Le Royaume des Rats

Chapitre 19 : Amertumes

9555 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 07/12/2019 11:20

Trois coups résonnèrent sur la porte de la petite demeure. C’était une maison du Quartier du Marteau, là où habitaient les commerçants, et les membres de la garde qui avaient une famille. Pas une des plus grandes demeures, mais entretenue avec une rigueur militaire. La porte fut ouverte par une femme-rate aux traits tirés par la fatigue et la tristesse. Elle dut relever les yeux, surprise de faire face à une interlocutrice aussi grande.

 

-         Frau Tenenbaum ?

-         Oui, qui êtes-vous ? demanda la femme-rate d’une voix éteinte.

-         Capitaine Marjan Gottlieb, je représente l’intendante princière.

 

Sans dire un mot, Madame Tenenbaum laissa entrer la grande femme blonde et la fit passer au salon. Celle-ci ne put s’empêcher de sentir un petit pincement au cœur quand elle vit dans un coin de la pièce un jeune homme-rat à peine plus âgé que le dernier fils du Maître Mage qui serrait contre lui deux filles plus jeunes que lui. Elles pleuraient sans retenue sur ses épaules.

 

Consciente d’accomplir une sale besogne, Marjan décida d’abréger.

 

-         Votre mari a accompli noblement son devoir. Grâce à lui, nous avons arrêté un dangereux criminel.

-         Je vous remercie, Dame Gottlieb, mais à quoi ça m’avance ? Qu’il soit mort au combat ou dans les bras de sa maîtresse, le résultat est le même ! Qu’est-ce que nous allons devenir ? Nos parents Humains sont morts tous les quatre ! Je n’ai pas de travail, mes enfants sont encore trop jeunes pour ça ! Nous sommes fichus !

 

Marjan hésita entre la compassion et l’agacement. D’autres familles plus pauvres faisaient déjà travailler leurs enfants plus jeunes. Elle sortit alors de sa sacoche une bourse pleine d’or.

 

-         Tenez, prenez ça. C’est le double du salaire mensuel de votre mari. Et je vous invite à vous rendre à la trésorerie de la caserne au début de chaque mois, à partir de maintenant. On vous remettra la même somme, jusqu’à la fin de vos jours. Ça ne vous rendra pas votre mari, mais au moins, vous ne serez pas dans le besoin.

 

La femme-rate se calma un peu. La femme blonde en profita pour continuer :

 

-         Le Maître Mage a conscience d’être redevable envers ce soldat. C’est pourquoi il est disposé à vous rendre service si vous avez besoin, un jour.

-         D’accord. Oh, excusez-moi si j’ai pu paraître…

-         Non, Madame Tenenbaum. Vous n’avez pas à vous excuser. Par contre, si vous le permettez, j’ai quelques consignes à vous donner.

-         Oui ?

 

Marjan prit son inspiration, et tâcha d’expliquer :

 

-         Là où il y a un Skaven Sauvage, il peut y en avoir d’autres. C’était un tueur isolé, mais peut-être qu’il a des complices. Pour le bien de tous, il vaut mieux éviter pour l’instant que cette histoire s’ébruite. Les Humains comme les Skavens peuvent paniquer, et cela pourrait créer de graves tensions entre nos deux races. Il n’y a probablement pas de groupe très important, autrement nous les aurions repérés, je pense. Nous allons organiser des patrouilles dans les égouts. C’est par là qu’ils passent, ils ne peuvent pas se permettre de se promener à la surface. Mais je vous demanderai de tous rester bien vigilants. Si vous entendez un bruit inhabituel, si vous sentez une odeur étrange, bref si quelque chose de vraiment bizarre attire votre attention, je vous demanderai de venir immédiatement nous avertir. Et surtout, restez discrets. Si on vous questionne à ce sujet, répondez que votre mari a été tué par un criminel Humain en fuite. C’est bien compris ?

 

Madame Tenenbaum acquiesça sans mot dire. C’est alors que le jeune garçon relâcha ses sœurs et approcha de Marjan.

 

-         Capitaine Gottlieb, pouvez-vous nous dire… comment ça s’est passé ?

-         Tu veux vraiment que je décrive toute la scène ?

-         Je voudrais savoir comment vous avez arrêté son assassin.

 

La grande femme fit une petite moue.

 

-         D’accord, autant que vous sachiez ça, quand même. Vous permettez que je m’asseye ?

 

Sur invitation de Madame Tenenbaum, la capitaine prit place sur un tabouret, puis entama son récit :

 

« L’erreur de Larn a été de raisonner comme un Skaven Sauvage, et de ne pas se mettre à la place d’un Skaven de Vereinbarung. Ainsi, il s’est infiltré discrètement, il a volé l’équipement de votre mari, mais il y a une chose à laquelle il n’a pas pensé : l’odeur. Larn est passé par les égouts, il avait encore sur lui l’odeur de l’eau sale et des ordures, mais il n’y a pas fait attention, car il est habitué à cette odeur, et a cru que c’était le cas de tous les Skavens qui habitent en ville. Un frère d’armes de votre mari, le soldat Ernst Sonnenkopf, l’a senti, ce qui l’a intrigué. Puis il a suivi la consigne qu’on demande en cas de détail inhabituel : il a imité trois fois de suite le cri de la chouette. Les autres gardes l’ont entendu, et ont répondu de la même façon. Ce signal d’alarme est parvenu jusqu’à la propriété. Un serviteur a réveillé le Maître Mage et le Prince. Ils ont alors appliqué la consigne de sécurité. »

