Seules mes lames peuvent me tuer

Chapitre 2 : Rencontre entre deux légendes

Chapitre final

8409 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 16/09/2020 20:25

Une main aux doigts racés, délicats, s’étira gracieusement jusqu’à un plateau de cuivre posé sur un coussin. Un véritable festin reposait sur le plateau : des quartiers de viande, des légumes, des herbes étaient disposés harmonieusement autour du plat principal, qui n’était autre qu’une tête de chose-verte fraîchement coupée, avec un navet dans la bouche et des carottes plantées dans les oreilles.

 

Les longs ongles noirs et pointus de la main s’insinuèrent sous les paupières de l’œil gauche de la tête, triturèrent la viande et les nerfs, tirèrent, et le globe oculaire céda dans un petit bruit. Puis la main porta la boule de chair tendre à la bouche fine et allongée, qui l’avala en deux claquements de dents.

 

D’habitude, elle préférait se livrer à cet exercice quand la tête était encore attachée au reste du corps, encore vivant. C’était plus drôle. Les choses-vertes émettaient des sons amusants à entendre.

 

La silhouette féminine secoua la tête, se massa la nuque, et se leva.

 

Quiconque d’à peu près normal aurait vu cette créature n’aurait sans doute pas pu choisir entre la terreur et la fascination. Telles étaient les deux émotions qu’elle suscitait le plus. C’était le fruit d’années de jeux, de calculs, de charmes et de démonstrations d’autorité.

 

Ithira, la Sybille Grise, savait soigner les apparences.

 

Physiquement, elle sortait complètement de la norme. Elle était née parmi les habitants de l’Empire Souterrain. Comme les autres, elle avait la taille d’un adolescent Humain, avec les attributs d’une rate : la fourrure, les dents, les oreilles, le museau, la queue de chair. Contrairement au plus grand nombre des Skavens, elle présentait trois attributs supplémentaires qui la catégorisaient immédiatement comme une personne au statut extraordinaire.

 

D’abord, sa fourrure était entièrement blanche, comme la neige. Elle prenait d’ailleurs soin de la garder impeccable sous ses vêtements ouvragés fabriqués par les choses-hommes – sa garde-robe était constituée de nombreux habits volés aux caravanes marchandes.

 

Ensuite, deux cornes de chèvre émergeaient de son front. Ces cornes étaient le signe indiscutable d’une faveur accordée par le Rat Cornu à un nombre très restreint d’élus. Ces cornes montraient qu’elle pouvait entendre la voix du dieu tutélaire de l’Empire Souterrain, et utiliser sa magie instinctivement.

 

Tels étaient les deux traits propres aux Skavens Blancs, les privilégiés du Rat Cornu. Or, elle présentait une troisième particularité : une deuxième paire de cornes de bélier, enroulées autour de ses oreilles. Deux paires de cornes était le signe d’une bénédiction particulièrement généreuse… et donc, chez une femelle, cela pouvait susciter davantage de jalousies.

 

Ithira s’en moquait. Au contraire, elle savait très bien que cet atout renforçait davantage son magnétisme.

 

À ce jour, elle était l’unique fille de l’Empire Souterrain à avoir reçu la bénédiction du Rat Cornu. La seule connue, en tout cas. Elle en était parfaitement consciente, et s’appliquait à tout faire pour impressionner le plus possible quiconque la voyait.

 

Les Fils du Rat Cornu considéraient tous les femmes comme de simples objets de reproduction et de plaisir. Voir une femelle dans une position au moins égale à celle d’un esclave était déjà une aberration. Voir une femelle choisie par le Rat Cornu lui-même constituait la pire des atrocités blasphématoires selon les paroles des Prophètes Gris.

 

C’est pourquoi Ithira avait dû faire face à bien des difficultés pour arriver à sa position.

 

Le premier coup de pouce que le Destin lui avait octroyé était sa naissance. Elle était venue au monde dans un terrier de petite taille, dirigé par un Prophète Gris frustré, qui avait décidé de se venger du Conseil des Treize. Il avait gardé la petite chose vagissante, certain de pouvoir l’utiliser pour prendre sa revanche. Ce Prophète Gris avait voulu négocier la vie de son spécimen contre des richesses à qui pouvait en proposer. Il avait fallu quelques lunes au Prophète Gris pour trouver un Seigneur de Guerre intéressé par ce précieux butin. La nuit de l’échange, qui avait eu lieu à la surface, tout avait basculé : une attaque d’une bande de maraudeurs Gobelins avait interrompu la transaction. Les Gobelins avaient voulu garder la petite créature pour la manger, mais une fois de plus, le Rat Cornu avait intercédé en sa faveur. Ainsi les Gobelins avaient été massacrés à leur tour par une milice d’Humains.

 

Ces Humains-là gardèrent la petite fille Skaven pour la montrer aux inquisiteurs de Sigmar. La petite chose, alors capable de marcher, avait écouté son instinct et s’était éclipsée discrètement avant l’arrivée des prêtres. Après une longue errance, elle rencontra deux enfants Humains, un frère et une sœur, qui l’avaient d’abord pris pour le légendaire « Wolpertinger ». Ils l’avaient emmenée chez leur grand-mère, une vieille herboriste qui vivait dans une cabane à une demi-journée de marche du plus proche village.

