L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 2 : L'Elévation

13164 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/04/2020 01:00

On avait dressé une grande estrade circulaire au milieu du plus grand carrefour de la colonie. Des flambeaux fixés à intervalles réguliers le long de la circonférence éclairaient de leurs flammes vacillantes les Skavens qui allaient et venaient. Tout le monde pouvait assister à la cérémonie ou passer son chemin, pourvu qu’il n’y eût pas de dérangement. Aussi, il y avait une petite trentaine de curieux rassemblés sur le parterre. Sur la scène, on pouvait distinguer deux groupes. Cinq jeunes Skavens plutôt intimidés constituaient le premier, et face à eux attendait le Prophète Gris Vellux, autorité suprême de Brissuc, assisté de deux Skavens portant des robes d’acolytes. L’un portait un plateau de cuivre sur lequel était posé un long couteau rouillé, l’autre tenait une petite vasque de fer remplie d’eau. Derrière les servants se tenaient un Skaven plutôt âgé portant une robe noirâtre, un grand Skaven Noir au faciès couturé de cicatrices, un Skaven courtaud avec un tablier et des outils plein les poches, et un Skaven au pelage sombre portant une cape et une cagoule noires.

 

Le Prophète Gris leva les bras, tourna les yeux vers le plafond.

 

-         Ô, Rat Cornu, tu peux te réjouir. Aujourd’hui, cinq de tes enfants sont désormais aptes à te servir comme il se doit. Comme l’exige notre coutume, ils vont maintenant se présenter !

 

Puis il revint vers les cinq frères. Il fit un geste en direction de l’aîné, le plus grand et fort. Celui-ci déglutit et s’avança, puis s’agenouilla devant le Prophète Gris en baissant la tête. Vellux demanda d’une voix forte :

 

-         Qui es-tu ?

-         Je suis Chitik, un Puissant Skaven Noir, répondit l’autre. Je suis… je suis le bras armé du Rat Cornu. Ma fourrure noire aspire – euh, inspire la peur de mourir.

 

Le Skaven Noir avait eu du mal à trouver et retenir tous les mots de la formule de présentation. Le Prophète Gris Vellux ne s’en offusqua pas, et continua :

 

-         Pourquoi es-tu né ?

-         Pour… pour écraser tous les ennemis de la race supérieure ! Pour détruire-détruire tout ce qui ne plaît pas au Rat Cornu !

 

Il reprit son souffle, et attendit avec angoisse, guettant le moindre signe chez l’un ou l’autre des anciens de la colonie, en particulier son responsable, la Grande Dent Furghân. Mais aucun ne réagit. Finalement, Vellux fit un petit signe du bout des doigts pour inviter Chitik à se relever. Après quoi, il claqua des doigts. Le servant portant le plateau avec le poignard avança. Le Prophète Gris prit la lame, et s’approcha du Skaven Noir. Il prit entre les griffes de sa main libre l’oreille gauche du jeune Skaven, la tendit, et fit trois petites entailles sur la partie inférieure du pavillon – un longue, une courte, une longue. Il baissa la dague, et murmura :

 

-         Alors que soient nombreux ceux qui périront sous tes coups, Chitik le Puissant !

 

Chitik inclina respectueusement la tête, et recula, pendant que Vellux lava la dague dans la vasque tenue par le deuxième servant. Puis Diassyon, le Skaven brun, avança à son tour, sous l’œil de son professeur. Il s’agenouilla et baissa la tête, et Vellux reposa la question rituelle :

 

-         Qui es-tu ?

-         Je suis Diassyon, et je sers le Clan Skryre. Je suis les bras d’une intelligence collective qui anime le Clan tout entier. Grâce à la technologie, les Skavens prouvent qu’ils sont bel et bien supérieurs à tous les autres peuples, y compris et surtout à ceux qui le nient farouchement !

 

Sans les nommer, le Tirailleur avait fait allusion aux choses-naines, les ennemis séculiers des fils du Rat Cornu. Le Prophète Gris demanda ensuite :

 

-         Pourquoi es-tu né ?

 

Le Skaven brun releva la tête, et ses yeux rouges brillaient d’une lueur fiévreuse.

 

-         Au fil du temps, nous avons réussi à dompter la malepierre. Nous avons créé des armes puissantes pour massacrer les races inférieures. Nous avons appris à nous déplacer plus vite. Nous avons même trouvé comment parler aux autres malgré les longues distances. Je veux aider le Clan Skryre à faire plus encore, et je le ferai !

 

Vellux hocha lentement la tête avec une petite moue, puis il entailla l’oreille du jeune Skryre de la même façon que son grand frère.

 

-         La technologie n’est pas tout, Diassyon du Clan Skryre, mais elle peut être la clef d’une victoire.

 

Klur fut le suivant. Il s’agenouilla devant le Prophète Gris.

 

-         Qui es-tu ?

-         Je suis Klur, Coureur Nocturne du Clan Eshin.

-         Pourquoi es-tu né ?

 

Klur plissa les yeux, les réduisant à deux fentes étroites. Il murmura d’une voix doucereuse :

 

-         Les choses-hommes ont connu une immense vague de terreur le jour où le Grand Maître Assassin Snikch a exécuté leur dieu réincarné. Un Assassin peut mener un royaume à la ruine en tuant-tuant les bons éléments. Je renverserai l’Empire des choses-hommes en lui coupant la tête, pour la gloire du Rat Cornu !

 

Vellux eut un petit ricanement. Sans cesser de sourire, il fit trois les petites encoches sur l’oreille gauche du Skaven anthracite.

 

-         Puissent les plus puissants de nos ennemis trembler de peur en attendant ta lame, Klur du Clan Eshin !

 

Le Moine de la Peste, Moly, se mit en position devant le Prophète Gris. Il sentait le Diacre de la Peste Soum le surveiller attentivement, cela le mit mal à l’aise.

 

-         Qui es-tu ?

-         Je suis Moly du Clan Pestilens, répondit le jeune Skaven crème d’une voix traînante. Je suis un artisan au service du Rat Cornu, et de sa volonté.

-         Pourquoi es-tu né ?

-         Pour remodeler le monde du dessus selon le cœur du Rat Cornu, afin que nous, ses enfants, puissions nous y répandre, et le dominer complètement.

 

Le Prophète Gris acquiesça d’un signe de tête. Moly se retrouva avec les trois petites entailles propres à la colonie de Brissuc.

 

-         Le Rat Cornu a confiance en ton jugement, Moly du Clan Pestilens.

 

Moly s’inclina et recula.

 

Tous les regards se tournèrent vers le petit dernier. Psody se sentit intimidé. De par sa nature et son contact direct avec leur dieu, un poids supplémentaire pesait sur ses épaules, il le savait. Mais il se résolut à avancer à son tour. Son maître lui paraissait plus troublant que jamais.

 

-         Qui es-tu ?

-         Je suis Psody, un Skaven Blanc… je suis votre serviteur, et celui du Rat Cornu.

 

Vellux se pencha en avant. Ses yeux scintillaient de plus en plus intensément. Il articula d’une voix tellement profonde qu’elle en était presque effrayante :

 

-         Pourquoi es-tu né ?

-         Pour… pour… pour transmettre la parole sacrée du Rat Cornu. Ses mots guident le peuple des Skavens, et sa magie détruit ses ennemis. Je suis… son très humble serviteur. Je suis né pour le servir… pour vous servir, mon maître.

 

Le Prophète Gris étira ses lèvres en un rictus indéfinissable. Il tira lentement l’oreille de son disciple. Psody serra les dents quand il sentit l’acier mordre sa chair, mais resta stoïque. Deux autres morsures, et ce fut terminé. Il était devenu un vrai citoyen de Brissuc.

 

-         Que ceux qui t’entendent n’entendent que le Rat Cornu. Que ceux qui subissent ta colère ne voient que la volonté du Rat Cornu. Que ceux qui te suivent soient bénis par le Rat Cornu.

 

Psody baissa la tête, et regagna sa place. Instinctivement, il se rapprocha de Chitik. Vellux posa sa dague sur le plateau, et fit un geste aux deux acolytes qui descendirent de l’estrade. Puis le Prophète Gris s’adressa aux quatre maîtres.

