Le Royaume des Rats

Chapitre 29 : Rien à perdre

9634 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/09/2020 20:18

Filles et Fils du Rat Cornu,

 

Le confinement est fini en France depuis trois semaines, et je reprends le travail le lundi 8 juin. Le rythme de parution sera sans doute fortement ralenti, le temps de m’habituer à mon nouveau boulot et à ma nouvelle vie.

 

J’aimerais tous vous remercier pour votre fidélité et votre soutien. J’espère que les Pestilens ne vous auront pas trop durement importunés.

 

Quoi qu’il en soit, n’hésitez pas à encourager à votre tour les artistes qui m’envoient leurs dessins que je poste sur la page DeviantArt ChildrenOfPsody. Par ailleurs, j’attends toujours votre choix de « prochain personnage à commander », sachant qu’à ce jour, je n’ai eu que deux réponses. N’hésitez pas à poster une review en ce sens, même un simple nom propre suffira.

 

Merci encore à toutes-tous, et Gloire au Rat Cornu !

 

 

Tout n’était que confusion.

 

De l’eau glacée, des remous, des vertiges à en perdre la raison, une chaleur qui lui brûlait le front et lui asséchait le gosier jusqu’à l’estomac.

 

Et les voix rauques des Orques qui hurlaient à ses oreilles, et les hennissements terrifiés de son cheval, et les crissements horrifiants de la vouivre.

 

Pendant les quelques moments où il parvenait à garder les yeux ouverts, il distinguait vaguement une chandelle allumée non loin de lui, une petite fenêtre carrée par lequel passait péniblement la lumière, à travers des rideaux opaques.

 

Et puis, il y avait ce visage.

 

Une femme de son peuple. Ce n’était ni sa mère, ni l’une de ses sœurs. Une grande femme, mince, avec des yeux violets et le poil roux, et un petit museau pointu par-dessus de courtes incisives. Elle marmonnait bien quelques syllabes, mais Kristofferson ne pouvait rien entendre, tant le sang battait fort dans ses tempes.

 

Régulièrement, il sentait qu’on lui faisait boire quelque chose. Une espèce de décoction au gout très amer. Chaque gorgée lui incendiait l’œsophage. Cela lui permettait toutefois de penser à autre chose que la douleur qui irradiait de son poignet droit.

 

Le cauchemar se mêla à la fièvre et au délire éveillé pendant une éternité.

 

Et puis, au bout d’un moment indéfinissable, il ouvrit grand les yeux.

 

Il allait bien mieux. En dehors de son poignet qui continuait à lui faire un peu mal, il ne sentait plus cette chaleur torride le ronger et le carboniser. De sa main gauche, il palpa son front et ses joues… Frais. La maladie avait belle et bien été vaincue.

 

Il regarda les alentours. Il était dans une petite pièce sobre, allongé sur un lit, sous une épaisse couverture. En passant sa main sous l’étoffe de laine, il réalisa qu’il était nu. Non loin de lui, une forme blanche était penchée au-dessus d’une sorte de panier à linge. La scène se répétait. Il demanda avec perplexité :

 

-         Carolina ?

 

La silhouette en robe blanche se redressa et se retourna. Kristofferson eut un pincement au cœur en voyant le visage grêlé d’une vieille femme.

 

-         Non, jeune homme. Moi, c’est Alma. Prêtresse de Shallya.

-         J’avais reconnu la robe. Je vous prie de m’excuser, je vous avais prise pour quelqu’un d’autre.

-         J’avais compris, répondit l’Humaine avec un clin d’œil. Et je ne suis pas Marjan non plus !

-         Marjan ? répéta le Skaven brun, soudainement surpris.

-         Vous avez appelé plusieurs fois cette Marjan pendant vos délires. Qui que soit cette personne, elle a l’air d’occuper vos pensées !

 

Qu’est-ce que Marjan a à voir là-dedans ? se demanda le jeune homme-rat.

 

-         J’ai veillé sur vous depuis votre arrivée, messire. Vous avez été très malade, mais avec ma modeste contribution, les médications, et la bienveillance de Shallya, il semblerait que les Jardins de Morr doivent vous attendre encore un peu !

-         Je vous remercie, ma Sœur. Mais comment ai-je fini ici ? D’ailleurs, quel est cet « ici » ?

 

La vieille femme sourit.

 

-         Je vous en prie, mon fils, gardez votre calme. Vous avez sans doute été bien secoué. Vous vous trouvez dans le domaine de Dame Helga Schmidt. Ce domaine est traversé par une rivière qui nous vient des montagnes à l’est. Par chance, il se trouve que l’un des gardes forestiers vous a trouvé échoué sur le bord de cette rivière.

-         De la chance, en effet, je n’en ai pas manqué, ma Sœur ! Si vous saviez ce que j’ai affronté !

-         J’aime autant ne pas le savoir, rit la prêtresse. J’ai fait ce que j’ai pu avec votre bras, j’espère que ça tiendra le coup. Vous avez aussi eu des contusions un peu partout, mais le pire a été la fièvre. Après un séjour dans l’eau glacée, suivi par des péripéties connues de vous seul dans cette pièce, ce n’est guère étonnant. Mais on dirait que mes prières et mes décoctions ont fini par avoir raison de la fièvre.

-         Je vous remercie, ma Sœur, vous m’avez sans doute sauvé la vie.

-         Je n’ai fait qu’obéir aux ordres de Shallya. Et si j’en crois votre équipement, j’ai l’impression d’avoir fait plus que cela. Vos vêtements précieux m’ont laissé supposer que vous êtes quelqu’un d’important ?

-         Mes vêtements… Où sont-ils ?

