Seules mes lames peuvent me tuer

Chapitre 1 : Faits et rumeurs

6600 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 16/09/2020 20:24

La porte s’ouvrit, les flammes des torches vacillèrent, les pavés résonnèrent sous les pas des bottes renforcées. Hansel sursauta.

 

-         Il a parlé ?

-         Pas un mot, excellence, bredouilla le clerc.

 

Hansel Stromberg était un homme très corpulent. Son visage cadré de cheveux bruns était presque celui d’un poupon, si l’on exceptait la petite moustache et le léger collier de barbe. Né dans une famille aisée de Middenheim vingt ans plus tôt, ses nombreux excès, son penchant pour la bonne chère et son manque d’implication dans les affaires de sa dynastie lui avaient valu moult reproches. Lorsqu’il fut découvert dans un établissement spécialisé où les clients payaient pour assouvir des pulsions de manière si répréhensible que même les prostitués ordinaires les condamnaient, il échappa de justesse au bûcher grâce à l’intervention directe de son père. Il dut choisir entre la prison et le vœu de prêtrise de Sigmar. Peu désireux de rester enfermé pendant des années, Hansel avait choisi le temple ; cela lui avait évité le pire, mais il était devenu amer, et ne s’appliquait pas spécialement à la tâche.

 

Six personnes pénétrèrent dans la cave, une salle grande en surface, mais au plafond bas. Dans un coin, il y avait une cellule aux barreaux épais et solides. Au milieu de la pièce, un chevalet de torture trônait à côté d’une table de bois sur laquelle divers ustensiles plus menaçants les uns que les autres étaient alignés dans un ordre précis. Un parchemin, un encrier et une plume à portée attendaient sagement de recueillir les confessions arrachées aux hérétiques.

 

Dans un autre coin, un petit établi permettait l’étude des « preuves » trouvées sur les hérétiques soumis à la confession. Des clercs formés à la manipulation des objets délicats et dangereux rassemblaient consciencieusement leurs observations dans un cahier prévu à cet effet. C’était justement la tâche qui occupait Hansel avant d’être interrompu par l’arrivée des autres.

 

Cinq des six nouveaux venus portaient l’uniforme typique des soldats de la garde du Reikland. L’un d’eux arborait un insigne sur sa cuirasse plus ouvragée, qui confirmait son grade de sergent. Costaud, barbe bien taillée, il était dans l’armée depuis des années, et avait connu plus de victoires que de défaites.

 

Enfin, le sixième individu était remarquable. Très grand, très mince, il n’en était pas moins d’une force incroyable malgré son apparence dégingandée, et avait déjà vaincu des guerriers bien plus massifs que lui. Sa peau était pâle, son visage glabre affichait une expression sévère, rendue davantage effrayante par ses traits durs, et l’œil de verre blanc qui reposait dans son orbite droit. Il portait un long manteau de cuir noir décoré de plusieurs fragments de parchemin collés à la cire, parchemins où l’on pouvait lire des prières à Sigmar, le dieu tutélaire de tout l’Empire, et un long chapeau à large bordure couvrait son crâne chauve. Deux pistolets et une rapière ouvragée pendaient à son ceinturon.

 

En deux enjambées, le grand homme s’approcha du chevalet de torture qui, à cet instant, était occupé.

 

Nombreuses étaient les personnes accusée d’hérésie à avoir achevé leur vie dans des souffrances inimaginables sur cet objet. Une bonne moitié d’entre elles à tort, par ailleurs. Dans l’esprit des habitants de l’Empire, le fanatisme religieux était le remède absolu contre les menaces de l’extérieur et la corruption de la société. Hélas, souvent, ce remède était bien pire que le mal.

 

Pour l’heure, l’instrument de torture présentait un personnage dont la vue provoquerait chez n’importe quel citoyen de l’Empire une fuite éperdue. C’était une créature de la taille d’un adolescent, mais qui présentait des caractéristiques propres aux rats : une tête triangulaire avec de grandes oreilles rondes, un museau et des moustaches par-dessus une bouche pourvue d’incisives longues comme des poignards jumelées, et sans doute aussi coupantes, un corps entièrement recouvert de fourrure, en dehors des doigts, des pieds et de la queue d’anneaux de chair qui n’avaient qu’un léger duvet. Son pelage était entièrement noir comme la plus ténébreuse des nuits, comme ses deux yeux. L’inquisiteur pensa à une paire de globes d’onyx. Son œil de verre scintilla à la lumière des bougies tel un flambeau maléfique.

