ? Quoi donc ?

 

Le jeune homme-rat crut percevoir un léger changement dans la voix de son maître, mais il n’en fut pas complètement sûr. Il continua :

 

-         Voyez-vous, j’ai réfléchi, et j’ai eu une idée pour trouver quelque chose.

-         Une initiative personnelle ?

-         Non pas, maître. Le Rat Cornu m’a chuchoté cette idée pendant mon sommeil. Nous savons que Karkadourian fait des expériences sur des reproductrices Skavens. Alors, j’ai décidé de chercher non pas les vents de magie des choses-bizarres, mais plutôt… les émotions ressenties par les pondeuses.

 

Vellux regarda son jeune disciple avec une expression complètement incrédule.

 

-         Mais de quoi parles-tu ?

-         La première pondeuse que nous avons vue à Niklasweiler n’était pas aussi droguée que celles de la colonie. J’ai clairement ressenti la différence quand je me suis accouplé – celle-là était trop abrutie pour éprouver une émotion cohérente. Or, j’ai compris que les femelles Skavens sont des êtres vivants qui peuvent éprouver la peur. Et comme nous, elles émettent des odeurs de peur, des odeurs différentes des nôtres. Je suis donc resté quelques jours dans le quartier des pouponnières pour reconnaître à coup sûr l’odeur des reproductrices. Les plus jeunes, qui ne sont pas encore soumises à la production de Guerriers des Clans, sont plus alertes, et exhalent la peur.

-         Tu es allé aux pouponnières ? Tu sais pourtant qu’elles sont interdites aux Skavens mâles sans mon autorisation !

 

Cette fois-ci, le Prophète Gris avait haussé le ton. Mais Psody ne se démonta pas, et continua :

 

-         Je le sais très bien, ô suprême autorité éternelle de Brissuc. Et c’est pourquoi je ne suis pas entré dans le bâtiment lui-même. Garog ne me l’aurait pas permis, et je ne voulais pas éveiller les soupçons. Alors, je suis resté caché en face, et j’ai ouvert mes sens pour identifier le musc de la peur des pondeuses.

-         Je commence à me demander si tu as les idées bien claires, Psody. Mais au point où nous en sommes… continue.

-         Une fois que j’ai vraiment appris à reconnaître cette odeur, j’ai passé trois nuits sur la colline.

-         Trois nuits sur la colline ? répéta le grand Prophète Gris. Qu’est-ce que tu as fabriqué ?

-         J’ai médité, et j’ai intensifié mon odorat et ma perception des émotions des autres.

-         N’importe qui aurait pu te trouver ! reprocha Vellux. La surface n’est pas encore assez sûre pour qu’on y reste ! Je te trouve bien imprudent !

-         Chitik était avec moi, il pouvait me défendre. Il n’avait aucune idée de ce que je faisais, il est bien trop bête pour ça. Et hier, j’ai enfin senti quelque chose. J’ai perçu une très, très légère fluctuation. Et elle ne venait pas de Brissuc, ni de Niklasweiler. Elle venait de l’est ! Et il y a un autre village de choses-hommes dans cette direction !

-         Es-tu en train de me dire que tu crois avoir senti l’odeur d’une femelle Skaven à des lieues d’ici, malgré la distance et toutes les autres odeurs ?

-         Je ne crois pas, mon maître, je le sais. La magie du Warp m’a permis d’affermir mes sens à l’extrême.

-         Et ton nez n’a pas été surchargé par toutes les odeurs des alentours ?

-         Non, car je me suis concentré sur l’odeur des pondeuses. J’ai bien retenu vos enseignements, maître. Et c’est grâce à vos leçons que je suis parvenu à mon but.

 

Le petit Skaven Blanc attendit avec anxiété la réaction de son maître. Celui-ci eut un regard soupçonneux.

 

-         Cette théorie est plutôt… particulière. Mais j’aimerais savoir pourquoi-pourquoi tu ne m’as rien dit ?

-         Parce que je n’étais pas sûr de l’efficacité de ce plan. Et vous êtes bien trop occupé à honorer la parole du Rat Cornu pour que je me permette de vous déranger sans être sûr de la réussite de ce plan. Je vous respecte trop pour ça, et jamais je ne vous en aurais parlé si je n’étais pas convaincu de réussir. La seule chose qui me manque pour le réaliser, c’est votre autorisation, mon maître.

 

Psody s’agenouilla et baissa la tête. Le Prophète Gris Vellux était sincèrement interloqué. Son élève avait eu le culot de se déplacer dans des quartiers restreints de la colonie puis à l’extérieur sans le prévenir, et avait peut-être réussi là où lui avait échoué. D’un autre côté, il restait humble, ne faisait preuve d’aucune insolence, et avait seulement appliqué avec intelligence et audace ses enseignements. Il finit par décider de lui accorder une chance.

 

-         Très bien, Psody. Après tout, tu es un Prophète Gris, maintenant. Tu as une tête bien pleine, ce serait idiot de ne pas en profiter. Je t’accorde cette permission. Mais je te conseille de bien faire attention. Je connais un peu ce village, c’est Maraksberg. Il est plus grand et plus habité que Niklasweiler.

-         Je vais demander à Klur de l’étudier, il en est capable. Ensuite, je vous dirai ce qu’il en est.

-         J’attendrai. Cependant, à l’avenir, j’aimerais que tu ne me fasses plus ce genre de cachotterie-cachotterie. On dirait que tu n’as pas confiance en moi.

 

Le petit Skaven Blanc eut une expression atterrée.

 

-         Oh, mon maître ! Je préfère mourir plutôt que vous décevoir !

-         Je le sais bien, mon jeune disciple. Va, le Rat Cornu te regarde.

-         Gloire au Rat Cornu ! déclara Psody avec emphase.

 

Il se releva, s’inclina encore, et quitta le laboratoire.

 

Quand la porte se referma, Vellux serra les poings, et sa fourrure se dressa sur toute la longueur de son dos. Il se tourna vers le recoin le plus sombre de son laboratoire.

 

-         As-tu entendu ?

-         Tout, ô Prophète Gris.

 

Une forme drapée sortit de l’ombre et s’avança sans bruit.

 

-         Vous n’avez qu’un mot à dire, et il meurt.

-         Pas encore. Quand il aura vu que son plan est voué à l’échec et qu’il n’y a rien dans ce village, il cessera de douter de ma parole.

-         Et si son plan marche ? Ça risque de l’enhardir-enhardir.

-         En effet. Tu vas le surveiller, et me faire un rapport de ses activités chaque jour. Je verrai ce qu’il faut faire si les choses vont trop loin.

-         À vos ordres, Prophète Gris.

-         Rappelle-toi d’une chose : si tu te fais prendre, je ne fais rien pour t’aider. Si tu mentionnes mon nom, tu meurs-meurs dans l’heure qui suit. Ai-je été clair ?

-         Limpide, ô Prophète Gris.

 

 

Psody donna quelques consignes à un jeune Coureur Nocturne novice, et courut vers les quartiers des Vermines de Choc, impatient d’aller chercher son grand frère. Il le trouva en train de s’entraîner au maniement de la massue – les cadavres de choses-hommes esclaves trop éclopés pour travailler s’étalaient autour de lui. Une fois le dernier esclave réduit en bouillie, Chitik s’épongea le front, satisfait. On ne voyait plus le trou laissé par son oreille droite manquante, la fourrure avait repoussé, plus drue grâce à une pâte spéciale préparée par le Skaven Blanc.

 

-         Chitik ! Arrête immédiatement et viens avec moi, nous avons du travail !

 

Le grand Skaven Noir hocha vigoureusement la tête, et suivit docilement le petit Prophète Gris. Tous deux arrivèrent sur une place où plusieurs Skavens allaient et venaient. Ils virent Diassyon et Klur en train de l’attendre. Le Skaven brun leva le bras en les voyant.

 

-         Mes frères ! Quel plaisir de vous voir !

 

Klur fit un petit signe de tête. Psody remarqua la tenue de Diassyon. En tant que Technomage, il ne se séparait plus d’un tablier de cuir brun et d’un gilet muni d’une multitude de poches, avec une ceinture utilitaire garnie d’outils nouée par-dessus. Le Skryre avait déjà le regard fiévreux quand il demanda :

 

-         Alors, tu as besoin de nous ? On remonte ?

-         Peut-être pas pour très longtemps, Diassyon, ne t’emballe pas. Où est Moly ?

-         Il n’a peut-être pas été prévenu ? chuchota Klur.

-         Si c’est le cas, c’est qu’on ne peut pas faire confiance aux messagers Eshin !

 

Le Skaven anthracite siffla d’irritation. Chitik montra du doigt l’un des tunnels.