 

-         Désormais, vos pupilles sont de vrais Skavens. Soyez satisfaits tant qu’ils satisferont le Rat Cornu. Maintenant, allons tous en paix.

 

Le Diacre, le Technomage, le Maître Assassin et la Grande Dent quittèrent la scène à leur tour. Les cinq frères se regardèrent, et regardèrent le Prophète Gris.

 

-         Je vous accorde une journée de repos. Passez-la comme il vous plaira. Demain, vos maîtres vous donneront vos nouvelles instructions. Il est temps pour vous de prendre la place qui vous revient dans vos Clans respectifs.

 

Il tendit la main vers le petit Skaven Blanc.

 

-         Psody, avant ça, suis-moi, j’ai à te parler.

 

Psody obéit à son maître, pendant que les autres se séparèrent.

 

 

Les deux Skavens Blancs se dirigeaient vers le laboratoire de Vellux.

 

-         Je suis content de vous tous. Tes frères et toi vous êtes bien débrouillés, aujourd’hui.

-         Oh, vous êtes bien trop généreux, grandeur généreuse de la générosité incarnée.

-         Cependant, rappelle-toi que tu n’es pas encore un Prophète Gris. Tu es maintenant un Skaven adulte, tu as leurs droits et leurs devoirs, tu pourras revendiquer des prises de guerre et des reproductrices. Mais pour devenir un Prophète Gris, il te faudra accomplir une toute dernière tâche.

-         Laquelle, ô mon maître bienveillant et clairvoyant ?

 

Tout en marchant, Vellux fit silence un petit instant avant d’expliquer :

 

-         Prouver que tu as retenu mes enseignements et que tu sais les appliquer.

-         Comment ?

-         Demain, tu retourneras à la surface, à un endroit que je t’indiquerai. Là, tu verras quelque chose que tu n’as sans doute jamais vu.

-         Quoi donc, quoi donc, mon maître ?

 

Le Prophète Gris s’arrêta, et posa sa main sur l’épaule de son disciple.

 

-         Une abomination de la forêt.

-         La… forêt ?

-         Oui. Tu as dû voir une forêt hier soir, pendant votre assaut sur Niklasweiler. Elle est habitée par un esprit qui s’y est installé il n’y a pas très longtemps. Les choses-hommes lui ont dressé un petit sanctuaire à l’orée du bois.

-         Un sanctuaire ? répéta Psody.

-         Sa présence est une insulte au Rat Cornu, siffla Vellux. Tu vas te débarrasser de cette infamie, et répandre la magie du Warp dans sa clairière ! Alors seulement, tu seras un vrai Prophète Gris.

 

Psody hocha lentement la tête. Tous deux reprirent leur route.

 

-         Devrai-je y aller seul, mon maître ?

-         Non, tu es encore jeune et inexpérimenté. Cet esprit n’est pas très puissant, mais peut te causer de vrais problèmes. Tu choisiras deux Skavens dont les capacités te seront les plus utiles. N’oublie pas cependant que c’est toi seul qui peux bannir l’influence de cet esprit.

-         Je ne reviendrai pas sans avoir accompli ma tâche, clairvoyant des clairvoyants !

 

Le Prophète Gris eut un méchant sourire.

 

-         Aucun risque.

 

*

 

Trois silhouettes improbables évoluaient entre les arbres. En tête, la forme courbée d’un Skaven de taille moyenne avançait à pas de loup, aux aguets. Il était suivi par un Skaven particulièrement grand et fort, qui portait sur son dos un petit Skaven cornu. Celui de tête demanda :

 

-         Je suis très content-content que tu m’aies choisi, mais pourquoi moi ?

-         Pas si fort, crétin ! Nous ne devons pas attirer l’attention de l’esprit de la forêt. Chitik, laisse-moi descendre.

 

Le Skaven Noir s’arrêta, et s’accroupit. Psody sauta à terre, et se tourna vers son autre frère.

 

-         C’est vrai, Klur aurait peut-être été plus indiqué pour cette tâche. Mais il ne sent pas bon. Et tu es plus intelligent que lui. Maintenant, tais-toi ! Nous allons nous approcher en silence. Plus un bruit !

 

Diassyon du Clan Skryre hocha la tête, et repartit en avant, en prenant garde à ne pas faire craquer la moindre branche morte, suivi par ses deux frères. Même le grand Chitik avançait silencieusement, malgré sa corpulence. Le Skaven Blanc entendait tout de même des petits cliquetis réguliers qui l’agaçaient.

 

-         Tu étais obligé d’emmener tout ça ?

-         Je n’ai pas la force de Chitik, ni tes pouvoirs. Il faut bien que je me rende utile à ma façon !

 

Diassyon portait tout un arsenal : un couteau attaché à sa hanche, deux pistolets à malepierre glissés dans son ceinturon, et une arquebuse Skaven, appelée « jezzail à malepierre », nouée à son dos par une lanière de cuir. Surtout il voulait tester sa première invention, un nouveau modèle de lance-flammes miniature, suffisamment petit pour pouvoir être porté par un seul Skaven. Il tenait fermement l’extrémité conique du tuyau relié à un réservoir cylindrique de cuivre qui tenait par des bretelles.

 

-         J’espère pour ton bien que ça aidera ! Maintenant, taisons-nous ! Nous approchons.

 

Diassyon acquiesça d’un signe de tête, et avança sur la pointe des pieds. Soudain, il s’immobilisa en levant une main. Psody le rejoignit.

 

-         Quoi ? chuchota le Skaven Blanc.

-         Écoute-écoute !

 

Psody et Chitik tendirent l’oreille. L’apprenti Prophète Gris entendit alors quelque chose. Jamais il n’avait entendu un tel son. C’était comme une plainte, une espèce de longue litanie sans la moindre parole sensée, mais qui montait, descendait en rythme selon une logique qui échappait à l’intellect pourtant acéré du Skaven Blanc. Il se sentit bizarre, comme si ce son agissait directement sur ses émotions. Il secoua vigoureusement la tête, et fit signe à ses deux frères d’avancer encore.

 

À pas de loup, tous trois arrivèrent finalement à une grande clairière. C’était un espace où il n’y avait pas de grands arbres, seulement quelques arbustes. Haute dans le ciel dégagé, la lune diffusait un éclairage qui donnait aux alentours une ambiance surnaturelle. Psody le sentait bien, la magie baignait ce lieu. D’étranges insectes lumineux voletaient au-dessus d’un étang d’eau claire. Des plantes multicolores poussaient par buissons entiers. Un arbre en fleurs surplombait la surface polie de l’eau. Au pied de l’arbre, les trois Skavens virent quelque chose qui captiva aussitôt toute leur attention.

 

Agenouillée devant l’arbre, une chose-homme leur tournait le dos. Aucun vêtement ne couvrait sa peau cuivrée. C’était d’elle dont émanait la mélodie. Ses formes laissaient penser aux Skavens qu’il s’agissait d’une femelle plutôt jeune. Mais contrairement aux esclaves capturés par les vétérans de Brissuc, son pelage crânien n’était pas constitué de fourrure, mais de feuillages verts. Le Skaven Blanc sentit un vent de magie onduler autour de cette apparition. À n’en pas douter, ils venaient de rencontrer l’esprit de la forêt.

 

Chitik fit claquer sa langue pour attirer l’attention de son petit frère. Quand celui-ci tourna la tête vers lui, il mima le geste de lancer une arme de trait en direction de la chose-fée. Psody approuva d’un signe de tête. Le Skaven Noir saisit délicatement entre ses doigts la lourde lance fixée à son baudrier, visa attentivement la créature, et l’envoya d’un mouvement sec du bras. La lance fila tout droit vers la chose-fée dans un léger vrombissement d’air, et termina sa course dans l’herbe.