-         Ah, je suis navrée de vous dire qu’ils sont en lambeaux. Mais ne vous inquiétez pas, Dame Schmidt a laissé un costume pour vous sur la chaise près de votre lit.

-         Oh… C’est gentil à elle. Dame Schmidt est une Skaven ?

-         Non, elle est Humaine. Par contre, le sang de votre espèce coule dans les veines de sa fille adoptive Miranda.

 

Sûrement la femme que j’ai vue de temps en temps.

 

-         Combien de temps je suis resté dans cet état ?

-         Vous êtes ici depuis un peu plus de trois jours.

 

Kristofferson sentit son pelage se hérisser.

 

-         Trois jours ? J’ai perdu trois jours ?

-         Mieux vaut trois jours que la vie, vous ne pensez pas ?

-         Il faut que je parte tout de suite !

 

Le jeune homme-rat se releva de son lit. La couverture glissa, révélant son torse nu. Par réflexe, il releva la pièce de laine.

 

-         Je vais vous laisser vous rhabiller, jeune homme. Vous avez l’air de pouvoir quitter le lit. Je vais prévenir Dame Schmidt que vous êtes lucide.

 

La nonne sortit, laissant le jeune homme-rat tout seul. Il repéra près du lit une petite bassine remplie d’eau, avec un savon et une serviette posés sur un tabouret. Il fit rapidement un brin de toilette avant de mettre les chausses, la chemise de laine et la cape laissés à sa disposition. Il se regarda rapidement dans le miroir accroché au mur, et sourit à son reflet.

 

Sans doute le costume d’un des employés de cette « Dame Schmidt »… Au vu de l’étoffe, elle a l’air d’avoir de l’argent !

 

Il eut toutefois un petit pincement au cœur quand il se souvint de ce qui était arrivé à sa rapière. Malgré son costume neuf, il se sentit plus nu qu’en sortant du lit. Il poussa la porte, traversa un petit couloir, et se retrouva enfin dehors.

 

Pendant quelques instants, il dut plisser les yeux à cause du soleil éblouissant. La chaleur des rayons dorés irradia sur son pelage brun, cela lui fit du bien. Il inspira un bon coup, et sentit l’odeur caractéristique du bétail lui chatouiller les narines.

 

Il regarda derrière lui. Le bâtiment qu’il venait de quitter était un tout petit temple, juste assez grand pour contenir une chambre et une salle de prière. Au-dessus de la porte, on avait accroché une planche de bois sur laquelle était gravée la colombe de Shallya, qui tenait une clef dans son bec.

 

Une voix féminine relativement grave attira soudain l’attention de Kristofferson.

 

-         Ah, voilà notre miraculé enfin debout !

 

Le jeune homme-rat vit approcher une Humaine. Une grande femme mince vêtue d’une longue robe rouge aux manches et au col sertis d’une bordure dorée. Ses cheveux bruns et ondulés étaient clairsemés par ci par là de mèches blanches, et ses traits portaient les scories de plusieurs décennies d’épreuves en tout genre. Mais une étincelle de détermination brillait au fond de ses yeux bleus sous ses sourcils fins.

 

Kristofferson savait reconnaître la beauté chez les Humains quand il la voyait, en particulier quand elle était doublée d’assurance. Pas de doute, cette femme avait sûrement tous les atouts pour mettre à genoux n’importe qui intéressé un tant soit peu par son magnétisme. Il inclina respectueusement sa tête.

 

-         Je vous remercie, ma Dame, je vous dois la vie, sans doute.

-         J’espère que vous avez plutôt remercié Sœur Alma, c’est elle qui a pris soin de vous, mon jeune ami. Je suis Helga Schmidt, et vous êtes dans mon domaine. Avez-vous déjà entendu parler de Grüneweiden ?

-         Je vous avouerai que non, je ne connais pas très bien ce côté du Royaume des Rats.

-         C’est normal, vous restez bien plus souvent à la Cour, messire Kristofferson Steiner ?

 

Kristofferson tiqua de surprise.

 

-         Vous ne me reconnaissez sûrement pas, continua la femme, c’est normal, nous nous sommes vus juste une fois, au manoir de votre grand-père… et encore, vous étiez un tout jeune enfant.

-         Et pourtant, vous me reconnaissez ?

-         Votre mère est la première personne de votre peuple à qui j’ai pu parler amicalement. Vous avez ses yeux. Et puis, il y a la ligne noire dans votre dos. La première fois que je vous ai vu, j’ai eu l’occasion de voir cette ligne – vous portiez une chemise à large col.

-         Et donc, mon grand-père vous connaît ?

-         Très rapidement, j’étais venue lui faire une doléance, une parmi je ne sais combien d’autres.

-         J’espère qu’il aura pu donner satisfaction à votre demande ?

-         J’ai dû me débrouiller autrement, mais ça n’a aucune importance. Marchons, si vous le voulez bien.

 

Helga Schmidt s’engagea alors sur un petit chemin bien entretenu. Le jeune homme-rat la suivit docilement, et en profita pour analyser les alentours.

 

Ils se trouvaient dans un domaine délimité par une grande muraille qui s’étendait sur une distance plutôt impressionnante. Il y avait des centaines de bêtes : vaches, moutons, chèvres étaient rassemblés dans des enclos séparés, suffisamment grands pour leur garantir un espace appréciable. Au loin, il y avait la maison elle-même. Bien sûr, elle n’était pas aussi grande que le manoir Steiner, mais semblait confortable. Et les employés allaient et venaient, ils étaient plusieurs dizaines, Kristofferson pensa même à une petite centaine, Humains et Skavens. Un peu plus loin, il repéra une grange, à côté une étable, et un bâtiment allongé dont sortaient des hennissements, sans doute l’écurie.

