Le Cri de la Banshee

Chapitre 1 : Le Cri de la Banshee

9428 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 01/11/2024 22:48

           La nuit imbibait le monde de sa beauté Ténébreuse. Le long des côtes de Bretagne, Le chant de la mer insufflait au vent des airs d’antique aède grec, dont les souffles mesurés contaient à demi-mots d’anciennes légendes du peuple celte à ceux qui daignaient les entendre. En cette heure avancée, nulle âme mortelle n’osait cependant quitter la chaleur de son foyer ; les gargouillements épars de goules suffisaient à effrayer le plus grand nombre. Les rares esprits téméraires – ou inconscients – à ne pas les craindre restaient pourtant terrés dans leurs maisons, car tous avaient entendu la même rumeur, propagée depuis Brest, qu’un Inquisiteur vampyre et son ombre rôderaient dans les environs.

           Et en effet, quelque part aux abords de Lorient, deux cavaliers drapés d’obscurité chevauchaient le long de la plage, le premier coiffé d’un large sombrero noir, le second enveloppé d’une longue cape qui semblait donner vie aux Ténèbres elles-mêmes. Leurs montures piaffaient d’impatience tandis qu’ils scrutaient l’horizon avec attention.

—   Tu crois vraiment qu’on va trouver cette surnuméraire par ici, Perceval ? interrogea celui au chapeau à mi-voix.

—   J’en suis persuadé, répondit son acolyte d’un ton posé.

Un instant, ses yeux écarlates luisirent à la lueur blafarde des étoiles. Ses lèvres pâles découvrirent la pointe nacrée de ses crocs acérés.

—   Je sens qu’elle se trouve quelque part dans les parages.

L’homme au chapeau grimaça, son regard parcourant largement la plage autour d’eux.

—   Tu en es vraiment certain ? Je ne vois pas où un vampyre pourrait se cacher, et certainem…

Un long hurlement déchira le silence, décharné, inhumain, sorti de la gorge abyssale de Nyx elle-même. Perceval leva la tête, les pupilles dilatées à l’extrême et les narines frémissantes.

—   C’était… c’était une goule, n’est-ce pas, Perceval ? s’enquit son acolyte.

Malgré la contenance qu’il tentait de se donner, ses mots frémissaient d’une inquiétude tout juste retenue. Le vampyre se contenta, pour toute réponse, de lancer sa monture au trot en direction des dunes. Son ombre le suivit, non sans exprimer à voix basse son mécontentement envers le mutisme de son compagnon. A l’approche des premiers oyats, ils ralentirent leurs destriers, dont les sabots glissaient sur les monticules de sable.

Le vampyre restait aux aguets, une main serrée sur ses rênes, l’autre posée sur le pommeau d’une épée en mort-argent glissée à sa ceinture. Même pour ses yeux adaptés à l’obscurité, les hautes buttes couvertes d’herbes coupantes formaient une bête hostile sur la peau de laquelle il peinait à distinguer plus que les pâles reflets de la lune. Il guettait, entre les longues tiges noires, la présence ténue d’une quelconque silhouette fantomatique, le mouvement fugace d’un spectre, les gestes limpides et précis d’un vampyre. Il s’attendait à tout, car rien ne l’avait jamais préparé à une telle situation.

Son ombre Ambroise et lui avaient été mandatés par l’archiatre de Brest pour enquêter sur d’obscurs meurtres localisés à travers une bonne partie de sa Bretagne natale. Depuis presque deux semaines, ils traquaient cet être insaisissable dont l’existence n’était attestée que par des témoignages de paysans terrifiés ou de corps affreusement mutilés. Tous s’accordaient à accuser une banshee ; Perceval, quant à lui, n’y croyait guère, et si, dans un premier temps, il avait supposé des attaques de goules, il s’était vite rendu compte que ni la méthode, ni les dégâts, ne correspondaient. Il avait alors envisagé la piste du vampyre surnuméraire et fou à lier. Sa théorie, jusque-là, s’avérait plus solide : les attaques éparses de la créature, à travers toute la Bretagne, se révélaient plus cohérentes de la part d’un immortel que d’une aberration ténébreuse, de même que les démembrements et mutilations des victimes, qui paraissaient avoir davantage été vidées de leur sang que dévorées vivantes.

Le cri qu’ils venaient d’entendre, pourtant, l’amenait à douter. Aucun vampyre, fût-il surnuméraire, ne poussait de tels hurlements. Aucune créature, à sa connaissance, ne pouvait ainsi déchirer le silence et inspirer la terreur d’un simple son. Et si les légendes s’avéraient fondées ? Et si les banshees avaient, elles aussi, trouvé la vie grâce aux Ténèbres ? Après tout, les goules naissaient bien des tréfonds de la terre, animées par la même puissance qui avait permis aux vampyres d’exister. Il savait aussi que des sirènes hantaient les océans, attirant les marins de leurs chants funestes. Se pourrait-il qu’il se soit trompé ? Que leur proie provenait en réalité des abysses les plus profonds ? Ou alors s’agissait-il d’une nouvelle sorte de créatures, nées de l’union des Ténèbres avec un autre élément ?

Ses réflexions furent interrompues par un nouvel éclat sonore dans le silence nocturne, une longue plainte déchirante semblable à un chant funèbre. Son cœur, pourtant mort de longue date, se glaça. Jamais une gorge mortelle, animale ou humaine, ne pourrait produire un tel avertissement. Même les goules, pourtant capables de grondements gutturaux, n’auraient pu se manifester ainsi. Peut-être les banshees existaient-elles, en fin de compte.

Il ne tira aucune satisfaction de cette conclusion, car son esprit renflouait les anciennes légendes que lui contaient ses parents, lorsque, enfant, il lui prenait l’envie de courir jusqu’à la forêt de Brocéliande, située non loin de son village natal. Il se remémorait les paroles de sa vieille nourrice, blême et tremblante, lorsqu’elle avait relaté avoir croisé une jeune femme tout de blanc vêtue, penchée sur une robe qu’elle lavait dans un ruisseau, et qui avait poussé un hululement à glacer le sang. Tout petit, il n’avait su trouver le sommeil durant une semaine, car la vieille nourrice était décédée au cours de la nuit. Devait-il croire ces contes d’un autre temps qui assuraient que les banshees hurlaient à l’approche d’une mort violente ? Devait-il déceler, dans ces deux cris poignants, la douleur d’un esprit venu annoncer le passage d’un mortel dans l’au-delà ? Devait-il craindre pour sa propre non-mort ou pour la vie de son ombre ?