« Il y a quelques mois, le Maître Mage a demandé à son fils de lui fabriquer un piège à Skaven Sauvage : une vessie de cuir de la taille d’un sac de grains remplie d’un gaz de son invention. Ce piège est toujours prêt à être utilisé dans un petit placard. Prospero et son épouse se sont cachés, après avoir laissé ce ballon dans leur lit, avec même une fausse paire de cornes sur l’oreiller. Quand le tueur est entré, il a cru voir le Maître Mage sous les draps. Il s’est jeté dessus pour le poignarder, et a fait éclater le ballon. Le gaz qui était dedans l’a rapidement endormi. »

« Depuis notre arrivée ici, nous sommes préparés à recevoir les gens comme lui. Sa cible ne pouvait être que le Maître Mage. Aucun Skaven Sauvage ne quitterait son terrier pour s’aventurer aussi loin dans les Royaumes Renégats, sauf pour rattraper le seul Skaven à avoir quitté leur société pour vivre parmi les Humains. La seule question était : "quand ?" Maintenant, nous le savons. »

 

Marjan soutint quelques instants les regards des quatre paires d’yeux de la famille Tenenbaum, puis se leva. Elle ne voulut pas rester davantage.

 

-         Bien. Maintenant, si vous le permettez, je vais vous quitter. Bon courage.

 

La veuve Skaven ne répondit pas, et se contenta de se moucher. Marjan se retrouva dehors. Mais alors qu’elle prit les rênes de son cheval, elle vit approcher le petit jeune homme.

 

-         Capitaine, dans quelques mois, j’aurai atteint ma majorité. Je veux faire honneur à mon père ! Dites-moi que je pourrai servir sous vos ordres !

 

La grande Humaine ouvrit de grands yeux surpris.

 

-         Tu n’es pas sérieux, fiston ?

-         Je suis très sérieux ! Je veux entrer dans l’armée !

 

Marjan se passa la main sur le visage.

 

-         Attends, je crois que tu ne te rends pas bien compte. Si tu veux vraiment honorer ton père, ne fais pas comme lui.

-         Mais pourquoi ? J’ai réfléchi, je veux me battre !

-         Tu n’as absolument pas réfléchi, sinon tu aurais déjà vu que tu condamnes ta famille ! Tu veux t’engager sur une voie alors que tu n’as pas idée des conséquences.

-         Le Maître Mage nous est redevable ! Vous l’avez dit à ma mère ! Je veux qu’il m’intègre à votre régiment ! Je veux devenir soldat ! Je veux me rendre utile contre ce malheur !

-         Alors reste auprès de ta famille, fiston.

 

Le jeune homme-rat fit la grimace.

 

-         Vous croyez que je n’en suis pas capable, c’est ça ? Je suis un homme, un vrai !

-         Ce n’est pas la question.

-         Et vous ? Vous seriez devenue capitaine si vous aviez écouté quelqu’un qui a essayé de vous décourager ? Qu’est-ce qu’ils ont dit, vos parents ?

 

Ces paroles échauffèrent brutalement l’épine dorsale de la grande femme. Elle posa sa main sur le bras du Skaven, le regarda dans les yeux, si intensément, que son expression se fit hésitante. Comme elle sentait une faille, elle n’hésita pas à l’exploiter.

 

-         Comment tu t’appelles ?

-         Je m’appelle Holger. À vos ordres !

-         Bien. Alors écoute-moi attentivement, Holger Tenenbaum : d’abord, tu n’es pas à mes ordres. Ensuite, ta mère vient de vivre le pire moment de sa vie, et tes sœurs aussi, et je suppose que toi aussi. N’oublie pas que s’engager dans l’armée, c’est risquer sa peau tous les jours. Perdre son mari, c’est déjà très dur. Perdre un enfant… aucun parent ne peut connaître pire souffrance. Si tu veux vraiment être « un homme, un vrai », alors agis de manière responsable et ne pense pas à entrer dans l’armée ! Moi, mes parents m’ont ordonné d’entrer dans l’armée. Je suis noble de naissance, mon père était un seigneur, j’ai dû faire mes preuves selon sa volonté. Il a été égorgé comme ton père quand j’avais ton âge. Ma mère a insisté pour que je sois capable de me défendre, et c’est pourquoi je suis devenue soldate. Mais ce n’est vraiment pas une sinécure. J’assume, mais peut-être bien que j’aurais préféré avoir des parents qui n’envoient pas leurs enfants à la mort pour l’honneur de leur famille. Alors, si tu aimes ta mère et tes sœurs autant qu’elles t’aiment, ne prends pas le risque de leur faire revivre cet enfer. Trouve-toi un travail honnête et sans danger. Pour ça, le Maître Mage peut t’aider.

 

Holger ne répondit pas. Il resta silencieux quelques instants, presque hébété par la franchise de la grande Humaine. Finalement, il hocha la tête doucement.

 

-         Vous… avez peut-être raison.

-         Peut-être, et peut-être pas. Mais je te donne mon avis, et j’espère que tu le prendras au sérieux au moins le temps qu’il faudra pour t’éviter de faire une connerie.

-         Vouloir servir la couronne, c’est une connerie ?

-         Vouloir se lancer dans l’une des carrières les plus risquées au monde quand on a tout à perdre, c’est une belle connerie. Surtout quand on a d’autres choix.

-         Bon…

 

Marjan sut qu’elle avait touché au cœur son interlocuteur. Holger poussa un profond soupir.

 

-         Bon. Et… qu’est-ce que vous allez faire de ce tueur ?

-         On y réfléchit. Mais dans tous les cas, tu ne le verras plus jamais. Quant à toi, reste prudent, reste près de ta famille, et ne pense plus à risquer ta vie à te faire soldat pour de mauvaises raisons.