 

Quelque chose n’était pas clair pour le jeune homme-rat. Tout avait l’air neuf, ou très savamment entretenu. Tout autour de lui était presque trop beau pour être vrai, à tel point qu’il éprouva une sorte de malaise. Pendant un instant, il se demanda même si tout ce qu’il voyait était bien réel, ou si ce n’était pas le fruit de son imagination ? Une illusion, un délire ?

 

-         C’est étonnant que je n’aie jamais entendu parler de cet endroit ?

-         Jusqu’à présent, nous avons fait profil bas. Mais d’ici la saison prochaine, je compte bien m’affirmer ! Peut-être en me rappelant au bon souvenir de votre grand-père ?

-         Peut-être, oui. Et où est votre mari ?

-         Je n’ai pas de mari.

-         Ah… Vous êtes veuve ?

-         Non plus, je n’ai jamais été mariée.

-         Alors, votre famille doit être riche ? Mon grand-père connaît peut-être vos parents ?

 

Helga s’arrêta, et considéra le jeune homme-rat avec une légère pointe de mépris dans le regard.

 

-         Jeune homme, vous devriez faire un peu attention à vos préjugés. Certes, je suis une femme, certes je suis arrivée seule et sans fortune au Royaume des Rats. Mais apprenez qu’il n’est pas impossible pour une femme solitaire de créer quelque chose de cette ampleur. Ce domaine que vous pouvez admirer est le fruit d’un travail de longue haleine. J’ai fait partie des premiers installés, pour tout vous dire. J’ai rejoint la caravane partie de Gottliebschloss quand elle a dépassé Loningbrück. J’étais là le jour où votre grand-père a fait lever le drapeau de Vereinbarung pour la première vois, en présence de vos parents. Je n’étais alors qu’une femme anonyme dans la foule, avec les poches vides, mais le cœur plein d’espoir et la tête pleine de détermination. Alors, j’ai retroussé mes manches, et je me suis mise au travail. J’ai décidé de tenter ma chance en dehors des murs de Vereinbarung.

-         Un coup osé…

-         Vous pouvez le dire ! D’abord, je me suis installée ici. C’était un endroit complètement en ruines dont personne ne voulait plus. J’ai utilisé mes dernières couronnes pour acheter quelques bêtes. J’ai même dû emprunter de l’argent pour tenir le coup la première saison. C’est véritablement à la force de mes mains que j’ai bâti ce domaine. J’ai trait les brebis moi-même pour fabriquer du fromage, j’ai nourri et tondu les moutons. J’ai eu de la chance, je le reconnais, car plusieurs personnes ont accepté de m’aider sans me demander de l’argent en retour. De l’argent, ou quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs, ne vous faites pas de fausses idées. Je me suis engagée à rendre l’argent, et à redonner une part des bénéfices à tous ceux qui m’ont aidée. J’ai eu de nouveau de la chance, car les bêtes ont su donner le meilleur d’elles-mêmes pour que je puisse vendre mes fromages et mes vêtements à bon prix. Après avoir liquidé toutes mes dettes, j’ai engagé quelques personnes parmi celles qui m’avaient aidé. Puis la saison suivante, j’ai pu en recruter le double. J’ai bénéficié de la protection du bourgmestre qui estimait que mon activité enrichissait la ville – tous mes employés habitent à Grüneweiden. Ainsi, il a accepté de me prêter quelques miliciens pour éloigner les brigands. Et pendant tout ce temps, j’ai organisé des opérations pour reconstruire peu à peu le domaine. Aujourd’hui, je suis suffisamment riche pour vivre confortablement, et je suis à l’abri des pillards. Je reconnais que la chance a joué une part importante, mais pour le reste, tout est issu de mes efforts personnels.

-         Comme quoi, la fortune sourit aux audacieux.

 

Ils approchaient de l’étable. Dame Schmidt ouvrit la porte du bâtiment.

 

-         Miranda ? Tu es là, ma chérie ?

-         Oui, Maman ! répondit une voix claire, un peu haut perchée.

-         Suivez-moi, ordonna l’Humaine à l’attention du Skaven brun.

 

Les deux entrèrent. Kristofferson sentit une forte odeur de paille et de bétail. Plusieurs brebis étaient rassemblées dans un enclos, et bêlaient joyeusement. Une jeune femme Skaven habillée avec des vêtements de paysanne était assise à côté de l’une d’elles, et finissait de la traire. À l’approche d’Helga, elle se leva.

 

Ah… c’est elle ! pensa le jeune Steiner.

 

-         Miranda, notre invité, maître Kristofferson Steiner.

-         C’est bien lui ?

-         En effet, ma Dame, répondit le Skaven brun en s’inclinant.

 

La jeune fille-rate approcha en souriant.

 

-         Veuillez m’excuser, mais je ne suis pas tellement à mon avantage.

-         Je vous en prie, ma Dame.

-         Sortons, nous serons plus à l’aise pour continuer la conversation, déclara l’Humaine.

 

Une fois de retour dehors, Kristofferson put mieux regarder Miranda. La jeune fille était clairement engoncée dans des vêtements qui ne reflétaient pas sa véritable personnalité. Son visage était fin, à l’image de ses mains. Ses grands yeux violets traduisaient une intelligence certaine. Ses poils roux brillaient au soleil. Elle n’hésita pas à marcher aux côtés du jeune homme-rat.

 

-         Nous avons vraiment eu peur de vous perdre, messire.

-         J’avoue, moi aussi. Mais grâce à vous, je devrais pouvoir vivre un peu plus longtemps !