 

-         Le voilà.

 

En effet, le Moine de la Peste avançait vers les autres. On devinait qu’il traînait la patte sous sa robe violette, chaque pas le faisait haleter. Il toussa, cracha des glaires noirâtres par terre et renifla bruyamment. Le Skaven Blanc eut une moue de dégoût.

 

-         Plus le temps passe, moins tu es supportable, Moly !

-         Pas ma faute, Psody… Je suis… je suis malade.

-         Tous les Pestilens sont malades, cracha Klur. Ça ne les rend pas tous inutiles-inutiles comme toi !

 

Moly montra ses dents pourries avec un glapissement menaçant, mais recula quand Chitik avança d’un pas vers lui. Psody leva la main.

 

-         Allons, nous avons mieux à faire que nous disputer. Vous allez m’accompagner dehors. Cette nuit, nous allons nous rapprocher d’un village de choses-hommes. Klur, je vais avoir besoin de tes talents de Coureur d’Égout. Diassyon et Moly, vous resterez avec moi en retrait pour voir quelle serait la meilleure stratégie si nous devions attaquer ce village. Toi, Chitik, tu nous protègeras. Préparez-vous, nous partons au prochain coup de cloche ! Vous me retrouverez au tunnel Est.

 

 

Klur du Clan Eshin était dans sa petite cellule personnelle. Il ouvrit l’étui de cuir qui contenait son matériel. Il sélectionna avec soin ses dagues. Pas les plus grandes, mais les plus aiguisées. Il n’allait pas prendre de coutelas ou d’épée, car il n’avait pas l’intention de se battre. Être invisible et tuer sa proie sans qu’elle ne le repère, tel était son style. Il avait eu l’occasion d’effectuer quelques patrouilles en surface, prenant la vie à des choses-hommes se promenant sur les routes, ou isolées dans leurs fermes.

 

Il se félicita d’avoir un frère béni par le Rat Cornu. Indirectement, le dieu des Skavens n’avait pas favorisé que son représentant, il avait également pensé à ses frères. Chitik était très costaud, même pour un Skaven Noir. Diassyon avait une imagination débordante quand il s’agissait d’améliorer une invention du Maître Technomage Mabrukk. Et lui, Klur, voyait son avenir d’Assassin de plus en plus clairement. Tweezil, le dirigeant du Clan Eshin de la colonie de Brissuc, l’avait choisi en voyant la couleur anthracite de sa fourrure, et la suite lui avait prouvé qu’il avait vu juste. Le jeune Skaven avait développé des dons pour la discrétion et l’assassinat supérieurs à la moyenne. Plusieurs autres Eshin avaient manifesté de la jalousie, mais lorsque l’un d’entre eux mourut dans des « circonstances inexpliquées », plus aucun autre n’osa critiquer Klur.

 

Il choisit deux dagues, trois couteaux de lancer, et décida d’emporter une petite invention fort utile de Diassyon : un petit globe de verre contenant un gaz qui dégageait une épaisse fumée noire. Il suffisait de casser le globe.

 

J’espère que je n’aurai pas à m’en servir.

 

Il renonça au pistolet à malepierre. Trop bruyant, et pas assez fiable. Il hésita en regardant la lame caudale. Ce petit jouet pourrait lui sauver la vie, mais il était plutôt encombrant, et faussait l’équilibre que sa queue lui assurait. Finalement, il décida de la laisser. Par contre, il saisit ses gants spéciaux d’escalade, avec des griffes métalliques attachées sur le dos de la main. Ces accessoires assuraient de meilleures prises quand il grimpait aux murs et aux plafonds, et pouvaient également égorger une chose-homme. Enfin, il quitta sa cellule, et rejoignit les quatre autres Skavens.

 

*

 

Le ciel était nuageux, cette fois, et la lumière de la lune n’éclairait que par intermittence les champs. Les cinq Skavens marchaient en file sur l’herbe, Klur en tête. Le Skaven anthracite avait suggéré de ne pas marcher sur le sentier de terre battue, afin de ne pas laisser de traces, et malgré les protestations de Moly et Chitik, ils suivaient les conseils du Coureur d’Égout, bon connaisseur des méthodes d’infiltration. Ils marchèrent ainsi pendant une heure, durant laquelle le Moine de la Peste n’avait pas cessé de se plaindre. Toujours dernier de la marche, il avait du mal à suivre le rythme.

 

Enfin, ils arrivèrent au sommet d’une colline, et virent le village en contrebas.

 

-         C’est plus grand que l’autre, constata Klur.

-         Et il y a plus de monde, ajouta Diassyon. Mais c’est bien dégagé ! On voit tout !

 

Oui, Maraksberg était une ville plus étendue et plus peuplée. Elle était bâtie sur le flanc d’une grande butte. La moitié des maisons était en hauteur par rapport aux autres. Les cheminées fumaient, il y avait des lanternes accrochées aux murs de pierre qui éclairaient les ruelles et la place publique. Malgré la nuit, quelques choses-hommes étaient dehors.

 

-         Que font-ils ? demanda Psody.

 

Les Skavens étaient habitués aux endroits sombres, mais dans les tunnels souterrains, leur vue n’avait pas besoin de porter très loin, et elle devenait imprécise au-delà d’une vingtaine de yards. Diassyon sortit de son sac un petit télescope portatif. Il s’allongea sur l’herbe et tourna son instrument vers la petite ville.

 

-         Ils sont en train de ranger des tables et des chaises. Il y a aussi de la nourriture. Certains ont l’air saouls.

-         Probablement la fin d’une journée de fête, ânonna Moly d’une voix traînante.

 

Psody eut une petite moue surprise.

 

-         On dirait qu’il te reste quelques bouts de cervelle qui fonctionnent !

-         Il n’y a plus que des mâles adultes, reprit Diassyon. Les femelles et les petits sont rentrés dormir.

-         Ils ont l’air fatigués ? demanda le Pestilens.

-         Ouaip. Ils marchent lentement, ils portent leurs trucs en faisant attention.

-         Les choses-hommes boivent beaucoup-beaucoup de boissons enivrantes quand elles font la fête.

-         Ca diminue encore plus leur attention ! s’exclama Klur avec un sourire ravi.

 

Le Skaven Blanc ordonna à son frère :

 

-         Va voir ce qui se passe. Arrange-toi pour découvrir quelque chose en rapport avec les choses-bizarres. Une chose-homme étrange, un son, une bête, n’importe quoi. Quand tu auras un signe, tu reviendras tout de suite et j’aviserai.

 

Klur hocha la tête, et courut silencieusement vers le village. En quelques secondes, il avait disparu dans les hautes herbes d’un des champs. Le Prophète Gris demanda au Technomage :

 

-         Tâche de repérer Klur, surveille ses mouvements.

-         Si j’y arrive ! railla Diassyon. C’est un Eshin, il s’est entraîné à disparaître.

 

Le Skaven brun continua néanmoins à guetter le village à travers sa longue-vue. Psody se tourna vers le Moine de la Peste.

 

-         Toi !

-         Moi ? Enfin, tu t’intéresses à moi ! Pourquoi t’être encombré du misérable Moly ? demanda le Pestilens d’une voix mielleuse.

-         Il paraît que tu es plutôt doué pour estimer le nombre de Guerriers des Clans nécessaires selon l’ennemi.

-         Il faut bien, si on veut savoir quelles quantités d’eau contaminée et de livres d’encens à peste on doit préparer. Et j’ai un petit don pour repérer les points stratégiques.

-         Alors tu vas bien regarder ce village. Il y a des chances pour qu’on l’attaque plus tard, il faut nous préparer.

-         Et moi ? demanda la grosse voix de Chitik.

-         Tu vas veiller sur nous trois. Moly et Diassyon observent Maraksberg avec les yeux, et moi je vais le contempler avec mon esprit. Si quelqu’un d’autre que Klur approche, tu me préviens aussitôt !

 

Le grand Skaven Noir frappa le sol avec le bout du manche de son marteau. Satisfait, Psody s’assit par terre, jambes croisées. Il posa ses mains sur ses genoux, ferma les yeux, se concentra pour faire le vide dans sa tête. Il savait qu’il y avait quelque chose à trouver dans ce village, quelque part. La vibration émotionnelle qu’il avait ressentie venait de l’une de ces maisons. Il ouvrit ses sens de réception à la magie, à la recherche d’une sensation surnaturelle. Il repéra l’odeur qu’il avait ressentie, et ne fut pas long à déterminer l’endroit exact.

