Le Royaume des Rats

Chapitre 74 : Le Rat Noir et le Cheval Blanc

6429 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 23/04/2023 14:50

Assis sur le trône, le visage écarlate, Horace de Vaucanson était furieux. Ses doigts tapotaient l’accoudoir du siège. Personne n’osait dire quoi que ce soit. Ni Sire Reginald de Villefort, ni Sire Henri de Beyle, encore moins les quelques gardes que Vaucanson avait gardés près de lui.

 

-       Espèces de bons à rien…

 

Pas un des hommes présents n’eut l’audace de prononcer un mot. Chacun sentait la tempête sur le point d’éclater.

 

Beyle sursauta alors que des coups furieux firent trembler la porte.

 

-       Mon Lige, mon Lige !

 

Vaucanson reconnut la voix du porte-étendard. Il ordonna aux deux soldats debout devant la porte.

 

-       Ouvrez-lui, et fermez vite !

 

Les gardes obéirent. Sire Guillaume de Lombard franchit précipitamment la porte, et s’arrêta devant le trône.

 

-       Mon Lige… Les rats sont entrés !

-       Mais comment ont-ils fait ?

-       Leurs machines de guerre ont percé nos défenses.

-       Ça, je l’ai bien vu, imbécile ! Mais vous étiez censés pouvoir les repousser ! Et vous bénéficiiez justement de bonnes défenses ! Alors quoi, vous n’êtes plus capables de vous battre ?

-       Je suis… désolé, mon Lige. On a fait tout ce qu’on a pu.

 

Sire Henri de Beyle était blanc comme un linge. Il tremblait de terreur, et son visage était inondé de sueur.

 

-       Il n’y a plus rien à faire ! Nous sommes condamnés ! Ils vont tous nous massacrer !

 

Il se jeta aux pieds du seigneur de Vaucanson.

 

-       Sauvez-moi ! Dites-leur que je n’ai rien à voir avec tout ça ! Je vous ai juste logés, vous et vos hommes ! Je ne veux pas mourir !

 

Vaucanson se leva d’un bond, saisit d’une poigne de fer le gros homme par la peau du cou, et le foudroya du regard. Puis, sans le lâcher, il le fit pivoter, et glapit à son oreille :

 

-       Foutez-moi le camp, misérable lâche !

 

Il ponctua son injonction avec un solide coup de pied au derrière. De Beyle s’étala sur le plancher, se releva, et courut vers la porte, en pleurant d’épouvante. Il gémit davantage quand il baissa la poignée, et que la porte resta fermée.

 

Vaucanson tapa du pied.

 

-       Déverrouillez cette porte, sombres crétins ! Et vous, Beyle, allez en Enfer !

 

Le garde s’empressa de tourner la clef dans la serrure. Henri de Beyle la franchit aussi vite qu’il put, et dévala les escaliers sans cesser de gémir. Des images plus humiliantes et effrayantes les unes les autres se bousculaient dans son esprit : un procès, une destitution, une révolte des villageois de Pourseille… Pas moyen de déterminer quelle serait la pire issue. Soudain, son sang se glaça dans ses veines, alors qu’il entendit les cris bestiaux des hommes-rats qui remontaient l’escalier. Il repéra une petite alcôve sur le côté. Il se plaqua dans un coin, contre le mur, et cessa de respirer. Le groupe d’envahisseurs passa bruyamment… mais pas un seul homme-rat ne le repéra. Lorsqu’il fut de nouveau seul, il poussa un soupir de soulagement, mais préféra attendre un moment plus favorable avant de continuer. Après tout, il y aurait probablement leurs complices dans la cour…

 

 

Dans la salle du trône, plus personne n’osait dire un mot. Pas de doute, les Skavens étaient juste derrière la porte. Des coups furieux firent vibrer le bois et les charnières.

 

Lombard se tourna vers Vaucanson.

 

-       Ce fut un honneur de vous servir, mon Lige.

-       Vous pouvez encore, Lombard. Repoussez ces cafards.

 

La porte craqua sous un autre impact. Villefort tira une des épées accrochées au mur et la lança à Lombard qui l’attrapa d’une poigne ferme.

 

-       Protégeons notre Lige !

-       Avec joie, Villefort !