 

Puis il parla à l’attention d’Helga :

 

-         Vraiment, ma Dame, je suis impressionné ! Vous semblez avoir bien réussi à faire prospérer ces lieux !

-         Oui, mais nous ne sommes pas à l’abri du danger d’une invasion. C’est pour ça que j’ai pris mes précautions, vous allez voir.

 

Les trois passaient devant une forge. L’Humaine présenta à son invité le forgeron, un gros homme chauve qui fabriquait une épée.

 

-         Je reconnais que mon entreprise est devenue si grande que je ne pas tout faire toute seule, que ce soit pour m’occuper des animaux, ou les défendre ! C’est important d’avoir des gens bien entraînés pour défendre ces lieux, et c’est tout autant important de bien les équiper !

 

Le Skaven brun s’attarda près d’un râtelier sur lequel était posée toute une collection d’armes, et regarda même une rapière d’un œil professionnel. Puis ils reprirent le chemin jusqu’à la maison.

 

La grande chaumière était à l’image du reste du domaine : tellement neuve qu’elle en paraissait factice. Une fois entrés, Dame Helga invita Kristofferson à prendre place dans un fauteuil confortable. Elle-même appela une servante, demanda un thé, et prit place à son tour.

 

Miranda s’inclina :

 

-         Avec votre permission, je remonte me faire une beauté.

-         Bien sûr, ma fille, vas-y. Nous nous verrons au souper ! Souper que notre hôte nous fera le plaisir de partager avec nous, j’espère ?

-         Euh, je suppose, oui, répondit Kristofferson.

 

Le jeune homme-rat était de plus en plus mal à l’aise. Il pensa à toute la population de Wüstengrenze qui comptait sur lui. Il ne pouvait pas perdre davantage de temps. Et pourtant, il pressentit qu’il devait jouer le jeu jusqu’au bout. Il avait clairement la sensation de se trouver comme un rat devant une louve. La moindre contrariété aurait peut-être des conséquences inattendues. Et puis, il n’avait mangé que du gruau depuis trois jours.

 

Une fois la jeune fille-rate partie, l’Humaine gloussa.

 

-         J’ai adopté Miranda il y a quelques années de cela. Croyez-le ou non, ce fut la tâche la plus difficile de toutes.

-         Ah oui ? Pourtant, elle n’a pas l’air d’avoir un tempérament rebelle ?

-         Ce n’est pas son éducation, le problème. Ce sont les Shalléens.

-         Comment les prêtres de Shallya ont pu représenter un problème ?

 

La femme poussa un profond soupir. Pour la première fois, Kristofferson décela un soupçon de sincérité.

 

-         Une femme seule peut monter une affaire rentable, c’est un fait que je m’applique à prouver tous les jours. Or, l’indépendance chez les femmes est quelque chose qui fait peur. Votre grand-père a dû vous l’apprendre, mais nous vivons dans un monde où il est difficile pour les hommes d’accepter de voir une femme indépendante réussir dans la vie. Réfléchissez bien, les exemples de femmes mises au ban de la société parce qu’elles n’étaient pas dépendantes d’un homme sont légion. Tenez, même vous, vous m’avez demandé si j’étais mariée, ou entretenue par des parents riches. Votre première opinion sur moi n’a pas été « Helga est une femme indépendante », n’est-ce pas ?

-         C’est vrai, vous avez raison.

-         Et donc, quand je me suis présentée aux prêtresses de Shallya qui s’occupaient des volontaires à l’adoption, je me suis heurtée à un mur. Pour les colombes, me laisser adopter un enfant du Rat Cornu était imprudent. Je n’aurais pas pu subvenir à ses besoins matériels ou affectifs. D’autant plus quand j’ai demandé une fille – je voulais une fille. Je n’ai pas besoin de vous expliquer à quel point les filles sont plus précieuses que les garçons.

-         Non, mais vous avez pourtant réussi à les convaincre.

-         J’ai dû m’y prendre à plusieurs reprises. À chaque nouvelle Récolte, je faisais une demande. Ce n’est qu’à la quatrième, quand j’ai montré mes comptes à la Mère Supérieure du temple, que j’ai enfin obtenu ce que je voulais.

-         Est-ce que vous êtes satisfaite ?

-         Oui. J’obtiens toujours ce que je veux. Je veux que la Ferme Schmidt soit la preuve qu’une femme est tout aussi capable d’être riche et puissante qu’un homme. Et j’espère bien que Miranda pourra prendre le relais !

-         J’en suis convaincu, ma Dame.

 

*

 

Une heure plus tard, les deux femmes et le jeune homme terminaient leur repas – sans le moindre poison, le jeune Skaven s’était entraîné à reconnaître l’odeur des plus communs. L’atmosphère s’était détendue, et plusieurs fois Miranda avait ri en entendant les traits d’esprit du jeune homme-rat. Elle avait aussi écouté avec passion ses récits de Récoltes. Dehors, le soleil n’était pas encore couché, mais l’atmosphère s’était rafraîchie. L’été n’était pas encore pleinement arrivé.

 

Kristofferson décida qu’il avait suffisamment accepté le jeu des deux femmes. Il était temps de prendre congé.

 

-         Bien, ma Dame, ma Demoiselle, je vous remercie pour votre hospitalité, mais j’ai une mission importante à accomplir.

-         Vous voulez vraiment nous quitter ? demanda Miranda.

-         C’est que beaucoup de gens comptent sur moi ! Je suis resté paralysé pendant trois jours, j’ai intérêt à redoubler de vitesse. Au fait, je ne vous ai même pas demandé, Dame Helga : où sommes-nous par rapport à Wüstengrenze ?