 

Sur un geste du grand homme, le sergent avança et se plaça de l’autre côté de l’homme-bête. Les quatre soldats restèrent en rang le long du mur.

 

L’inquisiteur contempla l’être enchaîné au chevalet avec tout le mépris du monde dans le regard, puis dans la parole.

 

-         Ton existence blasphématoire s’achève ici, espèce d’infamie contre-nature.

 

Il se pencha près de la tête du prisonnier, en prenant garde à ne pas trop se rapprocher – le fanatisme n’étouffait pas sa prudence.

 

-         Je sais que tu peux me comprendre. Le sergent Herzog ici présent t’a entendu le menacer avant ta capture. Alors je vais être clair : je suis Victor Saltzpyre, et j’ai consacré ma vie à défendre l’Empire contre les déchets de ton espèce. Crois bien que j’en ai rencontré en quantité. J’ai survécu à l’invasion d’Ubersreik par tes pairs, puis à celle d’Helmsgart, créature impie. J’ai personnellement logé une balle dans la tête du Prophète Gris Rasknitt. Tu respectes les Prophètes Gris ? Tu es pleinement conscient de leur place dans votre parodie de société ? Donc, tu sais maintenant de quoi je suis capable. Et ne crois pas que Rasknitt a été le seul à qui j’ai ôté la vie. J’ai arrêté de compter il y a bien longtemps les abominations comme toi qui sont tombées sous la juste fureur de Sigmar par l’intermédiaire de mon bras vengeur.

 

Les yeux intégralement noirs du Skaven ne cillèrent pas. Sa respiration n’accéléra pas non plus. En fait, le prisonnier ne manifestait aucune émotion. Cela irrita l’inquisiteur.

 

-         Tu guériras miraculeusement de ton mutisme quand je t’aurai montré comment je traite les monstruosités comme toi.

 

Posément, Saltzpyre approcha de la table en bois, choisit un outil au hasard – une petite lame en forme de croissant enchâssée au bout d’une poignée cannelée – et se mit à la tâche.

 

Habitués à voir couler le sang, ni le sergent Herzog, ni les soldats, ne montrèrent la moindre gêne. En revanche, le clerc Hansel n’en mena pas large. Il sentit la sueur s’échapper de ses pores par décilitres. Puis le sang quitta son visage ordinairement rougeaud. Sa respiration se fit rauque, sa gorge s’assécha à toute vitesse. Le spectacle qui se présenta à lui était proprement écœurant. L’inquisiteur avait la réputation d’être un expert dans l’art d’infliger un maximum de douleur avec un minimum de risques. Il savait exactement où planter, où couper, où taillader, où pincer… sans pour autant abréger accidentellement la vie de son interlocuteur.

 

La séance d’interrogatoire dura ainsi une quinzaine de minutes. Quinze longues minutes durant lesquelles Saltzpyre utilisa toute une batterie d’outils devant les soldats et le clerc. Mais le gros homme ne savait pas ce qui l’effraya le plus. Était-ce la multiplication des lacérations, des brûlures, des coups qui faisaient gicler le sang de l’homme-bête ? Le bruit des chairs coupées, les craquements d’os ?

 

Ou bien était-ce la réaction du prisonnier ?

 

Plutôt fallait-il dire le manque de réaction.

 

En effet, pas une seule fois le Skaven au pelage noir ne réagit. Il n’émit pas le moindre son. Il n’avait même pas le plus petit sursaut de douleur.

 

Le clerc sentait la peur serrer de plus en plus ses boyaux. Il sursauta lorsque l’inquisiteur jeta sur la table avec rage le couteau à lame courbée rouge de sang, et se demanda intérieurement s’ils avaient bien affaire à un Skaven, et non pas à une créature du Chaos ?

 

-         Il fait preuve d’une résistance que je n’ai jamais vue auparavant. Je te l’accorde, vil homme-rat, tu m’as l’air plus valeureux que tes pairs.