 

Les trois Skavens ouvrirent de grands yeux surpris. Chitik aurait dû atteindre sa cible dans le dos… mais celle-ci avait complètement disparu un battement de cil avant l’impact. Le chant s’était également arrêté. Soudain, un rire clair et amusé retentit dans toute la clairière. La Dryade était assise sur une grosse pierre, près de l’étang, et riait joyeusement. Le Skaven Noir courut vers elle, les bras grands ouverts pour l’écraser contre sa poitrine. Il bondit sur elle, mais comme elle disparut au dernier moment, il heurta la pierre de plein fouet, et en eut le souffle coupé et les côtes meurtries. Le rire éclata de nouveau.

 

Diassyon sortit prestement ses deux pistolets à malepierre de leur étui. Il balaya lentement la clairière de ses grands yeux, prêt à tirer. Quand il distingua du coin de l’œil les couleurs cuivre et émeraude de la chose-fée sur sa droite, il tendit le bras et pressa la gâchette d’un mouvement. La balle de malepierre siffla et se planta dans le tronc d’un arbre. Le Skryre sursauta en entendant la Dryade ululer derrière lui. Il se retourna d’un bond et ouvrit le feu de son autre pistolet. Elle s’évanouit une nouvelle fois dans un grand éclat de rire.

 

Le petit Skaven Blanc fronça le nez.

 

Tu te crois maligne, mais attends de goûter à la magie du Warp !

 

Il aperçut la chose-fée assise sur la branche d’un arbre, à quelques yards du sol. Elle riait devant l’air ahuri de Diassyon. Psody eut un sourire mauvais. Elle ne faisait pas attention à lui, et cette erreur allait être la dernière. Il leva lentement la main, les trois doigts en avant, lorsqu’il sentit quelque chose s’enrouler autour de ses chevilles. En moins d’une seconde, il se retrouva tête en bas, suspendu par les pieds, ses guenilles retroussées sur son visage. Il comprit qu’il était retenu par des branches souples.

 

-         Sortez-moi de là !

 

Chitik accourut. Il prit les lianes entre ses grosses mains et les coupa d’un coup de dents. Le jeune Skaven Blanc tomba tête la première, et resta littéralement planté dans le sol par les cornes. Il grinça de rage et aboya un flot d’insultes très imagées à l’attention de son frère aîné. Chitik le prit délicatement par la taille, et tira, l’arrachant à la terre, puis il le retourna et le déposa sur l’herbe.

 

Le rire de la Dryade se fit encore plus fort, plus moqueur. Cela finit d’énerver le Skaven Blanc. Très en colère, il tapa du pied et cracha :

 

-         Je te jure que je t’écraserai, chose-fée !

 

Puis il s’assit sur un petit monticule de terre, et se couvrit la figure des deux mains, prêt à pleurer de rage. Plus que son corps, c’était son amour-propre qui avait été blessé. Chitik se pencha vers lui.

 

-         Hé, il ne faut pas désespérer !

-         Je ne suis pas digne de Vellux !

-         Attends, tu crois qu’il t’aurait envoyé ici si cette tâche était trop facile-facile ? C’est un test, c’est normal, jugea Diassyon. Cette créature a forcément un point faible. Tout ce que nous devons faire, c’est le trouver !

 

Psody releva ses yeux rougis vers le Skryre.

 

-         Tu as peut-être raison. Jusqu’à présent, cette chose-fée joue avec nous, car elle est sûre de gagner. Mais si on réussit à lui faire perdre son calme… on peut l’avoir.

-         Qu’est-ce que Vellux t’a dit sur les choses-fées ?

 

Chitik ramassa sa lance. Le Skaven Blanc se remit debout, et se concentra.

 

-         Elles sont liées à l’endroit où elles vivent. Pas seulement la forêt, mais surtout un coin particulier. Comme ici !

-         Donc, si jamais il arrivait quelque chose de fâcheux à cette clairière… suggéra Diassyon.

 

Le jeune apprenti eut un sourire mauvais.

 

-         Diassyon ?

-         Oui, frère ? répondit l’autre avec le même sourire.

 

Il désigna l’arbre en fleurs.

 

-         Boute-moi le feu à ces brindilles !

 

Le Skaven brun ricana doucement et agrippa le tube de son appareil. Il tourna une petite molette sur le côté du réservoir, ce qui provoqua un léger sifflement. Un petit nuage de vapeur s’échappa du tuyau d’échappement. Diassyon braqua le cône vers l’arbre, et pressa la gâchette. Aussitôt, un torrent de flammes vertes jaillit et frappa sa cible de plein fouet. L’arbre s’embrasa instantanément, et bientôt toute la clairière fut illuminée par les lueurs étranges et vacillantes du feu de malepierre.

 

Un cri terrible se répercuta au-dessus des trois Skavens. La Dryade réapparut, mais elle n’était plus d’humeur espiègle. Au contraire, une grande colère déformait son visage délicat. Elle se précipita vers le petit Skaven Blanc qui tira sa dague de sa ceinture et la leva.

 

-         Je vais t’écorcher-écorcher, chose-fée !

 

En une seconde, l’esprit de la forêt se métamorphosa. La frêle jeune créature se recouvrit d’écorce dure et craquelée, les traits de son visage se solidifièrent, et ses membres devinrent larges et massifs comme des branches. La Dryade balaya l’air du bras, et Psody fut projeté quelques yards plus loin avec une force incroyable. Il heurta durement le sol, et sentit une vive douleur au menton. Il avait perdu son arme sous le choc.

 

Diassyon braqua le cône de son lance-flammes vers la créature. Il allait faire parler le feu de malepierre une fois de plus, lorsqu’il entendit un concert de pépiements et de sifflements au-dessus de sa tête. Des dizaines de petits oiseaux, d’insectes, d’écureuils, de lapins et d’autres animaux se jetèrent sur lui et l’assaillirent de toutes parts. Les petites bêtes lui tiraient les poils du faciès, tentaient de lui crever les yeux, s’infiltraient sous sa tunique pour le mordre. Par réflexe, il lâcha la poignée et brassa l’air frénétiquement des deux mains.

 

-         Aïe ! Ouille ! Allez vous-en ! Saletés !

 

Un jeune cerf surgit de la forêt et fonça tête baissée. Il percuta le Skryre, l’envoya rouler sur l’herbe.

 

Surpris par une telle agressivité de la nature, Chitik hésita sur la conduite à tenir. Il reprit vite ses esprits en voyant la chose-fée attaquer Psody. Il poussa un rugissement impressionnant et courut à la rescousse. Il fit tournoyer son arme avec de grands moulinets, prêt à frapper. La Dryade se tourna vers lui, et frappa le sol du pied. Ses orteils de bois s’enfoncèrent dans la terre. En un instant, une multitude de ronces poussa juste devant le Skaven Noir. Le grand guerrier ne parvint pas à s’arrêter à temps, et se retrouva enchevêtré dans les lianes souples couvertes d’épines. Il se débattit, mais ne réussit qu’à s’empêtrer davantage.

 

Psody était toujours par terre. Il essaya de s’éloigner en se traînant sur l’herbe. La Dryade l’attrapa par la queue, et le souleva, avant de lui fouetter le dos et l’arrière-train de sa main libre, dure et claquante comme un martinet.

 

Diassyon sentit une forte odeur toxique, celle du carburant de son lance-feu. Le cerf avait arraché le tuyau du réservoir, le rendant inutilisable. Furieux, le Skaven dégrafa les bretelles, saisit le cylindre à deux mains, et courut vers l’animal. Celui-ci revenait à la charge. Le Skryre cala le réservoir entre ses bras comme un bélier. Quand la masse métallique heurta le crâne du cerf, il se fendit de long en large. Mais le jeune homme-rat n’eut guère le temps de savourer sa victoire, les petits animaux l’attaquèrent de nouveau.

 

Chitik criait de frustration en voyant la chose-fée maltraiter son frère. Il ferma les yeux, se pelotonna autant qu’il put, puis sauta en avant. Les épines lacérèrent sa peau, mais il parvint à se libérer. Il ramassa sa lance, et bondit vers la Dryade en balançant son arme en oblique de haut en bas. La tête de métal se planta dans la hanche de l’esprit de la forêt, avec le même son que celui d’une hache dans un tronc d’arbre, et des copeaux de bois volèrent. La créature s’immobilisa, et une longue plainte grave fit frémir les cœurs des Skavens. Elle relâcha Psody qui roula sur le côté pour s’éloigner. Puis elle joignit ses deux bras, et envoya un terrible revers au Skaven Noir qui fut propulsé contre un chêne.