-         À peu près une journée de chevauchée.

 

À ces mots, Kristofferson sentit son cœur brutalement accélérer.

 

-         Quoi ? J’ai fait si peu de distance ?

-         Vous avez dérivé le long de la rivière, il y a plus rapide comme façon de se déplacer.

-         Et j’ai perdu trois jours ?! Mais c’est épouvantable ! Ma Dame, demoiselle Miranda, il faut absolument que je reprenne la route tout de suite !

 

Il se leva, immédiatement imité par l’Humaine.

 

-         Voyons, jeune homme, vous n’y pensez pas ? La nuit ne va pas tarder à tomber !

-         Raison de plus, j’ai perdu suffisamment de temps comme ça !

 

L’expression de Dame Helga changea, et se cristallisa de froideur.

 

-         Je suis profondément navrée, mon cher, mais ce n’est pas possible.

-         Pardon ?

 

C’est à ce moment précis que Kristofferson réalisa la situation. Il vit par une fenêtre que la maison était entourée de gardes, tous armés, probablement les plus grands et forts du domaine.

 

-         Comme je vous l’ai dit tantôt, je suis une femme indépendante, mais je reconnais avoir besoin des services d’autres personnes compétentes. Ainsi, j’ai plusieurs gardes forestiers, dont celui qui vous a retrouvé dans la rivière. J’en ai un autre qui m’a annoncé une fort mauvaise nouvelle hier matin.

-         Quel genre de nouvelle ?

-         Vous le savez aussi bien que moi, Kristofferson : les Orques sont arrivés, et ils menacent de nous envahir.

-         D’accord. Vous êtes au courant. Donc, vous comprenez qu’il faut absolument prévenir les alentours.

-         C’est ce que j’ai fait. J’ai envoyé une missive vers Steinerburg, afin que le Prince puisse envoyer des renforts. Il faudra peut-être encore un jour ou deux pour qu’il arrive.

-         Je peux galoper plus vite que votre coursier. Je suis entraîné à chevaucher sur de longues distances.

-         Peut-être, mais mon coursier a presque une journée d’avance sur vous. Vous ne le rattraperez probablement pas. En revanche, puisque vous êtes maintenant ici, vous êtes bien à l’abri le temps que les troupes envoyées par son Altesse viennent nous prêter main forte.

-         Vous n’avez pas confiance en moi ?

-         Je n’ai pas confiance en le sens des priorités du Prince. Je suis désolée, mais si je vous laisse partir, rien ne me garantit que Ludwig Steiner m’envoie de l’aide. En revanche, il le fera à coup sûr s’il sait que son petit-fils est là.

 

Le Skaven brun sentit son pelage se hérisser.

 

-         Vous vous rendez compte de ce que vous faites, ma Dame ?

-         Je défends mes intérêts, ceux de ma fille, et ceux de mes employés.

-         En prenant en otage un représentant du Prince ? Son petit-fils, qui plus est ?

-         Sa Majesté n’en sera que plus réceptive à ma demande quand elle lui parviendra.

-         Je n’aime pas être votre prisonnier ! rétorqua le jeune Steiner en haussant la voix.

-         Vous n’êtes pas mon prisonnier, mais mon invité. Contentez-vous de rester entre ces murs sans faire d’histoire, et vous pourrez aller et venir comme bon vous semble.

-         Je vous dis que je transmettrai personnellement le message !

-         Vous ferez tout aussi bien d’attendre que mon messager soit revenu. J’ai davantage confiance en sa loyauté.

 

Le Skaven brun pencha la tête, et son regard se fit perçant.

 

-         J’ose espérer que vous avez les épaules solides, ma Dame, car cet acte risque de vous coûter affreusement cher !

-         Contrairement à vous, je n’ai rien à perdre, Maître Kristofferson. J’ai le choix entre une possibilité d’aller en prison après avoir sauvé mes gens, ou la certitude d’être massacrée par un Orque.

 

Kristofferson tâcha de garder son calme.

 

-         Je vois. Vous allez m’obliger à faire quelque chose qui ne me plaira absolument pas.

-         Oh, je vous en prie ! Vous allez me menacer ? Devant mes plus fidèles hommes de main ? Sans arme, loin de tout ?

 

Le jeune homme-rat serra les poings, et soupira. Il n’ajouta pas un mot.

 

-         Je vais veiller à ce que vous soyez au mieux. Vous serez installé dans la chambre d’amis la plus confortable de ma demeure. Je vais d’ailleurs vous y conduire. Il est temps d’aller se coucher, je dois me lever tôt, comme chaque matin.

 

L’Humaine accompagna Kristofferson au premier étage, jusqu’à une chambre plutôt petite, mais avec un lit qui semblait particulièrement confortable. Elle lui souhaita bonne nuit avant de fermer la porte à clef.

 

Le jeune homme-rat était furieux. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre. Il pouvait très bien sauter et se réceptionner en souplesse, mais il avait peu de chances contre une trentaine de combattants armés et prêts à le retenir. Il ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre le bon vouloir de la maîtresse des lieux. Il s’assit sur le lit, et se prit la tête à deux mains.

 

Le pire est que je ne peux même pas leur en vouloir !

 

Un cliquetis le fit nerveusement relever la tête ; quelqu’un déverrouillait la porte. Effectivement, Miranda parut sur le seuil.

 

-         Je ne vous dérange pas, Maître Kristofferson ?

-         Bien sûr que non, c’est un plaisir ! ironisa le Skaven brun.

-         Oh, vous n’avez pas besoin d’être amer avec moi.

-         N’importe qui peut devenir amer si on le retient contre son gré pendant que ses amis en danger comptent sur lui !