 

Il ressentit de la détresse. De la peur. Des émotions à l’état pur, sans aucune implication intellectuelle. En focalisant ses sens sur ce point, il repéra des fluctuations dans le Warp. De nombreuses balises émettaient de l’énergie magique autour des émanations de peur. Peu à peu, son esprit construisit l’image des reliefs solides autour de ces fluctuations. La forme d’une grande maison se dessina dans l’esprit du jeune homme-rat.

 

Deux étages, une grande porte avec des ferrures complexes, un jardin entouré d’une grille...

 

Pendant sa méditation, il sourit. Maintenant, il était certain de l’endroit où chercher.

 

 

Klur mit à peine cinq minutes pour approcher de Maraksberg. En faisant le tour, il repéra un coin moins bien éclairé, et où il y avait moins de choses-hommes. Il huma l’air, plissa les yeux, repéra plusieurs cachettes potentielles : un tas de foin par-ci, une pile de caisses près d’un mur par-là, le puits, des petites ruelles dépourvues de lumière. Les choses-hommes rangeaient, et ne prêtaient pas attention aux ombres. Le Coureur d’Égout Eshin était enchanté. C’était précisément le genre d’exercice qui faisait circuler l’adrénaline dans son corps, ce qui l’enivrait délicieusement. Il fila vers l’une des maisons en retrait, et grimpa à toute vitesse le long du mur. Il bondit de toit en toit sans faire le moindre bruit, se cacha derrière une cheminée. Personne n’avait soupçonné son passage. Il observa les alentours.

 

La place centrale était un peu en contrebas par rapport à lui, et un escalier de pierre taillée permettait d’y descendre. Ses yeux de Skaven voyaient très clairement toute la scène. Il chercha quelque chose de remarquable, tout en mémorisant la configuration des lieux. C’est alors qu’il repéra du mouvement dans un coin ombragé. Une chose-homme ne se conduisait pas comme les autres. Elle était bien en retrait, et semblait parler à quelqu’un. De temps en temps, elle regardait par-dessus son épaule, comme si elle avait peur qu’on la surprenne. Il tendit l’oreille, mais ne put rien entendre.

 

Je dois me rapprocher…

 

Il se laissa tomber du toit pour atterrir dans un buisson. Puis il rampa à toute vitesse jusqu’à la maisonnette la plus proche. Il se plaqua sur le sol et ne bougea plus.

 

La chose-homme était en train de discuter avec un personnage dont il était impossible de voir le visage, à cause de sa cagoule. Klur sentit son pelage se hérisser. D’instinct, il comprit que ce cagoulé avait quelque chose d’anormal. L’Eshin ne pouvait pas l’expliquer. Il le ressentait. Il percevait également la crainte dans la voix du villageois. Celui-ci devait craindre autant son interlocuteur que de se faire surprendre. Il débitait les mots de ses phrases avec nervosité. L’autre parlait d’un ton beaucoup plus calme, et ne semblait nullement inquiet. Par ailleurs, il avait une curieuse odeur.

 

Klur se maudit de ne pas savoir parler la langue des choses-hommes, il pressentait qu’il ratait une conversation importante. Il se promit de demander à son maître de lui apprendre ce langage. Cependant, ses oreilles se dressèrent quand il reconnut un mot. « Karkadourian ». Oui, c’était bien le nom du maître des choses-bizarres de Niklasweiler. Il vit la silhouette cagoulée tendre une bourse pleine au paysan. Il devina que le petit sac de cuir contenait ces petits disques dorés que les choses-hommes convoitaient plus que tout. La chose-homme au visage découvert marcha vers l’une des grandes maisons au centre du village, tandis que l’autre s’éloignait pour partir vers les champs.

 

Le Skaven anthracite décida de suivre le cagoulé, lorsqu’un cliquetis désagréable retentit derrière juste lui. Une voix murmura quelques syllabes qu’il ne comprit pas. Il serra les dents.

 

Quelle erreur de débutant !

 

Klur se tourna légèrement, et vit une chose-homme du coin de l’œil. Il brandissait un pistolet. Il répéta dans son dialecte ce qu’il venait de murmurer. Probablement une menace ou un ordre de reddition. Rien de bien convaincant pour l’Eshin.

 

D’un mouvement sec de la queue, Klur faucha les jambes de la chose-homme qui tomba sur le dos. Il se jeta sur sa proie, et lui écrasa le ventre de tout son poids. D’une main, il lui couvrit la bouche et lui renversa la tête en arrière, de l’autre il lui ouvrit la gorge avec les griffes de son gant. La chose-homme ne bougea plus au bout de quelques secondes. Le Skaven se redressa, guetta le moindre mouvement. Personne d’autre ne semblait l’avoir repéré. Vite, il tira le cadavre encore chaud derrière un tas de caisses empilées près d’une maison.

 

Il revint à son poste d’observation, mais il n’y avait plus la moindre trace du personnage encapuchonné. Le Skaven leva le museau, renifla avec insistance. Il ne parvint pas à retrouver l’odeur bizarre. Comme s’il s’était envolé. Il grogna entre ses dents, et résolut de retourner auprès de ses frères.

 

 

Diassyon avait finalement repéré son frère Eshin, et avait assisté à son bref combat contre la chose-homme au pistolet. Il voulut voir à son tour ce qui avait attiré l’attention du Coureur d’Égout, mais quelque chose le perturbait depuis déjà quelques minutes. Il releva la tête, et se tourna vers le Moine de la Peste. Celui-ci était en train de mordiller avec force un morceau de bois dur.

 

-         Arrête de faire ça !

 

Moly desserra les dents, et marmonna avec mauvaise humeur :

 

-         Pas envie de brouxer !

 

Chez les Skavens, les incisives poussaient en permanence. Quand elles étaient trop longues, elles empêchaient le Skaven de parler correctement. Le cliquètement de ses dents faussait son élocution, et les Fils du Rat Cornu appelaient ça « brouxer ». Pour éviter ça, les Skavens se limaient régulièrement les dents, ou les usaient sur des matériaux solides. Dans les deux cas, ça faisait du bruit.

 

Le Technomage soupira, exaspéré, et reprit sa longue-vue. Il entendit Chitik murmurer :

 

-         Psody ? Klur arrive.

 

Le petit Skaven Blanc se releva. Un instant plus tard, l’Eshin était là.

 

-         Alors, Klur, tu as vu quelque chose ?

-         Oh oui, frère ! L’une des choses-hommes a parlé de Karkadourian. Et il y avait une figure cagoulée. Je n’ai pas pu la suivre, car elle a disparu dans la nuit.

-         Quoi ? Tu as laissé filer ta proie ?

-         Elle sentait la magie, frère. Elle a dû s’en servir pour m’échapper.

 

Psody grommela, mais donna raison au Skaven anthracite. L’Eshin continua :

 

-         Je me demande si ce n’était pas une chose-bizarre ?

-         Ah oui ?

-         Oui, je t’assure ! Elle avait une mauvaise odeur-odeur. Pas celle des choses-hommes. Elle a parlé de Karkadourian, elle aussi, et elle a donné un cadeau à la chose-homme du village. Et toi, tu as senti quelque chose ?

-         Oui, j’en suis sûr.

 

Le Prophète Gris regarda ses autres frères.

 

-         Rentrons à Brissuc !

 

Et les cinq Skavens quittèrent le périmètre de Maraksberg.

 

 

Le Prophète Gris Vellux parut moyennement convaincu.

 

-         Et ton frère Klur a entendu ces deux choses-hommes parler de Karkadourian ?

-         C’est ce qu’il dit. Maintenant, j’ignore si on peut se fier à lui.

-         Pour le courage, ce n’est pas sûr, mais pour l’oreille, on peut. Les Eshin qui entendent mal finissent vite assassinés par leurs pairs.

-         J’ai ressenti de la magie dans l’une des maisons du village, en plus de l’odeur de peur. Je crois qu’on devrait pouvoir y trouver quelque chose de bien utile.

-         Hum… peut-être. Et puis, je connais les choses-hommes. Elles sont prêtes à tout pour amasser ces petits ronds brillants qu’elles appellent « couronnes d’or », y compris livrer leurs semblables aux choses-bizarres.

-         Donc, les choses-bizarres projettent de s’installer dans le village, maître ?

-         En effet, et nous allons les en empêcher. Il faut détruire Maraksberg.

 

L’idée de commettre un massacre ne gênait pas le petit Skaven Blanc. Pour les Fils du Rat Cornu, c’était précisément leur principale raison de s’entraîner, concevoir des machines infernales, concocter des maladies. La surface devait être débarrassée de toutes les races inférieures.

 

-         Vous serez à la tête de l’assaut, maître ?

-         Bien sûr que non, Psody. Je dois rester ici pour continuer à écouter le Rat Cornu. Cela va être une excellente occasion pour toi de lui plaire. Tu vas constituer un bataillon que tu commanderas.