 

C’est ainsi que la petite Skaven Blanche avait reçu son nom : Ithira, un nom elfique – la vieille dame adorait le folklore des Elfes. Elle passa ainsi les quelques années suivantes sous la garde des trois Humains. Ils lui avaient appris à parler, et grâce à la vieille dame et à ses enseignements, elle savait aussi lire, écrire et compter. Ce fut à cette époque que sa deuxième paire de cornes apparut. La grand-mère et sa petite-fille se firent un plaisir de lui inculquer l’art d’entretenir sa féminité. Et puis, à l’aube de l’adolescence, elle montra de bonnes capacités à appliquer les arts curatifs de l’herboristerie.

 

Ces années restèrent les meilleures dans sa mémoire. Sa vie ne pouvait cependant pas se résumer à cela.

 

Une nuit, comme tous les Skavens Blancs arrivés à l’orée de l’âge adulte, elle entendit la voix du Rat Cornu pendant son sommeil. Ce qu’elle vit la terrifia. Le dieu des Skavens de l’Empire Souterrain, dont elle avait complètement oublié l’existence, lui ordonna de tuer les membres de sa famille d’adoption et de massacrer le petit village à proximité, et plus encore si elle pouvait. Prise de panique, elle pressentit une catastrophe à venir. Elle poussa ses trois bienfaiteurs à quitter les lieux. Quelques jours plus tard, une horde d’Hommes-bêtes ravagea le village. Certaine d’être une source de danger pour la vieille herboriste et ses deux petits-enfants, elle décida de les quitter, le cœur gros.

 

Commença alors pour elle un jeu particulièrement dangereux.

 

Elle porta des vêtements rembourrés pour cacher ses formes, cessa de prendre soin de son hygiène, et s’entraîna à travestir sa voix. Quelques mélanges d’herbes parfumées et des fumigations complétèrent le déguisement. Elle se présenta comme un mâle dans un terrier de Skavens situé à une dizaine de jours de marche, sous une ville de moyenne importance. Son idée audacieuse marcha : ainsi, le Prophète Gris Lokhee, seul rescapé d’une bataille violente, se présenta à la colonie de Korise, et fut accueilli avec tous les égards par le Seigneur de Guerre Jinzul du Clan Eshin, d’autant plus volontiers que le dernier Skaven Blanc avait été emporté par une douloureuse maladie la saison précédente, laissant la colonie sourde et aveugle aux messages du Rat Cornu.

 

Ithira s’installa dans les quartiers du défunt Prophète Gris, et n’eut aucun mal à y prendre ses aises. D’instinct, elle réussit à déchiffrer les grimoires et autres parchemins laissés à l’abandon, comme si le Rat Cornu lui chuchotait à l’oreille les traductions. Elle apprit ainsi dans le plus grand secret à manier la Magie Warp. Quand le Seigneur Jinzul venait lui demander un conseil, elle entrait dans une transe incantatoire, sans quitter son déguisement. Elle fit preuve d’une intelligence peu commune, même chez les Prophètes Gris, et le terrier gagna une bataille, puis une autre, et s’enrichit. Une colonie rivale dut prêter allégeance au Prophète Gris Lokhee, rapidement suivie par une deuxième.

 

Une règle, cependant, étonnait les Skavens de Korise : le Prophète Gris Lokhee interdisait formellement de s’attaquer aux choses-hommes, sauf pour se défendre. Personne ne comprenait pourquoi, mais les victoires qui s’accumulaient apaisaient les méfiances.

 

Ce fut à ce moment-là qu’Ithira décida de cesser de jouer la comédie. Bien sûr, elle était parfaitement consciente de prendre un risque énorme. Dans une société aussi phallocrate que celle de l’Empire Souterrain, la vie d’une femme ne pesait pas bien lourd. Et pourtant, elle sentait que son statut de Skaven Blanche était un avantage.

 

Elle se présenta d’abord sous son vrai jour à Jinzul, qui était accompagné de ses fidèles serviteurs. Une fois la première surprise passée, le Seigneur de Guerre éclata de rire et menaça de la violer devant ses subalternes. Il n’eut pas le temps de poser la main sur elle que déjà son crâne avait explosé. L’un des hommes de main, fou de colère, avait sorti son arme. Une incantation bien prononcée lui avait littéralement arraché toute la peau en un instant. Les autres Grandes Dents s’étaient tous jetés à ses pieds, suppliant la jeune femme-rate de les épargner en échange de leur fidélité sans faille.

 

Il n’avait pas fallu beaucoup de temps au reste de la cité souterraine pour accepter la véritable identité de leur Prophète Gris. Ithira devint la dirigeante du terrier. Les chefs des colonies voisines voulurent montrer à cette arrogante femelle où était sa place, ils réussirent juste à lui céder davantage de Guerriers des Clans, de ressources et de pouvoir. Certains Seigneurs de Guerre, moins braves et moins stupides, vinrent d’eux-mêmes se placer sous son autorité, et aucun d’entre eux ne le regretta. Korise était devenue une grande citadelle, puissante et prospère.

 

Tant et si bien que le Conseil des Treize de Skarogne avait finalement entendu parler d’Ithira la Sybille Grise.

 

Les membres du Conseil des Treize ne savaient pas quoi penser. Une femelle à la tête d’une citadelle ? Tout le monde savait bien qu’une pondeuse n’était efficace que dans une pouponnière, à pondre encore et encore. Alors quoi ? Pourtant, la réputation de Korise était justifiée, d’après le rapport d’une Grande Cape envoyée par le Seigneur de la Nuit Sneek, le Maître Suprême du Clan Eshin.