 

Le jeune Skaven ne répondit plus rien. La grande capitaine le laissa sur le pas de la porte et s’en retourna à la caserne.

 

*

 

Une demi-heure plus tard, Marjan était dans l’intendance, vide de tout soldat sur ordre du Prince. Elle finissait de raconter son entrevue au monarque. Jochen, Heike et Psody écoutaient aussi.

 

-         Et j’ai tout fait pour le dissuader de s’engager. Ce gosse a mieux à faire.

-         Tu as parfaitement raison, jeune fille, approuva Steiner. J’ai assez de soldats comme ça pour le moment.

-         J’espère seulement que nous ne sommes pas à l’aube d’une guerre, murmura Heike. Mais, dis-moi… tu ne leur as pas dit comment Larn a trouvé notre chambre ?

-         Non, ma Dame, vous pensez bien. Il est inutile de les effrayer davantage.

-         C’est un problème que nous allons devoir régler au plus vite, annonça le Prince d’un ton lugubre.

 

Personne n’ajouta une parole, mais tous savaient très bien à quoi s’en tenir.

 

Après des années d’études poussées, les trois rédacteurs de l’Encyclopédie des Enfants du Rat Cornu connaissaient les méthodes des assassins du Clan Eshin. Pour être sûr de ne pas se tromper de cible, Larn avait réussi à mettre la main sur un morceau de tissu portant l’odeur de Psody. Il était toutefois peu probable qu’il eût pris le risque de voler cet échantillon lui-même. Bien plus certainement, il avait soudoyé quelqu’un pour le faire à sa place, et lui remettre un fragment de vêtement, une serviette, une pièce de drap, n’importe quoi qui avait été en contact avec le Maître Mage.

 

Et donc, cela signifiait qu’il y avait un traître au sein du Royaume des Rats.

 

-         Peut-être… que Larn a éliminé son complice ? osa Jochen.

-         C’est possible-possible, mais même s’il l’a fait, il pourrait y en avoir d’autres.

-         Quoi qu’il en soit, la prudence est impérative, reprit Steiner. Nous allons tous devoir redoubler d’attention, car cette menace-là est bien plus insidieuse qu’une bande de Skavens Sauvages qui attaque de front. Nous devons inviter les autres à faire bien attention, sans trop non plus être trop explicites. Autrement, nous pourrions provoquer un vent de panique, ou prévenir un traître involontairement.

-         J’ai déjà fait porter un courrier à Kit, précisa le Skaven Blanc. Par contre, mes amis, Père, mes enfants, nous en avons parlé, Heike et moi. Et nous vous demandons de ne rien dire-dire à Gabriel et Isolde.

-         Et pourquoi donc ? demanda Bianka. Ta vie est menacée, ils ont le droit de savoir !

 

La capitaine avait eu la surprise de voir la sœur jumelle de Sigmund. Bianka n’avait eu aucun mal à faire cracher le morceau à son frère quand elle avait vu sa mine déconfite, et avait insisté auprès de ses parents pour être dans la confidence.

 

Ce fut Heike qui répondit à sa fille :

 

-         Ce n’est pas si simple, ma chérie. Nous devons prendre au sérieux cette situation, et nous montrer plus vigilants que d’habitude, mais il faut aussi faire attention à ne pas les inquiéter. Toi, tu es assez grande et responsable. Or, tu connais Gabriel, et sa nervosité. Quant à Isolde, elle est bien trop petite pour accepter le concept d’une menace permanente. Si jamais ils apprennent qu’un Skaven Sauvage s’est introduit dans notre maison pour tuer ton père, ils ne pourront plus dormir la nuit, ni manger, ni se rendre dans un lieu sombre sans avoir une peur terrible au ventre. Je ne veux pas qu’ils subissent ça.

 

La jeune fille fit une petite moue songeuse.

 

-         Bon, j’ai un reclassement à finir. Puis-je disposer ?

-         Je t’en prie, répliqua le Prince.

-         Parfait ! Je n’ai pas envie de discuter plus longtemps d’un tel sujet.

-         C’est quand même toi qui as insisté pour ça, reprocha Sigmund.

 

Sans un regard pour le Skaven Noir, la Skaven se leva et quitta le bureau. C’est alors que Marjan demanda :

 

-         Et donc, qu’est-ce que nous devons faire de ce prisonnier ?

-         Mon fils, tu es celui qui est le plus à-même de répondre à cette question, décida le Prince. Je te laisse régler ce problème à ta guise.

 

Le Skaven Blanc fut un peu surpris, mais acquiesça.

 

 

Quelques minutes plus tard, Psody, son fils et les Jumeaux étaient devant la cellule de Larn. Le grand Skaven Noir eut un choc. Le Coureur d’Égout était assis dans un coin de la cellule, prostré, la tête enfouie entre ses genoux, l’air plus misérable que jamais.

 

Sigmund n’avait jamais soupçonné pouvoir éprouver d’autre sentiment que la haine ou la détermination face aux habitants de l’Empire Souterrain, ces monstres cannibales, violeurs, opportunistes et lâches. Et pourtant… il en voyait un qui ressentait clairement une peur terrible et du chagrin. Il sentit quelque chose craquer au plus profond de son esprit.

 

-         Ho ! Tu m’écoutes ?

 

La voix du Skaven Blanc le fit sursauter.

 

-         Euh… oui… que…

-         Je disais-disais qu’il serait plus prudent de le tuer.

 

Un frisson électrisa le dos de Sigmund.

 

-         Pourtant… il pourrait nous conduire à ses complices !