 

Les gardes levèrent leurs armes. Villefort et Lombard se tinrent côte à côte, prêts à frapper. Enfin, la porte céda.

 

Trois Skavens déboulèrent dans la pièce en criant. Ils bousculèrent les gardes près de la porte et coururent vers le trône. Les deux chevaliers enchaînèrent quelques moulinets ensemble, et réduisirent les assaillants au silence en quelques secondes.

 

Les Bretonniens pouvaient voir dans l’encadrement de la porte des Skavens et des Humains, armes en main, mais hésitants. Cette démonstration de force avait quelque peu refroidi leur enthousiasme. Ils semblaient cependant sur le point de bondir à leur tour, lorsqu’une voix forte ordonna :

 

-       Attendez ! Reculez !

 

Les Skavens se retournèrent, et virent arriver le capitaine Steiner. Le musc de la colère leur écorcha les narines. Sigmund fendit le groupe, entra dans la salle. Il retira son heaume, le tendit à Van Habron, et se campa sur ses deux jambes, mains sur les hanches.

 

-       Cet Humain est à moi !

-       Je n’appartiens qu’à la Dame du Lac, jeune sot !

 

Sigmund se redressa de toute sa hauteur, et déclara d’une voix forte et impétueuse :

 

-       Si vous êtes vraiment le noble Bretonnien que vous prétendez être, Horace de Vaucanson, vous relèverez le défi que je vous lance ! Affrontez-moi en duel ! Vous contre moi, ô chevalier vertueux !

 

Pour appuyer son geste, il retira son gant gauche, et le lança. Le gant atterrit aux pieds du Bretonnien dans un léger froissement de cuir.

 

Un grand silence s’abattit sur la salle du trône. Chacun attendit avec appréhension la suite des événements. Seuls Sigmund et Vaucanson ne montraient pas le moindre signe d’anxiété.

 

L’Humain hocha la tête avec une petite moue.

 

-       Vous me nommez « chevalier vertueux », or vous ne savez pas de quoi vous parlez. Vous n’êtes pas Bretonnien. Vous ne pouvez pas imaginer toutes les implications. Évitez donc de parler de choses que vous ne pouvez pleinement comprendre. Et par ailleurs, sachez que je n’ai plus de vertu. Votre ami Dieter Meyerhold l’a brisée.

-       Qui ça ?

-       Celui que vous appelez « Prieur Romulus ». Votre cher Prieur de Shallya a une dette de sang envers moi.

-       Je le sais. Mon grand-père m’a dit qu’il vous avait fait beaucoup de mal.

-       Votre grand-père a le sens de l’euphémisme. Vous a-t-il décrit avec précision comment votre ami prêtre de Shallya a torturé mon fils à mort ?

 

Sigmund encaissa l’affirmation avec difficulté. Pendant le trajet, il avait imaginé beaucoup d’hypothèses sur la nature du crime de Romulus, mais n’avait pas osé se représenter des actes d’une telle gravité.

 

-       Non.

-       Eh bien, je vous le dis : Dieter Meyerhold, l’homme que vous appelez « Prieur Romulus », a tué Ignace de Vaucanson, mon fils unique, d’une manière particulièrement sale.

-       Vous mentez !

-       Moi, je mens ? Vous pensez vraiment que je me serais donné tant de mal pour le retrouver pendant tout ce temps, puis le faire venir ici, si ce n’était pas la vérité ? Votre grand-père aurait dû être plus franc avec vous sur la vraie nature de l’individu pour qui vous vous apprêtez à vous battre : un assassin, un meurtrier qui n’a que ce qu’il mérite ! Je l’exécuterai une fois votre pathétique royaume à mes pieds, qu’il ait l’occasion de se repentir pleinement de ses péchés ! Péchés que les rares personnes qui le connaîtront encore dans les prochains mois lui reprocheront jusqu’à sa mort que je prévois pénible au possible, et bien au-delà !

 

Sigmund sentait déjà la Rage Noire l’inciter à briser le squelette du vieillard os par os, mais il resta stoïque.

 

-       Peu importe si Romulus a fait ce que vous prétendez. Ce n’est pas à moi de juger quelque chose qu’il a fait il y a très longtemps, en dehors de nos frontières. Je suis là pour punir l’assassin de mon père. C’est bien sur votre ordre que le Maître Mage Prospero Steiner a été tué ?