-         Moi, ô unique raison de mon existence ?

-         Toi. Un Prophète Gris doit être capable de mener les Guerriers des Clans. Ce sera un très bon exercice.

 

Le petit Skaven Blanc s’agenouilla, et baissa la tête.

 

-         Maître, vous me faites un immense honneur-honneur. Je ferai de mon mieux pour être à la hauteur de vos espérances.

-         Tu n’hésiteras pas à utiliser la magie du Warp, n’est-ce pas ? Veux-tu que je te donne un peu de malepierre ?

 

Psody sentit un très léger picotement dans ses intestins. Il décida de jouer le jeu du Prophète Gris. Il se releva et dit :

 

-         Cela me sera sans doute très utile, maître.

 

Avec un sourire de connivence, Vellux souleva le couvercle d’un pot de terre cuite posé sur son bureau, et en sortit une petite pépite de malepierre. Il la déposa dans la main de son jeune servant. Psody glissa la malepierre dans l’une des sacoches de sa ceinture, se promettant intérieurement de ne la manger qu’en cas d’extrême nécessité.

 

-         À présent, va ! Ton autre frère Moly a décrit les lieux au Diacre de la Peste Soum. Je vais voir avec lui quelles forces nous pouvons nous permettre de mobiliser pour un tel assaut. Tu me retrouveras demain avec tes frères près de la galerie nord, quand le soleil sera couché. Je t’y attendrai avec les Guerriers des Clans qui t’accompagneront.

-         Bien, mon maître.

 

*

 

Psody avait eu du mal à trouver le sommeil. Il pressentait que la bataille du lendemain allait mobiliser toute son énergie physique et sa puissance mentale. Aussi, quand il se trouva devant les troupes mises à disposition par Vellux, il était plutôt anxieux. Mais comme le faisaient les vrais chefs Skavens, il dissimula son angoisse sous un discours autoritaire.

 

Devant lui se tenaient les Skavens qui composaient son bataillon. Il avait fallu plusieurs heures pour tous les rassembler, les faire sortir des terriers de Brissuc, et les amener à proximité de Maraksberg. Trente Guerriers des Clans attendaient, armés de coutelas émoussés, de barres de fer rongées, de bâtons, de marteaux, et d’autres outils volés aux choses-hommes. Le Diacre de la Peste Soum avait ordonné à un contingent d’une dizaine de jeunes Moines de la Peste encore novices d’accompagner Moly – cette bataille allait être leur épreuve de passage à l’âge adulte. Klur était toujours le seul représentant du Clan Eshin. En revanche, six jeunes Tirailleurs du Clan Skryre équipés de pistolets et jezzails à malepierre avaient rejoint la petite troupe. Trois Vermines de Choc épaulaient Chitik. Celui-ci avait choisi d’essayer sa lourde masse.

 

Les Skavens étaient rassemblés en petits régiments devant le petit Skaven Blanc. Celui-ci se racla la gorge, inspira profondément, et déclara de sa voix la plus autoritaire :

 

« Écoutez bien ! Il y a une source de magie-magie quelque part dans ce village. Je sais où elle est, mais je ne sais pas ce que c’est. Avant de donner l’assaut, je vais aller voir. Toutes les choses-hommes dorment, cela ne devrait pas être trop risqué. Mais le plus important est de ne pas faire de bruit jusqu’à l’attaque ! Nous devons garder l’effet de surprise !

« Diassyon, Klur, vous venez avec moi. Je vais aller chercher ce que j’ai ressenti. Une fois que j’aurai trouvé ce que c’est, Diassyon enverra un signal. Il a préparé une flamme volante. Quand vous verrez la lumière verte, vous passerez à l’attaque. Mais souvenez-vous : n’entrez pas dans la maison-maison sur laquelle se tiendra Diassyon ! C’est là que les choses-hommes laissent les trésors que nous sommes venus chercher, et je ne veux pas que l’un de vous casse quelque chose par accident ! S’il arrive malheur aux artefacts magiques, je punirai-punirai personnellement le responsable ! Et d’ailleurs, pour être sûr, je vous annonce que Diassyon abattra quiconque entrera dans la maison qu’il gardera !

« Chitik, je te confie le commandement des Guerriers des Clans pendant mon absence. Tu mèneras l’assaut quand tu verras le signal. Mais si jamais tu n’as aucune nouvelle dans une heure, c’est qu’on ne reviendra pas. Dans ce cas, vous rentrerez tous à la colonie ! Pas besoin de gaspiller des Guerriers des Clans. En attendant, veille à ce que personne ne parle trop fort. Je t’ordonne de casser en deux le premier qui fait la foire ! Compris ? »

 

Le grand Skaven Noir hocha vigoureusement la tête, et leva son arme d’une main.

 

-         Bien. Restez calmes, suivez les ordres, et je vous promets que nous marcherons sur leurs cadavres avant le lever du soleil.

-         Soyez prudents, frères, dit Chitik.

-         Pour qui tu nous prends ? glapit Klur. Ils n’ont aucune chance-chance !

 

Les trois Skavens partirent en avant, le Coureur d’Égout en tête.

 

 

Quand ils arrivèrent aux abords de Maraksberg, la cloche du petit temple sonna cinq coups. Il n’y avait pas un chat. Psody posa son doigt sur ses lèvres pour demander le silence. Il fit un geste de la main, et passa devant. Une chouette ulula dans le lointain. Le Skaven Blanc marcha quelques minutes, suivi de près par ses deux frères, et s’arrêta devant une grande maison.

 

-         C’est là, chuchota-t-il.

 

Il posa la main sur la poignée de la lourde porte ouvragée, et la baissa doucement. Il y eut un petit cliquetis, mais la porte ne bougea pas.

 

-         Fermée, bien sûr. Diassyon, tu peux l’ouvrir ?

-         Sans problème, frère !

-         Pendant que tu ouvres, je vais m’occuper des habitants, susurra Klur.

-         Si ça nous garantit la paix, tue-tue !

 

Le Skaven anthracite se permit un petit ricanement. Il grimpa sur le mur aussi facilement qu’en marchant sur la terre ferme, et arriva sur le toit. Il repéra une lucarne qui menait au grenier. Très doucement, il l’ouvrit. La fenêtre ronde était étroite, mais il parvint tout de même à se glisser à l’intérieur. Une fois dans la maison, il se fia à son odorat pour localiser les choses-hommes qui dormaient. Elles se trouvaient juste à l’étage en dessous. Il trouva l’escalier de bois qui descendait en colimaçon, et descendit une à une les marches du bout des orteils.

 

Il arriva dans un long couloir avec plusieurs portes de bois. Il se dirigea sans hésiter vers la deuxième, qu’il ouvrit tout doucement, sans bruit. Il passa la tête à travers l’ouverture, et vit deux choses-hommes dormant dans ce qu’elles appelaient « lit » : une masse de tissu bourrée de plumes posée sur un cadre de bois, sur laquelle une grande pièce de laine les couvrait. Ses commissures s’étirèrent en un sourire cruel dans le noir, alors qu’il sortit lentement ses deux dagues. Il repéra précisément les formes des villageois, s’accroupit, puis fit un immense saut. Il tomba pile entre ses deux proies et dans le même geste, il enfonça chaque lame directement dans la gorge de ses victimes. Elles se réveillèrent aussitôt, mais ne purent émettre le moindre cri. Il retira ses dagues d’un mouvement sec, faisant jaillir deux fontaines écarlates. Les deux choses-hommes s’effondrèrent sur le matelas, et moururent en quelques secondes. Le Skaven anthracite remarqua alors que le mâle portait autour du cou une clef attachée au bout d’une chaîne. Il l’arracha au corps de sa victime.

 

Klur quitta la chambre et voulut descendre jusqu’au rez-de-chaussée. Mais il s’arrêta net. Dans le couloir se tenait une chose-homme portant une longue chemise blanche. C’était un mâle, pas encore adulte, mais assez grand et costaud pour servir d’esclave. Il tenait dans sa main un morceau de pain, et avait l’autre main posée sur la poignée de la porte du fond. Il avait les yeux écarquillés, et était pétrifié de terreur. Klur ne lui laissa pas le temps de réagir. D’un geste précis, il lança sa dague directement dans le cœur de la chose-homme, qui s’écroula sur le parquet. Il la récupéra sur le cadavre encore chaud, et descendit l’escalier.

 

Il arriva juste à temps pour voir la porte d’entrée s’ouvrir lentement. Il émit quelques petits sifflements, et la même mélodie retentit à travers l’encadrement de la porte. Psody fut le premier à entrer dans son champ de vision.

 

-         Ah, te voilà ! murmura le Skaven Blanc. Alors ?