 

Les membres du Conseil des Treize tombèrent d’accord : tant qu’Ithira ne provoquait pas trop de remous dans l’Empire Souterrain, elle ne constituait pas une menace à éliminer. On n’avait pas encore entendu d’histoire dérangeante d’autres colonies où les femelles auraient pris le contrôle sur les Fils du Rat Cornu. D’autre part, depuis quelque temps, un autre problème bien plus préoccupant revenait régulièrement au milieu des discussions : une rumeur se répandait comme un poison toxique à travers l’Empire Souterrain, une rumeur qui parlait d’un endroit à la surface où les dignes Fils du Rat Cornu vivaient au milieu des choses-hommes, sans être leurs prisonniers, ni leurs maîtres. Pire, cette hérésie était menée par un Skaven Blanc qui avait trahi le Rat Cornu et rejeté sa parole. Pour le Conseil des Treize, c’était autrement bien plus dangereux que les petits jeux de pouvoir d’une vulgaire femelle.

 

Et donc, Ithira était à présent maîtresse de près d’une dizaine de milliers de Skavens. Elle n’avait plus besoin de se cacher, au contraire, elle affirmait avec fierté sa féminité, et ne manquait pas de montrer qu’elle était aussi puissante que n’importe lequel de ses homologues masculins, avec les mêmes méthodes. De temps en temps, pour motiver les troupes, elle exécutait elle-même publiquement quelques esclaves. Tout Skaven surpris à se moquer de son genre était aussitôt crucifié.

 

Les volontaires se jetaient à ses pieds, les trésors de malepierre s’accumulaient, c’était la belle vie.

 

Une seule chose la contrariait un peu : la condition de ses paires féminines dans l’Empire Souterrain. Elle faisait toujours mine d’accepter le statut des femmes, et savait qu’elle ne pouvait pas se permettre d’y changer quelque chose. Du moins, pas encore. Mais elle avait la ferme intention d’y remédier. Ce n’était pas de la compassion, pour elle, les pondeuses étaient là où le Rat Cornu avait choisi de les mettre, tout comme elle avait été élue et favorisée toute sa vie par le dieu des Skavens. Mais les choses en l’état actuel lui semblaient impropres à faire croître l’Empire Souterrain. Ces idées de réforme étaient le fruit un savant calcul : la société des Skavens serait sans doute au moins deux fois plus forte si les femmes y tenaient la même place que les hommes.

 

Alors qu’elle était noyée dans ses pensées, la voix du héraut la ramena à l’instant présent.

 

-         Grande-sublime favorite du Rat Cornu ? Akai et Tweezil du Clan Eshin attendent votre bon vouloir.

-         Qu’ils entrent, répondit la jeune femme-rate.

 

Le héraut s’inclina, et s’effaça devant les deux nouveaux venus.

 

Tweezil du Clan Eshin fut surpris. Comme tout le monde, il avait entendu parler de la légende d’Ithira la Sybille Grise. Mais il n’avait pas imaginé voir la réalité surpasser cette légende. Tout, dans la salle du trône, était sublime. L’immense salle haute de plafond était en complète contradiction avec tout ce qu’il avait connu de l’Empire Souterrain. La Citadelle de Korise était faite de bâtiments construits avec des matériaux de récupération et des outils volés aux choses-hommes, ce qui donnait un aspect branlant à toutes les constructions qui étaient heureusement suffisamment solides. Le palais, creusé partiellement dans la roche, était aussi conventionnel que le reste. En revanche, les appartements privés d’Ithira, ainsi que sa salle de réception, avaient été construits d’après les plans d’un palais volés à un lointain royaume d’Arabie.

 

La pièce entière était particulièrement lumineuse, avec des parois claires, des colonnes blanches, et de nombreux globes éclairants dont la teinte rappelait celle de Mannslieb, la lune argentée. Les murs étaient recouverts de dessins complexes constitués de centaines de milliers de tout petits hexagones peints en terre cuite. Dans un coin, près de l’entrée principale, on pouvait voir un grand bassin de laiton dans lequel nageaient des poissons. Le sol était couvert de tapis ouvragés, dont le contact semblait absorber la nervosité qui passait par les pieds de quiconque les foulait. Au fond de cette salle, un immense escalier grimpait jusqu’à une litière garnie d’épais coussins, surmontée d’un baldaquin ouvragé, décoré de statues à l’effigie de créatures exotiques inconcevables.

 

Les membres de la garde personnelle de la Sybille Grise étaient postés tout le long du périmètre de cette salle de réception. Deux d’entre eux attendaient à la porte principale, un autre était devant la petite porte de derrière, celle qui menait aux appartements privés d’Ithira, et quatre autres veillaient, un à chaque coin. Ces soldats d’élite étaient tous volontaires, et enchantés de servir d’aussi près la femme-rate. Tous étaient particulièrement grands et imposants. Tous avaient choisi de sacrifier leur virilité pour obtenir cet honneur, et devenir ainsi des ranuques. Des ranuques guerriers, impitoyables, obèses et pourtant rapides et d’une force terrifiante, qui obéissaient au moindre des ordres de la Sybille Grise sans hésiter. Tous étaient torse nu, portaient un pantalon de tissu qui les faisait paraître encore plus gros, avaient sur la tête une sorte de calotte ronde qui rappelait le chapeau d’un champignon, et brandissaient une lourde épée à lame courbe, forgée sur le même modèle arabique.

 

Au moment de passer le seuil, Tweezil remarqua le pendentif que chaque ranuque avait autour du cou : un petit paquet de chair séchée d’une forme bien reconnaissable. Conformément à ce qu’on lui avait chuchoté, les membres de la garde personnelle d’Ithira arboraient en guise de décoration les reliquats de leur sacrifice.

 

Akai du Clan Eshin se jeta au sol.