 

Le Skaven Blanc releva la tête. Sa vision était trouble, il n’entendait plus très clairement non plus. Il vit la Dryade arracher la lance de son corps. Elle semblait très affaiblie par cette blessure, et reprit en quelques instants sa forme originale de frêle femelle. Un sang vert clair coulait sur sa cuisse. Elle n’allait probablement pas vivre bien longtemps. Le jeune homme-rat vit sur son visage qu’elle était bien déterminée à l’emporter avec elle. Elle approcha à pas lents, leva des mains tremblantes.

 

-         Psody ! cria la voix de Diassyon sur sa gauche.

 

Paniqué, le Skaven Blanc tourna la tête vers son frère. Celui-ci, malgré l’assaut des oiseaux, s’était rapproché. Il avait enroulé sa queue autour de son jezzail à malepierre. Le Skryre fouetta l’air de sa queue et envoya son arme à feu vers l’apprenti Prophète Gris. Psody tendit les mains, et réceptionna l’arquebuse. La Dryade n’était plus qu’à deux pas de lui, prête à l’étrangler. Il n’eut que le temps de braquer le fusil devant lui, et pressa la gâchette.

 

Le jezzail aboya, la salve mortelle de malepierre creva l’abdomen de la chose-fée. Au lieu de se courber en avant, celle-ci se cabra en arrière, en se tenant la tête à deux mains. Une fois de plus, les Skavens entendirent une terrible lamentation qui semblait se répercuter entre tous les arbres des alentours. Les ronces fanèrent. Les animaux sur Diassyon tombèrent morts. Et l’esprit de la forêt s’écroula sur le dos.

 

Psody s’appuya sur l’arquebuse pour se relever. Il vit la malheureuse chose-fée étendue sur l’herbe, et ne put s’empêcher de ricaner dans sa barbe. Il retrouva sa dague, la ramassa, et courut vers sa victime. Il s’accroupit juste au-dessus d’elle, et demanda avec un sourire revanchard :

 

-         Alors, on ne rit plus ? On ne joue plus ?

 

La Dryade avait les larmes aux yeux. Psody ne vit pas seulement sur son visage la douleur causée par la blessure, mais également une profonde tristesse qui allait bien au-delà. Elle articula péniblement deux syllabes. Psody fut abasourdi quand il comprit :

 

Pour quoi ?

 

Inconcevable. Pour lui, il était tout simplement impossible, aberrant que la chose-fée posât une question dont la réponse était aussi évidente. Et ce manque de foi provoqua en lui une violente explosion de colère. Il leva sa dague, et cria de toutes ses forces en regardant vers le ciel :

 

-         Pour le Rat Cornu !

 

Et d’un mouvement sec, il planta la lame rouillée directement dans le cœur de la Dryade. Elle grimaça encore de souffrance et de désespoir pendant de longues secondes, et ne bougea plus. Psody retira son couteau, le rangea dans son étui et regarda ses mains couvertes de sang chaud et vert.

 

Pour la première fois de sa vie, il avait tué quelqu’un.

 

Cette pensée le stupéfia, puis il sentit monter une sensation de toute-puissance grisante. Lui, petit Skaven Blanc, physiquement faible, inexpérimenté, avait le pouvoir de tuer des êtres qui semblaient plus forts que lui. Il était bien un élu du Rat Cornu. Il regardait toujours ses doigts, incapable de penser à quoi que ce soit. Un craquement violent le tira de sa rêverie. Il baissa les yeux, et constata que la Dryade était en train de se transformer. Sa peau se solidifia, les feuilles sur sa tête brunirent, se flétrirent et tombèrent. En quelques secondes, la chose-fée n’était plus qu’un bout de bois sec.

 

Il se releva, recula d’un pas, et cracha sur les restes de la Dryade.

 

-         Et voilà ! J’ai gagné, et t’es morte !

 

Il se tourna vers le Skaven Noir.

 

-         Chitik ! Balance-moi cette vieille branche au feu !

-         Oui, frère !

-         Elle ne fera plus qu’un avec la terre, définitivement ! ironisa Diassyon, avant d’éclater de rire.

 

Chitik ramassa la vieille souche d’une main, la souleva et la lança dans le brasier d’un mouvement. Elle prit feu en un instant.

 

Psody leva les bras.

 

-         Mes frères, vous vous êtes bien débrouillés ! Sans vous, je n’y serais pas arrivé. Mais maintenant, je dois accomplir une prouesse que seul un Prophète Gris peut réaliser. Restez en arrière.

 

Les deux Skavens hochèrent la tête, et coururent jusqu’à l’orée de la clairière. Le petit Skaven Blanc se retrouva seul au centre de l’espace dégagé. Il s’agenouilla, ferma les yeux, et joignit les mains sur son cœur.

 

Il fit le vide dans son esprit. Les bruits environnants furent peu à peu étouffés par sa volonté. Il se rappela les leçons de Vellux et se concentra davantage.

 

Le Rat Cornu hait le visage actuel du monde de la surface. Notre devoir est de le redéfinir selon sa volonté. Et la plus puissante force dont nous disposons est sa colère. Sa rage devant ce monde insolent. Nous, les Prophètes Gris, sommes ici pour déchaîner la colère du Rat Cornu.

 

Psody sentit son visage se crisper peu à peu. Les battements de son cœur accélérèrent progressivement. Il crut percevoir des glapissements de Skavens de plus en plus forts. Il visualisa des scènes de batailles violentes. Les choses-naines, les choses-vertes, les choses-hommes, les mini-choses tombaient devant la toute-puissance des Fils du Rat Cornu.

 

Le Skaven Blanc laissa échapper d’entre ses lèvres une longue syllabe unique. Autour de lui, une légère brise se leva. Il crispa les mains sur son torse, et exhiba ses dents serrées. Loin de lui, ses deux frères s’inquiétèrent en voyant sa figure se tordre sous l’effet d’une forte émotion. L’apprenti se leva lentement. La rage émanait de ses intestins, et enserra son cœur dans ses griffes brûlantes. Le vent autour de lui se mua en tornade, et Diassyon vit nettement des étincelles vertes crépiter autour de son petit frère.

 

Psody rejeta sa tête en arrière avec un feulement sauvage, et tendit les bras sur les côtés. Aussitôt, un tourbillon d’éclairs verts virevolta autour du petit Skaven Blanc, s’élargit de plus en plus pour englober entièrement la clairière. Le tonnerre éclata, des arbres tombèrent, puis tout s’arrêta.

 

Un terrifiant silence s’abattit sur la forêt. Chitik et Diassyon étaient à la fois muets de peur et d’admiration. Tout le périmètre avait été saccagé. L’herbe était devenue noire, les plantes brûlaient de flammes vertes, le lac s’était tari. Par terre, des oiseaux calcinés. Et au centre, le petit Skaven Blanc vacilla avant de tomber en arrière. Le Skaven Noir bondit en avant et fut près de lui en deux enjambées, suivi par Diassyon.

 

 

-         Psody ? Psody ?

-         Hé, frère ! Réveille-toi !

 

Psody ouvrit péniblement les yeux, et vit les visages de ses deux congénères penchés sur lui. Les deux Skavens le soulevèrent et le remirent sur pied. Le Skaven Blanc regarda ses deux frères l’un après l’autre, et eut un petit sourire, qui devint un rire, qu’il partagea avec eux. Les trois Skavens finirent par rire aux éclats ensemble, se donnant des claques sur les bras pour se féliciter mutuellement. Psody grimpa de nouveau sur le dos du Skaven Noir, et les trois frères repartirent vers leur trou, laissant derrière eux une zone morte.

 

*

 

En voyant le rayon de lumière qui descendait de l’ouverture qui se trouvait une bonne soixantaine de pieds au-dessus de lui, Diassyon comprit que le jour était levé. Assis sur la terre humide, il regardait rêveusement en l’air.