Lentement, le sable laissa place à la terre, et les oyats à de maigres arbustes, puis à des arbres. Les sabots des chevaux s’enfoncèrent bientôt dans un mélange vaseux, signe qu’ils quittaient pour de bon la mer et s’avançaient désormais en direction d’un marais. Perceval fit arrêter sa monture avant qu’ils ne s’y embourbassent trop.

—   On devrait contourner, murmura-t-il. Les chevaux risquent de s’enfoncer dans des sables mouvants.

Il connaissait bien la région pour y avoir joué des heures durant, de longs siècles auparavant. Y revenir lui laissait une drôle d’impression.

—   Depuis quand tu as peur de ce genre de choses ? s’étonna Ambroise.

—   Je n’ai pas peur, car je sais que je ne crains rien. Toi, en revanche, tu ne tiendrais pas trois minutes si tu te faisais prendre au piège.

Ambroise pinça les lèvres, sceptique.

—   Et…à tout hasard, tu ne crois pas que notre surnuméraire y attendrait ?

—   Son cri provenait de beaucoup plus loin.

—   Es-tu seulement certain que c’était elle ?

—   Absolument.

L’ombre n’ajouta rien. Il savait que Perceval ne changerait pas d’avis, porté par un puissant instinct qui relevait sans doute de ses pouvoirs vampyriques. Le duo se remit donc en route, vigilant à la fois aux moindres bruissements dans les branches et aux chuintements de la vase sous les sabots de leurs montures. Ils s’éloignèrent du cordon dunaire, qui ne formait plus derrière eux qu’une noire rangée de dents émoussées dressées vers le ciel, sombre mâchoire désossée de son crâne et abandonnée à la frontière entre la mer et la terre. Le marais, étroite gorge aux relents fétides, se resserra bientôt autour d’eux, ses arbres touffus s’agrippant à leurs vêtements comme autant de griffes chargées de les retenir. Le vampyre scrutait de ses yeux écarlates, dilatés par l’obscurité quasi-totale, le sol meuble sur lequel sa monture s’avançait, un pas après l’autre, avec des précautions qui ne laissaient aucun doute sur sa propre appréhension à tomber dans un piège naturel, où ils finiraient assurément digérés par l’immonde estomac de la terre.

Ils parvinrent, au bout d’une bonne demi-heure, à retrouver des landes plus sèches. Le vent salé amenait aux oreilles du vampyre les chants de l’océan. A quelques lieues se dressait la silhouette sombre d’une petite bourgade isolée.

—   Elle est tout près, souffla Perceval à mi-voix. Je le sens.

—   Tu en es bien certain ? interrogea Ambroise.

—   Continue à douter de moi et je t’arrache tes pieds mécaniques.

Le regard du vampyre, la pupille rétractée à l’extrême, dissuada l’ombre de se plaindre davantage. Il se contenta d’éperonner sa monture à la suite de l’Inquisiteur, qui s’élança au galop dans la plaine.

A mesure qu’ils approchaient du village, Perceval pressentait que quelque chose n’allait pas. Le silence pesait trop sur eux, les ténèbres couvraient trop les toits noirs des bâtiments. Il ne captait même pas la fragrance habituelle des mortels. Au contraire, des relents putrides émanaient de l’endroit. La mort s’y était abattue. Il fronça les sourcils, presque inquiet. Il s’imaginait déjà le pire, de noires armées de goules sorties des entrailles de la terre pour venir dévorer les villageois, un groupe de vampyres surnuméraires affamés qui auraient décidé d’apaiser leurs tourments sur ces pauvres villageois innocents, ou peut-être des bandits de passage amusés par la terreur et la désolation qu’ils apportaient. 

Les chevaux ralentirent à l’approche des premières maisons, dont la forte odeur et les poutres noircies indiquaient une crémation récente. Perceval plissa le nez, incommodé par tous ces remugles funestes. Il rabattit sa cape devant son visage d’un geste agacé, puis mit pied à terre avant de confier les rênes de sa monture à Ambroise.

—   Attends-moi ici, lui ordonna-t-il.

—   Mais…

—   Au moindre signe de présence d’une goule, sois sans pitié. Je m’occupe de la banshee.

—   La… banshee ?

Perceval s’éloignait déjà, sans écouter les questionnements de son compagnon d’armes. Il lui en cuisait de l’admettre, mais il commençait à croire en l’existence de cette créature. Aucun vampyre, aucune goule ne brûlait de villages. Pas si parfaitement, sans laisser ne serait-ce qu’une poutrelle intacte. Et goules comme vampyres laissaient des traces de leur passage, au moins des membres arrachés, des os à-demi mâchonnés ou des cadavres exsangues. Ici, aucun corps autre que calciné ne se présentait à sa vue. Dans les décombres, nulle griffe blanche sur la toile de la ville ne lui témoignait de la présence d’os, de même qu’aucun remugle de putréfaction ou de sang coagulé ne venait se mêler à l’odeur entêtante de bois et de chair brûlés.

Un éclat séraphin au cœur du cimetière attira alors son attention. Il s’approcha en silence, à l’affût du moindre signe de danger. Dissimulé dans l’ombre des ruines carbonisées, il pouvait observer sans être repéré. Un pas après l’autre, il avança vers sa proie, cet être éthéré dont la silhouette pâle se détachait contre la toile obscure de la nuit. Une silhouette humanoïde. Humanoïde et frêle, frêle comme un arbrisseau. Un arbrisseau brisé par les assauts violents d’un ouragan.

Il parvint à se glisser assez près pour distinguer un peu mieux son apparence. Accroupie au sommet d’un muret, non loin d’une tombe fraîchement creusée, l’ombre de lumière avait pris l’apparence d’une toute jeune enfant, huit ans tout au plus. Ses longs cheveux, tissés de rayons lunaires, frémissaient sous la caresse insidieuse de la brise nocturne et se perdaient dans la blancheur sélénite de sa peau. Un fin linceul évanescent dissimulait à peine la fragilité de son corps famélique. Sans la courbe anguleuse de ses doigts aux ongles de quartz agrippés à la pierre, Perceval eût presque cru se tenir en présence d’un fantôme.

L’enfant de Sirona ne l’avait pas remarqué. Seule au milieu du cimetière, en équilibre sur la maigre construction, elle contemplait la terre retournée et la pierre tombale qui l’ornait. Perceval perçut un croassement étouffé, des mots à demi-prononcés, la première syllabe d’un nom qu’elle ne parvenait à articuler. Il sentit dans sa voix le regret, l’amertume d’un amour inconditionnel jamais avoué.