 

La jeune fille-rate entra dans la chambre et ferma la porte derrière elle.

 

-         C’est moche, vous avez raison. Mais ma mère tient à cet endroit. C’est toute sa vie. Elle fera tout ce qui est en son pouvoir pour le défendre.

-         J’avais compris, vous n’avez pas besoin de me le rabâcher.

-         Je ne suis pas venue pour ça.

-         Alors quoi ?

 

C’est alors que le Skaven brun sentit une fragrance très particulière. Ce n’était pas un parfum artificiel, mais un musc caractéristique qu’il n’avait jamais senti, mais qui chauffa son système nerveux. Miranda, debout devant lui, avait l’air de chercher ses mots sans les trouver.

 

-         Maître Kristofferson, je… je ne sais pas trop comment…

-         Quoi donc ? demanda Kristofferson, de plus en plus soupçonneux.

 

La Skaven fit une petite moue résignée, et dénoua le cordon qui retenait sa robe. Aussitôt, le vêtement tomba à ses pieds. Miranda se retrouva entièrement nue devant le jeune homme-rat.

 

-         J’aimerais passer cette nuit à vos côtés.

 

Kristofferson était complètement pris au dépourvu. Il ne savait pas s’il devait être indigné, inquiet de tomber dans un nouveau piège, ou bien subjugué par la vision de cette jeune femme qui s’offrait ainsi à lui. C’était la première fois de sa vie qu’il voyait une fille nue. Les quelques filles de riches marchands et magistrats qui avaient voulu attirer son attention n’étaient jamais allées aussi loin.

 

Son cœur battit à tout rompre. Il savait que céder aux avances de la fille de la maîtresse des lieux ne pouvait que lui amener des ennuis, mais il ne pouvait pas s’empêcher de l’admirer. La fourrure rousse soulignait les courbes fermes de son corps. Son regard d’améthyste était d’autant plus intense par-dessus son petit sourire timide. Elle-même sembla se rendre compte de son état. Elle avança d’un pas lent, comme si elle s’approchait d’un petit animal qu’elle ne voulait pas effaroucher. Quand elle ne fut plus qu’à un pas de lui, elle posa la main sur sa joue. Kristofferson prit délicatement entre ses doigts le poignet de Miranda, et l’écarta doucement.

 

-         Oh, ma Dame… vous ne faites pas honneur à votre sexe.

-         Quoi, je ne suis pas assez belle pour vous ?

-         Vous êtes très belle, c’est vrai. Mais utiliser vos charmes pour parvenir à vos fins, c’est vous mettre au même niveau que la plus vénale des prostituées !

 

Miranda répondit d’un air pincé :

 

-         C’est comme ça que vous me voyez ? Une ribaude manipulatrice ? Non, Kristofferson Steiner. Je vous vois, j’éprouve quelque chose pour vous, quelque chose de bien plus profond.

 

Le jeune homme-rat réfléchit à toute vitesse. En d’autres circonstances bien moins dramatiques, il aurait sans doute choisi de suivre le chemin proposé par Miranda. Oui, elle était une belle fille, intelligente, visiblement sous son charme, mais surtout, et c’était ce qui la différenciait de toutes les autres, il y avait dans sa voix des intonations qui ne laissaient pas la place au mensonge ou à la duperie. Sans doute était-ce pour cela qu’elle émettait des hormones chargées de désir, contrairement aux précédentes. Mais la situation lui parut trop urgente pour se permettre de répondre à son appel.

 

-         Mes amis sont en danger, et vous me proposez de batifoler ?

-         Vous ne pouvez rien faire d’autre. Ma mère a décidé de vous garder ici, et vous ne pourrez pas vous échapper, à moins de commettre un carnage que vous ne pourriez pas faire. Pourquoi ne pas profiter de l’occasion ?

-         Ce serait faire insulte à Carolina !

 

La jeune fille recula avec un sifflement.

 

-         Alors, c’est ça ? Le beau et preux chevalier a déjà sa princesse !

-         Non, Carolina est juste une amie. Une amie Humaine à qui je tiens.

-         Humaine ? répéta Miranda avec des yeux incrédules. Vous êtes prêt à vous jeter dans la gueule du loup pour une Humaine ? Mais vous ne comprenez pas que les Humains nous voient comme des animaux de compagnie ?

 

Ces paroles choquèrent le jeune Steiner.

 

-         Comment pouvez-vous dire une chose pareille ?

-         Vous êtes le premier Skaven du royaume à avoir été élevé de façon Humaine par des Skavens. Vous ne savez donc pas ce que c’est. Helga dit qu’elle est ma mère, grâce à elle, je n’ai jamais manqué de rien, mais elle ne me considère pas comme sa fille.

-         Elle vous a élevée, nourrie, et vêtue, non ?

-         Comme on élève et on nourrit un petit chien ou un chat. Mais jamais elle ne m’a dit à quel point elle me trouvait belle, jamais elle n’a applaudi mon intelligence, jamais elle ne s’est mis en tête de m’aider à vivre par mes propres moyens. Si elle m’a adoptée, c’est uniquement pour paraître encore plus généreuse auprès de ses pairs Humains. Ce n’est qu’une histoire de conventions et d’apparence.

-         Elle est pourtant décidée à vous laisser ce domaine.

-         Oui, sans doute sous la responsabilité d’un tuteur masculin !

 

Elle s’approcha de Kristofferson, et posa ses mains sur ses épaules.

 

-         Alors pourquoi vous jetez-vous dans mes bras ? Vous ne voulez pas être soumise à un homme, et en même temps, vous me faites la cour ?