-       Jusqu’à présent, je ne vous mettais pas dans le même panier que mes ennemis, mais votre intrusion m’oblige à le faire.

 

Sigmund serra les dents.

 

-       N’éludez pas ma question, je vous prie ! Je vous croyais plus courtois que votre porte-étendard qui s’est montré aussi évasif que vous devant mon grand-père le Prince. Mais cette fois, il n’y a personne pour retenir ma main ! Alors répondez par « oui » ou par « non », Vaucanson ! Avez-vous ordonné le meurtre de mon père ?

-       Ce n’est pas moi qui ai eu cette idée.

-       Vous contournez encore mes paroles, Chevalier ! Je commence à en avoir assez ! Est-ce que vous l’avez mise à exécution, d’une manière ou d’une autre, cette idée ? Avez-vous acheté le poison ? Engagé l’assassin ? Ordonné à un agent infiltré de mettre le sang de Jabberwocky dans son vin ? Est-ce que vous reconnaissez faire partie du complot qui a détruit la vie de Prospero Steiner, de près ou de loin, Seigneur Horace de Vaucanson ? Répondez sans faux-semblant et avec sincérité, pour une fois ! Sinon, vous ne vaudrez pas mieux que la racaille des bas-fonds qui gangrène le Duché des Damnés !

-       Un peu de respect, chien ! s’écria Villefort, sincèrement choqué.

 

Le Skaven Noir pivota la tête vers l’aide de camp.

 

-       Je ne suis pas un « chien » ! Je suis le petit-fils du Prince Ludwig le Premier ! Mon sang est aussi noble que le vôtre. Pouvez-vous prétendre être affilié à votre Roy ? Non ? Très bien, dans ce cas, que vous le vouliez ou non, mon rang est supérieur au vôtre, alors taisez-vous !

-       Sur ce point, il n’a pas tort, Villefort, observa le Suzerain. Vous n’aviez pas à intervenir face au petit-fils d’un Prince. Encore que… c’est une question d’interprétation. Peut-on dire que le sang d’un noble Bretonnien issu de la lignée de Gilles le Breton ou l’un de ses fidèles serviteurs ait la même valeur que celui d’un quelconque individu qui a acheté un lopin de terre dans un endroit à la triste réputation et s’est proclamé Prince d’icelui ?

 

Le Skaven Noir ne perdit pas son sang-froid. Il soutint encore le regard du Bretonnien, et articula posément :

 

-       Si vous connaissiez la généalogie de ma famille, vous sauriez que la noblesse de la lignée Steiner von Kekesfalva remonte à l’époque de Magnus le Pieux, quand celui-ci adouba Harold Steiner Kekesfalva. Certes, la famille a perdu son titre, mais mon grand-père a gardé officieusement un lien avec la Cour de l’Empereur, notamment par le Comte Électeur Helmut Feuerbach, qui est devenu son cousin par mariage. Et en s’établissant ici, il a révélé au grand jour ce qu’il avait soigneusement dissimulé pendant des années. Depuis la création de Vereinbarung, les Steiner constituent une famille de sang noble, de la manière la plus officielle qui soit. Or, quelqu’un a meurtri cette famille, et je veux savoir qui. Alors je vous pose la question pour la dernière fois, Seigneur de Vaucanson : êtes-vous mêlé au meurtre de mon père ? S’il vous reste un soupçon d’amour-propre, répondez à ma question sans détour ni ambages.

 

Le seigneur balaya du regard toute la salle. Il sentit que toutes les personnes qui pouvaient le voir, Humains ou Skavens, hommes et femmes, attendaient avec Sigmund sa réponse. Tout le monde était suspendu à ses lèvres. Les prochains mots qu’il allait prononcer allaient déterminer ce qui allait se passer dans la minute à venir. Il choisit donc soigneusement ses paroles.