-         C’est très incertain, Siggy. À mon avis, ceux qui l’ont amené ici l’ont déjà oublié.

-         Tu crois ça ? demanda Jochen.

-         Les Skavens ne sont pas du genre à se soucier de ceux qui disparaissent. Si on se débarrasse de lui, il ne nous ennuiera plus. Si on le laisse partir, il risque de revenir avec des renforts, après avoir raconté tout ce qu’il sait. Tuons-le.

-         Non ! s’écria soudain Sigmund. Si on fait ça, on ne vaudra pas mieux que lui.

 

Dans la cellule, Larn releva la tête. Même s’il ne parlait pas le reikspiel, il devinait que les quatre amis étaient en train de se concerter sur son sort. Le ton montait. La grande chose-homme au menton velu s’énervait.

 

-         Sigmund, nous avons suffisamment affronté les Skavens Sauvages pour connaître leurs méthodes et leur manque de loyauté. Ton père a raison ; pour son terrier, il est déjà mort !

-         Jochen, écoute, je te prie… tenta Sigmund.

-         C’est un assassin ! renchérit Marjan. Il ne sait sans doute rien d’intéressant ! Il faut qu’on montre à l’Empire Souterrain ce qu’on fait aux assassins !

 

Le frère Gottlieb se dirigea vers la cellule, la main sur le pommeau de son épée.

 

-         Non !

 

Sigmund s’interposa entre Jochen et la porte de la cellule.

 

-         Ne fais pas ça, Jochen !

-         C’est un Skaven Sauvage ! C’est pas un de moins qui va changer quelque chose ! Et puis, je croyais que tu étais « prêt à tous les démolir » ?

-         Ce n’est pas la même chose, avec celui-là !

-         Les Skavens Sauvages sont nuisibles, Sigmund, déclara durement Marjan. Tu le sais, tu en as déjà combattu !

-         Mais enfin, regardez-le, il est mort de peur ! Il ne fera plus aucun mal ! Si on l’exécute, on ne vaudra pas mieux que lui !

-         Il a tenté de tuer ton père !

-         Mais il n’a pas réussi ! Il ne mérite pas la mort ! Et nous ne sommes pas des assassins !

-         Va dire ça à la famille de Tenenbaum ! cracha la femme blonde.

-         Tenenbaum voudrait qu’on arrête une invasion ! Grâce à Larn, on peut !

-         Tu ferais vraiment confiance à un rejeton de l’Empire Souterrain ?

 

Sigmund tourna la tête vers son père, et le supplia du regard de parler en sa faveur. Les deux Humains firent silence, attendant la réponse.

 

Le Skaven Blanc réfléchit quelques instants, prit son inspiration, et parla d’une voix posée.

 

-         Le Prince m’a chargé de prendre la décision finale. C’est une première-première pour moi, car il y a des enjeux. La vie d’un Skaven Sauvage, et une menace qui pèse sur Vereinbarung. D’un côté, tu as raison, Sigmund. Nous ne sommes pas des assassins, et peut-être qu’il pourrait nous permettre d’enrayer une tentative d’invasion. De l’autre, les Jumeaux ont de bons arguments. Il a tué un honnête citoyen, il a sans doute déjà été abandonné par les siens, et s’il disparaît, personne ne s’en souciera-inquiètera.

 

Le Skaven Blanc fit une petite pause, puis articula :

 

-         On le laisse en vie…

-         C’est une erreur ! protesta la grande femme blonde.

-         Mais on ne le laisse pas partir comme ça, reprit Psody, un ton plus haut.

 

Le Skaven Blanc se tourna vers son fils cadet.

 

-         Tu insistes pour qu’on le laisse vivre. Fort bien. Mais nous ne pouvons pas le garder, ni prendre le risque qu’il fasse des dégâts ou parvienne à rentrer dans son terrier.

-         On ne peut vraiment pas… en faire l’un des nôtres ?

 

Psody fit la grimace.

 

-         Tu l’as bien regardé-regardé ? Impossible. Je te rappelle qu’il est venu pour me tuer. Et puis, il n’est pas différent des autres Skavens Sauvages.

-         Tu lui as dit que tu voulais soumettre les Skavens Sauvages ! Commençons par celui-ci !

-         Tant qu’il garde l’espoir que ses pairs pourront le venger, il ne pourra-voudra jamais changer d’avis sur nous. Il est trop tôt pour lui. Nous verrons lorsqu’il n’y aura plus que quelques colonies moribondes.

-         Et s’il comprend qu’il n’a plus aucune chance de se faire récupérer ?

-         Et si Karl Franz proposait de bâtir un temple au Rat Cornu à Altdorf ? ironisa Jochen.

-         La ferme ! aboya Sigmund.

-         Jochen, je t’en prie, demanda le Maître Mage. Sigmund, voilà ce que je te propose-propose : tu vas toi-même accompagner Larn à l’endroit de rendez-vous.

-         M’étonnerait qu’il accepte de cracher le morceau, grommela Marjan.

-         N’en sois pas si sûre-certaine ; les Skavens Sauvages sont prêts à tout pour prolonger leur vie d’une minute, y compris à trahir leur terrier. Vu son état, il ne devrait pas être trop difficile de le convaincre. Une fois au bon endroit, tu captureras un de ses camarades pour le forcer à révéler le lieu de leur colonie.

-         Tu crois qu’ils seront nombreux à l’attendre ?

-         Probablement pas plus de deux ou trois Eshin. S’il y en a davantage-plus, ce ne serait pas discret.

 

Marjan se montra dubitative.

 

-         Comment peux-tu en être sûr ?