 

-         Ô magnifique-somptueuse Reine ! Ô grande-immense Sybille du Rat Cornu ! Quelle joie de pouvoir enchanter mes yeux sales-pourris de votre incomparable vue !

 

Agacé, Tweezil fit rouler ses yeux. La Sybille Grise lui avait permis de garder ses vêtements, mais par mesure de sécurité, elle avait donné l’ordre au capitaine qui les avait fait venir au palais de lui retirer toutes ses armes. Un expert du Clan Eshin avait passé plus d’une demi-heure à l’examiner partout, y compris dans les endroits les plus intimes, à l’affût de la moindre menace cachée. Pour la première fois depuis bien longtemps, l’assassin était complètement désarmé. Il se sentait plus nu que s’il avait dû laisser ses habits.

 

Quand il leva le museau vers la litière, il dut contracter les muscles de son visage pour empêcher un signe d’émotion de poindre.

 

La créature qui descendait lentement l’escalier n’avait rien en commun avec les pondeuses que Tweezil avait l’habitude de féconder. De loin, elle ressemblait à un Prophète Gris mâle, mais plusieurs petits détails faussaient le tableau. La finesse de ses membres, la grâce de ses mouvements de hanches à chaque pas, les traits fins de son visage, d’ailleurs encadré par ces deux paires de cornes. La Grande Cape distingua sous le tissu semi-transparent de la robe de la Sybille des formes rebondies, ce qui titilla légèrement ses sens liés au désir. Mais un autre souvenir, venu un instant plus tôt, avait suscité une grande colère. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait une femelle non traitée, et le jour où c’était arrivé était associé à la pire de ses défaites à ce jour.

 

Ithira était à présent à leur hauteur. Elle baissa le nez vers son serviteur.

 

-         Tu as manqué de prudence-sapience, Akai.

-         Oui-oui, je sais, bredouilla le Skaven anthracite, tremblant de peur.

-         Tu aurais pu te faire tuer-tuer. Ou pire, les choses-hommes auraient pu te disséquer.

 

Akai ne répondit pas. Ithira posa son pied sur le dos du jeune homme-rat.

 

-         C’est parce que tu es l’un de mes meilleurs agents, et parce que le Rat Cornu t’a permis de revenir jusqu’ici, que je ne dirai rien de plus pour aujourd’hui.

-         Oh… merci-merci, bienveillance incarnée !

-         Mais je t’invite à prendre garde, Akai. La prochaine fois, tu n’auras pas un tel champion pour te ramener à Korise.

 

Sans bouger la jambe, elle leva les yeux vers Tweezil.

 

-         J’ai entendu parler de toi, Tweezil du Clan Eshin. Il paraît que tu es le plus grand de tous les assassins de l’Empire Souterrain, à part Snikch… et encore, ce n’est qu’une question de temps-temps avant que Snikch te laisse sa place, je parie ?

 

Le Skaven noir ne pipa mot. Ithira poussa Akai sur le côté.

 

-         Laisse-nous, Akai. Retourne dans ton trou, et ne reviens pas avant que je ne t’appelle-demande.

 

Le jeune Akai du Clan Eshin toucha trois fois le tapis de son front, se confondit encore en remerciements confus, et se précipita hors de la salle du trône.

 

Ithira revint à Tweezil.

 

-         C’est un serviteur loyal-fiable, mais il se plonge souvent dans les ennuis.

-         J’ai remarqué.

 

La Sybille Grise contempla l’assassin Eshin de la tête aux pieds.

 

-         Et toi ? Que faisais-tu dans cette partie de l’empire des choses-hommes ?

-         La même chose que ton serviteur loyal-fiable.

-         Hum…

 

Ithira marcha lentement autour de Tweezil.

 

-         Deux Fils du Rat Cornu si loin d’ici, prisonniers des choses-hommes, qui réussissent à s’évader, à faire tout le chemin jusque dans ma citadelle… Je sais qu’Akai ne manque pas de talents-compétences, mais il n’y serait pas arrivé tout seul.

 

Elle se planta devant lui, et se pencha en avant.

 

-         Tu corresponds à l’image que j’avais de toi, Tweezil du Clan Eshin : le pelage aussi noir que les yeux, les yeux aussi noirs que l’âme.

 

Ses fines lèvres se plissèrent en un petit sourire.

 

-         Je te trouve même plutôt… fascinant. Et pas seulement pour le mystère qui plane autour de toi. Tu sais…

 

Tweezil sentit son souffle lui chatouiller les narines. Même son haleine avait une odeur particulière, bien moins désagréable que d’habitude.

 

-         Ici, tous les Guerriers des Clans, les Technomages, les Grandes Griffes ont le même défaut : ils n’ont aucun courage. Aucune fierté, non plus. Tu vois mes fidèles ranuques ? Plus aucun d’entre eux n’a quelque chose entre les jambes, et pourtant ils sont de loin bien plus braves-méritants que les autres.

 

C’est alors que le Skaven à fourrure noire sentit le contact des doigts fins et délicats sur son pourpoint. Une chatouille à la cheville lui fit baisser les yeux. Non, il ne s’était pas trompé : la femme-rate était en train d’enrouler sa propre queue autour de son mollet. Quand il releva le nez, il détecta une étincelle au fond des prunelles roses d’Ithira, le genre à envoûter un esprit plus faible que le sien. La voix de la Sybille susurra à son oreille :

 

-         Je peux faire de toi quelqu’un de très puissant-important, Tweezil. Si tu arrives à me convaincre.

 

L’Eshin garda une expression complètement neutre quand il articula :

 

-         Et si je ne te convaincs pas ?