 

-       Vous voulez de la franchise, jeune homme ? D’accord. Après tout, vous avez fait tout ce chemin pour me poser une question pertinente, la moindre des politesses est d’y répondre. Sans détour, sans ambages. Alors écoutez bien : oui, j’ai bel et bien ordonné l’assassinat du Skaven Blanc adopté par le Prince Steiner. Comme je vous le disais tantôt, ce n’est pas moi qui ai eu cette idée, elle m’a été suggérée par l’espion que j’ai envoyé chez vous. Il m’a dit que c’était la première étape pour désolidariser tout le peuple du Royaume des Rats, suffisamment fort pour ébranler les fondations de Vereinbarung. Cet espion m’a dit également que de plus en plus de raids de la part de vos frères de race de l’Empire Souterrain affaiblissent davantage le peuple. Devant cette incapacité manifeste de votre famille de garantir la paix en vos frontières, le peuple laissera éclater sa colère. Les Steiner tomberont tous sous la révolte des Humains qui se vengeront d’avoir été tellement naïfs. Le Royaume des Rats est une offense aux yeux de la Dame du Lac et des Dieux des Humains, ces Dieux que, dans votre confondante crétinerie, vous honorez malgré la répulsion qu’ils éprouvent à votre égard. Oui, Sigmar, Verena, et les autres vous détestent. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ils ne vous ont pas déjà tous foudroyés sur place, vous et ceux de votre espèce. De toute façon, cela n’aura bientôt plus d’importance pour vous. Tout va s’écrouler en quelques semaines sous l’effet d’une toute petite impulsion : la main de mon agent qui a juste versé quelques gouttes d’un liquide gras dans un gobelet. Comme quoi, les plus grands changements historiques tiennent parfois à bien peu de chose.

 

Sigmund absorba tant bien que mal les paroles de Vaucanson. Le sang battait tellement fort dans ses tempes qu’il eut l’impression de se retrouver face à une batterie complète de tambours. Il inspira et expira lentement, plusieurs fois. Les voix des personnes qui lui étaient chères criaient à l’unisson dans ses oreilles « Tue-le ! Tue-le ! » sans s’arrêter. Il sentait d’ailleurs autour de lui les Skavens qui partageaient sa fureur. Tous n’attendaient qu’un mot de sa part pour bondir sur Vaucanson et le mettre en pièces.

 

Il voulut cependant être plus fort. Il desserra les mâchoires, et marmonna :

 

-       Où est-il ?

-       Qui donc ?

-       Cet espion qui vous a donné cette idée ignoble ! Où est-il ?

-       Il a filé je ne sais où il y a déjà quelques jours, vous ne le retrouverez pas ici. Néanmoins, ce n’est pas votre problème le plus urgent. En effet, quand vous m’avez demandé de parler avec franchise, vous avez prononcé un mot qui ne m’a pas plu du tout. Celui de trop. Celui qui m’empêche de vous laisser repartir sans vous avoir donné une correction bien méritée. Le temps des mots est terminé, faisons place aux actes.

 

Horace de Vaucanson posa sa main sur la poignée de son épée. Loin de se laisser impressionner, Sigmund rendit au Bretonnien son regard de défi.

 

-       Voilà enfin un point sur lequel nous sommes d’accord.

 

Le Bretonnien se leva lentement. Son regard se fit plus méprisant encore.

 

-       Je n’ai jamais affronté de rat géant, mais il y a un début à tout. Quelle chance ! Je vais pouvoir me faire faire une nouvelle descente de lit.

-       Gardez vos insultes minables pour vos troupes et battez-vous comme un seigneur !

 

Vaucanson fit un signe aux autres chevaliers et aux gardes.

 

-       Vous autres, retirez-vous. C’est entre lui et moi. Puisque cette tête brûlée aime tellement son père, je vais l’envoyer le rejoindre.

-       Sortez, les gars ! dit à son tour le capitaine Steiner. On va faire ça dans les règles du duel à un contre un ! Attendez-nous dans la cour, et ne vous battez pas !

-       Cela vaut pour vous aussi, loyaux sujets, ajouta Vaucanson. Personne d’autre que nous deux ne croisera le fer à partir de maintenant. Villefort, passez devant, et veillez à ce qu’aucun coup ne soit donné !

-       Van Habron, Ickert, suivez-les, et surveillez nos hommes.