 

Saltzpyre fouilla dans sa poche, sortit une petite bouteille, récupéra une seringue sur la table, la remplit du contenu de la fiole, et la planta dans le cou du Skaven.

 

-         Même si tu ne ressens rien, ton corps ne pourra pas échapper à l’anesthésiant.

 

Il vida intégralement le contenu de la seringue dans les veines de la créature. Puis il tourna la tête vers le clerc.

 

-         Reprenez-vous, Stromberg ! Ce n’est pas comme ça que vous servirez au mieux Sigmar !

 

Hansel sursauta encore. Il n’avait pas détaché les yeux du Skaven durant toute la scène.

 

-         Allez plutôt m’ouvrir la cage, on va y mettre cet oiseau-là pour la nuit. On verra s’il restera encore silencieux après trois ou quatre jours de privation d’alimentation. Sergent, dites à vos hommes de préparer l’homme-bête qui s’y trouve, je l’interrogerai après mon souper.

-         Bien, Excellence.

 

Hansel trottina vers la cage, le front luisant de sueur, suivi par le sergent Herzog. Le militaire décrocha une hallebarde de son portant, et se mit en garde.

 

-         Je le surveille, frère Hansel. Ouvrez. Allez-y, vous autres !

 

Les quatre soldats s’alignèrent devant la porte. Le clerc de Sigmar fouilla dans sa poche, en retira un trousseau de clefs, et dut s’y reprendre à deux reprises pour introduire la bonne dans la serrure. La cage s’ouvrit dans un grincement plaintif. Les quatre soldats entrèrent d’un pas pressé dans l’habitacle.

 

Au fond de la cage, une créature de la même espèce que le prisonnier du chevalet était assise sur le sol, appuyée contre les barreaux. Son pelage était couleur de charbon, et ses yeux rouges. Contrairement à l’autre, elle couina de peur à l’arrivée de ses geôliers, et se recroquevilla. Peine perdue, elle fut agrippée, tirée, et projetée dehors. Le Skaven roula sur les pavés, et s’immobilisa, avec un petit sanglot.

 

Le sergent poussa le malheureux du pied, et écrasa sa botte sur sa poitrine. Il abaissa la pointe de la hallebarde vers sa tête.

 

-         Ne bouge pas, ou je te troue le crâne !

 

La misérable créature avait les larmes aux yeux, mais elle n’osa pas bouger.

 

-         Allez, les gars ! Rangez-moi celui-ci !

 

Les quatre soldats se postèrent aux quatre coins du chevalet. Chacun saisit fermement un membre du Skaven, tandis que Saltzpyre posa le canon de l’un de ses pistolets sur sa tempe.

 

-         Fais un seul mouvement et ta tête explose.

 

Une fois encore, le Skaven noir ne réagit pas. L’inquisiteur pivota vers le clerc.

 

-         Stromberg !

 

Frère Hansel avança d’un pas hésitant vers un levier sur un mur. Ce dispositif de fabrication Naine permettait d’ouvrir les quatre bracelets de maintien en même temps, grâce à un système de chaînes et de ressorts. Le gros homme abaissa le levier, et le Skaven noir fut libre.

 

Il n’en profita pas.

 

Au contraire, la médication faisait effet, et déjà ses yeux étaient somnolents. Les quatre gardes le soulevèrent, il n’opposa pas la moindre résistance. Son corps entier était lâche comme une poupée de chiffon. Les quatre soldats le balancèrent sans ménagement dans la cellule.

 

-         Par le marteau de Sigmar, fermez cette porte, Stromberg ! aboya Saltzpyre.

 

Le clerc sursauta. Paniqué, il se jeta sur la porte, enfonça la clef dans la serrure, et la fit tourner frénétiquement. Les soldats rejoignirent le sergent Herzog.

 

-         Mettez-moi cette erreur ambulante en place, ordonna l’inquisiteur d’une voix sépulcrale.

 

Herzog releva le pied, et les soldats forcèrent le jeune Skaven à se remettre debout. Alors, ils lui arrachèrent sans la moindre délicatesse ses vêtements pour les jeter dans la cheminée de la pièce. Le Skaven gémit, pleura, mais il ne parvint à récolter qu’une gifle du sergent. Il se retrouva complètement nu. Ses membres étaient fins et nerveux sous son pelage couleur de charbon.