-         Trois choses-hommes ont cessé de vivre il y a quelques secondes, frère. Je n’en ai pas senti d’autre.

-         Bien. La source de magie est en bas.

 

Psody pivota vers l’extérieur.

 

-         Diassyon, monte sur le toit. Si tu vois quelque chose approcher, préviens-nous !

 

Le Skaven brun grimpa sur le mur, ployant sous le poids de son lourd sac à dos. Il n’eut pas la même facilité que Klur, mais parvint finalement au sommet de la maison. Ses deux frères, restés à l’intérieur, cherchèrent l’accès à la cave. Quand ils arrivèrent dans la cuisine, ils trouvèrent une petite porte fermée à clef. Le Coureur d’Égout sortit de sa poche la clef trouvée sur la chose-homme. La serrure céda avec un claquement sec, et la porte s’ouvrit en grinçant. Klur fut le premier à descendre l’escalier de pierre.

 

 

Quand ils furent en bas de l’escalier, ils arrivèrent dans une cave noire. L’Eshin repéra une lampe à pétrole suspendue à un clou. Il la prit, et l’alluma avec son briquet. L’éclairage suffit aux yeux des deux hommes-rats. Toute la pièce leur apparut très clairement. Psody comprit sans le moindre doute qu’ils se trouvaient dans un laboratoire comparable à celui de Niklasweiler. Il repéra une écritoire sur lequel il y avait plusieurs feuilles de papier. Encore des notes écrites en reikspiel, avec un sceau de cire portant le signe de Slaanesh. Ils virent aussi des étagères avec des livres, des bocaux et des boîtes.

 

-         C’est presque trop facile, marmonna Klur.

-         C’est presque inquiétant, tu veux dire.

 

Les deux Skavens entendirent alors des petits couinements au fond de la pièce. Le bruit venait d’une grande boîte faite de planches de bois clouées entre elles, dépourvue de couvercle, haute de trois pieds, et longue du double. Psody voulut voir de quoi il s’agissait, mais Klur tendit le bras devant lui.

 

-         Attends, c’est peut-être un piège.

 

Le Skaven anthracite leva l’une de ses dagues, et approcha de la boîte. Il passa lentement la tête au-dessus, prêt à tout recevoir. Psody le vit avoir un sursaut de surprise.

 

-         Ça alors !

-         Quoi, quoi ?

 

Le Skaven Blanc approcha, et lorgna à son tour. Dans la boîte, il y avait trois Skavens étendus sur de la sciure. Ils étaient très jeunes, et tout petits. Le plus grand mesurait une vingtaine de pouces sans compter la queue, le deuxième était un peu moins long, quant au troisième, il était blotti dans un coin et tremblait sans oser lever la tête.

 

-         Des bébés, marmonna Klur.

-         Ouaip. Le plus vieux ne doit pas avoir plus d’un cycle annuel.

-         Et le petit, pas plus d’une lune. Pas de Blanc ou de Noir.

-         C’est vrai, mais je crois qu’on a quand même trouvé ce qu’on cherchait.

-         Je vais vérifier.

 

Klur rangea sa dague, et plongea la main dans la caisse. Il saisit par la peau du cou le raton le plus grand, et le souleva. La petite créature se mit à glapir. Le Coureur d’Égout n’en tint pas compte, et l’examina sous tous les angles.

 

-         Ha ! J’en étais sûr !

 

Il reposa sans délicatesse la petite chose, et ramassa la deuxième pour l’étudier de la même façon.

 

-         Tu avais raison, frère !

 

Psody approuva d’un signe de tête. Au moment où le Skaven anthracite allait agripper le troisième raton, il posa sa main sur son épaule.

 

-         Attends, sois moins brutal.

 

Psody tendit la main vers la petite boule tremblante toujours calée dans le fond, et la retourna tout doucement. Il eut une petite moue pensive.

 

-         Incroyable… Trois petites femelles Skavens entre les mains des choses-bizarres !

-         Je me demande comment ils ont pu les enlever ? Si ce Karkadourian est un sorcier, il a dû utiliser sa magie. D’ailleurs, tu as vu ? Les deux plus grandes sont tatouées.

-         En effet. Ce sont les mêmes symboles que ceux sur la femelle qui a tué Skahl. Et c’est leur peur que j’ai ressentie pendant que je méditais. Maintenant, j’en suis sûr.

-         Alors, qu’est-ce qu’on va faire ?

 

Psody balaya du regard la pièce.

 

-         Il y a bien assez de choses dans ce laboratoire pour que ça vaille le coup de prendre d’assaut ce village. On va rejoindre les autres, et passer à l’attaque.

 

Klur recula, et se tourna vers la sortie.

 

-         Allez, ne traînons pas ! Le soleil va bientôt se lever, et les choses-hommes avec !

-         Je pensais juste… nous devons les emmener, c’est pour ça que nous sommes là.

-         Nous sommes là pour ramasser des objets magiques, et pas… ça ! Qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse ?

-         Si elles sont maudites, Vellux pourra les étudier. Si elles sont normales, on les utilisera comme reproductrices.

 

Le Skaven anthracite eut un petit regard dubitatif.

 

-         Ouais… Mais ce serait plus prudent-prudent de les emporter quand les renforts seront arrivés et que les choses-hommes ne pourront plus se défendre. Pour l’instant, nous devons partir ! Ferme la porte et garde la clef, pour plus de sûreté.

-         Bonne suggestion, Klur. Va dire à Diassyon d’envoyer le signal.

 

Klur remonta l’escalier à toute vitesse.

 

Psody resta seul dans la cave. Il allait partir à son tour, lorsque des gémissements plus forts sortirent de la caisse. Il regarda de nouveau dedans. La plus âgée des petites Skavens était debout sur ses pattes arrière, et tendait désespérément les mains vers lui. Le rebord de la boîte était trop haut pour qu’elle puisse en sortir. Elle le suppliait du regard de ne pas la laisser seule. Le Skaven Blanc sentit son cœur se serrer. Il se pencha en avant et murmura d’une voix qu’il essaya de faire rassurante :

 

-         Je dois vous laisser là pour le moment, mais je reviendrai très vite, et vous pourrez servir le Rat Cornu avec moi.

 

La petite chose couina moins fort en entendant sa voix. Il fouilla dans une de ses sacoches, et en sortit une pomme à moitié mangée. Il la laissa tomber dans la boîte.

 

-         Tiens, en attendant, prends ça !

 

La petite créature ramassa la pomme, et commença à la grignoter. Psody se détourna de la caisse, verrouilla la porte derrière lui, grimpa les marches, et sortit de la maison. Diassyon était en train de s’affairer sur le toit. Il sortait de son sac à dos toute une collection de pistolets. Psody fut surpris d’en voir une telle quantité. Le Skryre avait dû redoubler d’efforts pour tous les porter.

 

-         Diassyon, tu te rappelles ? Tire-tire sur tous ceux qui essaient d’entrer ici, même les Skavens !

-         Tous les Skavens ?

 

Le Skaven Blanc lança un regard au Coureur d’Égout.

 

-         Klur, tu ne feras pas de bêtise ?

-         Oh, mon frère ! Qu’est-ce que tu penses ?

 

Psody releva la tête.

 

-         J’ai donné un ordre simple. Tant que je n’ai pas dit le contraire, les Skavens de ce bataillon font ce que je dis ! Maintenant, envoie le signal !

 

Diassyon hocha la tête, et brandit un étrange petit objet : c’était un tube avec une petite ficelle à l’une des extrémités. Il tira le brin de chanvre, et un projectile lumineux partit dans un grand bruit. Il explosa à vingt yards de hauteur, et répandit une pluie de petites étincelles vertes qui retombèrent lentement sur Maraksberg. Psody siffla de surprise.

 

-         Joli ! Comment as-tu fait ?

-         C’est grâce aux poudres de Klur ! répondit le Technomage.

-         Le Clan Eshin garde des poudres des contrées par là où le soleil se lève, précisa le Skaven anthracite avec fierté. Ça fait partie de notre science.

-         Viens, nous devons rejoindre les autres, vite-vite ! Les choses-hommes sont sûrement réveillées !

 

Klur courut dans la direction où arrivaient leurs camarades. Déjà, des choses-hommes mâles sortaient de leurs maisons, et regardaient vers les lumières, complètement pris au dépourvu. Le Coureur d’Égout se jeta sur un petit groupe de trois choses-hommes. Sans même ralentir sa course, il fit virevolter ses poignards pour égorger deux d’entre elles, et roula sur le dos de la troisième pour la faire tomber, avant de la saisir par les oreilles et lui briser le crâne sur le sol.