 

-         Alors, quoi ?

 

Le Skryre reconnut immédiatement la voix traînante, issue de la gorge chargée de miasmes de son frère Moly. Le Moine de la Peste approcha en traînant la patte.

 

-         Ah, Diassyon… Encore en train de regarder l’extérieur !

-         Je ne m’en lasse pas. C’est tellement joli-joli ! Vivement qu’on puisse y vivre.

-         Tu es toujours dans les nuages, n’est-ce pas ?

-         Hé, nous autres Skryre, nous devons voir le plus haut et le plus loin possible.

 

Moly ricana.

 

-         Monte pas trop, tu pourrais t’écraser sur l’une des deux lunes…

-         Et me gaver de fromage tout le restant de ma vie ! Quelle joie !

 

Moly regarda à son tour vers la lumière.

 

-         Ah, il y a le soleil-soleil, dehors.

-         J’aimerais voir le soleil. Tu crois que Vellux nous laissera sortir le jour ?

-         Peut-être. Nous sommes de vrais Skavens, maintenant. Mais nous devons toujours nous appliquer à œuvrer pour la race supérieure. Nous sommes faits pour rester dans l’ombre. Le soleil n’est pas pour nous. Allez, viens ! Nous devons y aller.

 

Diassyon se leva et suivit le Moine de la Peste.

 

-         À ton avis, ça va lui faire quoi ?

-         Sais pas.

-         À sa place, je serais tout chose. J’espère que ça se passera bien pour lui.

 

Le Moine de la Peste s’arrêta, et regarda fixement le Tirailleur.

 

-         Tu devrais éviter de trop prêter attention à lui.

-         Hé, c’est quand même notre frère !

-         Non. Nous sommes tous les enfants du Rat Cornu. Il nous considère tous de la même façon, et nous n’avons pas à nous sentir plus proche de l’un ou l’autre. Nous n’aurions même pas dû connaître notre lien de parenté.

-         Bah, c’est un élu-élu !

-         Pas encore, tant qu’il ne l’a pas prouvé. Skahl est mort parce qu’il a commis une erreur. Je ne le regrette pas. Et ce sera pareil pour aujourd’hui. Il saura faire ce qu’il faut, sinon, qu’il crève ! Le Rat Cornu n’aime pas les faibles.

-         Mais… et Chitik ?

-         Chitik n’a pas à penser. Son rôle est d’obéir aux ordres. Quant à toi, tu ferais mieux de t’occuper de ta queue au lieu de celle des autres !

 

 

Pendant ce temps-là, au plus profond de la colonie, un jeune Skaven était encore plus nerveux que d’habitude.

 

Vellux m’a tout expliqué, tout devrait bien se passer…

 

Psody attendait avec anxiété devant une lourde porte marquée du symbole triangulaire du Rat Cornu. Il se trouvait devant le saint des saints, le Temple du Rat Cornu de Brissuc. C’était sans conteste le bâtiment le plus impressionnant de toute la cité souterraine. Ce n’était pas une simple grotte aménagée, mais un véritable édifice bâti de bric et de broc avec une multitude de matériaux volés aux choses-hommes, aux choses-naines, aux choses-vertes… même aux choses-elfes. Une douzaine de flèches s’élevaient dans toutes les directions, aucune n’était parallèle à l’autre. Au centre s’élevait la treizième tour, un immense clocher.

 

Le Skaven Blanc tendit la main, et frappa trois coups. Les portes s’ouvrirent dans un grand craquement. Il franchit le seuil, et frissonna quand il entendit un claquement sec derrière lui.

 

Il se trouvait dans un long corridor sombre, et sentait sous ses pieds de la moquette rongée par la moisissure. Sur les colonnes de soutien de la voûte, des globes lumineux diffusaient un éclairage bizarre, et émettaient de petits grésillements et sifflements aigus. La technologie Skryre avait envahi toute la construction. Il y avait le long de la promenade des bas-reliefs représentant des scènes de batailles violentes entre les Skavens et nombre d’autres peuples.

 

Au bout du couloir, une double porte menait à la grande salle de prière, où le Prophète Gris Vellux officiait les messes en l’honneur du Rat Cornu. Mais Psody ne s’en approcha pas, et obliqua à droite vers une porte plus petite. Il la franchit, et se retrouva dans une antichambre éclairée par des lumières crues. Son odorat perçut une forte odeur d’encens. Il y avait un brasero devant lui. Il distingua à l’autre bout de la pièce une estrade avec une chaire et un grand fauteuil volé aux choses-hommes, recouvert de cuir crevé par endroits.

 

Il entendit la grande cloche sonner à travers les cloisons. Les autres Skavens n’allaient pas tarder à venir dans la salle de prière. Son regard contempla le brasero allumé. Il se rappela des instructions de son maître. Toute une symbolique.

 

Il avala sa salive, et défit un à un les nœuds qui retenaient les tissus de ses guenilles noirâtres, les laissant glisser à terre. Il les ramassa, et les lança dans le brasero. Elles brûlèrent en quelques secondes. Il se retrouva nu et seul, debout devant l’âtre, ne sachant que faire. Il crut entendre un murmure étouffé, et des bruits de pas. Les premiers fidèles étaient en train de s’installer. Tout cela le mettait mal à l’aise. Il décida de s’agenouiller, croisa les mains devant son museau, ferma les yeux, et pria silencieusement. Derrière les murs, la rumeur s’amplifiait avec le nombre de Skavens.

 

Au bout d’un temps indéfinissable, il entendit un petit rire satisfait, devant lui. En relevant les paupières, il comprit qu’il n’était plus seul. Le Prophète Gris Vellux était assis dans le fauteuil.

 

-         Approche-approche, mon enfant, ordonna Vellux.

 

Docilement, Psody se leva, contourna le brasero et s’immobilisa devant son maître. Le Prophète Gris quitta son siège, ouvrit une malle posée en retrait, et en sortit une robe usée, de couleur gris clair.

 

-         Tu n’es plus un apprenti, désormais. Tu as gagné le droit de représenter le Rat Cornu en tant que Prophète Gris.

 

Psody leva les mains sans mot dire, et Vellux lui fit enfiler cette nouvelle robe. Quand il l’eut passée, le jeune Skaven Blanc se considéra avec hésitation. Vellux eut un sourire inquiétant.

 

-         Moi aussi, j’étais intimidé à ta place. Mais le Prophète Gris Thanquol m’a assuré que je pouvais être confiant. Aujourd’hui, je t’assure la même chose. Maintenant, il est temps que tu prouves à la colonie que tu es digne de lui apporter la parole du Rat Cornu.

 

Vellux descendit de l’estrade et se dirigea vers une porte sur le côté qu’il ouvrit. Il invita Psody à la franchir. Le jeune homme-rat devina qu’elle donnait sur la grande salle de prière, et s’exécuta derechef. Il grimpa à un escalier en bois aux marches branlantes. Quand il atteignit le sommet, ce fut pour être accueilli par des centaines d’acclamations.

 

Psody était sur un échafaudage de six pieds de hauteur. Devant lui, il y avait tous les membres de la colonie, assis sur la terre poussiéreuse, en train de l’applaudir. Sur le côté, deux acolytes portant des colifichets et des toges se mirent à frapper en rythme d’énormes  tambours avec des baguettes surmontées de crânes. Un troisième tapa sur une large cloche avec son marteau de fer. Un grondement éclata au-dessus de la tête du jeune homme-rat. C’était un brasier qui illuminait toute la pièce, qui provenait de la bouche d’une énorme statue représentant un Skaven aux longs membres minces, avec deux paires de cornes – deux torsadées, deux droites.

 

Le Rat Cornu me salue…

 

 

Des nuages de fumée planaient dans la pièce, les lumières verdâtres les éclairaient par intermittence. Psody ne les vit pas, mais ses quatre frères étaient dans l’assistance. Diassyon et Moly étaient assis côte à côte. Le Skryre ricana.

 

-         Quelle fierté ! Notre petit frère va devenir très grand !