La fille des astres releva la tête, offrant son visage de poupée à la lueur des étoiles. Sa bouche s’arrondit en un cri inhumain, un son glaçant et déchirant à la fois, qui gela jusqu’aux pensées de Perceval. Ses yeux décelèrent, érigées depuis ses gencives de marbre à peine rosé, deux longues et fines épines d’ivoire. Le vampyre ne put s’empêcher de ressentir une certaine forme de peur, car il crut, l’espace d’un instant, se trouver face à une véritable banshee, et sentit au plus profond de son cœur éternellement figé la promesse mortuaire qu’elle venait de lui faire. Il serra le poing sur le manche de son épée, envahi par l’idée de tuer cette messagère funeste venue lui porter la nouvelle de son trépas prochain.

Pourtant, il se retint. Dans sa douleur, cette fille de Badb n’était qu’héraldesse, non bourrelle. Prendre sa vie ne reviendrait qu’à attiser la colère de sa maîtresse. Et sa retenue lui permit d’assister à plus bouleversant spectacle encore, puisque de ses yeux naquirent deux boutons de rose, qui couvrirent ses joues opalines d’une rosée vermeille avant d’éclore sur la toile immaculée de son linceul.

L’appréhension reflua dans les veines de Perceval. Ni les morts, ni les banshees ne versaient de larmes écarlates. Il éloigna la main de son arme, rassuré quoique profondément ému par la détresse viscérale de cette enfant éplorée. Pris d’empathie pour elle, il sauta hors de sa cachette pour atterrir d’un pied leste sur le chemin bordant le cimetière. Au son de ses bottes claquant contre la terre gravillonneuse, la fillette se retourna, le visage déformé par une grimace féline. Un feulement sauvage siffla entre ses crocs acérés, ses ongles soudain devenus griffes tendus en guise d’avertissement envers cet inconnu qui osait la troubler. Perceval capta le disque pourpre autour des deux fentes de ses iris, dernier signe évident de sa non-mort. Guère impressionné par sa tentative d’intimidation, il leva les mains en signe de paix.

—   Doucement, petite.

Sa voix, qu’il modula pareille à un ronronnement de chat, la figea sur place une fraction de seconde. Elle gronda en retour, les muscles bandés, prête à prendre la fuite au moindre signe de danger. Perceval choisit de ne pas l’approcher davantage pour l’instant, conscient qu’il devait tout d’abord gagner sa confiance.

—   Je ne te veux aucun mal, poursuivit-il sur le même ton. Laisse-moi juste te parler.

Un feulement méfiant lui répondit. Il ne s’en formalisa pas. Il se savait, en toute modestie, assez impressionnant. Grand, même pour un vampyre, il devait lui paraître menaçant avec sa longue cape noire doublée de velours rouge et ses yeux aux pupilles adaptées à la faible lueur astrale. En douceur, il s’accroupit devant elle sans la quitter du regard.

—   Tout va bien, ajouta-t-il un ton plus bas. Regarde. Je suis comme toi.

L’enfant secoua la tête, les lèvres retroussées sur ses crocs. L’Inquisiteur insista :

—   Calme-toi, s’il te plaît. Si j’avais voulu te tuer, je l’aurais déjà fait. Tu dois bien le comprendre, ça, non ?

Devant une nouvelle grimace agressive de la fillette, il sentit qu’il allait vite perdre patience. Il contint toutefois son agacement derrière une façade d’indifférence avant de tenter une nouvelle approche.

—   Tu as l’air affamée, murmura-t-il. Depuis combien de temps ne t’es-tu pas nourrie ?

Il lui tendit la main, toujours accroupi face à elle. Son geste, bien que mesuré, suffit à faire reculer la fillette derrière le muret.

—   Je ne sais pas si tu l’as senti, mais un mortel nous attend à l’entrée du village. Il t’offrira son sang sans sourciller si je le lui demande. Cela t’intéresserait-il ? Un peu de sang frais, pour apaiser cette terrible soif qui doit te rendre folle ?

Cette fois, il décela dans son regard une étincelle d’intérêt. Il se permit un demi-sourire satisfait pour la rassurer.

—   Viens. Je comprends ton tourment. Je l’ai moi-même vécu il y a des années.

Avec beaucoup de méfiance, la fillette passa de l’autre côté du muret, puis s’approcha de lui un pas après l’autre. Ses pieds nus ne produisaient aucun son sur la couche de cendre qui recouvrait le sol, si bien que Perceval dut se forcer à fixer son visage pour se convaincre qu’elle possédait bien un corps physique. A mesure qu’elle réduisait la distance entre eux, il ne put que se demander par quel obscur miracle elle parvenait à marcher. Ses membres lui paraissaient d’une extrême finesse, même pour une petite fille. Tout comme ses joues lui paraissaient creuses. Plus encore qu’une vampyre débutante en quête désespérée d’un repas, elle semblait… elle semblait malade.

Lorsqu’elle posa ses doigts minuscules sur les siens, il crut presque toucher un fantôme tant sa peau lui parut froide. Au moins son contact le rassura quant à sa nature, même s’il accentua ses doutes au sujet de sa santé. Sans attendre, il la souleva de terre avec douceur et l’enveloppa de sa cape. L’enfant s’agrippa à lui, ses grands yeux affamés posés sur lui.

—   Tout va bien, répéta-t-il davantage pour lui-même que pour elle.

Sans perdre un instant supplémentaire, il rebroussa chemin au milieu des ruines. Bien vite, la silhouette de l’ombre se profila devant eux sous les rayons de la Lune, accompagnée de celle des chevaux, qui piaffaient d’inquiétude. Perceval ne pouvait que les comprendre : il perçut, alors qu’il se rapprochait de son fidèle acolyte, la pestilence nauséabonde d’une goule dans le lointain. Il pressa l’allure.

—   Qu’est-ce que tu as trouvé ? demanda l’ombre dès qu’il fut à portée de voix.

Perceval attendit de l’avoir rejoint tout à fait pour lui présenter l’enfant blottie sous sa cape. Ambroise écarquilla les yeux.

—   Une gamine ? s’étonna-t-il. Si pâle ?

—   Elle a besoin de sang, déclara Perceval d’un ton impérieux, quoique calme.

—   Hé là ! s’exclama Ambroise. J’ai pas signé pour servir d’outre, moi !