 

Sur le toit, Diassyon agrippa l’un de ses jezzails à malepierre, s’allongea sur les tuiles, et visa calmement.

 

Psody courait aussi vite qu’il pouvait, mais sa faible constitution ne lui permettait pas de tenir très longtemps, il s’essouffla vite. Il fit un bond en arrière quand il vit une femelle chose-homme se jeter sur lui avec un cri effrayé. Elle était armée d’un balai, et lui envoya un coup magistral sur la tempe. Il roula par terre et se retrouva à quatre pattes. Il écarquilla les yeux en voyant la femelle se jeter sur lui, prête à le frapper encore, lorsqu’elle fut projetée sur le côté par quelque chose d’invisible. Sans chercher à comprendre, le petit Skaven Blanc se releva et reprit sa course.

 

Le Technomage empoigna une autre arme à feu avec un sourire satisfait. Il entendit des cris quelques yards plus bas. Un des villageois l’avait repéré, et tenta de le déloger à coups de pierres. Le Skaven brun fut presque agacé d’utiliser une balle contre une aussi piètre victime.

 

Psody ne put s’empêcher d’admirer le style de son frère Eshin. Les choses-hommes tombaient les unes après les autres sur son passage. Il n’avait jamais eu l’occasion d’affronter un redoutable adversaire de front, mais pour ce qui était de l’assassinat, il pouvait faire la fierté du Maître Assassin Tweezil. Le Prophète Gris décida de briller à son tour. Il ralentit le pas, leva les mains au-dessus de sa tête et fit jaillir des éclairs d’énergie verte de ses doigts tendus. Il foudroya ainsi deux villageois.

 

Les choses-hommes n’agissaient plus sous la panique, mais la colère. Ils brandissaient des fourches, des couteaux, des maillets, des pelles, des bâtons, et plein d’autres armes improvisées. Klur s’arrêta, et recula, prêt à se défendre. Psody se plaça à ses côtés. Les deux Skavens étaient entourés, et la situation n’était pas plus brillante pour Diassyon. C’est alors qu’un grand charivari retentit. Les Skavens arrivèrent sur la place, menés par Chitik. Un odieux concert de crissements, de sifflements, de glapissements électrifia les villageois. Les moins courageux laissèrent tomber leurs armes et détalèrent. Klur n’eut qu’à lever le bras pour couper le cou d’une jeune chose-homme qui avait voulu le contourner.

 

Toujours sur le toit de la maison centrale, le Technomage ricana d’excitation. Il lui restait encore quelques pistolets prêts à tirer, mais il décida de profiter de la panique générale pour en recharger quelques-uns, exercice auquel il s’était longtemps entraîné. Ses gestes étaient précis, ses doigts ne tremblèrent pas malgré la complexité de l’action.

 

Moly du Clan Pestilens était resté en arrière avec les Moines de la Peste. Il avait jugé que c’était son droit le plus absolu, étant le représentant du Diacre Soum, la deuxième sommité de Brissuc. Il émit un petit rire quand il vit les Guerriers des Clans massacrer les choses-hommes, mais il manqua de s’étrangler en tournant la tête vers le sud. En effet, une vingtaine de choses-hommes montées à cheval arrivaient. Contrairement aux villageois, ces combattants étaient bien armés, et portaient des armures de fer avec des casques et des boucliers. L’un d’eux portait un étendard. Le Skaven crème reconnut aussitôt le symbole associé à Karkadourian. Il n’avait pas tellement envie de se battre, mais ne voulut pas décevoir le Diacre. Il tendit l’index vers le régiment.

 

-         Allez-allez ! Mort aux choses-bizarres !

 

Et les jeunes Moines de la Peste partirent vers Maraksberg.

 

 

Psody aperçut à son tour les maraudeurs lorsqu’ils entrèrent dans le village. Il vit leur bannière, et glapit de panique.

 

-         Par le Rat Cornu !

-         Mes frères, je suis là ! tonna Chitik.

 

Le grand Skaven Noir et ses trois acolytes se jetèrent ensemble sur les cavaliers. Leur fougue et leurs armes lourdes cassèrent l’élan des maraudeurs. Les chevaux furent les premiers à tomber. Les Guerriers des Clans tentèrent de prendre en tenaille les cavaliers. Hélas, ils étaient d’une autre trempe, et résistèrent aux coups des Skavens. Les hommes-rats, en revanche, furent violemment repoussés. Quelques pillards sautèrent de leur monture pour mieux taillader les rangs des Skavens.

 

Devant ce spectacle, les villageois reprirent courage. Ils n’avaient pas réalisé que cette aide providentielle venait des forces du Chaos. Klur du Clan Eshin sentait que la situation basculait dangereusement en la défaveur de son camp. Il pivota sur ses talons et décampa ventre à terre. Psody s’en rendit compte.

 

-         Klur ! Espèce de lâche !

 

Une chose-homme mâle l’attrapa par les épaules, et le secoua en aboyant dans sa langue. Le Skaven Blanc se concentra à toute vitesse et marmonna quelques syllabes en priant le Rat Cornu de ne pas en oublier une. Deux autres villageois s’apprêtèrent à saisir le Prophète Gris à leur tour. Psody ouvrit la bouche, et souffla. Par la magie du Warp, il fit sortir de ses poumons un nuage verdâtre d’une force phénoménale. Les trois choses-hommes furent asphyxiées par l’haleine toxique du Skaven Blanc, et restèrent à tousser par terre. Le jeune homme-rat en profita pour se mettre derrière le groupe des Moines de la Peste.

 

Les Pestilens arrivèrent sur les maraudeurs. Ils étaient moins nombreux que les Guerriers des Clans, mais avaient un avantage non négligeable : ils étaient insensibles à la douleur à cause des drogues qu’ils consommaient régulièrement, et l’odeur du sang éveillait leur bestialité la plus profonde. Aussi frappèrent-ils avec une férocité inouïe les guerriers du Chaos. Quand l’une des Vermines de Choc tomba sous les coups du commandant de l’unité, les Moines de la Peste devinrent hystériques, et leurs attaques redoublèrent de violence. Chitik balança son marteau de bas en haut, et envoya voltiger l’un des cavaliers qui s’écrasa quelques yards plus loin. Un autre reçut une balle de Diassyon dans la nuque, juste sous son casque.

 

Au bout de quelques minutes, l’avantage revint aux Skavens. Bientôt, les derniers maraudeurs firent demi-tour, et tentèrent d’échapper à la vague grouillante d’hommes-rats. Les chevaux étaient exténués, certains avaient été blessés par les dents et les griffes des fils du Rat Cornu. Ils n’arrivèrent pas à distancer les Skavens restants.

 

Moly était surexcité.

 

-         Du sang ! Je veux faire couler le sang !

 

Il se tourna vers son frère blanc et cria à son attention :

 

-         Je t’en prie, Psody ! Laisse-moi y aller ! Je veux tuer-tuer !

 

Le Prophète Gris approuva d’un signe de tête.

 

-         Pour une fois que tu es motivé, je ne vais pas t’en empêcher ! Répands leurs tripes sur l’herbe !

-         Je peux y aller, aussi ? demanda le Technomage qui avait du mal à contenir son enthousiasme.

-         Va !

 

Diassyon sauta du haut du toit avec un cri de victoire, un pistolet dans chaque main. Moly ramassa un fléau d’armes abandonné par un Guerrier des Clans, et courut en direction des derniers villageois, talonné par Diassyon. Ils disparurent dans le brouillard, mais leurs ricanements et les hurlements de leurs victimes firent encore de nombreux échos.

 

*

 

Le soleil se levait timidement, et ses premiers rayons révélèrent un épouvantable carnage. Toutes les choses-hommes étaient là, sur le sol, gisantes dans leur sang. Les toits de chaume des maisons les plus modestes brûlaient, les flammes crépitaient, et la fumée grisâtre irritait les yeux et les narines du dernier être à peu près encore en bonne santé.

 

Psody le Skaven Blanc se tenait debout sur la place du village. Les cadavres s’amoncelaient autour de lui, choses-hommes, choses-bizarres et Skavens. Mais les hommes-rats avaient subi moins de pertes. Et la maison renfermant les secrets de Slaanesh était toujours intacte. Tous ses semblables s’étaient bien battus, il oublia la lâcheté de Klur. Il n’avait même pas eu besoin de malepierre. Pour le petit Prophète Gris, la victoire était incontestable. Vellux allait être très content. Une irrésistible ivresse envahit son système nerveux.

 

-         Oui ! Je suis le plus grand ! Je suis le plus fort ! Tremblez, choses-hommes ! Tremblez devant Psody, l’élu du Rat Cornu !