-         Tu l’as dit, frère. Tu crois que ça nous donnera des avantages ?

-         Tiens, finalement tu es intéressé ? ironisa le Skaven brun.

 

Le Moine de la Peste était en réalité sous l’effet d’un euphorisant à base de malepierre qu’il avait fumé avant d’entrer dans le temple, ce qui avait grandement amélioré son humeur.

 

-         Ouaip. En fait, je n’y avais pas pensé, ce matin, mais avoir un Prophète Gris du même sang, ça pourrait nous apporter beaucoup-beaucoup, tout compte fait.

-         Tu penses à quoi ?

 

Le Moine de la Peste se tut quelques instants, puis gloussa :

 

-         Des montagnes d’encens de malepierre !

 

Et les deux frères partirent d’un grand éclat de rire en se poussant l’un l’autre.

 

 

Le Skaven Blanc était au milieu de la scène, indécis. Il se sentait tellement minuscule devant cette foule. Lui, le plus jeune, le plus petit, le plus chétif de sa portée, était également le seul Skaven Blanc venu au monde depuis la fondation de cette colonie menée par Vellux. C’était à la fois intimidant… et vraiment grisant. Il se retourna, et vit que son maître l’avait suivi. Vellux se plaça à ses côtés, et leva les bras, intimant le silence à la foule.

 

-         Fils du Rat Cornu, j’ai la grande joie de vous présenter votre nouveau Prophète Gris. La nouvelle voix de notre dieu, après la mienne !

 

Les Skavens hurlèrent de joie, applaudirent et ricanèrent. Vellux posa la main sur l’épaule du jeune Psody.

 

-         À genoux, ordonna-t-il.

 

Le jeune homme-rat obéit. Son maître continua :

 

-         Ferme les yeux, et lève le nez !

 

Encore une fois, Psody suivit les instructions du Prophète Gris. Vellux tira une dague à lame incrustée de malepierre de son fourreau, et se taillada le bras. Du sang rouge sombre goutta de sa chair. Il tendit le poignet au-dessus de la tête de Psody. Des taches brunes salirent la fourrure blanche de son front. Il eut un petit tic nerveux, mais ne bougea pas plus. Vellux parla d’une voix forte.

 

-         Désormais, tu m’es lié par mon sang. Tu n’obéiras plus qu’à moi seul, et personne d’autre. Et en dehors de moi, ton maître, et du Conseil des Treize, tout le monde se pliera à ton autorité, et personne n’aura le droit de la contester.

 

Il barbouilla de son sang le visage de son disciple.

 

-         À présent, lève-toi, et regarde-moi.

 

Le jeune homme-rat fit encore ce que Vellux lui demandait.

 

-         Il est temps pour toi de voir le monde tel qu’il est vraiment.

 

Vellux fit un geste, et un serviteur arriva, portant un plateau de bronze sur lequel il y avait une énorme pépite de malepierre. Le cristal vert luminescent pulsait à intervalles réguliers. Le Prophète Gris le prit délicatement, le serra fort entre ses longs doigts et en cassa un morceau de la taille d’une grosse noix. Il tendit la petite part de malepierre à son disciple.

 

-         Ouvre ton esprit à la parole du Rat Cornu. Accepte son présent.

 

Psody hésita. Pour la première fois de sa vie, il allait goûter à la substance sacrée sur laquelle était bâtie toute la société Skaven. Il savait que c’était toxique, que de trop grandes quantités pouvaient être fatales. Mais c’était aussi la clef du pouvoir, la pierre angulaire qui reliait les Prophètes Gris au Rat Cornu. Il ramassa la pépite de malepierre. Vellux fit un petit signe de tête avec un sourire mystérieux. Le jeune homme-rat inspira profondément, ouvrit la bouche, et plaça le fragment de minerai sur sa langue. Il avala d’un coup.

 

Les Skavens reprirent leurs acclamations de plus belle. Vellux applaudit aussi, très lentement. Psody ne sentit cependant aucune différence, aucun changement. Quelques longues secondes passèrent. Au moment où le jeune homme-rat allait demander explication à son maître, il sentit une douleur violente dans son estomac. Il fut pris d’une quinte de toux, et vomit un flot de bile noirâtre. Vellux passa derrière lui, posa ses mains sur ses épaules et murmura à son oreille :

 

-         Ne t’en fais pas. La première fois, ça surprend un peu.

 

Il rejeta la tête en arrière et ricana, tandis que son disciple tomba à genoux. Celui-ci rota une vapeur verdâtre. Les Skavens rirent, couinèrent et sifflèrent encore plus fort. Le Prophète Gris Vellux s’exclama :

 

-         Gloire au Rat Cornu !

-         Gloire au Rat Cornu ! répéta la foule.

-         Gloire à la malepierre !

-         Gloire à la malepierre !

-         Gloire à Psody, notre nouveau Prophète Gris !

-         Gloire à Psody ! Gloire à Psody !

 

Toute la colonie exultait de joie. Même Klur, qui n’aimait pourtant pas son petit frère, finit par se laisser emporter dans le mouvement. Le fait de voir le jeune Skaven Blanc se retrouver à quatre pattes, les yeux révulsés, l’amusait comme jamais. Tout n’était plus qu’excitation passionnée. La cloche sonna plus fort, les tambours se firent plus rapides, des panaches de fumée enflammée jaillirent des narines et des yeux de la statue.

 

 

Au milieu de toute la foule d’hommes-rats, un seul restait immobile et silencieux. C’était Chitik. Son faciès n’affichait pas la moindre réjouissance, seulement une expression à la fois perplexe et inquiète. Son intellect simple le poussait à interpréter la scène d’une toute autre manière. Les vomissements, la perte d’équilibre, puis ce hoquet, tant de petits indices sur ce que ressentait vraiment son jeune frère. Il se leva, et essaya de parler plus fort que les autres.

 

-         Non, non ! Attendez ! Il a mal-mal ! Il n’est pas content-content !

 

Les Skavens crissaient de joie, ricanaient de satisfaction. Chitik prit peur, et s’affola.

 

-         Stop-stop ! Il est fragile ! Il risque d’être malade-malade ! Il risque de mourir !

 

Mais personne ne l’écoutait, et les cris étaient de plus en plus forts, alors que sur l’estrade, Psody se tenait le ventre, crispé sur lui-même. Le Skaven Noir sentait le musc de la rage se répandre par toutes ses glandes.

 

-         Arrêtez !

 

Il cogna son voisin, l’assommant net. Puis il voulut courir vers la scène en renversant tous les Skavens sur son passage. Déjà certains protestèrent, se levèrent, indignés, en brandissant leurs poings.

 

-         Psody !

 

 

Les sens de Psody étaient de plus en plus étouffés par la malepierre. C’est à peine s’il sentait le contact du bois, alors qu’il convulsait sur la scène, allongé de tout son long. Tout ne fut plus qu’un vaste chaos, avec des images furtives, une marée de vermine, un odieux concert de ricanements moqueurs et déchaînés. Il n’entendait rien qu’une longue litanie composée de centaines de voix suraiguës. Il allait perdre connaissance, lorsqu’une grosse voix se détacha du reste.

 

-         Psody ! Tiens bon ! Le Rat Cornu t’a choisi, mon frère ! Résiste-résiste ! Montre-lui que tu es digne ! Fais-le pour lui ! Fais-le pour moi, frère !

 

Le Skaven Blanc reconnut avec surprise la voix qui lui parlait. Il rassembla ses forces pour redresser la tête, et distingua une grande silhouette se rapprocher, avant de se faire arrêter par trois grands Skavens Noirs.

 

Chitik ? Mais qu’est-ce qui te prend ?

 

Il n’eut pas le temps de réfléchir davantage. Une explosion de douleur irradia son cerveau, le projeta en arrière, et ce fut le trou noir.