-         J’ai été Prophète Gris. Je ne connais pas tous les secrets de tous les Clans, mais Vellux m’a enseigné-appris les bases. Les Coureurs d’Égout ne se déplacent jamais à plus d’une demi-douzaine, quand ils font de l’infiltration. En particulier quand ils sont en territoire inconnu.

-         Si ça se trouve, il y aura donc une demi-douzaine d’assassins pour récupérer Larn, récapitula Jochen. Siggy, tu sauras en gérer autant ?

 

Le grand Skaven Noir ne répondit pas. Tout juste grogna-t-il avec une petite moue contrariée.

 

-         Bon, tu sauras en gérer autant.

-         Nous allons lui donner à manger de la viande droguée, reprit Psody. Vu son état, il va se jeter dessus sans réfléchir-réfléchir. On pourra le mettre dans une caisse pour le transporter discrètement hors de la ville. Je te laisserai quelques réserves de viande séchée, qu’il ne meure pas de faim en cours de route. Je te donnerai aussi une gourde d’eau.

-         D’accord.

-         Une fois que tu auras chopé un Eshin, tu iras te réfugier à la caserne la plus proche avec lui et Larn, puis tu nous préviendras. J’arriverai avec un bataillon, et on fera parler ensemble l’autre Eshin. On les laissera sur place, et on s’occupera de leur terrier. Et si ce plan réussit-fonctionne… Larn pourra partir.

 

Les deux Humains soupirèrent d’énervement. Sigmund, la gorge nouée, murmura péniblement :

 

-         Merci, Père.

-         Ne me remercie pas trop vite, Siggy. Il faudra que tu expliques à la veuve Tenenbaum qu’on aura délivré le meurtrier de son époux en échange d’une plus grande victoire sur l’Empire Souterrain.

-         Je le ferai, répondit le grand Skaven Noir.

 

Les Gottlieb se regardèrent. Chacun décela un sérieux doute dans le regard de l’autre.

 

*

 

Comme Psody l’avait imaginé, Larn ne fut pas long à raconter tout ce qu’il put en échange d’un peu de nourriture. Ses explications étaient vagues, mais au bout d’une longue dizaine de minutes, le Maître Mage et ses amis avaient compris qu’il était venu par le sud-ouest. La première chose qu’avait repérée le Coureur d’Égout était une « grande baraque de pierres en ruines avec quatre grandes toiles tendues sur une croix de bois ». Très probablement un moulin abandonné, comme il en existait quelques-uns – quelques régions du Royaume des Rats restaient désertes, en particulier celles du sud, les plus éloignées de la province de Barak Varr, le plus grand port par lequel arrivait la majorité des personnes venues tenter leur chance dans les Royaumes Renégats.

 

Puis il avait dévoré en quelques secondes les boulettes de viande préparées par Romulus, avant de s’écrouler, terrassé par la drogue. Romulus avait observé, non sans satisfaction, qu’il n’avait pas perdu la main pour calculer les doses selon l’individu à transporter.

 

Assis sur le siège du chariot, Sigmund était un peu agacé. Il ne voulait pas faire le trajet sans sa fidèle jument, Okapia. D’un autre côté, il n’avait pas l’intention de lui faire faire un travail aussi ingrat que de traîner une charrette pleine de vieux chiffons qui cachaient une boîte en bois dans laquelle était enfermé un Skaven Sauvage. Au moins, il n’aurait pas à imposer à sa monture l’odeur de Larn.

 

Pendant que Jochen et Marjan finissaient de tendre la bâche sur le chariot, Psody fit à son fils quelques dernières recommandations.

 

-         Fais bien attention, Siggy. Ne va qu’en rase-campagne. Ne t’arrête jamais près d’un lieu habité.

-         Oui, Père.

-         Un citoyen Skaven pourrait sentir la puanteur de cet assassin s’il reste trop près. Ou pire-pire, Larn pourrait sentir un citoyen Skaven. Si ça arrive, tu peux être sûr qu’il fera tout pour attirer son attention !

-         Même si ça signifie que je lui casse la tête ?

-         Un Skaven Sauvage acculé ne réfléchit pas, Siggy. Il agit selon son instinct.

-         D’accord.

 

Le Skaven Noir remarqua alors que le visage de son père se teinta d’inquiétude.

 

-         Évite de jouer au héros ; je ne pense pas, mais s’ils sont plus d’une demi-douzaine, laisse tomber et va directement te planquer avec Larn. Je préfère avoir un plan raté et un fils en vie qu’un fils tué par des vauriens du Clan Eshin.

-         Oui, oui.

 

Le Skaven Blanc posa la main sur le poignet de son fils.

 

-         Et surtout, surtout… ne lui fais jamais confiance. Jamais.

-         Tu crois qu’il pourrait m’entraîner dans un piège ?

-         Je ne crois rien du tout. Je sais qu’un Skaven Sauvage dans sa situation fera n’importe quoi pour sauver sa peau. Même s’il a l’air complètement réduit à l’impuissance, même s’il passe tout le trajet à pleurnicher, ne-lui-fais-jamais-confiance !

 

Sigmund soupira, mais acquiesça.

 

-         Tu es sûr que tu ne veux pas qu’on t’accompagne ? demanda Jochen.

-         Je saurai régler cette histoire tout seul, répliqua le jeune homme-rat.

 

Sans plus de cérémonie, le Skaven Noir fit claquer son fouet. Le roncin hennit légèrement, et l’attelage quitta la propriété, sous le regard inquiet de Psody.

 

Bianka, penchée à la fenêtre de sa chambre, sentit son cœur se serrer en voyant le chariot partir.