D’une main, le vampyre farfouilla dans les fontes de sa selle jusqu’à attraper une grosse seringue, qu’il tendit à son ombre sans lui laisser le moindre choix.

—   Ponctionne tes veines au maximum, lui ordonna-t-il. Au premier village, on s’arrêtera dans une église pour leur demander quelques fioles afin de la remettre sur pieds.

—   Tu veux ma mort, Perceval… se plaignit le mortel.

—   Dépêche-toi si tu ne veux pas sentir ses crocs dans ta gorge.

La menace acheva de convaincre l’ombre. Non sans protester à mi-voix contre l’injustice de la situation et la tyrannie de son comparse, il entreprit de planter l’aiguille dans son bras pendant que Perceval extirpait de sa poche une fiole de verre remplie de sang, qu’il déboucha après avoir déposé l’enfant au sol.

—   Bois, lui dit-il.

La fillette ne se fit pas prier. Elle saisit d’un geste sec le récipient et en avala le contenu d’une traite. Ses pupilles se dilatèrent un peu. Guère assez au goût du vampyre.

—   Encore, réclama-t-elle d’une voix éraillée.

Satisfait de l’entendre enfin prononcer un véritable mot, Perceval présenta la fiole à Ambroise, qui la remplit du contenu de sa seringue avant de la redonner à sa protégée. Elle la vida en quelques instants à peine. Les deux compagnons échangèrent un regard perplexe. Depuis combien de temps n’avait-elle pas reçu de sang, pour être ainsi assoiffée ?

Dès lors, Ambroise ne proféra plus la moindre protestation. Il plongea une seconde fois l’aiguille dans sa veine pour en prélever un nouveau volume de sang et le transférer dans le récipient, que la fillette s’empressa d’engloutir dès que Perceval le lui redonna. Une troisième fois, l’ombre ponctionna un dixième de son liquide vital pour celle que son Inquisiteur avait choisi d’aider.

Toutefois, alors que la seringue se remplissait, Ambroise sentit une grande fatigue s’abattre sur lui. La tête lui tourna, si bien qu’il manqua de perdre l’équilibre. Perceval le retint fermement avant de le forcer à s’asseoir.

—   Doucement, Ambroise. On arrête là, déclara-t-il d’un ton ferme.

Le mortel luttait contre les points noirs qui avaient commencé à danser devant ses yeux, aussi sentit-il plus qu’il ne vit le vampyre compresser le pli de son coude avec un chiffon propre pour stopper l’hémorragie.

—   Ambroise ?

—   La peste soit de vous et de votre soif de sang, grommela l’ombre.

—   Tiens-moi ça en place.

Perceval guida sa main jusqu’au tissu et s’assura qu’il parvenait à l’appuyer correctement contre sa plaie avant de courir chercher un peu de viande séchée et de l’eau dans l’une des sacoches de selle de son ombre. Il en profita pour tirer une fiole de sang supplémentaire de ses propres affaires, qu’il donna à la fillette avant de rejoindre Ambroise. Il lui tendit la nourriture.

—   Mange ça. Ça va te faire du bien.

L’ombre se saisit de son repas d’un geste un peu maladroit. Après s’être assuré d’un regard que l’enfant restait bien près d’eux, Perceval s’agenouilla auprès de lui.

—   Comment tu te sens ? lui demanda-t-il d’un air soucieux.

—   Comme un mendiant qui serait passé entre les mains de la Faculté Hématique, persifla le blessé.

—   Tu sauras monter à cheval ? poursuivit le vampyre, rassuré par son humour douteux.

—   Si tu ne me demandes pas de prendre la fuite dans une forêt de montagne en pente abrupte devant une meute de mauloups furieux, ça devrait aller, je pense.

—   Il n’y a pas de montagnes en Bretagne, lui fit remarquer Perceval en se redressant. Dépêche-toi de manger, qu’on puisse repartir en vitesse. La fillette et toi avez besoin de soins, et ce ne sont pas les goules en approche qui vont vous les prodiguer.

Ambroise lui jeta un regard interrogateur.

—   On embarque la surnuméraire ?

—   Oui.

—   Mais…

—   Il n’y a pas de mais, trancha Perceval d’un ton dur. Elle vient avec nous, point.

Ambroise soupira, mais ne répondit rien. Pendant qu’il terminait de manger, l’Inquisiteur se rapprocha de sa protégée. Il remarqua que ses pupilles s’étaient dilatées, signe qu’elle avait consommé assez de sang pour au moins reprendre ses esprits. Il s’agenouilla devant elle. Cette fois, elle ne montra aucun signe de méfiance envers lui, même s’il lisait au fond de ses yeux une terreur viscérale.

—   Nous allons t’emmener avec nous en lieu sûr, lui dit-il pour la rassurer. Mais avant de partir, tu pourrais me donner ton nom ?

L’enfant baissa la tête.

—   Je… je ne sais pas, avoua-t-elle dans un murmure rauque. Je ne sais plus…

Perceval posa une main réconfortante sur son épaule.

—   Depuis combien de temps es-tu une vampyre ?

Nouveau signe d’impuissance. L’Inquisiteur pinça les lèvres, guère enchanté par cette nouvelle.

—   Depuis qu’ils ont pris ma maman, je crois…

Ces quelques mots, que la fillette avait lâchés dans un souffle presque inaudible, suffirent à piquer sa curiosité.

—   Qui ça, ils ?

Des sanglots de terreur remontèrent dans la gorge de l’enfant. Perceval se retint de la secouer pour lui arracher les noms, ou, au moins, les détails de leur apparence.

—   Dis-moi de qui il s’agissait, insista-t-il à la place. On ira les punir pour leur méchanceté, d’accord ?

Les pleurs de la petite redoublèrent. Perceval crut bien devenir fou devant son silence.

—   Tu ne veux pas qu’ils payent pour leur crime ?

—   Perceval, arrête.

L’Inquisiteur foudroya son ombre du regard. Bien que pâle, le mortel se rapprocha d’eux, ses pieds mécaniques grinçant si fort qu’ils stoppèrent net les larmes de la fillette.

—   Tu ne sais pas t’y prendre avec les enfants, le rabroua-t-il avant de sourire à leur protégée. Ne fais pas attention à lui, choupette. Il est un peu bourru, mais il n’est pas méchant, au fond.

—   Bourru, moi ?

Un rire timide désamorça leur dispute naissante. Tous deux reportèrent leur attention sur la petite fille, dont le visage s’ornait désormais d’un sourire fantomatique. Celui d’Ambroise s’élargit. Il s’agenouilla devant elle.