 

 

Quand il ouvrit les yeux, il se rendit compte qu’il n’était plus dans la salle de cérémonie, mais sur une colline. Plutôt un plateau en hauteur d’une carrière rocheuse. Autour de lui, il y avait des Skavens, qui guettaient en contrebas. Psody s’approcha du bord, personne ne semblait prendre attention à lui. Quand il regarda, il vit une procession de choses-naines rassemblées autour d’un étrange appareillage. Ils étaient trop bas pour que le jeune Skaven Blanc pût voir précisément ce qu’ils faisaient. Il entendit alors un glapissement rageur sur sa gauche. Il pivota sur ses talons, et sentit ses yeux s’agrandir de surprise.

 

-         Maître ?

 

Près de lui se tenait un Skaven Blanc. Il était plutôt grand, et mince sans être maigre. Ses cornes étaient enroulées sur elles-mêmes comme celles d’un bélier, et seul son museau était à l’air libre sous sa cagoule. Des colifichets en os pendaient sous la cape rouge qu’il portait par-dessus sa bure grise. Il était penché sur un dispositif plutôt impressionnant. Psody se rappela que les ingénieurs du Clan Skryre avaient conçu cet objet, une version améliorée du télescope. Et ce Skaven Blanc pestait de rage.

 

-         Encore ces satanés gêneurs ! Le Rat Cornu a décidé de me maudire !

-         Maître, est-ce vous ?

 

Non, ce n’était pas Vellux, bien que sa voix lui rappelât celle de son mentor. Il n’avait pas l’air d’avoir entendu Psody, trop concentré sur sa lunette. Il recula et appela :

 

-         Vorhax ! Viens ici-ici !

 

Vorhax ? songea Psody. Mais alors…

 

Comme s’il avait finalement détecté sa présence, le grand Prophète Gris s’arrêta, et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Psody se concentra davantage, rassemblant ses souvenirs sur les noms récurrents de l’histoire des Fils du Rat Cornu. Son regard croisa alors celui du Skaven Blanc, et ce regard à l’éclat plutôt inquiétant le mit de plus en plus mal à l’aise.

 

Ce Prophète Gris serait…

 

 

Sans transition, le jeune homme-rat se trouva dans un tout autre lieu. Une forêt luxuriante, avec d’immenses arbres, des plantes exotiques sur lesquelles étaient posés des oiseaux bariolés. Il distingua une cité de pierres blanches non loin de lui. Et juste devant lui se tenait un autre Skaven Blanc. Il était juste un peu plus grand que lui, et avait des cornes plutôt courtes, qui sortaient de ses tempes pour pointer directement vers l’avant. Contrairement à la coutume, il ne portait pas une robe grise, mais une houppelande constituée de plumes multicolores, avec une cape en fourrure tachetée sur les épaules.

 

Je reconnais ce Skaven Blanc. Ce n’est pas la première fois que je le vois.

 

Le Skaven Blanc eut un sourire amical et tendit les bras vers lui.

 

-         Ah, mon ami ! Quel plaisir de te revoir !

 

Psody comprit que ce n’était pas à lui que s’adressait ce salut, mais à quelqu’un derrière lui. Il se retourna, et remarqua une singulière créature. Une sorte de crapaud géant à peau écailleuse, qui tenait difficilement sur ses deux jambes arquées. Il était plus grand que l’autre Skaven Blanc, et bien plus large. Lui ne semblait pas aussi réjoui. D’autres individus aux caractéristiques de lézard approchèrent, entourant l’homme-rat à la cape de fourrure, qui cessa de sourire.

 

-         Mais… qu’est-ce que ça veut dire ?

 

Deux lézards agrippèrent solidement le Skaven Blanc. Le crapaud ouvrit sa grande bouche et articula d’une voix caverneuse :

 

-         Désolé… mon ami.

 

Un troisième être-lézard, immense, surgit derrière le Skaven Blanc, et lui flanqua un tel coup de poing sur le crâne qu’il fut instantanément assommé. Le monde se renversa autour de Psody. Il se retrouva par terre, les yeux tournés vers le ciel, et vit au-dessus de lui l’énorme faciès du crapaud qui le regardait avec insistance.

 

 

Psody ouvrit péniblement les yeux. Il tremblait. Sa tête était sur le point d’exploser. Il avait l’impression que tous ses organes étaient sens dessus dessous. Il se sentait encore plus mal en point qu’après son premier accouplement. En y réfléchissant, il ne se rappela pas avoir eu aussi mal de toute sa jeune vie.

 

Il ne comprenait pas. La malepierre aurait dû lui ouvrir les yeux plus grands, lui faire voir le monde plus clairement, l’aider à comprendre de nouveaux concepts… mais il n’avait jamais eu idée d’une telle torture. Et ça ne lui avait pas développé les sens, au contraire. Comme si, au lieu de l’éveiller, l’expérience l’avait placé dans une lourde torpeur durant laquelle il n’avait jamais été aussi vulnérable.

 

Combien de temps avaient duré ses délires ? Est-ce qu’on avait profité de sa faiblesse pour le malmener ? Ou pire, encore ? En effet, la douleur n’était pas seulement physique, cette fois. C’était plus cinglant, il avait l’impression d’avoir été meurtri au plus profond de son être. Comme si quelqu’un ou quelque chose avait tenté de violer son âme. Cette idée le terrifia.

 

Il tourna la tête, et vit qu’il était allongé sur un tas de paille, sous une couverture taillée dans le tissu grossier d’un sac de grains des choses-hommes. Il sentit une présence à ses côtés. Il tendit le cou, leva lentement les yeux. Près de lui, assis par terre, se tenait le Skaven Noir issu de sa portée.

 

-         Chi… tik ?

 

Chitik pivota d’un mouvement net vers Psody. Il murmura d’une voix hésitante :

 

-         Psody… Enfin, tu es réveillé ! Comment tu te sens ?

-         Qu’est-ce qui s’est passé ?

-         Vellux t’a fait manger la Poussière du Rat Cornu.

-         C’était quand ?

-         Hier. Ça t’a fait voir-voir des choses ?

-         Oui, mais je n’ai pas compris.

 

Psody se redressa, et se rendit compte de quelque chose.

 

-         Mais… ton oreille ?

 

Le Skaven Noir avait un bandeau taché de sang autour du crâne, avec une compresse sur la tempe droite.

 

-         Vellux n’a pas été content.

-         « Content » ? répéta Psody. Mais de quoi…

 

Soudain, d’autres souvenirs vagues refirent peu à peu surface. Il ouvrit grand les yeux.

 

-         Mais qu’est-ce qui t’a pris, enfin ?! C’était une cérémonie rituelle ! Mon élévation au rang de Prophète Gris ! Et tu as tenté de l’interrompre, espèce d’idiot !

-         Tu avais l’air tellement malade… j’ai voulu t’emmener dans un endroit plus calme pour que tu puisses te reposer. Qu’on te laisse tranquille. Vellux n’a pas voulu.

 

Le Skaven Blanc se sentit assailli de nombreuses émotions contradictoires.

 

Il s’est fait couper l’oreille parce qu’il a voulu… prendre soin de moi ?!?

 

-         Mais… il ne fallait pas, frère, dit Psody plus calmement. Je m’en remettrai. Je devais en passer par-là, comme l’a fait Vellux, pour la gloire du Rat Cornu. Je vais récupérer. Toi, par contre, maintenant, tu as une oreille en moins !

-         Ça ne m’empêche pas d’entendre.

 

Compte tenu de l’expression renfrognée du Skaven Noir, cela sonnait plutôt comme « ça vaut mieux que d’avoir un frère en moins ». Le Skaven Blanc était sincèrement décontenancé. Il ne sut vraiment pas quoi répondre. Finalement, il dit :

 

-         Écoute… je suis désolé si je t’ai fait peur. Mais c’est une étape obligatoire si je veux pouvoir servir le Rat Cornu. Maintenant, je peux le représenter.

-         Tu vas encore en manger, hein ? Comme Vellux !

-         Je… je ne sais pas. Peut-être… de temps en temps. Mais pas tout de suite.

 

Un ricanement désagréable retentit alors par l’interstice de la porte entrouverte.

 

-         Hé ? Coucou, là-dedans ! Alors, Prophète Gris, comment te sens-tu ?

-         Klur, fiche-lui la paix ! gronda Chitik.