 

Les Skavens et Humains obéirent aux ordres. Ils eurent un peu de mal à franchir la porte et à descendre dans l’escalier sans échanger plus que des regards revanchards. Sire Guillaume de Lombard fut le dernier à quitter la pièce. Avant de partir, Sigmund l’invectiva une dernière fois :

 

-       Toi, le porte-serviette ambulant, rappelle-toi que je te dois toujours une valse !

 

Le visage de Lombard se crispa nerveusement, mais il n’ajouta pas un mot, et redescendit l’escalier à son tour.

 

Quand il considéra plus attentivement le seigneur de Vaucanson, il sentit la bile lui monter à la bouche. En réalité, Vaucanson était à l’image de ses troupes.

 

Depuis le début, il se surestime. Il était persuadé qu’il pourrait nous résister, on vient d’écraser ses forces, et à présent, il est sûr de me vaincre, alors que c’est un vieillard fatigué, quand je suis au mieux de ma forme. Je dois lui laisser une issue.

 

Sigmund murmura :

 

-       Dernière chance, Vaucanson. Rendez-vous, et tout s’arrête. Sinon, je vous tue.

 

L’envie ne manquait pas au Skaven Noir, mais il était plus décidé encore de tenir sa promesse envers le Prince et le ramener vivant à Steinerburg. Il venait juste de tenter d’impressionner le Bretonnien.

 

Sans succès.

 

-       Hors de question de me rendre ! Vous m’avez insulté, il est trop tard. De toute façon, c’est moi qui vous tuerai. La Dame du Lac réclame justice. Le glaive de sa volonté va vous frapper !

-       Vous avez perdu la tête !

-       C’est vous qui allez perdre la vôtre ! Je vais la planter sur un pieu et balancer votre carcasse aux vautours !

 

Résigné à affronter le Bretonnien, le Skaven Noir tira lentement son épée de son fourreau. Il la brandit délicatement, la tint fermement au-dessus de sa tête, et prononça ces quelques mots d’une voix claire :

 

-       Pour ta vertu, ma Licorne !

 

Surpris par le petit rituel, le Seigneur Humain haussa un sourcil. Il lut à haute voix :

 

-       « Cœur de Licorne »… Je vois. Affubler un nom à son arme, c’est puéril et pathétique.

-       Pas plus que vénérer une tasse ! rétorqua Sigmund d’un ton cinglant.

 

À ces mots, Vaucanson s’enflamma. Il tira son épée d’un coup sec, et hurla :

 

-       Tu oses insulter le Saint Graal, saleté de vermine !

 

Et avec un grand cri de rage, il se jeta en avant. Il abattit son arme de haut en bas à deux mains. Sigmund n’eut qu’à faire un bond sur le côté pour éviter le coup.

 

-       Seigneur de Vaucanson, soyez raisonnable ! Vous n’êtes pas en état de vous battre !

-       Tu crois ça ?

 

L’Humain enchaîna alors une demi-douzaine de coups. Sigmund esquiva les deux premiers, puis voulut évaluer la force de son adversaire. Il s’appliqua à parer les attaques en faisant glisser la lame d’acier sur la lame de gromril. Néanmoins, au fur et à mesure des coups, il sentit monter un sentiment de surprise. En effet, pour quelqu’un de son âge, Horace de Vaucanson faisait preuve d’une vigueur inhabituellement forte.

 

-       Vous êtes plus costaud que je ne pensais, Sire de Vaucanson.

-       Raison de plus pour vous battre plus franchement que ça, homme-rat !

 

Et Vaucanson fit un moulinet, et frôla l’épaule du Skaven Noir.

 

D’accord… On va s’amuser !

 

Sigmund décida de ne plus se retenir. Il attaqua à son tour. Quelques premières passes d’armes, sans toutefois y mettre toute son énergie et s’essouffler trop vite. Malgré sa corpulence, le Skaven Noir pouvait faire preuve d’agilité. Il esquivait sans trop de problème, ou détournait l’arme de son adversaire quand elle menaçait de le blesser, mais s’il ne se fatiguait pas outre mesure, il remarqua que le seigneur de Vaucanson, pourtant bien plus âgé que lui, n’avait pas l’air de s’épuiser. C’en était surprenant.

 

Les deux guerriers échangèrent encore quelques coups sans que l’un ne touchât l’autre, puis Sigmund recula.