-         Alors, tu ne me seras d’aucune utilité-intérêt. Et je n’aurai plus qu’à me débarrasser de toi !

 

Elle avait prononcé cette dernière phrase avec quelque chose d’enfantin dans la voix.

 

-         Alors, tu tentes ta chance ?

 

Tweezil fit son choix. Il recula en agitant la jambe.

 

-         Non. Tu es fascinante-incroyable, Ithira, c’est vrai-vrai. La légende ne ment pas. En revanche, elle se trompe : tu es bien plus attractive que ce que je pensais.

 

La femme-rate Blanche fit une grimace de dégoût.

 

-         Alors, pourquoi me repousser ?

-         Parce que je suis quelqu’un de fidèle, Ithira. J’ai un maître, j’ai un Clan, je ne veux pas les trahir.

 

Le visage fin d’Ithira se détendit.

 

-         Ah, oui ? Dans l’Empire Souterrain, la fidélité-loyauté est un trésor qu’une montagne de malepierre aurait du mal à acheter. Très bien, je comprends-respecte ta décision. Tu peux partir.

 

Ithira fit un vague mouvement de la main vers la porte, mais son interlocuteur ne bougea pas.

 

-         Eh bien quoi ? Tu es libre-libre !

-         Je n’ai jamais eu la sensation d’être ton prisonnier. Personne ne me retient prisonnier.

-         Dans ce cas, pourquoi rester ici ? J’aimerais un peu de paix, à présent-présent.

-         Je suis venu te demander quelque chose, Sybille Grise Ithira.

 

La jeune Skaven Blanche leva un sourcil surpris.

 

-         Vraiment ?

-         J’ai libéré ton larbin à double sexe pour qu’il m’amène à toi. Je veux te proposer-proposer une alliance.

-         Une alliance ? Rien de moins ?

 

Ithira ne savait pas si elle devait être indignée ou amusée par l’audace de l’assassin.

 

-         Tu ne manques pas de culot-toupet, Eshin. Mais j’ai envie d’entendre la suite. Quelle alliance ?

-         Mon maître fait tout pour punir-détruire un être particulièrement abominable-innommable. Il est à la recherche de Fils du Rat Cornu qui pourront l’aider, en échange de malepierre, d’armes et de connaissances.

-         Hum… La malepierre et les armes, j’en ai plein. Mais les connaissances… J’ai toujours été attirée par le savoir.

 

La Sybille grise plongea son regard dans les deux puits de ténèbres de Tweezil. Elle espéra le déstabiliser, elle ne réussit qu’à presque se noyer dedans.

 

-         Qui est ton maître, Tweezil ?

-         Je ne te le dirai pas.

-         Et qu’est-ce qu’il veut ?

 

Au fur et à mesure que le Skaven noir parla, sa voix se fit de plus en plus agressive, chargée de rancune.

 

-         Le Rat Cornu accorde sa bénédiction à quelques-uns d’entre nous. Tu as reçu cette bénédiction. Être un élu-élu du Rat Cornu est le plus beau des cadeaux-présents qu’il puisse nous offrir. Chaque Skaven Blanc remercie le Rat Cornu chaque jour pour ça. Les Prophètes Gris entendent-écoutent sa parole et la transmettent, ils sont les premiers à devoir donner l’exemple. Pourtant, l’un d’eux a décidé de tout abandonner. Il a trahi-insulté le Rat Cornu. Un Skaven Blanc qui a commis l’outrage suprême-ultime : il a quitté l’Empire Souterrain pour s’enfuir chez les choses-hommes. Il a fait ami-ami avec les choses-hommes, il est même devenu l’un des dirigeants d’un endroit où les choses-hommes et les Fils du Rat Cornu vivent en égaux ! Les choses-hommes ne sont pas des esclaves ! Même importance-statut ! C’est infâme-insultant ! Skaven Blanc sacrilège-ingrat ! Doit mourir !

 

Tweezil avait presque crié les deux dernières phrases. Autour de lui, les ranuques posèrent les mains sur la poignée de leur cimeterre. Ithira n’avait pas perdu son calme pour autant.

 

-         J’ai entendu parler de ce traître-lâcheur. On l’appelle le « Grand Blasphémateur ». Il est d’une puissance peu commune, il a éradiqué tout un terrier à l’aide d’une terrible magie, puis il a envahi et détruit de nombreuses colonies. Il paraît qu’il est immense, qu’il peut brûler une trentaine de Guerriers des Clans en claquant du doigt.

-         Mensonges-foutaises, Ithira ! Le Grand Blasphémateur n’est rien de tout ça ! Je le connais personnellement. C’est un sale petit ingrat-minable qui a tout rejeté ! Il s’appelle Psody, et pendant un moment, il a été le disciple-élève du Prophète Gris de mon terrier.

-         Ah oui ? Donc, le Grand Blasphémateur a été ton Prophète Gris ?

-         Pendant un petit moment. Mais il a décidé de trahir notre colonie. Et le Prophète Gris Vellux a ordonné à un de mes Coureurs d’Égout de le tuer. Tout le monde a cru que ce petit menteur avait disparu. Mais il est revenu quelques lunes plus tard. Il a utilisé la magie des choses-froides pour détruire tous les habitants de mon terrier ! J’ai dû fuir-fuir, mais j’ai promis-juré de me venger !

-         Alors, pourquoi être venu me chercher, Tweezil ? Si tu es aussi doué que ça, qu’est-ce qui t’empêche de pénétrer-pénétrer chez le Grand Blasphémateur pour l’égorger dans son sommeil ?