 

Frère Hansel sentit son cœur se serrer. Il avait presque envie de plaindre cette créature plutôt que de la détester. Et puis, en la regardant de plus près, dans son entier, était-elle si terrifiante ? Auprès des Sigmarites, pendant les pèlerinages de guerre, il avait eu l’occasion de voir des hommes-bêtes bien plus horribles et bestiaux, comme de monstrueux humanoïdes à tête de taureau. Celui-ci n’avait pas un corps affreusement tronqué, au contraire il était souple, harmonieux, le pelage régulier et sans la moindre scorie. Même son faciès ne lui inspirait pas la peur. Pendant un moment, il regretta de ne pas savoir parler la langue de ces êtres, afin de pouvoir lui parler, pour l’inciter à répondre au mieux aux questions que l’inquisiteur allait lui poser… et en apprendre plus sur lui, son peuple. En d’autres mots, faire connaissance.

 

-         Stromberg ! hurla la voix de Saltzpyre.

 

Le jeune clerc eut l’impression d’entendre Sigmar lui-même.

 

-         Euh… Oui, inquisiteur ?

-         Je viens de vous dire de vous tenir prêt !

-         Pour… quoi ?

-         Le levier, bon sang !

 

Hansel se précipita vers le levier comme un enragé, et se tint prêt. Les quatre soldats agrippèrent le jeune Skaven anthracite, l’allongèrent de force sur le chevalet, et maintinrent ses poignets et ses chevilles en place. Le clerc releva le levier, les bracelets se fermèrent simultanément dans un quadruple claquement métallique. Le prisonnier couina. Saltzpyre lui flanqua un coup de poing sur le museau.

 

-         Bien. Je vous remercie, messieurs, vous pouvez disposer.

 

Le sergent salua l’inquisiteur, et quitta la pièce, suivi par ses quatre soldats. On n’entendit plus que les sanglots étouffés du Skaven anthracite attaché au chevalet.

 

La voix sépulcrale de l’inquisiteur fit encore sursauter Hansel.

 

-         Stromberg… Votre cas commence à devenir préoccupant.

-         Que… mais… de quoi voulez-vous parler, inquisiteur ?

 

Saltzpyre fixa le jeune clerc de son œil unique, au fond duquel brûlait une flamme menaçante.

 

-         Vous le savez très bien, Stromberg. Votre manque de concentration, votre absence de réactivité, votre défaut de conviction sont autant d’éléments qui pourraient nuire à l’Ordre de Sigmar.

 

Le grand homme approcha. Frère Hansel sentit sa chemise se tremper de sueur.

 

-         Nous affrontons les pires rebuts de la société, les plus abominables monstres qui se cachent dans les angles morts et les ténèbres. La plupart du temps, nous combattons des gens comme vous et moi, des gens qui ont choisi d’embrasser l’hérésie. Vous savez de quoi je parle, si j’en juge par vos antécédents. Ceux qui exercent ces pratiques impies ont rejeté leur appartenance à la société créée par Sigmar, ils ne méritent aucune pitié, ni aucune hésitation. Parfois, nous affrontons un ennemi bien plus clairement visible et identifiable, ce qui doit normalement poser encore moins de problème aux membres de l’Ordre de Sigmar. Or, vous vous laissez submerger par vos émotions. Dans la lutte contre le Chaos, c’est une erreur mortelle. La moindre inattention peut être la dernière, Stromberg.

 

L’inquisiteur n’était plus qu’à deux pas du gros jeune homme.

 

-         J’ai affronté des hordes de ces choses. Si vous les connaissiez comme je les connais, vous n’hésiteriez pas un instant à les traiter comme elles le méritent. J’ai vu dans votre regard la pitié, la compassion. Nous ne sommes pas là pour avoir pitié, Stromberg. Les prêtres de Shallya font preuve de compassion. Pas nous. Et vous ne devez pas éprouver la moindre émotion qui vous rapprocherait un tant soit peu de ces créatures.

 

Frère Hansel n’osa pas répondre. Il sentait que le moindre mot pouvait finir de convaincre l’inquisiteur de l’abattre sur place. Pour surmonter sa peur, il s’autorisa tout de même à penser.