-         Avec vous, c’est différent, je le sens. Vous êtes un homme beau, mais aussi quelqu’un de bon, de raffiné, de cultivé. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme vous, jusqu’à maintenant. Les hommes ici ne sont que des brutes mal élevées qui ne pensent qu’à me mettre dans leur lit. Vous n’êtes pas comme eux. Si c’est vous que j’épouse, je ne serai pas à la merci d’un rustre, mais d’un gentilhomme notoire qui me traitera comme son égal. Et j’ai envie de vous.

 

Le jeune homme-rat comprit alors. Miranda n’était pas vénale ou intrigante. C’était la solitude qui la motivait, un cruel manque d’amour qu’elle espérait combler avec lui. Il n’éprouva plus la moindre colère, seulement de l’amertume, mêlée à un peu de compassion. Sans mot dire, il s’assit sur le lit. Elle sourit, et prit place à son tour sur le matelas.

 

-         Je suis sincère, Maître Kristofferson. Je ne sais pas si je peux vous apporter quelque chose, mais vous… vous pourriez faire de moi une femme comblée.

 

Elle caressa de nouveau la joue duveteuse du jeune homme-rat, qui ne la repoussa pas cette fois-ci. Au contraire, il osa poser ses doigts sur la hanche de Miranda, et les fit remonter le long de son dos. Elle approcha son visage, et leurs lèvres se joignirent timidement, puis plus intensément.

 

Miranda se positionna alors sur les genoux de Kristofferson, et glissa ses mains sous sa chemise.

 

-         Je le savais ! On peut être à la fois gracieux comme un héron et fort comme un taureau !

-         Tout comme on peut être à la fois solide comme un roc et délicat comme la porcelaine du Cathay.

-         J’ai vu ta façon de me regarder. Je suis la première, n’est-ce pas ?

-         En tout cas, la première à me faire autant d’effet.

 

La jeune fille-rate éclata de rire. Kristofferson la fit pivoter. Elle se retrouva dos à lui, et glissa sa main sous sa propre fesse. Une fois encore, elle eut un petit rire tandis que le jeune homme-rat faisait aller et venir sa main droite sur son buste.

 

-         Je me suis toujours demandée comment un membre de la Famille Princière pouvait être vigoureux… j’ai ma réponse.

 

Elle tourna la tête pour l’embrasser dans le cou. Alors que la caresse se faisait plus excitante, Miranda haleta. Entre deux soupirs, elle parvint à articuler :

 

-         Rappelle-toi, je ne te propose pas un marché, Kristofferson. Je ne serais pas en mesure de faciliter ta sortie.

-         Au moins, tu es honnête sur ce point. Par contre, tu te trompes.

-         Ah bon ? À quel sujet ?

-         Tu vas pouvoir faciliter ma sortie.

-         Plaît-il ?

 

Un petit sifflement fit pivoter l’oreille de Miranda, puis soudain, elle éprouva une sensation de morsure glaciale sur la poitrine. Elle ouvrit grand les yeux, et vit l’une des dagues du forgeron posée sur ses seins, la pointe lui chatouillant désagréablement la gorge, maintenue par la queue de Kristofferson enroulée autour de la garde.

 

-         Allons rejoindre ta mère, Miranda, on va discuter.

 

*

 

Trois coups à la porte tirèrent Dame Helga de son livre de comptes.

 

-         Qu’est-ce que c’est ?

-         C’est Miranda, Maman.

-         Entre, ma chérie.

 

Helga voulut se servir un verre d’eau. Elle se dirigea dans un coin du bureau où elle avait l’habitude de garder un pichet prêt à servir. Tandis qu’elle remplissait son verre en terre cuite, le dos tourné à la porte, elle demanda :

 

-         Tu es allée voir notre invité ?

-         Oui, Maman…

-         Et vous avez eu une conversation intéressante ?

-         Disons qu’elle n’a pas manqué de piquant ! répliqua la voix cinglante de Kristofferson.

 

Surprise, Helga pivota sur ses talons. Quand elle vit Miranda dans le plus simple appareil, serrée contre Kristofferson, l’arme forgée sur sa poitrine, elle en lâcha son verre qui tomba sur le tapis.

 

-         Par la crinière d’Ulric, qu’est-ce que vous faites ?

-         J’ouvre les négociations pour pouvoir quitter ces lieux maintenant.

-         Vous agissez comme un bandit !

-         Et vous comme une séquestratrice.

-         Arrêtez cette folie !

-         Je vous avais dit que je ferais quelque chose qui ne me plairait pas. Et je ne suis pas si sûr que vous n’ayez rien à perdre.

-         Je vais appeler mes gardes, ils vont…

-         Surtout pas ! Sinon elle meurt !

 

Il serra davantage sa prise. La pointe de la dague glissa entre les seins de Miranda, et lui piqua légèrement la gorge. L’Humaine écarquilla les yeux.

 

-         Arrêtez, non !

-         Vous avez peur que je casse votre jouet ?

-         De quoi ? Jouet ? Mais enfin, vous parlez de ma fille !

-         Un simple instrument pour briller en société, mais vous seriez prête à l’abandonner au premier mâle venu !

-         Que… Instrument ? Mâle ? Mais non, mille fois non !

 

L’Humaine paniqua lorsqu’elle vit une goutte de sang perler sur le cou de Miranda. Kristofferson grogna comme s’il allait porter un coup.

 

-         Non ! Pitié ! Je vous en supplie !

 

Dame Helga tomba à genoux, et sanglota doucement.

 

-         Vous avez gagné. Je vous relâche. Mais ne faites pas de mal à mon enfant !