 

Il partit d’un grand éclat de rire hystérique et se mit à danser en sautant d’un pied sur l’autre et en tournant sur lui-même, les yeux levés vers le ciel. Il était si heureux, si excité, qu’il ne vit pas le maraudeur allongé face contre terre, non loin de lui. Celui-ci sentait la vie quitter son corps lentement et sûrement, mais il ne voulait pas partir seul. Il mobilisait le peu d’énergie qui lui restait pour pointer son arbalète vers le petit Skaven Blanc.

 

Chitik arrivait à pas lents vers la place. Il rit en voyant l’exaltation de son cadet, mais sentit les battements de son cœur tripler de rythme quand il remarqua la chose-bizarre en train de le viser. Psody était toujours inconscient du danger, et continuait sa danse endiablée.

 

-         Hé ! Psody ! Attention !

 

Le Prophète Gris s’arrêta, et demanda avec un sourire surpris :

 

-         Eh bien quoi ?

 

Sans prendre le temps de répondre, Chitik se rua en avant droit vers la chose-bizarre, et se jeta devant le Skaven Blanc. Le carreau lui traversa la poitrine et resta fiché dans son torse. Psody, subitement choqué, vit même la pointe du trait dépasser de sous l’omoplate du Skaven Noir. Chitik hurla de douleur et de colère, et abattit son marteau sur l’attaquant. Le crâne, le cou et le dos du maraudeur furent disloqués.

 

Le jeune Prophète Gris se précipita vers la Vermine de Choc. Chitik fut pris d’une quinte de toux, essaya désespérément de reprendre son souffle, sans y parvenir. Il hoqueta, tomba à genoux, puis s’effondra sur le dos, menaçant d’écraser le petit Skaven Blanc. Psody esquiva de justesse d’un bond en arrière, puis il s’agenouilla près de Chitik.

 

 

La blessure était très grave. Des flots de sang coulaient autour de la tige de bois durci, et le Prophète Gris devina que le carreau avait percé le poumon. Plus d’air, mais du sang, très mauvaise combinaison. Il n’allait sûrement pas tarder à rejoindre Skahl.

 

-         Mon frère-frère…

 

Psody avait le museau baissé vers l’énorme Skaven Noir. Il le voyait respirer lentement, de plus en plus faiblement… C’est alors qu’il constata que ses yeux le démangeaient. Il passa un doigt sur sa paupière inférieure, et fut surpris d’y trouver un liquide transparent, inodore, et qui ne laissa qu’un goût légèrement salé sur le bout de sa langue.

 

Une larme… Pour un gros débile, en plus ! Ce n’est pas possible !

 

Renversant la tête en arrière, il cria :

 

-         CHITIIIIIIIIIIIIIIIIIK !

 

Puis il releva l’énorme tête inerte de son frère, et la serra contre sa maigre poitrine.

 

-         Pas ça ! Pas lui ! Ô Rat Cornu, si tu aimes vraiment tes enfants comme ils le méritent, tu dois garder celui-ci en vie ! Prends-moi ! Je l’ai mis en danger ! Je suis le seul responsable ! Tue-tue Psody sur-le-champ, mais aie pitié de la vie de Chitik !

 

Il baissa lentement la tête, en murmurant encore de plus en plus désespérément :

 

-         Pitié ! Pitié. Pitié…

-         La pitié que les tiens ont eue envers les miens ? répondit une voix rageuse dans son dos.

 

Psody fit pivoter son museau par-dessus l’épaule, et ses yeux roses croisèrent ceux, d’un bleu intense, d’une chose-homme. C’était un grand mâle, entièrement chauve. Il semblait avoir vécu de nombreuses saisons, et son visage était figé dans une expression dure comme une pierre. Il portait des vêtements de cuir renforcé, maculés de sang. Une dague était glissée dans son ceinturon, et il tenait un gourdin taché de traces sombres. Il semblait las, brisé, mais néanmoins plus en forme que lui, Psody, qui ne se sentait pas pouvoir se défendre contre lui.

 

-         Comment… comment connais-tu ma langue, chose-homme ?

-         Tes semblables ont fait de moi un esclave. Ils ont pris trois ans de ma vie, durant lesquels j’ai pu apprendre à cracher de la même façon que toi. Tout ça pour servir ce maudit Rat Cornu que vous vénérez !

-         Mon… mon frère est en train de mourir.

-         Ma femme et mes enfants sont morts devant moi, exterminés par ton peuple ! Dis-moi, pourquoi je vous laisserais en vie, tous les deux ?

-         Je mérite de mourir… mais pas lui ! Il a voulu me protéger ! C’est ma faute !

 

La chose-homme regarda le jeune Prophète Gris avec sévérité.

 

-         C’est maintenant que tu as des regrets ?

-         Je ne veux pas qu’il meure ! Je t’en prie, aide-moi à lui sauver la vie !

-         Tu es un Skaven. Tu as ravagé mon village.

-         Ton village était maudit par les choses-bizarres ! Elles allaient le corrompre !

 

Le villageois avait toutes les raisons de ne pas écouter le petit Skaven Blanc et de lui fendre le crâne d’un coup de gourdin. Et pourtant, tout au fond de lui, il décela une minuscule étincelle de pitié. Cet homme-rat, en train de le supplier, d’avoir peur pour la vie d’un des siens, ne se conduisait pas très différemment de n’importe quel citoyen de l’Empire dans la même position. Il avait l’air jeune, il n’était pas aussi balafré et mal fichu que ceux qu’il avait affrontés, peut-être n’était-il pas encore aussi marqué que les autres. Et puis, il y avait eu les maraudeurs. Depuis la Tempête du Chaos, il avait entendu plusieurs histoires parlant de petits villages infectés par les démons. Finalement, il cracha par terre avec mépris.

 

-         T’as de la chance que je ne sois pas un meurtrier, contrairement à toi ! Je vais voir ce que je peux faire, mais tu vas me promettre de m’aider, et de ne rien tenter contre moi !

-         Oui, oui ! C’est promis-promis ! Allons-y, chose-homme !

-         Appelle-moi Klaus !

 

L’homme considéra le grand Skaven Noir étendu sur le sol. Il se pencha, et examina la blessure.

 

-         Un carreau d’arbalète dans le poumon… c’est grave, mais on peut essayer de le rafistoler. Il faut le déplacer, on ne peut pas le laisser dans la gadoue.

 

Il désigna du doigt un appareil en bois avec une roue et deux poignées.

 

-         Va me chercher cette brouette, là-bas.

-         Moi ?

-         Évidemment, toi ! J’ai l’air de parler à quelqu’un d’autre ? Bouge tes fesses, je vais le relever. Allez !

 

Psody ouvrit de grands yeux. Cette chose-homme se permettait de lui donner un ordre ! Mais il s’agissait de sauver Chitik, il ne fallait penser à rien d’autre. Il courut vers la brouette, et la tira par les poignées. Le poids de l’outil le surprit, il glissa et s’écrasa le nez dans la boue. Il se releva en pestant, et poussa l’engin vers Klaus, qui avait doucement relevé le torse de la Vermine de Choc.

 

-         Ce balourd pèse son poids ! Il va falloir que tu m’aides.

-         Mais…

-         Pas de « mais » ! Je ne peux pas le porter tout seul, il est trop lourd ! Tiens-le par les épaules.

 

Psody se cala contre le dos de Chitik, poussant de toutes ses maigres forces. Le villageois positionna la brouette, se plaça devant les jambes du Skaven Noir, et passa ses bras sous son bassin.

 

-         Attention, quand je te le dirai, soulève le plus haut possible. Mets tes mains sous ses aisselles. Je vais le pousser vers la brouette, et tu vas le faire passer par-dessus ta tête. Attention à tes cornes.

-         Mais… il risque de m’écrabouiller !

-         Raison de plus pour que tu ne le lâches pas. Tu y es ?

-         Ou… oui.

-         Alors, vas-y, soulève !

 

Et le Skaven Blanc leva les bras, et sentit le sang lui monter à la tête sous l’effort. Klaus souleva lentement mais sûrement le corps massif de l’homme-rat géant.

 

-         Je pousse !

 

Psody se tordit vers l’arrière, et se retrouva sur le dos. Il s’aida de ses pieds pour porter au-dessus de lui le Skaven Noir. Au bout d’une longue demi-minute, Chitik était dans la brouette. Klaus s’épongea le front.

 

-         Bien ! On va le mettre sur une table. Il y en a une assez grande à la cantine des paysans. Suis-moi !

 

La chose-homme poussa la brouette vers une grande bâtisse allongée. Le petit Skaven Blanc ouvrit précipitamment la porte. Le villageois la franchit, et cala la brouette juste à côté d’une grande table basse, sur laquelle il poussa le Skaven Noir.