 

Ne fais pas l’idiot, Siggy. Je t’en prie.

 

*

 

Deux heures plus tard, le chariot était en route vers le village de Fischbach. C’était un endroit que le Skaven Noir n’avait jamais eu l’occasion de voir. Il sourit. Découvrir de nouveaux lieux était un petit plaisir personnel. Il allait voir du pays, sans franchir la frontière, et donc prendre le risque de se faire attaquer par des Humains.

 

Il fut subitement tiré de ses pensées par une série de crissements et de grands coups. Le cheval piaffa de panique.

 

Pas de doute, Larn était réveillé.

 

Sigmund stoppa le chariot, passa la tête sous la toile derrière lui et gronda en queekish :

 

-         Arrête tout de suite, ou je t’arrache la tête !

 

Le bruit cessa. La voix sifflante de Larn gémit sous les chiffons.

 

-         Pourquoi je suis là-dedans ? Où on est ? Où on va ?

-         On est en route vers l’endroit où tes amis doivent venir te chercher, Larn.

-         Quoi ? Mais pourquoi ?

-         Une fois que j’aurai trouvé le bâtiment où les autres Eshin doivent te reprendre-reprendre, tu me serviras d’appât.

-         Hein ?

-         Je veux savoir où se cache Dalwos du Clan Skab, et tu vas m’aider.

-         Mais… Si je fais ça, vous allez massacrer mon terrier !

-         Ou tu obéis-obéis, ou je te tue ici-maintenant. Au choix !

 

Le Skaven Sauvage ne répondit pas. Sigmund décida de reprendre la route.

 

Au bout de quelques heures, la nuit tomba. Le Skaven Noir repéra un petit bois non loin. Il décida d’y camper, pour rester éloigné de la route. Une fois le chariot à l’arrêt, il attacha les rênes du cheval autour d’un arbre, monta à l’arrière du chariot, dégagea les tas de tissu. Une forte odeur d’urine lui cingla les narines.

 

Pendant un instant, il craignit de voir le prisonnier mort d’une manière ou d’une autre, mais il n’en était rien. À peine avait-il ouvert la petite trappe au sommet de la cage qu’aussitôt le Skaven Sauvage glapit :

 

-         J’ai faim-faim !

 

Sigmund laissa tomber dans l’ouverture un quartier de viande crue avant de rabattre le clapet.

 

-         Bon appétit, sale Eshin !

 

Il redescendit du chariot, et sortit son propre repas de son baluchon. Mais le Skaven Sauvage se plaignit encore.

 

-         J’arrive pas à manger !

-         Fais un effort ! Mange-le sur le bois !

 

Larn était solidement attaché par des chaînes et des menottes aux poignets et aux chevilles. Il dut se contorsionner et s’allonger sur le ventre pour pouvoir saisir la nourriture entre ses longues dents. Finalement, les plaintes et les bruits de mastication cessèrent.

 

Sigmund pensait qu’il allait pouvoir dormir, lorsqu’il entendit un autre son caractéristique. Il fallait se rendre à l’évidence : une fois encore, le prisonnier pleurait.

 

Le grand Skaven Noir grommela. Il retourna au chariot, et demanda :

 

-         Qu’est-ce qu’il y a, maintenant ?

-         J’ai peur-peur.

-         Et de quoi tu as peur ? Mon père s’est engagé à te laisser filer si tu nous amènes à tes complices-complices !

-         Grand Blasphémateur… grand menteur !

-         Ho, il a des défauts, mais il n’est pas menteur. Et je te signale-signale que c’est moi qui ai insisté pour qu’on ne t’exécute pas sur place ! Contrairement à ta Grande Cape, je tiendrai notre promesse. Je suis un Skaven de parole.

-         Peur-peur de la réaction de la Grande Cape ! Mission ratée ! Grande Cape va me tuer-tuer ! Et mes amis que tu me forces-obliges à trahir ? Il y a des Fils du Rat Cornu que je ne veux pas voir crever-crever à cause de vous !

-         Toi, des amis ? Chez les Eshin ? Vous êtes tous des traîtres.

-         Non-non ! J’ai des amis de Clan ! Il y a Rotrug, Tifyay, Ghuill…

-         C’est bon, j’ai compris !

 

Sigmund soupira.

 

-         Mon père, que tu surnommes « Grand Blasphémateur », avait un frère chez les Eshin. Il aurait dû être plus proche de lui encore qu’un ami. Au lieu de ça, il a essayé de le tuer. Dans le dos. Comme le traître d’Eshin qu’il était. Maintenant, ferme-la, je veux dormir.

 

Ainsi s’acheva la conversation.

 

*

 

Le trajet reprit le lendemain matin aux aurores. Le roncin n’était pas très énergique, et le temps passa lentement, plus lentement que prévu. Sigmund guettait le moindre bâtiment, à la recherche d’un quelconque moulin, mais ceux qu’il vit étaient tous fonctionnels. Il évitait soigneusement de passer par les endroits peuplés, les petits villages comme les relais routiers, et continuait sans relâche dans la même direction.

 

Deux jours passèrent ainsi. Curieusement, Larn se tint tranquille, à tel point que Sigmund dut vérifier plusieurs fois s’il était toujours en vie dans la boîte. L’odeur d’urine et d’excréments devenait difficilement supportable, même à l’air libre, et cela le mettait de mauvaise humeur.

 

Le troisième soir, le Skaven Noir grommela quand il se rendit compte que sa réserve de viande séchée avait dangereusement diminué. Il se promit de passer en acheter au premier village venu. Il s’inquiétait surtout de ne trouver aucune trace du soi-disant point de rencontre.