—   Alors, petit cœur, dis-nous qui sont ces monstres qui t’ont causé un si gros chagrin.

Les yeux de leur protégée se remplirent à nouveau de larmes. Ambroise l’enveloppa de ses bras avec douceur et la serra contre lui.

Tout va bien, lui assura-t-il. Tu peux tout nous dire. Nous sommes là pour te protéger et pour t’aider, c’est promis.

Il caressa le haut de son crâne tandis qu’elle enfouissait son petit visage éploré contre lui. Ses larmes de sang, glacées, imbibèrent bien vite le tissu de sa chemise. Il ne s’en formalisa pas, car il sentait que cette petite fille avait besoin de s’épancher. Il n’osait imaginer les souffrances que sa jeune âme avait dû endurer.

Perceval les observa quelques instants, plus inquiet pour son ombre qu’empathique envers la fillette. Il craignait en effet que, prise d’un accès de folie, elle ne se jette à la gorge d’Ambroise, qui restait mortel. Mais l’enfant ne montra aucun signe d’agressivité. Au contraire. Elle finit par relever les yeux sur l’ombre, pour lui murmurer d’une toute petite voix :

—    Il y avait le fils du forgeron. Et puis une dame toujours masquée qui ne parlait jamais, mais quand elle venait, il faisait toujours très froid.

—   Une vampyre, en déduisit Perceval.

Ambroise lui fit signe de se taire. L’immortel lui jeta un regard courroucé, sans toutefois aller à l’encontre de sa demande.

—   Et tu sais pourquoi ils t’ont pris ta maman ? demanda l’ombre.

La fillette se remit à pleurer.

—   C’est ma faute… couina-t-elle. Ils… ils ont dit que je n’étais pas assez sage…

L’adulte la serra un peu plus fort contre lui. Perceval lui-même sentit une violente colère sourdre en lui. Il détestait le chantage, et plus encore sur de jeunes enfants vulnérables.

—   Chut, murmura-t-il pour l’apaiser. Quoi que tu aies fait, tu n’es pas responsable de quoi que ce soit.

—   C’est ma faute… répéta la petite fille en pleurs.

Les deux hommes échangèrent un regard. Sans avoir besoin de prononcer le moindre mot, ils se comprirent : la fillette avait été traumatisée par ses bourreaux. Ils n’en tireraient rien de plus tant qu’elle ne se serait pas calmée.

—   On va t’emmener avec nous en lieu sûr, d’accord ?

Elle secoua la tête.

—   Je veux maman…

Perceval retint un soupir d’agacement.

—   Est-ce que tu sais où elle est ? demanda Ambroise, bien plus patient que son acolyte immortel.

L’enfant opina et tendit le bras en direction du cimetière.

—   Elle est là-bas.

Le vampire se crispa. La tombe fraîchement creusée devant laquelle la fillette pleurait lorsqu’il l’avait trouvée lui revint aussitôt en mémoire.

—   Il est hors de question de récupérer un cadavre. Je suis Inquisiteur, pas fossoyeur. Et moins encore profanateur de tombes.

—   Mais maman ne peut pas rester toute seule ici… couina leur protégée.

Ambroise lui caressa le dos avec douceur.

—   Perceval a raison, malheureusement. Nous ne pouvons pas emmener ta maman. Elle a besoin de reposer ici en paix, dans la terre de son village natal.

L’enfant serra les poings.

—   Mais les goules vont la manger… Je ne veux pas qu’elle soit mangée par les goules…

—   J’ai peut-être une solution pour les tenir à distance.

Ambroise la reposa au sol avec délicatesse, puis claudiqua jusqu’à son cheval. Il fouilla dans les fontes de sa selle jusqu’à trouver un petit sac, qu’il ouvrit devant les yeux curieux de la petite vampyre.

—   Regarde. De la poudre d’argent. Avec ça saupoudré sur la tombe de ta maman, les goules ne s’en approcheront pas.

La fillette esquissa un geste de recul, les crocs sortis, une grimace aux lèvres. Ambroise comprit aussitôt le message.

—   Ne t’inquiète pas. Je vais la placer en profondeur, comme ça tu ne seras pas gênée si tu veux revenir lui dire un petit bonjour de temps à autres. Ça te conviendrait, comme solution ?

Elle hésita quelques secondes avant de hocher la tête timidement, sans toutefois s’approcher de l’ombre. Un léger sourire étira les lèvres de Perceval.

—   Dépêche-toi, Ambroise. Je te laisse une heure.

—   Hé ! Tu pourrais m’aider !

—   Je surveillerai que les goules ne viennent pas t’embêter.


***



           Ambroise pelletait depuis déjà une demi-heure dans le cimetière. Il faisait comprendre à qui voulait l’entendre qu’il ne serait pas contre un peu d’aide, d’autant que ses ponctions l’avaient affaibli et qu’il se sentait déjà épuisé. Perceval, assis sur le muret aux côtés de la petite vampyre, ne l’écoutait déjà plus. Il restait attentif aux mouvements dans les ombres des bâtiments, aux odeurs qui lui parvenaient, aux grognements pas si éloignés d’eux qu’il percevait. Sa protégée agitait les jambes en l’observant de ses grands yeux écarlates.

—   Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il au bout d’un moment. Je déteste que l’on me regarde avec tant d’insistance.

Il regretta aussitôt ses paroles lorsque la fillette détourna le regard, gênée. Il tenta de se rattraper.

—   Ce n’est pas grave, va. Dis-moi juste ce qui ne va pas.

Elle parut hésiter, puis demanda d’une toute petite voix :

—   Je ne pensais pas que les vampyres puissent être presque gentils.

—   Je ne suis pas gentil. Je ne fais que mon devoir.

—   La dame qui venait toujours au village disait pareil, mais elle, elle était tout le temps méchante. Elle m’a frappé plein de fois. Et en plus, quand je me suis réveillée et que j’avais soif, elle m’a dit de me débrouiller.

La main de Perceval se crispa sur son genou.

—   C’est elle qui t’a transmutée ?

L’enfant hocha la tête.

—   Je crois que oui. Un jour, elle est venue me voir et m’a dit que ma maman avait besoin d’une bonne leçon.

Perceval remarqua que ses yeux s’emplissaient de larmes. D’un geste presque instinctif, il la prit dans ses bras pour la réconforter, sans toutefois perdre une miette de ce qu’elle racontait.