-         Les ordres de mon maître actuel ! Pour lui, tuer Psody ne suffit pas. S’il meurt, son Royaume des Rats ne tombera pas, il a des alliés trop puissants-fidèles. Non, il faut laminer-saper cette population, afin qu’elle s’écroule sur elle-même. Pour cela, mon maître a besoin d’alliés dont tu pourrais faire partie, Ithira.

 

Pour la première fois depuis le début de leur conversation, Tweezil sourit sincèrement.

 

-         La Sybille Grise pourrait avoir sa part ? Nous prendrons le Royaume du Grand Blasphémateur quand il sera trop affaibli pour nous résister. Puis nous prendrons le royaume voisin, puis le suivant… Tous ces petits royaumes désunis-solitaires seront alors unis sous la bannière du Rat Cornu. Et tu pourras alors contrôler une partie de ce nouvel Empire à la surface.

 

Ithira resta de marbre.

 

-         Tu me demandes d’aider ton maître sans nom à détruire le Royaume du Grand Blasphémateur ?

-         Oui. Et tu comprendras très vite-bientôt que c’est dans ton intérêt.

-         Au contraire, Eshin.

 

L’expression du visage délicat de la jeune fille-rate s’endurcit soudain.

 

-         J’ai entendu parler de ce Royaume des Rats. Les Skavens qui vivent là-bas sont adoptés par les choses-hommes. Ils s’habillent comme les choses-hommes, ils parlent comme les choses-hommes, ils prient les mêmes dieux que les choses-hommes…

-         Quelle horreur-aberration, tu ne trouves pas ?

-         Ne m’interromps pas, Tweezil ! Ce que tu n’as pas l’air de comprendre-comprendre, c’est qu’ils vivent comme les choses-hommes. Et les choses-hommes respectent-aiment leurs choses-femmes !

 

Tweezil fit une grimace surprise. Ithira continua :

 

-         Les femelles Skavens vivent comme les mâles. Elles sont libres d’aller où elles veulent, elles sont instruites, elles travaillent comme les choses-femmes, elles peuvent avoir des enfants avec qui elles veulent, comme elles veulent, et les lois les protègent contre la violence des mâles. Elles font partie de la société, et ont la même importance. Pas de pouponnière, pas de traitement à la malepierre pour en faire des pondeuses qui ne pourront rien faire d’autre que procréer, encore et encore, pendant toute leur misérable vie. Les femelles Skavens du Royaume des Rats sont bien plus heureuses que celles de l’Empire Souterrain. Et tout ça grâce à ce Grand Blasphémateur qui l’a rendu possible. Il a rassemblé des Skavens assez jeunes pour recevoir une éducation différente-différente. Et le résultat est quelque chose que je soutiens-approuve. Il n’est donc pas question que j’aide qui que ce soit à anéantir cette société où les femelles sont égales aux mâles.

 

La Grande Cape fut abasourdie.

 

-         Alors, c’est ça ! Tu es donc dans le même camp que le Grand Blasphémateur !

-         Non, Tweezil. Je suis dans mon camp. Et mon camp est celui d’une société où mâles et femelles sont égaux. Le Grand Blasphémateur est peut-être le premier à pouvoir changer quelque chose. L’Empire Souterrain comprendra que les Skavens sont bien plus puissants en laissant aux femelles la même position que les mâles, quand ils étudieront plus précisément le domaine du Grand Blasphémateur. Le Conseil des Treize changera les lois ; les femelles seront égales aux mâles, alors seulement nous serons les maîtres de la surface, sans le moindre doute-doute !

 

Tweezil mit quelques secondes à absorber ces paroles. Il plissa les yeux, et seul un fin rai d’obsidienne brilla entre ses paupières.

 

-         Tu tiens aux femelles-pondeuses. C’est normal, tu es l’une d’elle, Ithira. C’est dans ton intérêt, toutes ces bêtises !

-         Ce ne sont pas des bêtises, Tweezil ! C’est l’avenir de l’Empire Souterrain !

 

Le Skaven au pelage noir éclata de rire.

 

-         Alors pourquoi ne pas commencer ici-maintenant, Ithira ? J’ai eu le temps de voir ta citadelle avant de te rencontrer. Des Guerriers des Clans, des Moulder, des Vermines de Choc, quelques Pestilens… mais je n’ai pas vu une seule pondeuse-femelle en liberté. Elles sont donc toutes à leur place, dans leur pouponnière. Elles vont y rester pour toujours-toujours !

 

Tweezil rit derechef, tandis qu’Ithira resta complètement impassible.

 

-         C’est ce que je veux changer, Tweezil. Le Conseil des Treize ne veut pas le voir-comprendre, mais j’espère avoir les moyens de leur expliquer, un jour. En cela, le Grand Blasphémateur pourra peut-être m’aider. Je n’aurai même pas besoin de le contacter pour ça, il suffit d’attendre. Nos dirigeants verront-comprendront les faits. Or, pour cela, il faut laisser au Royaume des Rats encore un peu de temps pour s’épanouir, juste assez pour prouver que les femelles sont aussi utiles à la société que les mâles. Et donc, le Grand Blasphémateur doit être encore en vie pour l’instant. C’est pour ça que je ne peux pas te laisser l’assassiner.

 

À ces mots, le Skaven noir cessa de rire.

 

-         Ah oui ?

-         Oui, Tweezil. L’avenir de notre race est trop important-incertain pour que je te permette de gâcher cette chance.

-         Alors, tu vas faire quoi ?