 

-         Toujours pas de moulin en ruines alors qu’on approche de la frontière, Larn. J’espère-espère que tu ne nous as pas menti !

-         Non, non ! Je le jure, ô Puissant du Rat Cornu !

-         Je ne vénère pas le Rat Cornu ! rétorqua Sigmund.

 

Ils continuèrent en silence quelques minutes, lorsque la voix de Larn demanda timidement :

 

-         Est-ce que tu es heureux-content de toi, Vermine de Choc ?

-         Oui, très. Merci bien ! répondit méchamment Sigmund.

-         Mais… « très » comment ? C’est quoi, être très heureux ?

 

Le Skaven Noir consentit à répondre :

 

-         Je n’ai pas la peur au ventre quand je vis.

-         Ah… ?

 

La voix du Skaven Sauvage gris sombre traduisait la perplexité. Sigmund s’en aperçut, et voulut en profiter pour le faire réfléchir.

 

-         Si tu avais été dans une des pouponnières que nous avons explorées, tu serais plus heureux aujourd’hui, Larn.

-         Mais les Skavens traîtres sont si faibles-mous ! Comment peuvent-ils être heureux ?

-         Ils sont libres, Larn. Ils vivent normalement, c’est-à-dire sans avoir peur tout le temps de tout ce qui les entoure. Ils travaillent honnêtement, et ont toujours de quoi manger-s’habiller. Chez les Fils du Rat Cornu, ça ne marche pas comme ça.

-         Comment tu le sais-sais ? Tu n’as jamais vécu dans un terrier, toi !

-         En effet, mais j’en ai exploré. J’ai vu les conditions dans lesquelles vous vivez, toi et tes semblables. Pas étonnant que vous soyez tous comme ça ! Condamnés dès la naissance à tuer ou être tué ! Nous, on s’efforce de briser cette malédiction qui étouffe notre race.

-         Je vois…

 

Une demi-heure plus tard, la nuit était tombée. Sigmund repéra alors les restes d’une bergerie laissée à l’abandon depuis longtemps. Le Skaven Noir songea :

 

Une bergerie abandonnée… on doit être dans un coin désert du royaume. Ce fameux moulin ne devrait plus être très loin. Raison de plus pour dormir !

 

Il stoppa le chariot à proximité du petit bâtiment.

 

-         Voilà, on va s’arrêter là.

 

Larn ne répondit pas. Sigmund repoussa les chiffons, et ouvrit la trappe.

 

-         Bouah ! Ça pue !

 

Il recula en entendant des mouches bourdonner.

 

-         Trop… mal. Veux… respirer. Laisse-moi… laisse-moi dormir dehors !

 

Sigmund soupira.

 

-         Bon, allez, tu me fais vraiment de la peine.

 

Il sortit de sa poche la clef du cadenas qui fermait la boîte, et la déverrouilla. Il ouvrit en grand la cage. Larn faisait vraiment pitié, enchaîné et allongé dans ses propres déjections.

 

-         Comme tu as été sage, pour ce soir, je veux bien t’accorder une petite faveur, Larn.

 

Il saisit Larn par la chaîne enroulée autour de son torse et le souleva hors du chariot. Il le posa par terre près d’un arbre.

 

-         Écoute-écoute très attentivement, Larn.

 

Sigmund prit son épée et sa dague de secours, et les rangea dans la boîte. Il reposa le cadenas sur la serrure, puis attacha la clef à une ficelle qu’il noua à son poignet. Il ramassa sa musette posée sur le siège, puis enfin, il approcha du prisonnier.

 

-         Fais un seul faux mouvement, et je te tue-tue.

 

Grâce à la clef, il détacha le cadenas qui enserrait les pieds du Skaven Sauvage, donna du mou à la chaîne, la passa dans sa ceinture, et reposa le cadenas aux chevilles de Larn. Finalement, il glissa la clef dans la manche de sa chemise.

 

-         Pour cette fois, je vais te laisser dormir dehors. Mais je te préviens : essaie de toucher à cette clef, essaie de me gruger-tromper, moufte d’une manière ou d’une autre, et aussitôt, je te casse en deux ! C’est compris-compris ?

-         Je serai sage-sage ! Promis-juré !

-         Bien.

 

Sigmund donna encore un peu de viande séchée à son prisonnier.

 

-         C’est vraiment dommage-dommage que les Skavens Sauvages soient aussi sales ! Tu pues comme un couple de squigs !

-         Cage trop petite ! protesta mollement Larn.

 

Le Skaven Noir grommela. Le Skaven gris sombre leva alors le museau.

 

-         J’ai déjà vu le ciel la nuit. Plus rassurant-sûr que quand cette énorme boule dorée éblouit tout.

-         Et pourtant, cette boule est bien utile. Elle nous chauffe quand il fait froid dehors, et fait pousser nos récoltes. Autant de choses qui n’existent pas dans ton terrier puant.

-         Oui-oui, mais… jolies petites étincelles dans le ciel. J’aime. Et surtout… la lune de malepierre !

-         Tu parles de Morrslieb ? Chez nous, elle apporte le malheur.

-         Je sais-sais. Porte bonheur, chez nous. Mais elle ne m’a pas porté bonheur quand j’ai…

 

Larn n’osa pas finir sa phrase. Sigmund s’en chargea.

 

-         Quand t’as tenté de saigner mon père.

-         J’aurais pas dû, je regrette ! Dalwos du Clan Skab disait que les choses-hommes ne pensaient qu’à nous tuer-tuer, ou faire de nous leurs esclaves.