 

-         Maintenant, le gros œuvre. Il doit y avoir un tisonnier à la cheminée. Fais-le chauffer, et apporte-le moi.

 

Psody vit la marmite en train de chauffer dans le foyer. Il s’approcha, et ramassa délicatement la barre métallique accrochée à un clou. Il plongea l’extrémité dans les braises.

 

-         Est-ce nécessaire, chose-homme ? Pourquoi pas un bandage ?

-         La blessure est trop grave, il faut la cautériser en espérant que ça tienne à l’intérieur. Arrive !

 

Le Skaven Blanc approcha. Il hésita en le voyant déboutonner le gilet de cuir de la Vermine de Choc, puis soulever lentement le pan du vêtement. Klaus cassa la tige de bois.

 

-         Quand j’aurai enfoncé le carreau, tu me passeras le tisonnier, le plus vite que tu peux.

-         Euh… d’accord.

 

Le villageois inspira profondément, puis poussa la tige qui disparut dans la blessure. Il arracha presque des mains du petit homme-rat le tison, découvrit la poitrine de Chitik et appliqua dessus l’extrémité rougeoyante. Il en résulta un bruit écœurant, et le Skaven Blanc vit même son grand frère se crisper légèrement, comme s’il ressentait la douleur dans l’inconscience.

 

-         Arrête, tu vas le tuer !

-         Je suis en train de le sauver, petit crétin ! Regarde bien, parce que tu vas faire l’autre côté !

-         Quoi ?

 

Klaus releva le tison, et regarda Psody.

 

-         Il va falloir faire la même chose sur son dos. Or, pour cela, je vais devoir le soulever, j’imagine que tu as les bras trop maigrichons pour le tenir. Tu lui retireras le carreau, et tu reboucheras le trou.

-         On ne peut pas le retourner ?

-         Il risquerait de tomber de la table.

 

Le villageois tendit fermement la barre de fer au petit Skaven. Celui-ci la prit d’une main tremblante. Puis Klaus posa les mains sur les épaules de Chitik, et tira vers l’arrière, redressant le torse massif de la Vermine de Choc. Psody vit la pointe ensanglantée dépasser de son dos, et eut un frisson de dégoût.

 

-         D’abord, il faut lui enlever son gilet. Vas-y.

 

Avec d’infinies précautions, Psody fit glisser d’une main le vêtement le long des bras massifs du Skaven Noir, en prenant garde à ne pas abîmer le carreau.

 

-         Maintenant, tu retires le carreau. Ne le casse pas. Et après, tu fais ce que j’ai fait.

 

Psody se mordit la lèvre inférieure, et prit entre le pouce et l’index le carreau. Il tira doucement, sans réussir à bouger la tige de bois. Cela l’énerva, il tira plus fort. Le carreau sortit d’un seul coup, et le Skaven Blanc manqua de se le planter dans le museau. Surpris, il laissa tomber le carreau et le tison sur le plancher. Il gémit de panique lorsqu’il vit du sang rouge sombre couler à flots sur le dos de Chitik.

 

-         Mais c’est pas vrai ! Quel empoté ! s’écria le villageois.

 

Psody sursauta avec un cri de frayeur. Klaus vociféra :

 

-         Ton Rat Cornu a vraiment fait de toi un bon à rien ! Ramasse ce tison tout de suite et pose-le sur sa blessure !

-         Mais ça va lui faire mal-mal !

-         Et si tu laisses couler le sang, il meurt ! Pour qu’il vive, tu dois brûler la plaie, et plus vite que ça !

 

Psody s’empressa de ramasser la barre de métal incandescent, et l’approcha de Chitik. Klaus continuait à le maintenir. Une fois de plus, un grésillement affreux retentit, et l’odeur de viande brûlée assaillit les narines du petit Skaven Blanc. Klaus sentit le gros Skaven remuer entre ses mains. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour voir ce que faisait Psody.

 

-         C’est bon, c’est bon, arrête !

 

Le jeune homme-rat recula le tison en toute hâte, et le jeta dans la cheminée. Le villageois reposa Chitik sur la table, l’examina une dernière fois.

 

-         On a fait ce qu’on a pu. À présent, c’est à lui de décider s’il veut vivre ou mourir. Je n’ai plus rien à faire ici. Autant aller voir mon graf, je dois l’avertir que le Chaos arrive. Je n’aurai qu’un dernier conseil à te donner : disparaissez tous les deux. Personne ne sera aussi accommodant que moi !

 

Ayant dit, il recula jusqu’à la porte, et quitta la maison. La terre molle gargouillait sous ses bottes. Psody resta quelques secondes à contempler son frère. Il était toujours inconscient, sa fourrure avait brûlé, mais il respirait régulièrement. Le Skaven Blanc glissa délicatement sa main entre les doigts du Skaven Noir.

 

-         J’espère que tu réalises ce que je viens d’endurer pour toi, Chitik !

 

Il avait voulu parler avec un ton de reproche, mais s’était finalement abstenu. Soudain, sa fourrure se hérissa. Il venait de sentir une pression, légère mais nette.

 

Tu m’as entendu !

 

Tout excité, il voulut en informer le villageois. Il pivota sur ses talons, et passa le museau à travers l’encadrement de la porte. Il vit la chose-homme s’éloigner le long du chemin. Il sortit sur la pointe des pieds, et fit quelques pas dans la direction de Klaus, en reniflant l’air.

 

La chose-homme s’arrêta, et s’accroupit pour ramasser quelque chose. Le Skaven Blanc continuait à le fixer, sans trop savoir quoi faire, lorsque son regard tomba sur une arquebuse restée à terre. Une arme fort peu commune dans un petit village comme celui-ci. Elle avait l’air de ne pas avoir eu le temps de servir. En relevant les yeux, il remarqua que Klaus était encore à portée. Mais allait-il faire ça ? Se débarrasser d’une chose-homme était dans sa nature. Mais une chose-homme qui venait de sauver d’une mort certaine son propre frère, et à qui il avait promis la paix ?

 

Il se posait encore la question, lorsqu’il constata que l’arme était entre ses mains. Elle pesait lourd, mais il pouvait la lever, il en avait la force. Oui, le canon était pointé juste entre les omoplates de ce personnage arrogant. Arrogant, et bienfaiteur. Bienfaiteur… mais insultant envers le Rat Cornu. Quand il entendit encore résonner à ses oreilles sa voix pester : « Ton Rat Cornu a vraiment fait de toi un bon à rien », Psody pressa fermement la détente.

 

L’arme à feu aboya, et la balle partit en sifflant se ficher dans le dos de Klaus. Celui-ci s’arrêta net, puis tomba à genoux, et s’écrasa le nez dans la boue. Psody laissa tomber l’arme, et courut vers sa victime. Quand il fut à ses côtés, il s’agenouilla, le prit par les épaules et le retourna. L’Humain avait du mal à reprendre son souffle. Il pesta :

 

-         On m’avait prévenu. Je suis vraiment trop imprudent. Je me laisse apitoyer, et voilà le résultat. Enfin, je n’ai que ce que je mérite.

 

Psody soutint le regard de Klaus, qui se voilait peu à peu. L’Humain eut un petit rire.

 

-         Je lis dans tes yeux… ce à quoi tu penses. Je parie que tu te dis que je vais.... que je vais te demander « pourquoi ? », hein ? Pourquoi tu as fait ça ? Mais non ! Je ne te ferai pas ce plaisir… je sais très bien pourquoi, et toi aussi.

-         Ah… alors ?

-         Ce n’est pas difficile à deviner, enfin ! Tu es un Skaven. Une saloperie de rat géant. Le mensonge se lit sur ton visage ! Tu respires la traîtrise ! Toi… et ton frère… et tous les autres… soyez tous maudits.

 

D’un mouvement rageur, Psody lacéra le visage de Klaus de ses ongles pointus. Il se releva, retroussa sa robe et urina sur le villageois. Puis il le considéra d’un œil méditatif. Dans d’autres circonstances, Klaus aurait pu survivre, mais une telle blessure, dans un endroit désert et insalubre… il n’allait pas passer la journée. Cependant, Psody décida d’accélérer les choses. Il ramassa une fourche qui traînait par terre, la brandit à deux mains au-dessus de sa tête avant de la ficher profondément dans la poitrine de sa victime avec un feulement sauvage. Klaus renâcla, et vomit un flot de sang, le visage figé par une douleur inouïe. Alors, le Skaven se redressa, et cria de toutes les faibles forces qui lui restaient vers le ciel :

 

-         Oui-oui ! Je suis un Skaven ! Je suis un Fils du Rat Cornu ! Et pas n’importe lequel ! Je suis Psody, l’un des élus de notre dieu !

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