-         Ce n’est pas à toi que je parlais, grand cornichon ! Tu as mal entendu ? Oh, ce n’est pas si étonnant !

 

Le Skaven Noir se leva avec un rugissement. Psody posa la main sur la queue de son frère.

 

-         Attends ! Laisse. Entre, Klur !

 

Le Coureur Nocturne Eshin passa sa tête par l’ouverture, avec un sourire moqueur. Le Skaven Blanc se redressa péniblement, et se tint assis, avec un regard soutenu.

 

-         Ton esprit est bien trop étroit pour que je prenne tes sarcasmes au sérieux, Klur du Clan Eshin. Toi, de ton côté, rappelle-toi que je suis désormais un Prophète Gris, et tu me dois respect-respect et loyauté ! Si tu l’oublies, prends garde à toi !

 

Klur ne sourit plus, réalisant que son jeune frère avait raison. Il jugea prudent de changer d’attitude. Il entra dans la chambre, et baissa la tête.

 

-         Tu as raison, frère. Je vais désormais te traiter comme tu le mérites.

-         Très bien. Que veux-tu ?

-         Le Prophète Gris Vellux souhaite te parler dans son laboratoire. Il aimerait que tu lui dises ce que tu as retenu de cette incroyable journée.

-         Alors je ne vais pas le faire attendre.

 

Il eut du mal, mais il parvint à se remettre debout. Chitik le suivit jusqu’à la porte des quartiers personnels de Vellux, et l’attendit là.

 

 

-         Ton corps semble avoir bien assimilé la malepierre. Je peux te le dire, à présent : tous n’y parviennent pas. Le jour de ma nomination, nous étions trois apprentis à y goûter. Je suis le seul à être resté vivant-vivant. Rhabille-toi.

 

Vellux reposa ses instruments sur la table de travail. Psody remit sa robe grise, et attendit la suite, mains croisées derrière le dos. Sa queue frétillait avec une légère nervosité.

 

-         Psody, le Rat Cornu t’a parlé. Tu as vu et entendu des choses, n’est-ce pas ?

-         Oui, maître. Et j’avoue que je n’ai pas tout compris.

-         J’aimerais que tu me racontes ton rêve. Je t’aiderai à en voir le sens. Assieds-toi, et parle sans retenue.

 

Le jeune Skaven Blanc s’installa sur un tabouret, inspira et commença :

 

-         J’ai vu un Prophète Gris.

-         C’est normal. Nous, les Skavens Blancs, sommes liés à travers l’espace et le temps, car nous sommes tous les serviteurs directs du Rat Cornu. Il nous arrive de voir les coups d’éclat de nos ancêtres, ou parfois ceux de nos descendants.

-         Je crois… je crois que c’était le Prophète Gris Thanquol, votre père.

-         Ah oui ? Tu as vu Thanquol ? Es-tu sûr que c’était lui ?

-         Il avait votre majesté, un peu votre voix… et puis, je l’ai entendu appeler quelqu’un. Un nom bizarre, comme « Borak », ou…

-         Vorhax.

-         Oui, c’est ça ! Ce nom revient avec celui de votre père. Qui est Vorhax ?

-         C’était son rat-ogre personnel. Tu as vu autre chose ?

-         Oui, maître. Une forêt très particulière, avec de grands arbres, de l’herbe très haute. Il y avait un autre Skaven Blanc, bien différent de nous. Il ne portait pas une robe de Prophète Gris, mais un costume avec des couleurs très vives. Il était face à des choses… je ne sais pas ce que c’était. Des serpents, des grenouilles qui marchaient sur deux pattes.

-         Les choses-froides. Ce peuple habite dans un très lointain pays, la Lustrie. Notre race s’est longtemps battue contre eux.

 

Le Prophète Gris retourna à son plan de travail, farfouillant parmi les divers contenants.

 

-         Tu auras d’autres visions, elles seront plus limpides. La malepierre les éclaircira davantage, et bientôt, plus aucun mystère ne résistera à ton intelligence.

-         Oui, vous avez raison, maître. C’était déjà un peu plus clair, cette fois.

 

Vellux arrêta alors de bouger. Il tournait toujours le dos à Psody, et celui-ci ne pouvait pas remarquer le visage de son maître qui se crispa subitement.

 

-         « Cette fois » ? Veux-tu dire que ce n’était pas la première fois ?

-         Non, maître. La première fois, c’était lorsque j’ai honoré la reproductrice.

-         « Honoré la reproductrice… » répéta pensivement le Prophète Gris. Et qu’as-tu vu, cette fois-là ?

 

Psody se sentit un peu mal à l’aise en se rappelant de cette soirée, et de son éprouvant épilogue. À moins que ce ne fût le ton de la voix de Vellux qui avait changé.

 

-         Les choses-froides étaient déjà là, je revois leurs yeux, leurs écailles, et j’entends leurs sifflements. Je les ai vus torturer et tuer des Skavens.

-         Tu comprends pourquoi nous devons nous en débarrasser ? dit le Prophète Gris en faisant de nouveau face à Psody. Ils sont les ennemis du Rat Cornu.

-         Il y avait aussi le Skaven Blanc que j’ai vu, aujourd’hui. Oui, maintenant que j’y repense, je le reconnais. Il était en très mauvaise posture. Les choses-froides le torturaient, lui aussi. Mais après, j’ai vu autre chose. Un… une grande construction, comme une immense hutte des choses-hommes, toute en pierre.

-         Les choses-hommes appellent ça « château ». Ils s’y cachent pour échapper à notre fureur. Un jour, peut-être, tu en verras un, pour le prendre d’assaut.

-         En haut de ce château, il y avait un drapeau avec des Skavens dessinés dessus.

 

Vellux eut un sourire douteux.

 

-         Probablement l’avenir. Tu le sais, nous sommes appelés à diriger le monde. Toutes les villes de toutes les races inférieures devront brandir un drapeau avec le Triangle du Rat Cornu et nos visages. Cela devrait te réjouir, Psody.

-         Il y avait une dernière chose. Un Skaven qui parlait. Il demandait quelque chose… « Est-ce que je te désole ? » ou « déçois » ? Oui, il demandait s’il me décevait ?

-         Tu te rappelles à quoi il ressemblait ?

-         Vaguement. Il était tout petit, il avait l’air jeune, peut-être âgé de deux ou trois cycles saisonniers.

-         Était-il blanc ?

-         Je ne me rappelle pas sa couleur, mais il n’avait pas de cornes, j’en suis sûr.

 

Le Prophète Gris fit la moue.

 

-         Je crois que c’est ta conscience. Tel que tu te vois au plus profond de toi-même. J’ai déjà entendu parler de ce genre d’image. Tu as le souci de vouloir plaire au Rat Cornu, c’est tout à ton honneur. Être son messager est une lourde responsabilité, et tu auras parfois l’impression de paraître plus petit et plus faible. Mais ne t’en fais pas, Psody. Continue à bien me servir, et le Rat Cornu te chérira.

-         J’en suis sûr, mon maître. Merci pour votre soutien.

 

Psody s’inclina respectueusement. Vellux fit alors un geste vers la porte.

 

-         Allez, va te reposer, maintenant. Dans les jours qui viennent, tu vas m’aider à retrouver Aescos Karkadourian et le traiter comme il le mérite.

-         Oui, mon maître ! Gloire au Rat Cornu !

-         Gloire au Rat Cornu.

 

Psody quitta le laboratoire. Une fois seul, Vellux attendit une longue minute, sans rien faire. Son cerveau était en ébullition, chauffé à blanc par ce qu’il venait d’entendre. Il retourna à son bureau avec des gestes saccadés, tenta de démarrer une expérience sur laquelle il voulait travailler depuis longtemps, mais était trop déconcentré. Il prit une fiole remplie d’un liquide rouge, la contempla d’un œil perplexe. Soudain, avec un glapissement de colère, il la jeta contre le mur du fond, et donna un grand coup de poing sur la table de bois, renversant plusieurs tubes à essai. Il voulut ralentir le rythme de sa respiration.

 

Du calme, du calme… Tout n’est pas perdu-perdu.

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