 

Sans lui laisser le temps de répondre, la Grande Cape administra une violente gifle à Ithira. Aussitôt, les sept ranuques brandirent leur cimeterre, et avancèrent simultanément vers Tweezil, l’air menaçant. La femme-rate Blanche se massa la joue, et glapit :

 

-         Je veux manger sa cervelle cuite au four pour mon dîner !

 

Les gardes se jetèrent sur Tweezil, et s’ensuivit une bagarre très brève, mais très violente.

 

Les deux ranuques les plus proches, ceux devant la porte d’entrée, rugirent à l’unisson. Tweezil pivota sur lui-même. Sa queue rigide s’enroula en un éclair comme un fouet autour du bras de celui à sa gauche. Il tira au moment où le ranuque abattait son arme sur lui. L’assassin dévia ainsi la trajectoire de la lame, qui se planta dans le bras du garde à sa droite. Le gros Skaven grinça de douleur et laissa tomber son cimeterre. Tweezil s’en saisit, et le ficha sans hésiter dans la tête du ranuque encore indemne. Trop surpris par la manœuvre, il s’effondra, le crâne fendu en deux, et lâcha son épée courbée. Le Skaven noir la récupéra, et dans le même geste il poussa le ranuque au bras coupé d’un coup de pied. Le garde se cogna à l’une des colonnes.

 

Les deux ranuques suivants étaient déjà sur lui. Ithira décida d’intervenir. Elle focalisa son regard sur le Skaven au pelage noir qui virevoltait à une vitesse hallucinante entre les deux ranuques, parant par-ci, esquivant par-là. Elle tendit la main, et un éclair d’énergie verte jaillit de ses doigts.

 

Tweezil vit la menace tomber vers lui. L’éclair filait droit vers son cœur. Il plongea vers l’un des gardes, les pieds en avant, et se glissa juste entre ses jambes. L’éclair infléchit sa course pour le poursuivre, mais tomba sur le gros garde. Celui-ci mourut en quelques secondes, et tomba de tout son long, flasque et agité de soubresauts nerveux à la fois. Le Skaven noir courut vers cette victime imprévue, et bondit à pieds joints sur son énorme ventre. Il retomba ainsi sur le quatrième ranuque, et le mordit au cou si fort que malgré la graisse, il lui sectionna l’artère.

 

Tweezil eut à peine le temps de repousser le lourd cadavre qu’il remarqua les deux ranuques du fond de la salle prêts à le trucider. Affolée, la Sybille Grise voulut tenter autre chose. Elle joignit les avant-bras devant sa poitrine, les poignets comprimés l’un contre l’autre, doigts écartés à l’horizontale. Elle prononça quelques syllabes. Une vapeur verte se matérialisa sous les pieds de l’assassin Eshin. Celui-ci, aux prises avec les deux gardes, sentit une humidité glacée lui engourdir les orteils. Ithira fit claquer alors ses mains en un geste, comme un piège à loup se refermant sur une patte d’animal. Tweezil prit appui sur les épaules d’un des ranuques pour passer au-dessus de lui, juste à temps pour éviter les mâchoires d’énergie magique qui claquèrent sous sa queue.

 

Il balança un coup de pied dans la nuque du garde, qui tomba sur l’autre. Alors, il roula par terre, saisit deux sabres au passage, se déploya comme un ressort et multiplia les galipettes, les bonds, les roulades autour des deux ranuques, en les tailladant au passage, comme un infernal cyclone d’acier. Puis il s’immobilisa devant Ithira, l’air moqueur, alors que les deux gardes, lacérés de partout, s’effondrèrent, ruisselants de sang.

 

-         Maintenant, misérable femelle tu vas…

 

Tweezil ne put finir sa phrase. Un bras d’une force abominable s’enroula autour de son cou, et tira vers l’arrière. Le dernier ranuque s’était approché plus discrètement. Le Skaven noir leva les bras et fit tournoyer les deux sabres de façon à pouvoir les enfoncer dans le corps de son attaquant. Mais le ranuque anticipa le coup ; il balaya l’air de bas en haut avec son cimeterre et sa lame percuta celle des deux armes de Tweezil avec une telle force qu’il ne put les garder en main. Les deux armes s’entrechoquèrent sur le tapis.

 

Tweezil remua, frétilla comme une anguille dans un filet. La poigne de fer du ranuque lui broyait le cou. Comme pour savourer sa victoire, le ranuque avança lentement son cimeterre pour le mettre à la hauteur du ventre du Skaven noir. Il allait répandre ses intestins sur le tissu ouvragé.

 

Un sourire cruel étira la bouche d’Ithira. L’espace d’un instant, elle crut que l’insolence de l’Eshin allait cesser pour de bon.

 

La suite lui donna tort.

 

Tweezil balança sa queue en avant, et fit claquer sa pointe juste au-dessus de son épaule. Il fouetta le garde obèse à l’œil. Le ranuque le relâcha par réflexe, et se massa le visage avec un gémissement de douleur. Tweezil lui arracha son épée, se tourna vers Ithira, et lança l’arme en la faisant tournoyer. La Sybille Grise n’eut pas le réflexe d’éviter l’attaque. Le pommeau de l’arme la frappa au ventre, et la projeta sur l’escalier qui menait au trône.

 

Tweezil frappa du talon le jarret du ranuque, ce qui l’obligea à mettre genou à terre. Alors, il le poussa jusqu’au bassin, et lui enfonça la tête dans l’eau jusqu’aux épaules. Les poissons furent catapultés sur le tapis sous la poussée du corps massif. Le ranuque, affolé, tenta bien de se dégager, mais la poigne d’acier de Tweezil, né avec du sang de Puissant du Rat Cornu, était trop forte pour y résister dans une position désavantageuse. Au bout d’une longue centaine de secondes, le ranuque cessa de remuer. Quelques dernières bulles crevèrent la surface de l’eau, puis plus rien.