—   Elle m’a tiré les cheveux très fort et m’a mordue dans le cou. J’ai eu très très mal, puis très très froid. Et quand je me suis réveillée, je n’avais plus mal du tout, mais j’avais toujours très froid, et très soif, aussi. Et quand elle m’a montré maman, elle… elle…

Alors qu’elle se mettait à pleurer, Perceval se surprit à caresser son dos pour la réconforter. Pour une fois, il garda le silence, ému par ses sanglots irrépressibles et son regard empli de culpabilité. Il voulait comprendre ce qu’elle avait vécu pour pouvoir ensuite la venger.

Plus encore, son devoir l’appelait. Il devait comprendre ce qui lui était arrivé pour pouvoir traquer cette mystérieuse vampyre. Son instinct lui soufflait qu’elle n’était pas étrangère aux agissements de la Fronde dans la région. Pire, il pressentait qu’il devait l’arrêter, car quelque chose, au fond de lui, le tiraillait. Cette femme quelle qu’elle fût, représentait une menace pour la Magna Vampyria. Une menace bien plus grande qu’une Frondeuse ordinaire.

—   C’est moi qui l’ai tuée, articula finalement la petite fille. Elle… elle m’a forcé…

Au plus fort de sa douleur, elle hurla. Elle hurla si fort qu’Ambroise arrêta de creuser, que Perceval se boucha les oreilles, affolé par la puissance de son cri, par la détresse qu’elle extériorisait, par la violence de sa révélation. Il tenta de se rassurer, de se dire qu’elle n’était qu’une vampyre, comme lui. Que ses cris inhumains devaient être la manifestation de son don ténébreux. De la douleur insupportable qui perçait son cœur immortel.

Pourtant, une part de lui ne cessait de le ramener aux mythes de son enfance. Aux banshees, servantes de Morrigan annonciatrices de mort. A leurs cris stridents, à leur apparence éthérée. Rien ne lui prouvait qu’elles ne possédassent pas une forme solide, comme l’enfant éplorée dans ses bras. Rien ne prouvait qu’elle ne se nourrissaient pas de sang, d’autant que les Ténèbres pouvaient bien faire évoluer les légendes en une réalité plus sombre encore.

La fillette se détacha de lui, terrifiée. Malgré la peur qu’elle venait de lui inspirer et que son cœur ne pouvait ignorer, Perceval tenta de la retenir.

—   Reste là, lui demanda-t-il d’une voix qu’il découvrit tremblante, pour son plus grand agacement. Tu n’y es pour rien. Elle a dû te faire boire de son sang pour te transformer, ce qui lui a permis de te contrôler. Elle s’est juste servie de toi. Tu n’y es pour rien. Tu ne pouvais pas lutter.

Elle se dégagea, les pupilles dilatées à l’extrême, tel un petit chat effrayé.

—   Je vous ai fait peur, couina-t-elle. Je ne voulais pas…

Perceval la rattrapa avec douceur. Il se força à faire taire ses propres craintes pour ne pas la paniquer davantage, même s’il ne pouvait effacer de son esprit ses doutes quant à sa nature réelle. Pour l’instant, il devait la rassurer. La protéger. Et s’assurer qu’elle ne risquait pas de se retourner contre lui, si sa maîtresse se trouvait plus proche que ce qu’il pensait.

—   Si tu m’avais fait peur, je t’aurais déjà tuée, déclara-t-il. Tu m’as surtout fait mal aux oreilles, à crier ainsi. Ne recommence plus ça, s’il te plaît.

—   Sinon, vous allez me tuer ? couina l’enfant.

—   Non. Mais je te promets une bonne fessée pour t’apprendre les bonnes manières, petite banshee.

A sa grande surprise, la fillette laissa échapper un petit sourire, puis se jeta dans ses bras. Il la serra contre lui, un peu perdu par sa réaction.

—   Je crois qu’elle t’aime bien, Perceval, commenta Ambroise. Tu débrouilles mieux que ce que je pensais, en fait. C’est parce que c’est une vampyre aussi, tu penses ?

—   Toi, retourne creuser.

—   Laisse-moi me reposer un peu ! Je te rappelle que j’ai servi de repas à ta protégée !

—   En parlant de repas…

Perceval baissa les yeux sur la petite fille, qu’il détacha de lui en douceur. Ses joues trempées de larmes témoignaient du tumulte émotionnel qui l’habitait. Il se détacha d’elle et glissa le long du muret pour se placer à sa hauteur.

—   J’ai une idée pour te détacher de cette vilaine dame, lui expliqua-t-il en douceur. Tu as le droit de refuser si tu ne te sens pas prête à me faire confiance.

—   Parce qu’elle… elle peut encore me contrôler ? s’alarma-t-elle.

Perceval glissa la main dans ses cheveux pour la rassurer.

—   Si elle se trouve encore à proximité, elle le pourrait. Mais si elle est loin, elle ne peut plus rien te faire. Ce serait davantage une mesure de précaution qu’une véritable obligation. D’autant que ce lien s’estompera avec le temps.

—   Qu’est-ce que vous proposez, alors ?

L’Inquisiteur nota son regard anxieux, ainsi que l’inquiétude dans sa voix. Il prit une seconde pour réfléchir à la façon de tourner son idée.

—   Ce lien peut se produire à partir du moment où un vampyre plus âgé et puissant te donne son sang à boire. Et si tu venais à consommer le sang d’un autre vampyre, le lien qui se formerait prendrait le pas sur celui déjà en place. Celle qui t’a transformée n’aurait donc plus aucun contrôle sur toi.

—   Mais cet autre vampyre, si, murmura l’enfant.

Perceval opina.

—   C’est pour cela que je te demande de me faire confiance. Je pourrais, si tu l’acceptes, te donner mon sang. Je ne t’en donnerai qu’une seule fois, pour te débarrasser du lien qui t’unit à celle qui t’a fait du mal. Ensuite, je laisserai le lien se dissiper tout seul, c’est promis. Je ne t’obligerai jamais à m’obéir ou à accomplir des choses contre lesquelles tu serais opposée.

La fillette baissa les yeux. Perceval remarqua qu’elle paraissait à la fois gênée et angoissée.

—   Je ne te forcerai à rien, insista-t-il. Si tu ne veux pas, je respecterai ta décision. Tu as le droit de me dire non.

Pendant qu’elle réfléchissait, il se tourna vers Ambroise, qui le regardait d’un air outré.

—   Tu as fini de creuser ? lui demanda-t-il d’un ton plus ferme.

—   T’es devenu fou, Perceval…

—   Tu pourras me donner ton avis le jour où tu seras Inquisiteur. Retourne travailler.