 

Sans baisser sa garde, le seigneur Horace de Vaucanson voulut profiter du répit, et demanda :

 

-       J’aimerais savoir une chose, homme-rat : que connaissez-vous de l’honneur de la Bretonnie ? Vous vous permettez de me donner des leçons à ce propos… Savez-vous au moins de quoi vous parlez ?

 

Sigmund ne relâcha pas son attention pour répondre.

 

-       Oui, Seigneur de Vaucanson. Mon grand-père avait l’habitude de nous lire des contes et des légendes de votre pays quand nous étions petits, ma sœur et moi. Les images de ces livres parlaient d’elles-mêmes : je voyais des Humains grands, dignes et vertueux, arborant fièrement leurs couleurs sur le tabard de leur armure brillante, qui parcouraient le monde sur leur magnifique destrier pour dispenser la justice. J’avais très envie de rencontrer un de ces héros folkloriques capables de vaincre les monstres les plus dangereux, et punir les félons comme Malbaude, le Chevalier Noir. Et maintenant, pour la première fois de ma vie, j’en vois un. Vous ne faites vraiment pas honneur aux légendes !

-       Tel est le lot des légendes, Capitaine Steiner. Elles sont conçues pour faire rêver, et faire oublier la réalité. Préparez-vous à être frappé par le réel !

 

Un grand éclat de rire résonna aux oreilles du Bretonnien.

 

-       Ah, oui, le réel ! Vous êtes si bien placé pour parler du réel !

 

Vaucanson tourna la tête, et vit à sa gauche le jeune homme, plus narquois que jamais. Furieux, il aboya :

 

-       Fichez-moi la paix ! Cela ne vous concerne pas !

-       Ah bon ? Je croyais que toute cette croisade était faite en mon souvenir ? Vous vous contredisez, vous perdez la tête !

-       Non, jamais ! Je suis lucide !

 

Sigmund avait repéré le changement soudain de comportement de son adversaire. D’abord, il avait cru que le seigneur Bretonnien avait donné des ordres à quelqu’un caché derrière l’étendard, puis il se rendit rapidement à l’évidence.

 

Il parle tout seul, mais il croit le contraire ! Il voit et entend des choses qui n’existent pas ! Par la Balance de Verena… il devient complètement fou !

 

Peu à peu, la colère fit place à l’inconfort. Ce combat prenait une tournure malsaine qui déplut au Skaven Noir.

 

-       Vaucanson, vous avez des hallucinations !

 

Vaucanson revint vers le capitaine. Le jeune homme avait disparu instantanément. Soulagé d’avoir repris le contrôle de ses sens, le Bretonnien annonça solennellement :

 

-       Je vais venger mon fils, restaurer mon honneur, et honorer ma patrie, pour le Roy Louen Cœur de Lion !

 

Et l’Humain redoubla d’agressivité. Il reprit ses attaques de plus belle, enchaînant les assauts, alternant bottes simples et ruses complexes, heureusement connues par Sigmund, qui parvenait tant bien que mal à les contrer, même s’il se sentait de plus en plus contrarié.

 

Comment peut-il déployer autant d’énergie, à son âge ? Je l’ai sous-estimé !

 

Certes, il était tout-à-fait possible de garder une certaine vigueur malgré les années, avec un entraînement quotidien et une alimentation saine. Le seigneur Vaucanson devait être en excellente condition physique. Mais cela ne pouvait pas suffire, il devait y avoir autre chose.

 

Soudain, le Skaven Noir comprit ce que le Bretonnien avait de plus. C’était sa conviction. Horace de Vaucanson semblait animé par une volonté de gagner, pas seulement pour vaincre un adversaire, mais aussi pour faire triompher ses idées. Sigmund pesta intérieurement. N’était-il pas lui aussi poussé de l’avant ? Venger son père était une motivation, mais il en avait d’autres, notamment envers les citoyens de Vereinbarung.

 

Du moins, c’est ce qu’il espérait. Il tenta de se justifier, de relancer le moteur qui alimentait sa combativité, mais il n’y parvint pas. Il se rappela soudain un autre aspect des légendes de Bretonnie, celui de l’influence de la Dame. Il avait lu que la Dame du Lac accordait force et endurance à ceux qui croyaient sincèrement en sa parole. Certains chevaliers étaient même nimbés d’une sorte d’aura de majesté alors qu’ils pourfendaient les créatures les plus infâmes.