-         Est-ce que j’ai l’air d’être un esclave ?

-         Non-non, bienveillant maître !

-         Ne m’appelle pas « maître », Larn. Je ne suis pas ton maître. J’ai tué le dernier esclave qui m’a appelé comme ça.

-         Oh…

 

Larn baissa la tête.

 

-         Grand Blasphémateur plus généreux-clément que je croyais-craignais. Peut-être pas si maléfique ?

-         Tu as vu les Skavens de chez nous, Larn. Je te l’ai dit : nous sommes libres-heureux. Nous vivons dans la paix.

-         Jamais-jamais de disputes ?

-         Hum… de temps en temps, oui. Mais pas de guerre interne. Le meurtre est interdit, le vol est interdit, et pourtant on vit bien.

-         Ah… J’aurais vraiment pu être… comme toi ? Si j’avais été enlevé à la pouponnière ?

 

Sigmund sentit son visage se plisser de dépit.

 

-         J’aurais aimé sauver tous les petits ratons, Larn, mais ce n’était pas possible. Il y en avait beaucoup trop dans trop de terriers différents.

-         Quel… dommage.

 

Le Skaven Sauvage poussa un petit soupir amer. Son gardien ne put contenir sa propre empathie. Une idée apparut subitement dans un recoin de son esprit.

 

-         Tu sais quoi, Larn ? Si on réussit à rattraper tes camarades et que tu nous évites une tentative d’invasion…

-         Oui, ô sublime-grandiose figure d’autorité ?

 

Le Skaven Noir hésita. Il était sur le point de prendre un engagement que personne d’autre que lui n’approuverait, pour sûr. Il décida d’assumer.

 

-         Je demanderai à ce que… tu puisses vivre parmi nous ?

 

Le Skaven Sauvage fut abasourdi.

 

-         Que… moi… chez vous ?

-         Oui, toi chez nous. Si tu nous montres que tu veux changer de vie, si tu nous aides à lutter contre les Skavens Sauvages, tu pourrais être des nôtres.

 

Sigmund eut un coup au cœur en voyant une petite larme glisser sur la pommette velue du Skaven gris sombre.

 

-         Si je reste… sage-tranquille, je pourrai… devenir comme toi ?

-         Je suis un homme de parole, Larn. Si tu prouves que tu peux être un citoyen-citoyen de Vereinbarung, je demanderai au Prince de te gracier. Bonne nuit.

-         Bonne nuit… bienveillant maître Steiner !

 

Sigmund attendit, et quand il vit que Larn dormait paisiblement, décida de faire de même.

 

 

Le Skaven Noir se réveilla, et plissa les yeux. Le soleil, déjà haut dans le ciel, lui chauffait la fourrure du crâne. Il se redressa, bâilla bruyamment et s’étira.

 

-         Bon, allez, Larn ! On y retourne. J’espère pour toi que…

 

Soudain, le cœur de Sigmund s’arrêta net.

 

Les chaînes et les cadenas traînaient par terre, au pied de l’arbre. Et Larn avait disparu.

 

Il regarda de tous les côtés, de plus en plus fébrilement. Pas la moindre trace du Skaven Sauvage.

 

-         Non… non, non, non ! NON !

 

Il glapit encore de colère, et d’incrédulité. Comment donc Larn avait-il pu se libérer de ses menottes ? Même hors de sa boîte, il avait toujours été attaché solidement de la tête aux pieds, il n’avait donc pas pu lui subtiliser la clef, qui du reste était bien toujours attachée à son poignet. Il s’approcha des bracelets métalliques posés dans l’herbe, et remarqua quelque chose coincé dans la serrure. C’était un clou. Un long clou.

 

Sigmund se pencha pour mieux examiner le petit objet pointu.

 

C’est sûrement avec ce truc que Larn a crocheté les menottes. Mais d’où est-ce qu’il le sort ? On l’a fouillé avant notre départ, et il ne portait rien sur lui ! Ce clou ne pouvait quand même pas se trouver au pied de cet arbre ?

 

C’est alors que le grand Skaven Noir se souvint d’une autre histoire de son père concernant le Clan Eshin. Il avait expliqué une fois qu’il était habituel pour un Coureur d’Égout du Clan Eshin de toujours avoir un petit outil de crochetage sur lui, quitte à le garder enfoncé quelque part dans sa propre chair, dissimulé sous une touffe de poils plus épaisse, ou entre les anneaux de sa queue.

 

Il l’avait sur lui depuis le début. Il a attendu le bon moment pour s’en servir !

 

C’est-à-dire le moment où, ayant relâché ses défenses, le grand Skaven Noir l’avait finalement pris en sympathie, et l’avait autorisé à se reposer dans une position plus confortable… et dans laquelle il n’était pas enfermé à triple tour. Il n’avait eu qu’à attendre. Une fois son gardien endormi, Larn avait donc retiré le clou de sa cachette, sans doute sous sa peau, à en juger par les traces de sang visibles sur toute sa longueur, puis crocheté les menottes, et filé sans un bruit.

 

Sigmund eut beau chercher pendant une bonne heure la moindre piste à l’œil ou à la narine. Rien. Larn lui avait bel et bien échappé.

 

Le Skaven Noir leva les poings au ciel, et rugit :

 

-         Ingrat ! Sale enfoiré de merde ! Sois maudit, Larn ! Que le Marteau de Sigmar écrase ta gueule de petit menteur !

 

Complètement dépité, le Skaven Noir baissa la tête, et eut mal à l’estomac en pensant à la suite logique. Il poussa un profond soupir, remonta sur le chariot, et fit demi-tour vers Steinerburg.

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