—   Tu te rends compte que tu es en train d’accorder ton aide à une surnuméraire ?

—   Cette petite est avant tout une enfant. Et j’ai la conviction que la Fronde n’est pas étrangère à ce qui lui est arrivé.

Ambroise leva les yeux au ciel.

—   Perceval, laisse tes impressions de côté, s’il te plaît. Tu es conscient que ton aide à cette surnuméraire risque de nous causer des ennuis à tous les deux ? Je n’ai pas franchement envie de me faire tuer pour une gamine.

—   J’assumerai l’entière conséquence de ma décision, Ambroise. Cette petite mérite une chance. Elle a besoin d’être écoutée et rassurée.

Et il comptait bien demander à la Faculté Hématique si des cas de transmutations d’enfants avaient déjà été recensés, ou si elle était la première de sa condition. Et si son jeune âge présentait un risque quelconque, ou si elle pouvait vivre sans menacer personne. Et si elle était bien une vampyre, comme il l’espérait.

L’ombre haussa les épaules, guère convaincu.

—   A présent, retourne pelleter. Sauf si tu comptes ne pas honorer la promesse que tu lui as faite, auquel cas je ne verrai aucun inconvénient à ce qu’elle prenne son prochain repas à tes veines.

Ambroise retourna à sa tâche, non sans vociférer contre les vampyres, et surtout contre son Inquisiteur sadique et cruel. Perceval, quant à lui, reporta son attention sur la petite fille, qui levait vers lui de grands yeux tristes.  

—   Je ne veux pas être une menace ou un fardeau, bafouilla-t-elle.

—   Tu ne l’es pas. Sinon, nous ne serions pas restés pour t’aider. Ambroise est juste un peu inquiet puisqu’il est encore mortel et aspire à la transmutation, qui ne lui sera jamais accordée s’il venait à faire trop de bêtises.

—   Pour devenir un tyran aussi insensible que toi ? Plutôt crever ! lança l’intéressé depuis sa fosse.

Un claquement sec leur indiqua qu’il venait d’atteindre le cercueil.

—   Dépêche-toi au lieu de dire des bêtises.

L’ombre grommela quelques mots incompréhensibles. Perceval lâcha un profond soupir avant de reporter son attention sur la petite fille qui les observait d’un air perplexe. D’ordinaire, les regards d’enfants ne le touchaient guère. Il en avait saigné plus d’un au cours de ses longs siècles d’existence, qu’ils fussent apeurés, endormis, à peine âgés de cinq ou six ans ou assez maigres pour ressembler à des squelettes. Il ne les tuait que rarement, en général lorsque la soif le tenaillait trop pour que leurs petits corps chétifs ne supportassent la ponction sans dommages, et il s’arrangeait pour n’appliquer cette sentence cruelle qu’à ceux qui ne respectaient pas le Code Mortel en connaissance de cause. Mais jamais, au grand jamais, il n’avait exprimé de compassion pour un enfant malade, affamé ou blessé.

Il n’en ressentait ni honte, ni satisfaction. En tant qu’Inquisiteur, son cœur avait durci tant avec sa transmutation que face aux horreurs et aberrations qu’il avait pu découvrir au fil des siècles. Son devoir envers la Magna Vampyria primait sur ses sentiments. Il ne pouvait pas s’attacher à qui que ce fût. Il ne pouvait pas s’accorder le luxe de ressentir de l’empathie pour des mortels malmenés par la vie. Il ne devait pas se laisser aller à la pitié ou la clémence.

Et pourtant, cette petite fille l’avait suffisamment touché pour qu’il ait accepté que son ombre profanât une tombe dans le seul but de la rendre inaccessible aux goules. Certes, son très jeune âge et ses cris déchirants l’effrayaient tant qu’il voulait s’assurer de sa véritable nature auprès de la Faculté Hématique, et les murmures de son instinct le poussaient à vouloir se servir d’elle pour remonter jusqu’à cette vampyre capable de s’en prendre à des enfants de la pire manière possible. Mais il ne pouvait éteindre cette petite voix, ce souffle au plus profond de son âme qui l’avait amené à la laisser ponctionner Ambroise au-delà du raisonnable et qui le poussait à présent à lui faire boire son propre sang pour la libérer de celle qui l’avait transmutée.

Devant les yeux emplis d’angoisse de l’enfant, il regretta de ne pas être aussi insensible que le prétendait son ombre.

—   Ça y est, Perceval ! s’exclama alors le mortel avec fierté. J’ai plus qu’à reboucher ce fichu trou, et on pourra y aller !

—   Attendez !

L’ombre regarda la fillette qui courait vers lui avec des yeux ronds. Elle s’agenouilla derrière la pierre tombale et en tira un bouquet de fleurs des champs. Ses petites mains aussi frêles et pâles que les pétales des pâquerettes tremblaient sur les tiges verdoyantes. Perceval, intrigué, observa la scène sans y prendre part.

—   Maman… murmura l’enfant, le nez dans les fleurs, les yeux fermés. Pardon, maman… Pardon de ne pas t’avoir aimée assez fort pour… pour te garder auprès de moi…

Ambroise sortit du trou, ému par les larmes écarlates qui traçaient à nouveau des sillons sanglants sur ses joues de porcelaine. Il posa une main réconfortante sur son épaule.

—   Je suis sûr que ta maman ne t’en veut pas, lui assura-t-il à mi-voix. Ta maman t’aimait beaucoup aussi. Comme toutes les mamans.

Devant ses sanglots irrépressibles, il entoura ses mains des siennes et s’agenouilla face à elle. Ses pieds mécaniques émirent un grincement infernal. Son regard, quant à lui, trouva sans peine celui de la petite vampyre.

—   C’est un très joli bouquet que voilà. C’est toi qui l’as fait ?

Elle hocha vaguement la tête.

—   Pour… pour maman…

Ambroise tendit doucement la main pour caresser sa joue avant de la prendre dans ses bras avec une douceur infinie.

—   On va aller lui donner, d’accord ? C’est ce que tu voudrais, n’est-ce pas ?

Elle opina à nouveau en silence. L’ombre sauta dans le trou et atterrit sans peine sur le cercueil, ses pieds mécaniques lui assurant un équilibre parfait. Il s’agenouilla ensuite avec mille précautions pour éviter à la fillette le contact brûlant de l’argent qu’il y avait répandu. Il l’encouragea d’un souffle à déposer son cadeau sur l’épaisse planche de bois.