 

J’aurais bien aimé être condamné à porter la bure d’une colombe, au lieu de me faire écraser par un fanatique de ton espèce !

 

 

Et vivre au milieu de filles chastes à qui enseigner les joies de…

 

Le visage de Saltzpyre se crispa. Avait-il pensé si fort ?

 

-         Ceci est mon dernier avertissement, Stromberg : ne traitez plus jamais un hérétique, une créature du Chaos ou un Peau-Verte comme si c’était un citoyen de l’Empire. Ni en ma présence, ni jamais. Si vous recommencez, à terme, vous y perdrez la vie… devant moi, ce sera immédiat.

 

L’œil de l’inquisiteur était si brûlant que Frère Hansel crut distinguer une odeur de cochon grillé. Enfin, le grand homme se détourna, et se dirigea vers la porte.

 

-         Je reviens dans une heure. D’ici là, finissez votre travail, et surveillez ces deux hommes-bêtes.

 

Frère Hansel secoua frénétiquement la tête, incapable d’émettre un son. Sa gorge était bien trop sèche. Il s’autorisa à pousser un profond soupir une fois Saltzpyre dehors.

 

-         Quelle journée… murmura-t-il.

 

Il eut toutes les peines du monde à se rasseoir à l’établi. Il regarda ses mains tremblantes. Il ferma les yeux, souffla posément trois fois, puis se décida à reprendre l’étude de l’équipement de l’homme-bête noir.

 

Les soldats avaient rassemblé les possessions de la créature qui reposait maintenant dans la cage. Les vêtements de cuir tachés de multiples traces de sang et d’ordures des égouts ne représentaient guère le plus petit intérêt. En revanche, ces trois poignards ouvragés avaient immédiatement attiré son attention.

 

Avant l’arrivée de l’inquisiteur, il s’appliquait à reproduire dans son cahier le premier poignard. Tout avait l’air d’en faire une arme exceptionnelle : la poignée solide, ceinte d’une bande de cuir renforcé, la garde munie de crochets pour dévier une arme, et cette longue lame recourbée avec de multiples dessins et runes gravés sur toute sa longueur… Sûr, cet objet pourrait rapporter une petite fortune, une fois vendue au bon acheteur. Et Frère Hansel connaissait des gens prêts à payer pour quelque chose de ce genre.

 

Il était tellement absorbé dans son travail de contemplation et de recopiage qu’il oublia complètement la présence des deux hommes-rats. À son grand soulagement, le premier n’avait pas pleuré plus fort, et donc n’avait pas fait vibrer sa corde sensible. Quant à l’autre, il dormait profondément au fond de la cellule.

 

 

Du moins, avait-il l’air.

 

Le Skaven noir ouvrit d’un seul coup ses paupières. Sans bouger, il regarda les alentours de ses grands yeux intégralement noirs. Il avait pris soin de faire semblant de s’endormir dans une position qui lui permettait d’avoir un large champ de vision sans avoir besoin de tourner la tête. Le poison injecté par la chose-homme nommée Saltzpyre n’était qu’une plaisanterie. Il avait entraîné son corps à des concoctions bien plus toxiques. Et à présent, il n’y avait plus que cette chose-homme qui exsudait la peur. L’odeur était délicieuse, et finit de revigorer le Skaven. Il adorait sentir la peur chez ses proies. Y compris quand elles n’avaient pas conscience de leur fin très prochaine.

 

Très, très lentement, pouce après pouce, il fit bouger sa queue pour l’amener à la hauteur de sa main. Il tâta, et ses griffes se refermèrent sur un petit morceau de métal coincé entre deux bourrelets. Toujours sans bouger un muscle de trop, toujours sans le moindre geste brusque, il tira, et extirpa de son appendice de chair rose une longue aiguille, fine mais très solide.

 

Le moment le plus délicat arriva.

 

Une fois de plus, le Skaven noir se laissa glisser jusqu’à la porte de la cage, lentement. Très lentement. Il lui fallut presque dix minutes pour se placer au pied de la porte sans attirer l’attention ni du clerc, ni de l’autre prisonnier. Ce dernier était le plus à craindre : qui sait comment il pourrait réagir ? Heureusement, le chevalet de torture était orienté de telle façon que son occupant ne pouvait pas voir quoi que ce soit en direction de la cage. Quant à la grosse chose-homme, elle était trop absorbée par son travail pour se rendre compte de quoi que ce soit.