 

Il n’a pas de telle aura, et je ne suis pas une créature infâme, alors quoi ?

 

Tant d’interrogations qui se bousculaient dans son cerveau… et qui détournèrent son attention pendant une seconde. Le temps fut suffisant à Vaucanson pour faire siffler sa lame dans sa direction, et la quantité de questions le déconcentra au point de mal estimer sa distance quand il recula pour éviter le coup.

 

Sigmund geignit de douleur lorsqu’il sentit la pointe d’acier taillader sa peau, sur toute la hauteur de l’épaule gauche. Vaucanson avait frappé juste à un pouce du bord de sa cuirasse, pile à la couture de la manche de sa veste. Mais le Skaven Noir n’eut pas le temps de s’en inquiéter, car l’Humain, lancé dans son élan, pivota sur lui-même, et balança un deuxième coup, tout aussi furieux, sur son autre flanc. Le choc fut si violent que le jeune Steiner eut le souffle coupé. Il serra les dents quand il sentit quelque chose craquer dans sa poitrine, puis une douleur aiguë irradia près de son poumon.

 

La souffrance couplée au manque d’air le fit tomber à genoux. Vaucanson en profita pour asséner un terrible coup de pommeau sur la tempe du Skaven Noir. Sigmund fut projeté sur le plancher, et entendit à peine le tintement de son épée qui dérapa à quelques pieds de distance.

 

-       Voilà. J’espère que les choses sont claires, à présent.

 

Les paupières crispées, Sigmund sentit des larmes de douleur et de rage lui brûler les joues. Il roula péniblement sur le ventre, et posa ses deux mains sur le sol pour essayer de se relever.

 

-       Inutile de t’obstiner, Capitaine à la manque. Tu as perdu.

 

Le Skaven Noir poussa de toutes les forces qui restaient dans ses bras, et secoua la tête.

 

Qui aurait cru que le vieil homme aurait encore tant de sang en lui ?

 

Ses tempes tambourinaient jusqu’à la migraine. Un grésillement désagréable lui boucha les oreilles. Il entendit vaguement le seigneur Vaucanson continuer à le provoquer.

 

-       Ton géniteur n’était qu’un début. Je dépècerai personnellement tous ceux de ta portée : les mâles, les femelles, et la bestiole qui vous a tous engendrés. Et je trouverai un moyen de les rendre utiles au moins une fois. Qui sait ? Peut-être que je lancerai une nouvelle mode de cape de fourrure de rate ?

 

Sigmund ne fit guère attention à la menace. En temps normal, ce genre d’invective ne l’atteignait pas, car il savait très bien qu’elle n’avait pour but que de déstabiliser l’adversaire, à condition de se laisser emporter. Or, il était bien trop intelligent pour ça. Le problème était différent.

 

Il revit son père s’effondrer sur le tapis, se tortiller, tousser, et finalement rendre son dernier souffle.

 

Il devina les prisonniers de Pourseille, victimes des mauvais traitements des envahisseurs.

 

Il imagina les enfants Skavens, enlevés par les odieux laquais d’un Prophète Gris lâchement caché dans les terriers de l’Empire Souterrain. Elsie, Bassilus, et tant d’autres qu’il ne pourrait pas sauver.

 

Il vit ses frères, ses sœurs et sa mère, tous anéantis par l’annonce de son échec.

 

Et quand il rouvrit les yeux, la seule chose qu’il vit était le visage goguenard d’Horace de Vaucanson.

 

Tous ses malheurs étaient rattachés à cette personne.

 

Il allait perdre la vie, et ce Bretonnien allait continuer de faire le mal autour de lui.

 

Non… Une vieille branche sur le point de casser ne devrait pas pouvoir commettre de telles félonies et s’en vanter !

 

Et ce sentiment d’injustice lui déchira les entrailles. Autre chose alimenta sa colère.

 

Ce n’est pas un honorable chevalier ! C’est un dingue, un misérable déchet complètement maboul qui se complaît dans sa merde !