 

Le monde entier tournait autour d’Ithira. Il n’y avait plus qu’une douleur terrible dans ses tripes. Elle essayait péniblement de reprendre son souffle. Elle aurait sans doute du mal à digérer la viande de chose-verte qu’elle avait mangée quelques minutes plus tôt. Mais ce n’était pas le plus gros problème. Elle distingua la forme noire, armée d’un vague trait argenté dans la main, foncer vers elle. Une main s’écrasa sur sa bouche, et la morsure du tranchant métallique du cimeterre cingla sa gorge.

 

Pour la première fois depuis qu’elle avait pris le contrôle de la colonie, Ithira eut peur pour sa vie. Tweezil la maintenait à sa merci. Immobilisée, elle ne pouvait plus faire appel à la Magie Warp. Elle se maudit de ne pas avoir eu le réflexe de déchaîner sur la Grande Cape un sort plus puissant, comme une tempête d’éclairs. Mais elle n’avait pas voulu prendre le risque de blesser l’un de ses ranuques. Et à présent, elle allait le payer de sa vie.

 

-         Tu es une Skaven Blanche. Aucun Skaven Blanc ne m’a demandé ta vie. Si je te coupe le cou maintenant, le Rat Cornu ne sera pas content et me punira-punira. Je vais t’épargner… pour l’instant.

 

En vérité, fourrure blanche ou pas, Tweezil n’aurait eu aucun scrupule à égorger la jeune fille-rate sur-le-champ. Pour lui, la place d’une femelle était dans une pouponnière, et nulle part ailleurs. Une pondeuse marquée par le Rat Cornu ne pouvait être qu’une abominable vilénie, une erreur de la nature. Seulement… pour une femelle, elle ne manquait pas de courage. Ni de magnétisme. Il avait été ébloui par cette étrange Sybille, il le reconnut. Et c’était cette personnalité extraordinaire qui allait lui sauver la vie cette fois. Il fallait juste régler un dernier détail.

 

-         Tu vas me promettre de ne rien dire-faire contre moi dès que j’aurai quitté cette pièce. Ce sera ma vie contre la tienne. C’est compris ?

 

Ithira hocha faiblement la tête. Satisfait, l’Eshin écarta la lame du cimeterre, le jeta sur le sol, et repoussa violemment la jeune fille-rate qui roula sur le tapis. Elle se retrouva nez à nez avec une carpe agonisante.

 

-         Maintenant, je te laisse à tes illusions-lubies. L’Empire Souterrain ne changera jamais, Ithira. Tant que le Rat Cornu continuera à exiger ce que le Conseil des Treize prône, rien ne changera jamais. Les femelles ne vivront que pour pondre. Tes efforts seront toujours vains-inutiles. Le Grand Blasphémateur mourra, son peuple sera soumis, et ses idées disparaîtront-tomberont dans l’oubli. Et si, un jour, un Prophète Gris m’ordonne de t’éliminer, je le ferai avec joie-plaisir !

 

Le Skaven noir avança silencieusement vers la porte. Ithira redressa la tête, et cria d’une voix meurtrie par les sanglots :

 

-         Je te tuerai-tuerai, Tweezil du Clan Eshin ! J’arracherai ton cœur, et je n’en ferai qu’une bouchée !

 

Le Skaven noir s’arrêta sur le seuil. Il siffla par-dessus son épaule :

 

-         Seules mes lames peuvent me tuer.

 

Puis il quitta la salle du trône, laissant la Sybille Grise seule avec sa colère.

 

Ithira serra les poings de rage. Des larmes amères perlèrent aux coins de ses paupières. Elle se redressa, resta à genoux, enfouit la tête dans ses mains et pleura en silence.

 

Un petit bruit attira son attention. Elle regarda derrière elle, et vit la petite porte du fond de la salle du trône s’ouvrir avec hésitation.

 

Trois petites silhouettes tremblantes franchirent le seuil.

 

-         Maman ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

-         Pourquoi tu as crié ? Oh ! Tous les ranuques sont morts !

-         J’ai peur, Maman !

 

Ithira se remit debout, et ouvrit les bras. Trois petites filles-rates se jetèrent contre elle avec des pleurs de soulagement. La plus âgée avait fêté son troisième anniversaire deux lunes plus tôt. Aucune d’entre elles n’était liée à la Sybille Grise par le sang. Mais les liens du cœur étaient tout aussi forts. Ithira n’avait jamais oublié cette leçon donnée par les trois Humains qui l’avaient jadis recueillie. La Skaven Blanche avait discrètement emporté chacune hors de la pouponnière, et chacune avait bénéficié de toute son affection jusqu’alors. Comme les quelques dizaines d’autres à qui elle avait choisi de donner la chance qu’elle avait eue, et qui vivaient dans ses quartiers, où seuls ses ranuques avaient le droit de circuler.

 

Ithira les serra contre elle. Elle murmura :

 

-         Chut… N’ayez pas peur, mes chéries. Tout va bien, c’est terminé. Je remplacerai les gardes. Et ce voyou ne menacera plus jamais personne ici.

 

Une fois la pression retombée, Ithira considéra les trois enfants qui la regardaient, la peur toujours présente dans leurs yeux.

 

-         Je ne sais pas si vous pourrez comprendre un jour combien-pourquoi vous êtes tellement importantes, mes filles. Mais je peux vous assurer que vous êtes mes plus précieux-précieux trésors. Allons rejoindre vos sœurs.

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