 

Tout aussi lentement, il glissa l’aiguille dans le trou de la serrure de la cage.

 

 

Le Skaven anthracite pleurait toujours en silence. Pendant un instant, il avait espéré susciter un peu d’indulgence chez son gardien, mais celui-ci, penché sur son bureau, lui tournait le dos, et ne pouvait pas le voir. Il n’avait pas l’air de vouloir l’entendre, non plus. L’autre chose-homme grande et effrayante allait revenir, et la Mort avec elle…

 

Soudain, son oreille se dressa nerveusement. Il avait entendu un tout petit bruit. Un très léger cliquetis, derrière lui. Il retint sa respiration, plus anxieux que jamais. Il lui sembla ouïr encore un grincement inaudible pour un tympan extérieur au peuple de l’Empire Souterrain.

 

Puis tout alla très vite.

 

Un souffle, deux sons de pieds nus sur les pavés du sol, et soudain une forme noire s’abattit sur le clerc. Une main le saisit à l’épaule, l’autre lui recouvrit la bouche, et la longue queue fouetta l’air, saisit le poignard ouvragé en un éclair, et lui déchira la gorge. Le sang jaillit à gros bouillons mousseux de la plaie béante. La chose-homme s’effondra mollement sur le sol, et mourut en quelques instants.

 

-         Idiot-crétin, murmura le Skaven noir.

 

Le Skaven prisonnier frissonna. Cette voix était encore plus effrayante que celle de la grande chose-homme. L’autre ne s’en rendit pas compte. Il récupéra les vêtements de cuir sombre posés sur le bureau et s’habilla. Puis il fixa chacune des armes sur la lanière adaptée. Il se retourna, et se révéla ainsi au jeune homme-rat sur le chevalet de torture, qui trembla davantage.

 

Aucun doute, il faisait partie du Clan Eshin. Son évasion, sa manière de se déplacer plus silencieusement qu’un fantôme, de tuer aussi rapidement la chose-homme, et l’assurance avec laquelle il portait l’équipement des Coureurs d’Égout, tout indiquait ce fait.

 

Le Skaven noir eut un petit sourire satisfait, et marcha vers la porte. Le jeune Skaven anthracite s’affola.

 

-         Et moi ? Et moi ? Sors-moi de là !

 

Le Skaven noir s’arrêta, se tourna vers le prisonnier. Il fit une grimace indignée.

 

-         Ne fais pas de bruit, ou je t’égorge.

-         Nous sommes frères de Clan ! Je suis aussi un Eshin ! Un Coureur d’Égout !

-         Alors je devrais te tuer maintenant-tout de suite ! Tu t’es fait prendre. Tu n’es pas digne du Clan Eshin !

-         Toi aussi, tu t’es fait prendre ! Pourquoi tu serais le seul à t’échapper-échapper ? Je peux t’aider !

 

Le Skaven libre réfléchit quelques instants. Il prit le temps d’examiner un peu le prisonnier.

 

Les Eshin étaient connus pour être sans pitié, toujours à attaquer dans le dos des proies incapables de se défendre, ils étaient entraînés à égorger n’importe qui pour quelques jetons de malepierre, y compris et surtout un Skaven du même terrier, voire un autre Eshin… et pourtant, il y avait quelque chose qui plut à l’assassin quand il regarda ce jeune Coureur d’Egout. Peut-être son odeur ? Son physique plutôt plaisant ? Il ne sut pas quoi, mais ce prisonnier avait quelque chose. D’accord, il était un peu trouillard, mais c’était normal, personne n’était aussi courageux qui lui-même en ce bas monde.

 

Le jeune Skaven anthracite versa une larme qui exprimait la peur et la déception. Le Skaven noir en était certain, il reconnaissait bien la présence de ces deux émotions dans l’œil d’une proie.

 

-         Tu as peur de moi, Coureur d’Égout ?

-         J’ai peur de crever-mourir !

-         Tu es déçu ?

 

Cette fois, le prisonnier écarquilla les yeux.

 

-         Quoi-quoi ?

-         Si je t’abandonne, tu serais déçu ?

-         Oui-oui ! Très déçu ! Tu es ma seule chance de vivre-continuer à me battre pour notre Clan !