 

Quelque chose explosa au fond de son estomac, alors qu’un rugissement abominable lui meurtrit les oreilles. C’était sa propre voix, animalisée par la Rage Noire. Il se releva d’un bond. Sa vision se couvrit d’un voile de sang. Il sentit sa douleur s’évanouir, ses muscles gonfler, son pelage se hérisser sur toute la longueur. Sa respiration se fit rauque, et des flots de salive écumèrent ses lèvres. Ses yeux brûlaient, son cœur battait de plus en plus vite.

 

Sigmund décela alors le changement d’humeur chez Vaucanson. L’arrogance du Bretonnien se mua en perplexité, puis en inquiétude, tandis que l’odeur de sa peur lui sauta violemment aux narines, ce qui l’excita davantage. D’un rapide mouvement de la queue, il récupéra son épée posée non loin de lui, l’empoigna à deux mains, et brailla de toutes ses forces :

 

-       TA GUEULE, VIEUX CREVARD !

 

Le Skaven Noir bondit en avant, et abattit Cœur de Licorne vers le Bretonnien. Celui-ci roula sur le côté. La lame de gromril fracassa une table dans un coin de la salle du trône. Le meuble se retrouva coupé en deux.

 

Vaucanson profita de l’ouverture pour tenter un coup d’estoc vers le Skaven Noir. La pointe ripa sur sa cuisse. Une tache brune apparut aussitôt sur le pantalon du capitaine. Mais Sigmund ne ressentit qu’un léger pincement. Sa colère était telle que plus rien ne comptait. Plus rien, si ce n’est une seule chose : prendre la vie de Vaucanson.

 

Sigmund pivota, et balaya l’air de son épée de gromril. Une nouvelle fois, Vaucanson détourna la lame, mais cette fois, le coup était d’une telle violence qu’il sentit une douleur aux bras. Le Skaven Noir fit face à Vaucanson, et fit tournoyer son épée. Il frappait de plus en plus fort, de plus en plus vite, effectuant des moulinets tel un moulin à vent pris dans un cyclone. Vaucanson parait, mais chaque coup lui faisait plus mal. Il vit les yeux du Skaven Noir devenir incandescents, tels deux braises prêtes à le consumer.

 

Sigmund frappait à droite, puis à gauche, puis encore à droite… puis soudain, il retint le mouvement de rotation et frappa de nouveau à droite. Surpris par la manœuvre, le Bretonnien ne trouva pas le meilleur angle de parade. Il lâcha son épée avec un grognement de frustration. Il recula d’un pas, puis s’apprêta à la reprendre. Le grand Skaven Noir pivota sur ses talons, et sa queue cingla le visage du seigneur avec un claquement sec. Vaucanson fut catapulté sur le mur. Il glapit en portant la main à sa joue, le coup avait mordu sa chair aussi cruellement qu’un fouet.

 

Il n’eut pas le temps d’insulter le Skaven Noir. Sigmund courait déjà vers lui. Il se glissa derrière la bannière devant l’escalier qui menait à sa petite armurerie personnelle. Puis il monta les marches quatre à quatre. Derrière lui, le capitaine s’emberlificota dans la lourde tenture de velours rouge et or. Vaucanson devina les griffes et les crocs de l’homme-rat qui mettaient le tissu en pièces.

 

Enfin, il atteignit l’armurerie. Il claqua la porte derrière lui et s’empressa de mettre le loquet. Il fallait agir vite et bien. Il regarda tout autour de lui, et sursauta. Un coup terrible arracha l’un des gonds de la porte. L’Humain entendit la voix de son adversaire derrière.

 

-       VAUCANSON !

 

Il repéra alors l’arbalète posée sur son socle. Il eut un sourire cruel quand il se rappela le moment où il l’avait chargée.

 

La Dame du Lac est avec moi !

 

Vite, il se précipita sur la petite arme, s’en saisit, et visa dans la direction de l’entrée de l’armurerie. Il serra les dents, prêt à savourer le spectacle de la bête sauvage s’effondrer sur le plancher. Un deuxième coup catapulta la porte de son chambranle, révélant la silhouette du Skaven Noir, l’épée serrée dans son poing. Le capitaine fonça sans hésiter vers le Bretonnien.

 

Le seigneur de Vaucanson pressa la détente, et le projectile mortel fonça en tournoyant vers la tête de Sigmund Steiner.

Laisser un commentaire ?