-         Tiens, on change d’avis ? Je suis pourtant votre meilleure garantie pour que mon grand-père vous envoie des renforts !

-         Qu’importe ! S’il le faut, nous nous défendrons seuls.

-         Donc, vous préférez sacrifier tous les gens de ce domaine, pourvu que votre fille vive au moins aussi longtemps que vous ?

 

La femme serra les poings.

 

-         Quel genre de monstre êtes-vous, petit-fils de Prince ?

-         Le genre qui oblige ses adversaires à faire face à leurs responsabilités. Heureusement pour vous, pour une fois, vous m’avez l’air sincère.

 

Il écarta la dague de la gorge de Miranda, mais ne desserra pas pour autant son étreinte.

 

-         Maintenant, voilà ce que nous allons faire : je vais relâcher Miranda le temps pour elle de passer une de vos robes. Un seul geste brusque de votre part et vous mourez toutes les deux. Ensuite, nous nous dirigerons ensemble vers l’écurie, et vous me donnerez votre cheval le plus rapide. Je reprendrai la route. Si tout se passe exactement de cette façon-là sans le moindre accroc, alors peut-être que je me souviendrai de dire au Commandant Schmetterling de faire un léger détour par votre domaine pour chasser les Orques, et seulement les Orques. Par contre, au moindre cri, à la moindre initiative fâcheuse, vous perdez une fille, et vous passerez le reste de votre vie à en souffrir, même si les Peaux-Vertes s’occuperont alors de l’écourter. C’est bien compris ?

 

Comme Dame Helga ne répondit pas, le Skaven brun répéta plus fort :

 

-         Est-ce que c’est compris ?

-         Oui ! Oui ! C’est compris ! Je ferai tout ce que vous voulez, mais pour l’amour de Shallya, épargnez ma petite fille !

 

Kristofferson baissa la dague et poussa en avant Miranda. L’Humaine serra contre elle la jeune fille-rate en pleurant de soulagement. Puis elle sortit de son placard à vêtements une robe que Miranda s’empressa d’enfiler.

 

Le plan de Kristofferson se déroula parfaitement. Il n’eut même pas besoin de rester derrière les deux femmes ou de continuer à les menacer. Quand ils sortirent de la maison, la maîtresse des lieux annonça à haute voix à ses hommes de main qu’ils pouvaient reprendre leur poste. Les deux filles emmenèrent Kristofferson jusqu’à l’écurie. Dame Helga fit sortir de son boxe l’un de ses chevaux, puis les trois se dirigèrent vers la porte d’entrée du domaine. De temps en temps, ils croisaient un des gardes, chaque fois l’Humaine se contentait d’un petit hochement de tête. Enfin, quand ils furent devant la herse, Dame Helga ordonna sa levée.

 

Kristofferson bondit sur le cheval, saisit les rênes, et regarda la mère et la fille une dernière fois.

 

-         Réfléchissez, Dame Miranda. Vous avez peut-être mal jugé votre mère.

 

Puis il talonna le cheval énergiquement, et partit au grand galop.

 

Il galopa ainsi sans s’arrêter pendant de longues minutes. Régulièrement, il jetait un coup d’œil par-dessus son épaule. La propriété s’éloigna peu à peu, et disparut de son champ de vision. Contrairement à ses craintes, il n’y avait pas de cavaliers lancés à sa poursuite. Il continua de pousser sa monture à galoper, en lui permettant toutefois de ralentir un peu. Il tâcha également de casser son chemin, et de changer plusieurs fois de direction pour être sûr de semer d’éventuels traqueurs. Mais au bout d’une heure à ce rythme, il n’y avait toujours rien d’anormal.

 

Alors seulement, Kristofferson permit au cheval de s’arrêter pour le laisser brouter et reprendre son souffle. Il s’assit sur une souche au bord du chemin, et voulut reprendre ses esprits. La tête lui tournait. Il versa quelques larmes honteuses. Les mots de Dame Helga n’avaient pas cessé de résonner à ses oreilles.

 

« Bandit », « monstre »… Par la balance de Verena, qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai menacé deux femmes !

 

Pourtant, il fallait bien s’échapper, tout Wüstengrenze comptait sur lui !

 

Mais ce n’est pas une raison ! Seuls les Skavens Sauvages estiment que la fin justifie toujours les moyens ! Et ce n’est pas comme ça que doit se conduire un chevalier !

 

Il se releva d’un bond, et poussa un long glapissement de rage et de tristesse, et resta à trépigner nerveusement, à frapper le sol à coups de poing, et à hurler vers les étoiles. Dame Helga n’allait sûrement pas en rester là. Elle ne manquerait pas de prévenir le Prince et de lui raconter cet incident ! Kristofferson n’était pas inquiet sur le point de vue juridique ; un petit-fils de Prince n’avait pas grand-chose à craindre de la gérante solitaire d’un petit domaine. Non, c’était ce que les autres allaient penser de lui qui le tourmentait. Car il allait tout raconter, il ne pouvait pas taire une telle source de honte. Comment réagiraient ses parents ? Ses sœurs ? Son grand-père ?

 

Et puis non ! Pas alors que les Orques sont à nos portes ! Bon, je… je me confesserai auprès de Romulus, il saura me conseiller.

 

Un peu rassuré, il rejoignit son cheval, le prit délicatement par les rênes, et le monta de nouveau avant de se remettre en route d’un bon galop.

 

Alors que la monture traversait la campagne dans la nuit, une autre pensée lui vint à l’esprit, une pensée qu’il aurait jugée complètement inappropriée à l’instant présent si elle n’avait pas suscité tant de questionnements.

 

Pourquoi j’ai appelé Marjan ?

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