 

Le Skaven noir n’afficha pas la moindre réaction, mais la réponse de son cadet le gonfla d’orgueil. Avoir une vie entre ses mains lui était toujours jouissif.

 

Il fut interrompu dans ses pensées par le bruit de la porte qui s’ouvrit. C’était le sergent Herzog qui entra sans frapper.

 

-         Frère Hansel ? Vous avez oublié…

 

L’homme était toujours dans l’encadrement de la porte, la main sur la poignée, quand il aperçut le Skaven noir. Il porta la main à son pistolet.

 

-         T’es mort, saloper…

 

Une nouvelle fois, l’assassin bondit en avant, et fit une galipette. Le poignard au bout de sa queue s’abattit directement avec une force incroyable sur le front du sergent. La chose-homme barbue tressaillit nerveusement quelques secondes avant de rouler par terre.

 

Le Skaven noir se pencha sur le corps chaud du sergent, et mordit à belles dents dans son cou. Il sectionna ainsi une livre de viande qu’il mâcha goulûment avant d’avaler. Il se lécha les babines avant de dire :

 

-         Rappelle-toi, chose-homme stupide-inconsciente : seules mes lames peuvent me tuer.

 

Le jeune Skaven anthracite eut un nouveau frisson de panique… et d’excitation. Les mots qu’il venait d’entendre étaient connus pour être la devise d’un seul Coureur d’Égout. Un Skaven du Clan Eshin réputé pour être une vraie terreur. Un jeune homme-rat Noir anormalement petit qui n’avait pas hésité à massacrer tous ses camarades de dortoir Vermines de Choc la veille du jour où son supérieur, qui l’avait déclaré comme « bouche inutile », et donc à éliminer, avait planifié son exécution. Un Coureur d’Égout maniant ses trois lames avec une effroyable dextérité, au pelage noir comme les ténèbres, avec un regard si vide qu’il pouvait rendre fou un Diacre de la Peste drogué jusqu’à la moelle.

 

-         Tu… tu es Tweezil !

 

Le Skaven noir tourna la tête d’un mouvement vif en entendant son nom.

 

-         Tu me connais ?

-         Bien sûr ! Tu es le plus grand-beau-fort assassin de tout l’Empire Souterrain ! Seul Snikch est plus fort que toi, mais ce n’est même pas sûr !

-         Snikch n’est pas éternel-immortel. Un jour, il crèvera, peut-être de ma main.

-         Oh, oui ! Oh, oui !

 

Le jeune prisonnier eut alors une idée folle, une inspiration.

 

-         Ne me laisse pas, Tweezil ! Je peux t’aider !

-         Ha ! Alors que tu es attaché-prisonnier ? Je voudrais bien savoir comment ?

-         Je connais des gens puissants-puissants.

-         Et alors ?

-         Ils pourront t’aider dans ta quête, si je t’amène à eux !

 

Tweezil retroussa ses babines, révélant ainsi ses dents coupantes.

 

-         Je n’ai pas de quête.

-         Je sais que si ! Tu ne serais venu à Sub-Altdorf, autrement ! Et tu es une Grande Cape, tu aurais accompli le Trépas Invisible pour éviter de te faire capturer-prendre, si tu n’avais pas une mission bien plus importante à remplir que ta vie-vie !

 

Le Trépas Invisible était un rituel spécial que les sectes du Clan Eshin appliquaient sur leurs meilleurs éléments : tant que la magie coulait dans ses veines, si l’Eshin mourait, son cadavre disparaissait aussitôt en un nuage de miasmes noirâtres. Le Skaven noir siffla de mépris.

 

-         Même si c’était vrai-vrai, je ne vois pas pourquoi je te croirais-ferais confiance.

-         Parce que je suis quelqu’un de spécial, moi aussi, Tweezil ! Les choses-hommes ne m’ont pas directement tué-tué comme ils font d’habitude ! Ils savent qui je suis !

-         Tant mieux pour eux.

 

La Grande Cape se dirigea vers la sortie. Le jeune Skaven s’écria :

 

-         Je connais Ithira, la Sybille Grise ! Je peux t’amener à elle !

 

Tweezil s’arrêta net. Il tourna lentement la tête.