—   Vas-y, petit cœur. Fais attention à tes mains.

Il accompagna son geste lorsqu’elle se pencha pour placer les fleurs sur la dernière demeure de sa mère. Elle joignit ensuite ses mains en geste de prière et ferma les yeux.

—   Maman, s’il te plaît, dis-moi que tu m’entends. Dis-moi que tu me pardonnes, s’il te plaît. Je t’aime, maman, je t’aimerai toujours… pardon… pardon d’avoir fait autant de bêtises… pardon de… de t’avoir… tuée…

Ses larmes s’écrasèrent sur le bois avec un doux bruit mat. Ambroise la serra un peu plus fort contre lui.

—   S’il te plaît, maman… dis-moi que… que tu m’entends…

Perceval repéra alors une corneille majestueuse qui s’approchait de la tombe. Elle se posa devant l’ombre et l’enfant. Dans ses yeux ronds brillait une intelligence rare, un mélange de compassion et de tendresse qui n’échappa pas au vampyre. Il se rapprocha un peu du trou pour mieux observer l’animal.

—   Petite banshee.

La fillette releva vers lui ses grands yeux éplorés. Il trouva un air de ressemblance entre l’oiseau et elle.

—   Comment s’appelait ta maman ?

Elle renifla avant de répondre :

—   Morgane… pourquoi ?

Perceval se força à sourire pour ne pas l’effrayer davantage, même si la nouvelle lui glaça le sang.

—   Je crois qu’elle se tient juste devant toi.

La fillette regarda la corneille, aussi perplexe que l’ombre qui la tenait toujours contre lui.

—   Perceval ? Tu peux m’expliquer ?

A son tour, le vampyre sauta dans la fosse après s’être assuré qu’aucune goule ne risquait de les surprendre. Il évita très soigneusement de remuer la poudre d’argent lorsqu’il s’agenouilla devant sa protégée.

—   Déjà, je suppose qu’une corneille ordinaire aurait fui dès que nous avons recommencé à parler, déclara-t-il en posant un regard doux sur la petite fille. Et ensuite… As-tu déjà entendu parler de la déesse Morrigan, petite banshee ?

Elle secoua la tête.

—   Je connaissais la fée Morgane, mais pas Morrigan…

—   C’est la même personne.

Le raccourci entre les deux légendes était très grossier, mais Perceval savait que le temps avait profondément jeté le flou sur les récits. Dans son immortalité, elle aurait tout le temps d’apprendre la nuance concrète entre la fée et la déesse, mais il se savait trop peu patient pour lui expliquer cette différence alors que l’aube approchait, qu’Ambroise devait se reposer, qu’il leur fallait encore trouver une église pour nourrir leur protégée et que, surtout, une dangereuse immortelle leur échappait encore.

—   Morrigan était souvent représentée par des corneilles dans le passé. Beaucoup disent que c’est son animal totem. Je ne serais pas étonné que celle-ci soit le dernier refuge de l’esprit de ta mère.

Surprise, l’enfant reporta son regard sur l’oiseau qui ne l’avait pas quittée des yeux.

—   Ma… man ?

Ambroise adressa un sourire radieux à Perceval, puis caressa ses cheveux.

—   Perceval a sûrement raison. Je pense que c’est ta maman… qui est venue te dire au revoir une dernière fois.

La fillette se remit à pleurer. Elle tendit sa petite main vers l’animal, qui laissa échapper un petit craillement avant de sauter sur ses doigts. Il se nicha ensuite sur son épaule, puis blottit sa minuscule tête noire dans le cou gracile de l’enfant, qui caressa ses plumes du bout des doigts.

—   Maman… pardon, maman…

La corneille poussa un nouveau cri léger, comme pour lui dire quelque chose. Perceval pinça les lèvres. Ambroise, quant à lui, souriait d’un air attendri, quoi qu’un peu effrayé malgré tout. Il laissa cependant l’enfant murmurer ses excuses et ses regrets à l’oiseau, qui l’écouta, blotti contre son cou, comme pour apaiser ses craintes.

Lorsqu’elle s’envola enfin, après avoir appuyé son bec contre le front de la fillette comme pour l’embrasser, la petite fille murmura :

—   Au revoir, maman. Je t’aime…

 « Je t’aime aussi, mon enfant. Je t’aimerai toujours. »

Perceval crut mourir une seconde fois lorsque le vent porta ce son ténu, semblable à une voix, qui résonna à ses oreilles comme un mirage autant que comme une vérité immuable. Ambroise le regarda d’un air inquiet.

—   Perceval ? Tu as vu un fantôme ?

Le vampyre ne répondit pas. La fillette, en revanche, murmura :

—   Maman…

Perplexe, le mortel passa de l’un à l’autre sans comprendre ce qu’il se passait. Il devina toutefois que le cœur de la fillette, s’il n’était complètement guéri, connaissait au moins une forme d’apaisement bienvenu dans sa tourmente. Il se redressa sans la lâcher, avec douceur, avant de se hisser hors du trou.

—   Perceval, tu viens ? On devrait se dépêcher, l’aube approche.

Le vampyre, toujours absorbé par ses pensées, s’empressa de l’imiter et l’aida même à remplir la fosse sous le regard encore rêveur de la petite fille. Ambroise ne lui posa aucune question, même si son esprit bouillonnait devant son geste exceptionnel.

Lorsqu’ils achevèrent leur travail, la fillette dormait à poings fermés, roulée en boule contre la pierre tombale, une petite plume de corneille dans la main. Perceval la lui prit en douceur pour la ranger dans une poche avec soin et se jura de trouver un joaillier capable de la monter en collier pour elle. Il la souleva ensuite avec mille précautions, puis se tourna vers son ombre.

—   On y va, Ambroise. Il faut absolument que la Faculté l’examine.

Un sourire cynique étira les lèvres du mortel.

—   Tiens donc. Je me disais aussi que la gentillesse ne faisait pas partie de tes attributs. Tu m’expliques pourquoi tu veux leur livrer une surnumé…

—   Je veux qu’ils s’assurent qu’elle est bien une surnuméraire et pas autre chose.

—   Et tu voudrais qu’elle soit… quoi ?

Perceval contempla le visage endormi de la petite vampyre. Elle paraissait enfin paisible, ainsi endormie – presque aussi morte qu’elle aurait dû l’être. Le murmure dans l’air lui revint à l’esprit, comme la voix d’un fantôme qui hanterait ses pensées.

—   C’est justement ce que je compte découvrir.

 

 

 

 

 


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