 

-         Ithira ?

-         Oui-oui ! Ithira ! Pondeuse bénie par le Rat Cornu ! Femelle blanche avec des cornes !

-         Tu mens. Jamais le Rat Cornu ne donnerait sa bénédiction à une vulgaire pondeuse. Ithira est une légende.

-         Ithira existe-existe ! Le Rat Cornu a béni une pondeuse ! Ithira sait utiliser la Magie Warp ! Devant moi, elle l’a fait !

 

La Grande Cape rassembla ses souvenirs, et finit par retrouver quelques informations intéressantes au fond de sa mémoire sur cette espèce de rumeur à propos d’un Prophète Gris femelle.

 

-         J’ai entendu parler des serviteurs d’Ithira. J’ai même appris que l’un d’eux est du Clan Eshin.

-         C’est moi-moi, Tweezil ! Je suis Akai du Clan Eshin !

 

Tweezil réfléchit encore quelques instants. Après tout, peut-être qu’il était sincère ? Et qu’il y aurait un avantage à en tirer ? Il fallait juste être sûr.

 

-         Qu’est-ce qui me prouve que tu dis vrai ?

-         Parole-parole sur ma vie ! Sur la Vérité du Rat Cornu !

 

Les yeux noirs de la Grande Cape se plissèrent, et un éclat malveillant les illumina.

 

-         Remarque, il y a un bon moyen de savoir-savoir…

 

Il approcha lentement d’Akai. Celui-ci était de plus en plus troublé. Toujours attaché à son chevalet, sa respiration se fit sifflante. Tweezil tendit le bras, et posa la patte sur le torse du jeune Coureur d’Égout. Il sentit quelque chose sous le pelage anthracite, à la fois ferme et moelleux, quelque chose d’inhabituellement volumineux pour un Fils du Rat Cornu.

 

-         Qu’est-ce que tu fais ?

-         Je vérifie-vérifie.

 

Il fit glisser ses doigts le long du corps nu d’Akai, descendit sur son ventre, puis il s’arrêta lorsqu’il sentit les chairs des organes caractéristiques des mâles.

 

-         Arrête-arrête !

-         Pas encore. Tais-toi !

 

La main de Tweezil descendit encore. Il ouvrit de grands yeux surpris. Il fit tourner la roue pour écarter plus franchement les cuisses du jeune Skaven qui couina de douleur. Il releva la fourrure… pas de doute, sous les attributs masculins de l’homme-rat, il y avait un orifice qu’on ne voyait habituellement qu’entre les jambes des pondeuses.

 

-         Voilà pourquoi ils ne t’ont pas tué-tué tout de suite !

 

Akai sanglotait, à la fois effrayé et humilié.

 

-         La rumeur est vraie-exacte. L’assassin d’Ithira est à la fois mâle-femelle !

 

Blessé au plus profond de son amour-propre, Akai versa de nouveau quelques larmes d’humiliation. Le Skaven noir n’y prit pas garde.

 

-         D’accord, Akai du Clan Eshin. Je vais te donner une chance.

 

Il marcha vers le levier au mur, et abaissa le levier. Le mécanisme cliqueta, et Akai se retrouva libre. Le Skaven anthracite s’extirpa du chevalet, et se massa doucement l’entrejambe.

 

-         Prends ses armes.

 

Akai sursauta, la voix de Tweezil avait claqué comme un coup de fouet. Il se pencha sur la dépouille du sergent, et voulut lui retirer le pantalon.

 

-         J’ai dit « ses armes », Akai.

 

Les bottes empêchaient le vêtement de glisser le long des jambes épaisses de la chose-homme. Akai tira frénétiquement.

 

-         Arrête ça ! gronda l’assassin.

 

En quelques instants, Akai déchiqueta le pantalon au niveau des genoux, puis il put enfin l’arracher au sergent. Il le passa, puis il déchira un pan de la robe du clerc pour s’en faire une cape.

 

-         Perte de temps stupide-futile, Akai ! Pas digne du Clan Eshin !

 

Akai ne répondit rien. Il savait que le moindre mot qui n’aurait pas plu au légendaire Tweezil lui coûterait la vie immédiatement. Il ramassa le pistolet et la dague du sergent. Les deux Skavens quittèrent la cave.

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